Henri Prévot                                                                                                              juillet 2003

Notes de lecture de
« L’avenir de l’esprit »
de Thierry Gaudin (entretiens avec François L’Yvonnet)
Albin Michel 2001


Ces notes sont des extraits pris au fil de la lecture.
 
 
Introduction
1- L’appel
2- Le système
3- Ethologie
4 … donc je suis
5- Paradigme cognitif
6- La prospective
7- Divinités visibles, divinités cachées
8- L'histoire a-t-elle un sens ?
9-  Education
Conclusion

Introduction

Il ne s’agit pas de dire le vrai et le faux, mais d’explorer les possibles de l’Esprit. Foi en l’homme si on veut, mais à la condition expresse de ne pas l’arracher à son milieu, de ne point l’amputer de ce qui en lui rayonne, le tout de la nature vivante et non vivante. En ces temps de désarroi et d’inquiétude, en ces temps sombres où l’avenir semble bouché, où la promesse d’un avenir commun paraît problématique, de telles exigences ne sont pas vaines. La prospective du siècle prochain, telle qu’à grands traits esquissée pat T. Gaudin, se nourrit des acquis fondamentaux des sciences cognitives et de la nouvelle civilisation qu’elles augurent, sur les ruines de l’idéologie scientiste fondée sur l’hypothèse d’un sujet unique et omniscient, dernier avatar de la divinité. Avec le « cognitif » surgit la multiplicité des sujets, et en même temps que s’imposent d’autres paradigmes, d’autres modèles de fonctionnement de l’esprit. Ni catastrophisme : à force de crier au loup, on ne prête plus l’oreille ; ni angélisme : il ne faut pas s’étonner que les modes de fonctionnement de nos sociétés puissent provoquer des dégâts considérables.

1- L’appel

«Vous avez lancé un « appel » : « J’invite les hommes et les femmes de bonne volonté, où qu’ils soient, à se rejoindre et s’associer là où ils sont, par dessus les clivages éthiques, religieux, sociaux, politiques ou d’intérêt économique, pour travailler aux programmes du siècle prochain, à la lumière de la Raison, en vue du seul bien de l’Espèce humaine et de la Nature… ». Cet appel fut-il entendu ?

Non, cet appel n’a pas été entendu ; je m’y attendais d’ailleurs. Parce qu’une société dont le principe structurant est la cupidité ne peut pas éviter de détruire progressivement ses ressources naturelles et de marginaliser une part croissante de sa population. Notre société est en état d’ébriété, sous l’effet des effluves de l’argent.

Cela a commencé avec la privatisation des « commons », les biens communs. Certains disent que ce sont des sacrifices nécessaires. Vraiment ? Ce sont des sacrifices humains ; peut-on admettre raisonnablement qu’ils sont nécessaires, utiles ? La réponse est clairement non ! Les inventions qui ont transformé la vie quotidienne, comme la photographie de Niepce ou le cinéma des Lumière, n’étaient pas motivées par l’appât du gain. Aujourd’hui Bill Gates continue de rançonner la planète par milliards de dollars avec des logiciels médiocres mais l’inventeur de html, Tim Berners Lee, vit de son salaire et ne s’est pas enrichi de son invention. L’idéologie sacrificielle justifiant le règne de la cupidité ne résiste pas à l’examen.

Dans la logique de la concurrence, autant le consommateur est l’objet de toutes les attentions, autant le même individu, en tant que producteur est vu comme un être médiocre, paresseux qu’il faut constamment forcer et mettre sous pression. Et la liberté de choix du consommateur est de plus en plus illusoire à mesure que s’intensifie le matraquage publicitaire, qui cherche à manipuler l’inconscient du consommateur – ainsi pour les lessives. En passant, j’observe que l’école s’abstient d’expliquer la chimie du nettoyage, laissant le citoyen désarmé devant le déferlement de messages magiques… On assiste à une domestication de l’homme par l’homme ou plutôt par les institutions qu’il a lui-même créées et qui lui échappent.

