Forum Confiance        
 

Compte rendu de la réunion du 25 mars 2003

Confiance et culture

Cette rencontre réunissait Michel Berry, Eric Binet, Jean-Pierre Dupuy, Thierry Gaudin, Philippe d’Iribarne, Claude Malhomme, Claude Maury, Dominique Moyen, Henri Prévot, Claude Riveline et Jean-Michel Yolin.

A également participé à la réunion Matthieu Bergot, qui s’est intéressé aux problèmes de l’ « e-confiance », c’est-à-dire aux mécanismes de la confiance sur Internet.
 
 
Variété des formes de confiance en fonction des cultures
     La nature du tiers
     La nature du lien, la façon dont il sanctionne les déviances
     Quel type de devoir domine et justifie les sanctions

Construire les formes de régulation susceptibles de promouvoir la confiance
    La culture américaine / La culture française / Un troisième cas

On retrouve toujours deux dimensions 

Il n’y a pas de management efficace qui ne passe par le développement des liens de confiance dans les organisations. La très grande variété des moyens utilisés révèle l’importance des dimensions culturelles de la confiance. Dans certains contextes culturels, une manifestation de soupçon paraîtra saugrenue voire choquante, alors que dans d’autres contextes, bien imprudent serait celui qui ne se méfierait pas.

Il faut d’emblée écarter deux visions erronées des rapports entre confiance et culture. La première, popularisée par les ouvrages d’Alain Peyrefitte et de Francis Fukuyama, fait l’impasse sur l’aspect organisationnel de la confiance, en naturalisant la dimension culturelle. Il y aurait ainsi des cultures de la confiance comme il y aurait des cultures de la défiance. La seconde erreur consiste à croire que la confiance ne peut naître qu’au sein d’une communauté de valeurs partagées. Or, même lorsqu’il existe une telle communauté, c’est parfois à celui qui n’en relève pas, à l’étranger que précisément l’on fait confiance !

Peut-on rapprocher la culture des conditions géographiques ou climatiques ou économiques? Ainsi, il y aurait une version sédentaire de la laïcité, où les choses se calculent, le pouvoir central sait dire où se trouve le bien général, et une version nomade qui fait le choix de laisser les différences s'épanouir et les luttes d'influence décider de ce qui est préférable.

Un tel rapprochement semble pourtant hasardeux car l'histoire montre que la culture résiste aux changements du contexte.

On considèrera donc deux axes : la variété des formes de confiance en fonction des cultures ; et les formes de régulation susceptibles de promouvoir la confiance.
 

Variété des formes de confiance en fonction des cultures

La confiance, nous l’avons compris tout au long des séances de notre forum, n’est pas une relation horizontale, elle appelle l’intervention d’un tiers. Quelle est la nature de ce tiers ? Comment s’établissent les liens avec lui ? Quels types de devoirs, et envers qui, en résultent ? La culture intervient dans les réponses qui sont données à ces questions. Il convient de comprendre ici par « culture », moins un ensemble de comportements, de pratiques constitutives d’une identité (langue, religion, etc.) que les catégories de l’esprit qui permettent de donner sens aux choses. La culture est-elle le résultat objectif d’une histoire longue, peut-on en reconstituer les origines ? Ou bien cette question n’est-elle pas pertinente par rapport à la question de la confiance ? Peut-on parler de la « culture américaine », par exemple, alors qu’elle est tantôt uniforme (dans l’espace du travail, par exemple), tantôt multiforme (dans l’espace des relations communautaires) ? Peut-on séparer la culture de l’organisation sociale ? Toutes ces questions, qui sont des préalables à une analyse culturaliste de la confiance, devraient faire l’objet de réflexions ultérieures.
 

   La nature du tiers 

Le tiers peut être transcendant – auquel cas, il est incorruptible, non achetable – ou bien immanent. Dans le premier cas, le tiers renvoie au sacré ou à ses substituts (la société devant laquelle on peut perdre son honneur, la dignité de l’être humain érigée en norme absolue, etc.). Dans le second, le tiers est un garant, c’est-à-dire un être humain qui, certes, peut agir dans l’invisible ou en rapport avec lui, mais est pris dans un réseau d’intérêts. On peut donc le manipuler, l’acheter, le tromper, et on peut donc le soupçonner de ne pas être le médiateur impartial qu’il affecte d’être. On ne peut avoir confiance dans le garant que si celui-ci a intérêt à défendre la structure, à sauvegarder la réputation du réseau. Girard parle de "médiation externe" ou "interne".
 

    La nature du lien, la façon dont il sanctionne les déviances

A ce sujet, on peut procéder à des comparaisons et confrontations intéressantes entre cultures : entre la France et les Etats-Unis, entre le catholicisme, le protestantisme et le monde orthodoxe.

