FORUM CONFIANCE            

Compte rendu de la douzième rencontre du séminaire

La Confiance et l'incertain : le rôle de l'État

12 novembre 2003, Ecole des Mines de Paris


 


Cette rencontre réunissait Matthieu Bergot, Michel Berry, Eric Binet, Robert Chabbal, Jean-Pierre Dupuy, Thierry Gaudin, François Guillon, Jacques Lévy, Claude Malhomme, Jean Muguet, Gérard Piketty, Henri Prévot, Claude Riveline, Hubert Roux, et bénéficiait de la présence de René Girard.
 

Peut-il y avoir une science de l'homme si elle renonce à poser la question de l'origine du religieux, si elle déclare mal posé le problème de savoir ce qui fait que dans toutes les sociétés non modernes, le lien social est référé à une entité radicalement extérieure au monde des hommes : le sacré ? Peut-il y avoir une science de l'économie si elle ne s'interroge pas d'abord sur la coïncidence historique majeure qui caractérise le monde moderne, celle qui unit le retrait du religieux et le règne de la valeur marchande ? En posant ces questions, Girard n'a fait que renouer avec la grande tradition, franco-britannique, de l'anthropologie religieuse, cette tradition qui fut brutalement interrompue par des décennies de structuralisme puis de post-structuralisme.

Ce qui fait le cœur de l'"hypothèse" de René Giard, c'est que le sacré n'est autre que la violence des hommes expulsée, extériorisée, hypostasiée. La machine à faire des dieux fonctionne au mimétisme. Au paroxysme de la "crise sacrificielle", lorsque la furie meurtrière a fait voler en éclat le système des différences qui constitue l'ordre social, que tous sont en guerre avec tous, le caractère contagieux de la violence provoque un basculement catastrophique, faisant converger toutes les haines sur un membre arbitraire de la collectivité. Sa mise à mort brutalement rétablit la paix. En résulte le religieux dans ses trois composantes. Les mythes, d'abord : l'interprétation de l'événement fondateur fait de la victime un être surnaturel, capable tout à la fois d'introduire le désordre et de créer l'ordre. Les rites, ensuite: ceux-ci, toujours au départ sacrificiels, miment dans un premier temps la décomposition violente du groupe pour mieux mettre en scène le rétablissement de l'ordre par la mise à mort d'une victime de substitution. Le système des interdits et des obligations, enfin, dont la finalité est d'empêcher que se déclenchent les conflits qui ont embrasé une première fois la communauté.

Le sacré est fondamentalement ambivalent : il fait barrage à la violence par la violence. Il contient la violence, dans les deux sens du mot. C'est clair dans le cas du geste sacrificiel qui restaure l'ordre : ce n'est jamais qu'un meurtre de plus, même s'il se donne pour le dernier; c'est également vrai du système des interdits et des obligations : les structures sociales qui solidarisent la communauté en temps normal sont celles-là même qui la tétanisent en temps de crise. Lorsqu'un interdit est transgressé, les obligations de solidarité, franchissant les barrières du temps et de l'espace (que l'on songe au mécanisme de la vendetta), intègrent en un conflit toujours plus grand des gens qui n'étaient en rien concernés par l'affrontement originel.

Ces "choses cachées depuis la fondation du monde", nous les savons : elles sont devenues un secret de Polichinelle. Il suffit d'ouvrir les journaux : l'expression "bouc émissaire" est utilisée à toutes les sauces. Or qu'on y songe : cette expression dit l'innocence de la victime, elle révèle le mécanisme d'extériorisation de la violence. Selon Girard, ce savoir qui nous travaille est d'origine divine - comprendre : en provenance du seul et vrai Dieu. Le récit de la mort de Jésus sur la croix est, comme l'anthropologie l'a bien vu, semblable à ceux qu'on trouve au cœur de tant de religions. Si l'on en reste aux faits, il n'y a pas de différence majeure entre le christianisme et une religion primitive. Mais c'est l'interprétation qui change du tout au tout. Ici, paradoxalement, Girard doit rendre hommage à Nietzsche. Le récit évangélique n'est pas, et ce pour la première fois, raconté par les persécuteurs, il prend parti pour la victime dont il clame la parfaite innocence. Ce pour quoi Nietzsche se croit fondé à accuser le christianisme d'être une morale d'esclaves.