Depuis le début des années 80, nous avons suffisamment d’indices concordants pour dire que nous sommes dans un processus de même ampleur que la révolution industrielle : une transpformation complète de civilisation, que nous appelons « révolution cognitive ». Cette transformation connaîtra le même genre de maladie de jeunesse au bout de quelques dizaines d’années : exclusion de la force de travail qui desservait l’ancien système, retard de l’enseignement, début des saturations.

L’auteur décèle dans l’histoire quelques révolutions de même ampleur : entre le Xème et le XIII ème siècle, le VIème avant Jésus-Christ (Héraclite, Parménide, Pythagore, Bouddha, Lao Tseu, Confucius : le massage du mythos au logos) ; au XV ème  avant Jésus-Christ, en Asie centrale et en Méditerranée ; au III ème après Jésus-Christ, avant la chute de l’Empire romain. Une périodicité de neuf siècles.

On ne peut pas dire que « l’Histoire repasse les plats ». Mais dans ces périodes de transition, on sent un scénario commun sous-jacent, avec des enchaînements qui se ressemblent.

Ce que nous voyons arriver actuellement, n’est-ce pas simplement un prolongement ou un achèvement de la révolution industrielle ?

C’est beaucoup plus que cela. Il y a des différences qualitatives qui permettent de penser que le nouveau système n’est plus conforme à ce que nous appelons Industrie. Celle-ci mobilisait des masses de travailleurs et des tonnes de matières premières. La Révolution cognitive manie d’une part l’information, de l’autre la génétique, qui d’ailleurs se rejoignent. L’enjeu n’est plus la production, mais la conscience à travers le fonctionnement central de la vie : la reconnaissance. C’est un après-matérialisme.

Quand je dis que mon appel n’a pas été entendu, ce n’est pas tout à fait vrai. Les professionnels qui souhaitent se rendre utiles au-delà des intérêts stricts de leurs employeurs sont venus par centaines, d’une vingtaine de pays différents, quand nous avons organisé les symposiums « Cités marines »  et « Jardin planétaire ». Le site internet où je montre le degré d’avancement des douze programmes que j’ai proposés (et où j’ai créé des liens vers les sites pertinents) reçoit une dizaine de milliers de visites (des hits) par mois, en provenance d’une soixantaine de pays.

Vous appelez à travailler aux « programmes du siècle prochain ». Pourquoi ce mot de « programme » ?

En 1848, devant la situation catastrophique de la classe ouvrière et surtout face aux émeutes qui secouent l’Europe entière, les classes dirigeantes adoptent une stratégie nouvelle ; ils structurent les villes et structurent les esprits. Ce sont partout, dans l’Angleterre de la reine Victoria, dans l’Allemagne et Bismarck, dans la France de Napoléon III, des programmes de grands travaux. Les mêmes cause produisant les mêmes effets, la classe dirigeante devra logiquement changer de stratégie et s’orienter aussi vers de grands programmes d’infrastructures à la mesure de l’époque, comme les cités marines ou le programme spatial par exemple.

La transformation de l’éducation est plus que nécessaire car l’ensemble de la population doit se réapproprier le nouveau système technique, celui de la civilisation cognitive. La classe dirigeante y sera contrainte car tout individu laissé sur le bord de la route est un délinquant en puissance.

Nous sommes à une époque où la prospective interpelle la philosophie.

Les douze programmes sont : les cités marines / le programme spatial mondial / le jardin planétaire / l’éducation et la culture technique / la métrologie du quotidien / la maîtrise de l’énergie / les infrastructures de communication / la structuration des villes et les transports / solidarité et santé / l’humanisme industriel / la fiscalité incitative / le système judiciaire mondial.

On y retrouve l’urbanisme, les nouvelles exigences de la société cognitive, le bilogique, les questions relatives à l’organisation.
 
