FORUM CONFIANCE       

Compte rendu de la douzième rencontre du séminaire
La Confiance et l'incertain : le rôle de l'État
8 octobre 2003, Ecole des Mines de Paris


Cette rencontre réunissait Matthieu Bergot, Jean-Pierre Dupuy, Thierry Gaudin, Claude Malhomme, Gérard Piketty, Henri Prévot, Claude Riveline, Hubert Roux.
 

Au cours de la réunion précédente, on a vu que le choix "calviniste", travailler pour réunir les signes du salut, tout "irrationnel" qu'il est aux yeux des théoriciens du choix rationnel, est celui qui paraît le plus rationnel d'un point de vue économique. Comment sortir de cette impasse ?

Cela n'est possible qu'avec une nouvelle métaphysique de la temporalité.
A côté d'une dépendance causale, il convient d'introduire une dépendance contrefactuelle, distinction qui remonte à Leibnitz. L'expression "si p alors q" peut avoir l'une ou l'autre de deux significations : à l'indicatif, "s'il pleut, je ne sortirai pas", il s'agit d'une relation causale ; au conditionnel (mode qui s'exprime par le subjonctif dans la plupart de langues) : "si le nez de Cléopâtre avait été plus long…", le sens est tout à fait différent.

Dans le dilemme du prisonnier, le raisonnement utilise la dépendance contrefactuelle.
Les orthodoxes du choix rationnel supposent sans le dire que, sans dépendance causale, il n'y a pas de dépendance contrefactuelle. Or ce présupposé est faux : il peut y avoir dépendance contrefactuelle sans dépendance causale.
 

Soit: A : non-dépendance causale;  B : non-dépendance contrefactuelle Les causalistes disent   A => B ce qui est équivalent à   non B => non A qui se lit : là où il y a dépendance contrefactuelle, il y a nécessairement dépendance causale. On peut démontrer que cela n'est pas toujours vrai.


On peut le vérifier dans le cas de la peur rétrospective. L'avion que je devais prendre s'écrase ; la réaction de tout un chacun est de penser - plus que penser, de réagir de tout son être - ainsi : "si j'avais pris l'avion, je serais mort". Réagir ainsi, c'est affirmer une relation contrefactuelle : "si j'avais pris l'avion, il se serait écrasé". Que je prenne ou ne prenne pas l'avion n'est évidemment pas la cause du fait qu'il s'écrase. Mais on peut imaginer un enchaînement de relations causales tel que l'on puisse conclure que si j'avais pris l'avion, il ne se serait pas écrasé. Par exemple: si j'étais arrivé à l'heure, c'est qu'il n'y aurait pas eu cet embouteillage qui a empêché également l'équipe antiterroriste d'arriver à temps (la dépendance entre "je prends l'avion" et "il ne s'écrase pas" résulte alors de l'existence d'une cause commune).

Le paradoxe de Newcomb

Le physicien quantique William Newcomb a imaginé en 1979 un paradoxe qu'il n'a jamais écrit mais qui, depuis quarante ans, est la matière de multiples controverses et publications.

Un sujet se trouve devant deux boîtes, l'un est opaque est contient ou bien rien, ou bien 1 million de dollars et l'autre est transparente et contient 1000 $. Le sujet a le choix entre prendre la seule boîte opaque ou les deux boîtes. Trivial, n'est-ce pas ? Comment peut-on se poser la question ? Il prend les deux boîtes.
Bien. Maintenant il existe un prédicteur omniscient qui dit : "si tu choisis la boîte opaque, je l'aurai prévu et mis 1 million de dollars. Si tu choisis les deux boîtes, je l'aurai prévu et je n'aurai rien mis dans la boîte opaque" - admirez le futur antérieur, nous y reviendrons.

Alors ?

Si le passé est ce qu'il est et ne peut pas être modifié par ce que je vais faire, c'est à dire "fixe", au moment où je dois me décider, de deux choses l'une, où il y a  déjà 1M$ dans la boîte ou non. Dans les deux cas, j'ai intérêt à prendre les deux boîtes : c'est le principe de la chose certaine (voir CR de la réunion de juin 2003). Ainsi raisonnent 95 % des philosophes, les rationalistes : ce sont les "two-boxers".

Bien, mais 95 % des Américains (on ignore si ce sont 95% de l'ensemble des Américains ou 95 % des Américains qui ne sont pas philosophes, mais cela ne change peut-être pas beaucoup le chiffre) font le choix contraire et prennent seulement une boîte : ce sont les "one-boxers". Ils font le choix calviniste.

Les two-boxers sont obligés de reconnaître que les one-boxers vont gagner 1 million de dollars, et eux, seulement 1000$, mais ils ne peuvent se résoudre à enfreindre le principe de la chose certaine, la fixité du passé, et ils reprochent amèrement aux one-boxers de faire comme si leur choix d'aujourd'hui pouvait avoir une influence sur la prévision que le prédicteur aura faite dans le passé. - et ils oublient que l'efficacité économique des one-boxers permet à ceux-ci de les rémunérer pour leurs cogitations philosophiques!