Selon Girard, la machine à fabriquer du sacré est, du fait de ce savoir qui l'entrave, irrémédiablement enrayée. Arrivant de moins en moins bien à sacraliser, elle produit de plus en plus de violence, mais une violence qui a perdu le pouvoir de se polariser. C'est le monde moderne, décrit comme "crise mimétique démultipliée", "sans emballement catastrophique ni résolution d'aucune sorte". Au sujet du monde moderne, Girard pose la question : qu'est-ce que c'est que cette maladie des rapports humains, que l'individualisme ne voit pas, et que l'on nomme "crise de confiance" ? Sa réponse est contenue dans son anthropologie. La confiance, c'est le sentiment religieux fondamental. Pour le religieux archaïque, c'est la croyance qu'il existe dans l'univers une puissance mystérieuse et cachée qui nous veut du bien. Cette croyance s'enracine évidemment dans les conditions mêmes de la naissance du groupe par expulsion violente d'une victime, par là même divinisée. La confiance, c'est ce qui reste de la conscience de l'événement fondateur lorsque la violence en a été elle-même expulsée.

Le monde moderne a déclaré Dieu mort. Mais si Dieu est mort, alors, pour reprendre le mot de Dostoïevski, "les hommes seront des dieux les uns pour les autres". C'est ce que la théologie nomme idolâtrie et que Girard, lecteur du roman occidental, a appelé le désir mimétique. En contradiction avec l'individualisme moderne et tous les "mensonges romantiques" qu'il a véhiculés, la "vérité romanesque" nous révèle que nos désirs ne viennent pas des profondeurs de notre subjectivité. Le désir est fondamentalement mimétique, il se guide sur le désir d'un autre, qui est d'abord notre modèle pour se transformer automatiquement en rival. Plus le modèle est socialement ou spirituellement proche du sujet, plus la transformation du modèle en rival prend des aspects pénibles, pathologiques et mortifères. Or la démocratie va toujours dans le sens du rapprochement du sujet et de son modèle. Les rivalités mimétiques y prennent une allure implacable. Il n'y a rien de plus humiliant que d'imiter un rival ; il n'y a rien de plus douloureux que de se sentir rejeté par son modèle. La jalousie démocratique, c'est la perte de confiance dans les gens que l'on admire le plus.

Tocqueville, contemporain de Stendhal, avait déjà noté ce paradoxe que l'individualisme démocratique, cet isolement qui a de regrettables effets dissolvants sur la vie publique et la gestion des affaires communes, s'accompagne d'une fièvre concurrentielle inconcevable dans une société aristocratique. Chacun est coupé des autres, mais ceux-ci n'en constituent pas moins des rivaux fascinants. “Ils ont détruit les privilèges gênants de quelques uns de leurs semblables ; ils rencontrent la concurrence de tous. La borne a changé de forme plutôt que de place” (Démocratie en Amérique, vol. II, 2ème partie, chap. XIII).

Les objections ne manquent pas à la théorie girardienne. Le mal fondamental de la société moderne est-il bien la rivalité? N'est-ce pas plutôt la solitude? A contrario, l'exemple des kamikaze terroristes nous montre des individus pour qui l'ego disparaît, seule compte l'appartenance à la tribu. On peut certes répliquer, dans une perspective girardienne, que l'ordre tribal n'est pas ce qui conduit aux attentats suicides. Il faut plutôt voir en ceux-ci la marque du ressentiment, cette passion moderne. Par ailleurs, n'y a-t-il pas une solitude eschatologique ? "Je vous donne ma paix, je vous laisse ma paix": la paix du Christ n'est-elle pas synonyme de la destruction de toutes les appartenances propres à ce monde?

La théorie de Girard ne dit mot de ce qu'est notre situation aujourd'hui, à savoir l'émergence d'une conscience collective à l'échelle mondiale : l'homme est responsable de la planète, il peut la détruire par un excès de puissance. Mais la perte de confiance dans la technique n'est-elle pas le résultat d'un excès de confiance dans la technique? Ce retournement contre soi ferait de la technique, à l'instar du sacré, un pharmakon, à la fois remède et poison.

Les sacralisations secondaires ne manquent pas. Les marques commerciales en fournissent un autre exemple. Le culte des marques, qui est une forme de confiance, ne peut que produire de la déception. Ainsi bien sûr du culte de l'Etat.

Faut-il être pessimiste? La crise actuelle n'est-elle pas l'agonie d'un rêve merveilleux, celui qui a consisté à mettre la Raison universelle à la place de Dieu? On peut répliquer : le jeu en vaut la chandelle et l'histoire des hommes a un sens. Tout n'est pas mauvais dans la raison. Il faut avoir confiance "au sommet".