 

2- Le système

Un système est marqué d’une part par son indépendance à l’égard de ce qui n’en fait pas partie et d’autre part par les relations et interactions entre ses propres composantes. On parle de système philosophique, de système biologique. Bertrand Gille a introduit la notion de système technique. Il a montré comment l’évolution technique peut faire que des systèmes isolés se fondent en un même système : ainsi lorsque les moulins furent utilisés non plus seulement pour la meunerie mais comme source d’énergie, lorsque le fer fut utilisé non plus seulement pour faire des armes mais des outils aratoires. B. Gille fait observer que les sociétés tendent le plus souvent à stabiliser leur système technique pour préserver leurs structures sociales – ainsi les Chinois, les Aztèques. Parfois l’évolution est progressive, parfois le système dans son ensemble est reconfiguré, déstabilisant aussi les façons de penser et le social, enchaînement qui n’est pas voulu, bien sûr : alors il s’agit non plus d’une changement de système technique mais d’un changement de civilisation.

Or les signes de la présence d’un nouveau système technique et de sa diffusion quasiment irrésistible sont déjà là. C’est ce que m’a révélé une enquête auprès des chercheurs, réalisée il y a une vingtaine d’années à la demande d’A. Giraud. Dans tous les métiers ou presque d’importants changements étaient en vue et ils s’articulaient autour de quatre pôles : les matériaux ; l’énergie (l’enjeu étant d’économiser l’énergie, ce qui est plus facile avec l’électricité, forme d’énergie que l’on peut utiliser précisément là où on en a besoin) ; le micropocesseur ; la biotechnologie (qui, à l’époque, n’en était qu’à ses débuts).

Ces quatre pôles étaient présents au Moyen Age et lors de la Révolution industrielle.

On peut se référer à la trifonctionnalité de Dumézil, Corps, Ame et Esprit. Le schéma scientiste a le tort de se limiter à deux pôles, le corps (la matière) et l’esprit (le sujet de la science) alors que les entreprises reposent sur des motivations, qui sont de l’ordre de l’âme. En termes modernes, le corps est le matériel, les matériaux, l’âme est ce qui met en mouvement, l’énergie, l’esprit est ce qui structure et rend intelligible, la structuration du temps. J’y ajoute le pôle du vivant, que je mets à la base, à la racine, les quatre pôles formant ainsi une croix, dont les bras sont la matière et l’énergie et la tête le temps - ou un arbre. Cette représentation graphique se prête à une méditation philosophique.

La matière inerte est traversée par le temps, elle se délite. Le vivant arrive à retenir le temps ; il crée donc la notion même de temps. Cette retenue du temps donne consistance à l’être. C’est une nouvelle approche de l’ontologie. Le phénomène doit être compris sur l’horizon d’une notion forte, celle de reconnaissance. C’est pour cela que nous avons risqué un adage philosophique : « la reconnaissance précède la connaissance ».

Chaque fois qu’un code génétique se déploie dans un milieu vivant, il se passe des phénomènes de reconnaissance. Francisco Varela a bien fait le lien, depuis l’échelle cellulaire jusqu’à la reconnaissance des idées ou des individus, voire entre Etats, tout cela relève d’une même phénomène. On ne peut connaître que ce que l’on a déjà reconnu et non l’inverse comme on le croit d’ordinaire. Les troubadours, chantant l’amour courtois, nous le montrent bien ; et n’est-ce pas lorsque l’on renonce à connaître une personne que l’on peut la reconnaître ? Lorsqu’il s’agit de reconnaître du vivant, les éléments concrets ne sont que des balises. Héraclite : « Un, l’art, savoir qu’une intention, quelle qu’elle soit, anime toute chose à travers toute chose ». Cette question de reconnaissance est centrale dans le registre des sciences cognitives.

Ainsi, un machine ne saura pas « reconnaître », aussi puissante soit-elle, car l’homme ne saura pas comment la programmer – impossibilité qui est de même nature que celle, démontrée par Gödel, de construire un système logique complet (c’est à dire telle que toute proposition puisse être démontrée vraie ou fausse) - ; d’ailleurs, dans la même veine, Daniel Osherson a démontré qu’il est impossible de rédiger une théorie physique complète. On doit donc convenir que le langage des mots, le logos, n’est qu’un outil de reconnaissance parmi d’autres et on s’ouvre à l’éthologie. Konrad Lorenz communiquait avec des animaux, Desmond Morris, dans Le singe nu, établit une profonde continuité entre les animaux et l’homme ; ainsi pour la défense du territoire.