Chez les protestants, un écart à la loi doit être systématiquement sanctionné; chez les catholiques, la miséricorde de Dieu est infinie. Une histoire illustre cela: un homme qui a commis un crime se présente à un pasteur puis à un prêtre pour lui dire "mon père, j'ai tué"; le premier lui dit : "mon fils, vas te dénoncer à la justice", le second lui demande : "combien de fois?" Avant la Réforme, coexistaient sans problème deux éthiques, l'éthique religieuse et celle du monde. L'éthique du monde peut être très exigeante (le code d'honneur par exemple) ou laxiste de sorte que les situations sont très diverses. Seuls les moines étaient soumis entièrement à la première ; à l'autre extrémité, on voit les mafieux faire leur dévotion le dimanche. Luther a supprimé et le monachisme et la confession ; le respect de la règle est sacré car la communauté est souillée par la faute d'un de ses membres. Les protestants voient les mondes catholiques comme des mondes corrompus. Mais, revers de la médaille, le respect scrupuleux de la règle chez les protestants peut être la cause de dérives qui conduisent aux sectes.

Chez les orthodoxes, la miséricorde du Seigneur est encore plus grande que chez les catholiques. Chez Dostoïevski, Karamazov est prêt à commettre les plus grands crimes qu'il est sûr de se faire pardonner en se jetant aux pieds du Seigneur en pleurant sur son indignité.
 

    Quel type de devoir domine et justifie les sanctions 

Lorsque c’est la communauté qui est garante du caractère sacré des règles, il est fréquent que les devoirs envers les autres membres de la communauté soient très différents des devoirs envers les étrangers à la communauté. (Voir le « familialisme amoral » de l’Italie du sud ; mais aussi l’éthique particulariste, de réseau, propre aux sectes protestantes qui firent l’Amérique : confer les analyses célèbres de Max Weber). Il faut de plus distinguer entre les devoirs jugés respectables et ceux qui le sont moins : le contraste entre la France et l’Amérique sur la façon dont sont jugées les fraudes fiscales est ici saisissant.

Une société diversifiée comme celle des Etats-Unis voit coexister deux situations, l'une pendant le temps de travail avec un type de lien homogène et l'autre hors du temps de travail lorsque les liens retrouvent une grande diversité, ceux-ci devenant pourtant, avec le temps, de plus en plus homogènes, sans que l'on puisse dire quelle sera l'influence de la montée des latinos.
 

Construire les formes de régulation susceptibles de promouvoir la confiance

La culture intervient de deux façons principales : par le type de devoirs qu’elle institue ; et par le type de contrôles jugés légitimes.

La culture américaine est telle que c’est à la communauté d’assurer le contrôle de chacun de ses membres. Le sacré porte avant tout sur la propriété. La condition principale de possibilité de la confiance est dans ces conditions la clarification des droits de propriété. Le fonctionnement  du marché oblige chacun à respecter les règles éthiques, de peur d’être éliminé du jeu. Les agences de notation éthique, l’existence de chartes éthiques, le jeu des dénonciations auprès des lawyers, tout contribue à ce que le système fonctionne dans le respect des règles, et ce sans que l’Etat intervienne, sauf dans des domaines limités. Loin de constituer un arbitre, un organe de surveillance, l’Etat est vu comme voué à la corruption : c’est lui que l’on se doit de surveiller !

La culture française fait reposer la confiance sur la logique de l’honneur, c’est-à-dire le sentiment que chacun a de ses devoirs en fonction de sa position (surtout si celle-ci est éminente). Dans un tel système, on n’a aucunement confiance a priori dans le fait que les gens respectent la loi. L’éthique du rang est bien au-delà du respect de la loi. Si l’on fait confiance, c’est parce qu’on s’attend à ce que telle personnalité éminente ne s’abaissera pas à faire telle ou telle chose qui l’avilirait. Dans l’univers américain, les contrôles ne sont pas jugés infamants, car, après tout, on n’échappe pas au péché. Les contrôles sont très mal supportés dans l’univers français, en revanche, car il est humiliant d’être soupçonné de ne pas se comporter en fonction de son rang.

Un troisième cas qu’il est intéressant de comparer aux deux premiers est le système propre à certaines cultures africaines ou du tiers-monde, dans lequel l’accent est mis sur la fidélité aux siens. Des sanctions très musclées ne sont cependant pas ressenties comme infamantes, car elles s’appliquent automatiquement et donc libèrent l’individu qui risque de les subir de toute une série d’exigences liées à la fidélité aux siens. Ceux en qui on a besoin d’avoir confiance sont alors en état de montrer aux autres que s’ils ne font pas ce que l’on attend d’eux, c’est qu’ils n’ont absolument pas le choix.

La sévérité des sanctions peut être le seul fondement de la confiance lorsque la diversité culturelle est grande. Ainsi, c'est la brutalité de leurs chefs qui était à la base de la confiance que les Parsi, les derniers Zoroastriens, inspiraient à tous les commerçants qui parcouraient la route de la soie, au carrefour des civilisations de l'Eurasie.

On retrouve toujours deux dimensions, l'une de l'ordre de l'éthique ou du sacré, l'autre de l'ordre de la régulation ou du contrôle, la première étant menacée si la seconde fait défaut (comme c'est aujourd'hui le cas dans le monde de l'internet). Même en cas d'éthique universaliste, les systèmes de contrôle doivent être diversifiés en fonction des cultures - celles-ci présentent deux couches, pourrait-on dire : le sentiment d'une identité, qui s'appuie sur la langue, la religion, les coutumes etc. et d'autre part des catégories de l'esprit qui permettent de donner sens.

La conclusion à tirer d’une telle analyse est la très grande difficulté de construire les conditions de la confiance dans un monde éminemment multiculturel.