Peut-on sortir du paradoxe en disant que si le prédicteur est omniscient, c'est que le comportement du sujet est prévisible ? Mais alors, qu'en est-il du libre arbitre ? La difficulté ne vient-elle pas du fait que l'on considère que le temps s'écoule sans regarder en arrière ? Or des expériences physiques montrent qu'il n'en est rien : le paradoxe EPR a été vérifié par les expériences d'Alain Aspect.

Il est possible en effet de formuler une conception de la temporalité qui permet d'expliquer ces multiples faits d'expériences qui paraissent "irrationnels" à la grande majorité des théoriciens des choix rationnels : la réaction de 95% des non-philosophes devant les deux boîtes de Newcomb, la coopération dans le cas du paradoxe du prisonnier et d'une façon générale toute forme de coopération qui commence par le sacrifice (au sens commun du terme, non au sens fort) de l'un des sujets.
C'est là l'objet d'une recherche engagée depuis longtemps par Jean-Pierre Dupuy, qu'il a exposée dans son livre Pour un catastrophisme éclairé - dont on trouve une présentation et les bonnes feuilles sur le site http://www.cgm.org/Forums/Confiance.

Le temps du projet

Rappelons que le nœud de la question est celui-ci : les causalistes disent que là où il n'y a pas de dépendance causale, il ne peut pas y avoir de dépendance contrefactuelle. Comme il n'y a pas de dépendance causale du passé par rapport au présent, il ne peut y avoir de dépendance contrefactuelle du passé par rapport au présent, ni du présent par rapport au futur.

Pourtant, J.P. Dupuy propose de considérer qu'il peut y avoir deux types de prédiction parfaite : une prédiction de facto et une prédiction essentielle.

La prédiction de facto : le prédicteur prévoit que j'irai à Fontainebleau ; je vais à Fontainebleau ; le prédicteur est un bon prédicteur ; si je n'étais pas allé à Fontainebleau, il se serait trompé.

La prédiction essentielle : le prédicteur prévoit que j'irai à Fontainebleau ; je vais à Fontainebleau ; le prédicteur n'est pas un bon prédicteur ; c'est un prédicteur par essence parfait ; il ne peut pas  se tromper ; si je n'étais pas allé à Fontainebleau, il aurait donc prédit que je n'irais pas à Fontainebleau. En allant à Fontainebleau, je fais comme si j'obligeais le prédicteur à prédire que j'irai à Fontainebleau ; on voit un effet retour du présent sur le passé. Cet effet retour ressemble à une relation causale ; mais ce ne peut pas être une relation causale. C'est une dépendance contrefactuelle.

Autre interprétation évoquée en cours de réunion : telle n'est pas tout à fait la situation : le fait que je vais à Fontainebleau et que le prédicteur l'ait prédit coïncident ; la qualité de la prédiction a pour effet que le temps est annulé : le futur et le futur antérieur se téléscopent.

Cet effet retour du présent sur le passé ou du futur sur le présent propose une autre vision du futur. Les causalistes voient le futur comme un jardin des possibles liés les uns aux autres par des chaînes de causes à effet. La liberté de l'agent consiste à choisir, la situation présente étant ce qu'elle est, entre les chemins. Le futur est ouvert, le présent est fixe. Si l'on est sensible d'abord à la relation de dépendance contrefactuelle, le futur est ce qu'il est et c'est ce futur donné, par effet retour des dépendances contrefactuelles, qui dit quel est le présent (et aussi le passé), parmi tous les présents (et les passés) possibles, l'action conduisant par des relations de causalité au futur donné. Le futur est fixe, le présent est ouvert.

Jean-Pierre Dupuy donne à cette conception du temps, le nom de temps du projet. On comprend bien pourquoi : le futur donné, unique, est le projet à réaliser. Par là il systématise des intuitions du temps déjà proposées par Bergson et Sartre
Cette vision du temps est également mise en scène de façon plaisante par Voltaire dans Zadig où l'on voit un personnage en tuer un autre qui va le tuer - et mis en scène de façon moins plaisante par le responsable d'une grande puissance dans un pays du Moyen Orient.

Cette formulation philosophique du futur fixe et du présent ouvert, déterminé par le futur est rationnellement aussi soutenable que la vision classique du temps causaliste. Elle reflète, avec la radicalité propre aux concepts philosophiques, une expérience quotidienne forte : la vision que nous avons de notre situation présente dépend énormément des projets que nous formons ; en cas de coopération, le projet devient ce tiers dont a besoin toute relation, ou encore ce "common knowledge" dont chacun est sûr que l'autre est sûr, qui fonde la confiance. Cette façon de voir le temps combine fatalisme et liberté.

Le présent et le futur coïncident, non pas du fait d'une prévision parfaite mais du fait d'une volonté parfaite en quelque sorte.

Cette extension de la perspective rationnelle permet ainsi de rendre compte de la coopération entre des individus qui cherchent chacun à maximiser son intérêt individuel - des individus "rationnels."
 

D'autres approches tout à fait différentes permettent de rendre compte de la coopération, elles mettent le projecteur non sur les individus mais sur les relations qu'ils entretiennent entre eux. Ce sont les approches anthropologiques, telles que celle dont nous parlera Mark Anspach au cours de la réunion du 14 octobre 2003 - il a publié récemment un livre d'une clarté de diamant : A charge de revanche, dont il faut absolument mettre des notes de lecture sur notre site.