L’expérience fondatrice en matière d’éthologie humaine s’est produite, à mon avis, hors du cercle des éthologues. C’est la thèse de Birtwhistell, dans le cadre de l’école de Palo Alto : sur neuf secondes de vidéo pendant lesquelles Gregory Bateson donnait du feu à l’une de ses patientes, Doris, Birtwhistell a écrit cinq mille pages ! Il a observé l’événement sous tous les angles possibles. Son résultat essentiel est qu’il n’y pas un personnage plus un autre personnage, mais une sorte de ballet dans lequel les deux comportements se répondent l’un à l’autre. Nous sommes vraiment ici au cœur de la question de la reconnaissance comme le montre F. Alberoni qui, à l’image du choc amoureux, identifie dans toute relation cette période initiale qu’il appelle « l’état naissant », sorte d’état amoureux, où le fonctionnement intense de la reconnaissance donne naissance à un être nouveau : ils « font un enfant » en esprit. Cet être est la vie même mais il est mortel car vie et mort son indissociables. Ainsi les institutions sont dans l’erreur lorsqu’elles se croient immortelles. Commentaire : il semble ici que l’auteur considère, sans l’expliciter, que les institutions sont le (ou un) produit de l’acte de reconnaissance entre personnes. Ces institutions mortelles, avec l'aide d'Internet, peuvent être étonnamment puissantes.

Quelles sont les forces nouvelles qui se profilent à l’horizon ?  Déjà dans le monde védique existaient deux pouvoirs, le spirituel, avec les Dévas et le temporel avec les Ahuras. Les uns et les autres sont toujours là, dans un espace différent. Aujourd’hui, le territoire est immatériel et sa traduction juridique la plus importante est la propriété intellectuelle. Les Dévas sont les concepteurs, les Ahuras les entrepreneurs.
 
 

3- Ethologie

L’éthologie est une manière de mettre les choses en perspective, elle oblige à se poser la question : "que signifie tel comportement ou tel organe pour la survie de l’espèce considérée ?" Il s’agit d’une référence fondamentale qui relie l’ensemble des êtres vivants entre eux. Le but de chaque être vivant est la survie de l’espèce : on est loin de la lutte pour la vie ; l’animal qui réussit est celui qui évite de se battre. D’autre part, la vie est un seul est même phénomène « de l’amibe jusqu’à l’éléphant ».

Mais alors, quid de la singularité humaine ?  A mon avis, il n’y en a pas. Il y a bien une différence quantitative (un chimpanzé performant, par exemple, ne manie que deux cent cinquante ou trois cents mots) mais non qualitative. « L’homme est un animal raisonnable ». Vraiment ? Les animaux ne se massacrent pas. Et cette affirmation posée comme un dogme nous détourne de rechercher ce que nous avons de commun avec les animaux, alors que c’est là que sont les secrets de la vie. A cet égard la façon dont nous considérons et dont nous traitons les animaux (y compris les élevages industriels de poulets) apparaîtra dans vingt ans comme une barbarie épouvantable.

Pourtant, comme le pense Luc Ferry, n’est-ce pas aller dans le sens d’une certaine écologie qui menacerait les valeurs héritées de l’humanisme et du rationalisme des Lumières ? Au contraire, selon lui, il faut bien veiller à définir l’homme comme un être d’anti-nature, dont l’essence et de ne pas avoir d’essence, alors que chez les animaux prévaut l’hérédité et non l’héritage. Il veut dire que l’homme est un être culturel, historique, en devenir, originairement « néant » et donc par nature indéterminé.

L’homme est déterminé par ses habitudes, par sa culture. Les ethnométhodologues analysent des processus, des déroulements, des scénarios et montrent qu’on les retrouve dans tout le règne animal, plus ou moins amplifiés.

Parmi ces processus, il y en a un qui m’intéresse particulièrement. Placée dans une situation de facilité une population, humaine ou animale, a tendance à perdre ses repères : l’agriculture aboutit à sa propre caricature, de même l’Espagne de la Renaissance, la noblesse gâtée par la vie de cour sous Louis XIV, la classe dirigeante des pays pétroliers aujourd’hui – l’animal réagit de même.

Cette continuité de l’animal à l’homme, c’est aussi la vision de Montaigne ou de C. Lévi-Strauss, avec les risques de projection anthropomorphiques.

S’exercer par exemple à voir avec les yeux d’un lapin ou d’une mouche, c’est très important ; c’est ce qui permet de se rapprocher de l’essence de la vie, et de la mort.

Il y a le règne animal, il y aussi le niveau sociétal et je prétends que les êtres immatériels, les personnes morales (entreprises, associations, Etats-nations etc.), tous ces êtres quasi-pensants relèvent aussi d’une philosophie cognitive et que la manière de s’en occuper doit s’inspirer du fonctionnement cognitif : dans les entreprises, jadis, la fabrication mobilisait toutes les énergies, aujourd’hui tout ce qui mécanisme de reconnaissance, façon de traiter les informations, zones de vigilance, qualité, systèmes d’évaluation etc. relève d’un autre univers. Sur internet nous nous trouvons dans la situation des chasseurs cueilleurs : trop d’informations ; comment baliser un univers aussi complexe ? Les plus habiles sont ceux chez qui se manifestent des aptitudes très anciennes qu’avait l’espèce humaine à l’époque : on retrouve des gourous, une forme de chamanisme moderne.

L'animal est capable de transmettre des messages, certes pas sous la forme d'un langage articulé mais par des gestes, des odeurs ("sagax" : qui a l'odorat subtil - qui a du nez), les sons. Les primates savent même retransmettre des signes. Par ailleurs, l'animal apprend en jouant, ce que les hommes, à qui les Jésuites l'avaient fait oublier, sont en train de redécouvrir.

Dans l'examen du fonctionnement du cerveau, on est obligé - par rapport à un modèle mécanique - d'accepter deux choses étranges. D'abord, à l'interface entre deux neurones, interviennent des médiateurs chimiques, des sortes de molécules odorantes. L'autre aspect, c'est le mouvement permanent. Dans un cerveau, on repasse par les mêmes circuits avec un certain rythme ; ce rythme est rapide (le millième de seconde). Le mouvement de reconnaissance, c'est la détection interne qu'on est passé par des circuits où l'on était déjà passé, circuits qui s'emboîtent dans d'autres circuits qu'ils vont activer avec leur rythme propre. En quelque sorte, une danse de neurones. Les grands artistes peintres sont ceux qui sont capables d'aller "toucher" ce fonctionnement cérébral ; ils créent alors une réalité qui est encore plus forte que l'objet réel. Les disciples de Bateson à Palo Alto disent que la réalité n'est qu'une construction cérébrale : la feuille que l'oeil voit verte toute la journée envoie en réalité des radiations très différentes selon l'heure du jour.

La réalité ne serait-elle qu'une construction de l'esprit ? Pour les Indiens, tout n'est qu'illusion. Des expériences montrent à quel point la perception de la réalité (donc la réalité ?) dépend de l'orientation mentale, de l'intentionnalité, comme dit H. Garfinkel. Il est également d'expérience courante que devant des situation d'hyperchoix l'imagination s'arrête, prise d'autisme, le silence s'installe. Face à cette hébétude, il suffit d'un élément nouveau, tiré au sort, pour redémarrer le récit intérieur. C'est l'expérience par exemple des groupes de créativité, qui sont stimulés par des événements imposés par l'extérieur pour les déranger. Par rapport à la psychologie dite "non directive" de Carl Rogers, qui recommandait un minimum d'intervention de la part du psychologue, c'est une grande avancée. L'excès de silence enferme, parce que l'univers aperçu est indistinct, comme si on était dans la brume, incapable de s'orienter.

Un des caractères de la vie est "l'autopoïese", la production de soi-même, qui permet à l'être vivant de s'identifier à un autre ou à un objet (dans un mouvement d'ex-stasis), ou de s'auto-reconnaître : cette auto-reconnaissance, qui permet à l'être de distinguer ce qui est de lui et ce qui n'en est pas, est une propriété que l'on trouve chez tous les vivants, de la molécule à l'homme et aux organisations (entreprises ou autres). Par contre tous les corps sociaux qui s'affirment pas différence vis à vis des autres manifestent des comportements pathologiques de la reconnaissance qui engendrent le racisme ou d'autres formes d'exclusion - la France sait mieux que d'autres "reconnaître" les hommes indépendamment de leurs races. A cet égard, c'est un acquis de la Révolution de sélectionner les gens non en fonction de leur origine mais de leur mérite.

Dans tout organisme vivant, il est très important de connaître et comprendre les mécanismes de reconnaissance. De la cellule à une organisation humaine, il y a entre ces mécanismes de reconnaissance beaucoup plus qu'une analogie ; il s'agit de savoir, dans une certaine mesure, accueillir l'imprévu, ce qui demande de limiter la portée d'un fonctionnement de type mécanique générateur d'erreurs persistantes et d'occasions manquées. Ainsi EDF pendant de longues années rusa pour freiner l'avancée des éoliennes ou des centrales solaires ; autre exemple, alors que des Français ont inventé les lasers et les cristaux liquides, il n'y a pas un fabricant français d'imprimante laser ni d'afficheur à cristaux liquide.

L'autopoïese n'est plus possible si l'on se borne à reproduire le présent. A la fin du XX ème siècle l'essentiel de ce que nous avions entre les mains nous a échappé. Le diagnostic, au plan de la reconnaissance à l'intérieur de notre système économique est extrêmement préoccupant.
 
 

4 … donc je suis

Même réduite au "qu'est-ce que… ?" la philosophie a au moins trois grandes sources : l'Inde védique la plus ancienne, puis, à partir du VI ème siècle avant Jésus-Christ, la Chine (Lao Tseu et Confucius) et la Grèce. Je soupçonne que, dans ces trois régions du monde, reliées par la route de la soie, les mêmes causes ont produit les mêmes effets. L'explosion du commerce, tout devient affaire de persuasion, le seul critère étant le succès sur le marché. J'interprète la naissance de la philosophie grecque comme un coup d'arrêt à cette ébriété. Parménide écrit : il faudrait quand même savoir "distinguer ce qui est de ce qui n'est pas car ce qui est ne peut pas ne pas être". Puis Platon met en scène la controverse de Socrate et des sophistes. Distinguer ce qui est de ce qui n'est pas, c'est refuser de se laisser berner, c'est s'obliger à vérifier, à mesurer, à valider. Débuts de la démarche scientifique.

Maintenant que nous sommes entrés dans la civilisation cognitive, la question est devenue : "comment s'approcher de la vérité intérieure ?" c'est à dire : "Que se passe-t-il dedans ? Comment cela fonctionne-t-il ?". Alors la "coupure épistémologique" chère à Althusser, est une entrave inutile, voire nuisible. Le sujet s'approche de l'objet et de lui-même à la fois, par petites touches et par différentes voies simultanément. Un neurone n'est pas intelligent ; cent milliards de neurones le sont ; à partir de quand apparaît-il la conscience ? Plus des quatre cinquièmes des échanges entre neurones sont internes ; ainsi pendant que les zones de la vision sont actives, d'autres le sont aussi, comme pour se dire "je suis en train de voir". Il existe des sensations intérieures (telles que le "cogito" de Descartes ?) qui peuvent être stimulées par des vibrations extérieures ou des odeurs. Ces états de conscience intérieure seraient une forme de vérité susceptible d'être différente de la réalité. Qui est donc ce "je" qui ressent ces états intérieurs ? Celui qui pense, celui qui doute ? Celui qui gêne ? La conscience de son identité peut s'attacher aussi à des objets, des objets transitionnels, le doudou des enfants, le tapis kilim des nomades d'Asie centrale.

La difficulté à construire un "je" se comprend à partir du fait que les mécanismes neuronaux sont des connexions fluctuantes perpétuellement réactivées - phénomène que l'on retrouve avec les organisations : leur personnalité se fait avec des rituels, des gestes renouvelés, pour créer une mémoire, tout en s'adaptant à l'évolution.

On retrouve le mouvement de la danse, répétition et différenciation - pensons à la phrase d'Héraclite : "on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve". Le danseur, de même repasse par le même endroit pour pouvoir s'en échapper et faire des variantes. Un mouvement qui n'est ni totalement répétitif, ni totalement linéaire.

Notre façon d'engendrer des images intérieures est liée à l'histoire même de notre espèce.

Mais combien faut-il de neurones pour que fonctionne le mécanisme de la reconnaissance ? Question encore ouverte. Il faut une énorme redondance d'informations. Lorsqu'on observe le comportement des autistes, on voit à quel point ils ont besoin de redondance.

Comment distinguer ce qui est vivant et ce qui ne l'est pas ? Question cruciale, qui se pose aussi pour les institutions.

On peut montrer que, pour des raisons intrinsèques à ce que nous sommes, il est impossible à un être humain d'expliciter toutes les règles auxquelles il répond. Lorsque l'on a enfoui un certain nombre de choses dans les réflexes, cela demande un effort considérable de les ressortir sous forme de langage. De même, dans les systèmes d'intelligence artificielle connexionnistes, il y a un jardin secret : si la machine a appris à faire des choses, elle les fait sans que l'on sache comment elle l'a appris. Le cerveau humain est sans cesse en apprentissage, il se prépare sans cesse à affronter des situations nouvelles, voisines de situations connues mais différentes - notamment dans le rêve - ce qui implique qu'il soit possible d'oublier.

Lorsque les mathématiciens disent qu'ils créent des objets mathématiques en dormant, c'est très intéressant du point de vue de la reconnaissance car il se produit la même chose que dans le "choc amoureux" décrit par Alberoni : quelque chose de nouveau apparaît dans le champ de vision mais qui est tellement vrai qu'on le reconnaît comme si on l'avait toujours connu. Socrate dirait que c'est parce que nous l'avons oublié. S'agit-il de découvrir des être indépendants du cerveau ou ne sont-ce que des productions du cerveau ? Peu importe, chacun a sa langue de bois. Mon approche est celle de Bateson, constructiviste. Il n'y a pas de validation absolue du discours ! Il y a des constructions de l'esprit qui fonctionnent comme tout ce qui est biologique, de bas en haut, comme une plante.

Au XXème siècle l'esprit est devenu un instrument aux mains du cerveau reptilien et des volontés de puissance. Tous ces pouvoirs qui ont brandi la scientificité pour imposer aux populations des choses qu'elles ne voulaient pas nécessairement ont atteint la barbarie au sens métaphysique du terme… Dès l'instant que l'on peut produire de la trancendance - qu'elle soit scientiste, religieuse, sectaire -, on y va ! Depuis l'après-guerre, les scientifiques, qui ont été fort bien payés en termes de crédits de recherche, ont mis une sourdine à leur conscience.

Nous voilà dans le registre institutionnel.

En effet, les institutions sont aussi des être cognitifs. Il se pose à leur sujet la question inverse du problème de Minsk : comment, avec une collection de cerveaux sélectionnés pour leur intelligence on arrive à construire, en les interconnectant, un être globalement stupide. La plupart des organisateurs inspirés par le scientisme ont tendance à construire des dispositifs non vivants et à faire comme si ils étaient vivants ! Voyez l'art chez les jeunes, en particulier le rap ou le danseur se donne volontairement les mouvements du robot. Et les structures morbides que sont trop souvent les grandes entreprises (avec le contre exemple remarquable de la création des PC chez IBM : trois copains ont reçu tout pouvoir, hors des structures de la société).

Le mal est profond. Cette "réquisition", le Ge-stell (en allemand : étagère, étayage ou, selon l'étymologie, quelque chose qui présente une rigidité interne sur laquelle on peut s'appuyer, et comme verbe, arrêter un mouvement pour demander des comptes), le Ge-stell échappe à la volonté de ceux qui l'exercent : l'économie est faite d'une succession d'erreurs qui chacune cherche à remédier à une erreur passée - ce qui augmente le PIB et fait tourner l'économie. Tout cela fonctionne sur une désinformation qui met à mal la démocratie. Il devient de plus en plus clair que le projet de "mondialisation" libérale n'est pas un projet démocratique mais bien "lobbycratique", et cela d'autant plus que les lobbies sont mondiaux.

Heureusement, à côté de l'état vieillissant des lobbies, il y a l'état naissant, l'état amoureux de la création : c'est la seule chose que l'on puisse mettre sans réserve à l'actif des systèmes où il y a une libre concurrence, une réelle ouverture à la vie, à la croissance, entendue comme celle d'une fleur, au développement, entendu comme "dés-enveloppement d'un germe de vie" (pour reprendre l'expression d'Elisabeth Meichelbeck) et non reproduction clonale d'erreur déjà commises.
 
 

5- Paradigme cognitif

Vous citez souvent Heidegger, ce qui peut surprendre. Ontologie et sciences cognitives peuvent-elles faire bon ménage ?

Oui parce qu'il a écrit sur l'"essence de la technique". Ainsi : "L'homme ne pourra jamais maîtriser la technique car l'essence de la technique est l'être lui-même et l'homme ne peut se rendre maître de l'être". La force de cette assertion m'a étonné. Son raisonnement est le suivant (qui évoque la dialectique du maître et du serviteur) : la technique moderne, par son apparente soumission à la volonté humaine, permet à celle-ci de s'engager sans restriction dans un mouvement de réquisition de la nature, puis du travail humain. Ce faisant elle devient comme possédée par son propre mouvement.

Heidegger m'intéresse comme témoin de son époque - car il serait trop facile de faire porter la responsabilité des drames à un peuple ; l'espèce humaine tout entière a été comme possédée, au XXème siècle, par une divinité cachée.

Heidegger : "le travail du paysan ne provoque pas la terre cultivable ; il lui confie la semence (…) La technique moderne réquisitionne la nature, la provoque, la rendant disponible pour être consommée". La technique et la société sont comme traversées par une volonté de maîtrise non maîtrisée, comme si la société était possédée (au sens des sorciers) par sa volonté de maîtrise.

Heidegger à prononcé sa conférence Die frage der teknik en 1953 ; il y désigne le Ge-stell comme le plus extrême péril et ajoute qu'avec le plus extrême péril croît aussi ce qui sauve, "le tournant qui permettra à l'homme de réhabiter sur cette terre en poète"  reprenant les termes d'Hölderlin - qui est devenu fou (comme Antonin Artaud et Nietzsche).

Effectivement, dans la pensée de cette civilisation, tout doit être réduit à la matérialité. Il ne subsiste qu'une seule entité non matérielle, dont on ne parle jamais tout en évoquant constamment sa présence. C'est le sujet unique de la science où viennent s'accumuler tous les savoirs, dernier avatar d'une divinité omnisciente et omnipotente dans ses prolongements techniques.

Mais cela est en train de changer. La société cognitive (1968-2200) est celle de la déconstruction du Ge-stell. Ce n'est plus le couple Matière Energie qui joue le rôle principal, mais le couple Temps-Vivant. La vie crée le temps, par la mémoire. Car un gène et à la fois une mémoire et un programme.

Après l'injonction philosophique de Parménide : "distinguer ce qui est de ce qui n'est pas", vient maintenant une autre injonction : distinguer ce qui est vivant de ce qui n'est pas vivant. Peut-être même cette distinction ne sera-t-elle plus possible si les techniques permettent de créer des êtres "intermédiaires".

L'utopie du sujet unique de la science s'évanouit : le Cogito devient collectif. Par ailleurs, l'essence de la technologie post-industrielle est la pro-grammation, l'écriture à l'avance pour la bonne raison que les machines vont plus vite que les neurones - c'est cela qui mettra fin au processus de réquisition, et non la conscience du ge-stell, comme le croyait Heidegger. Avec cette vision de la relation à l'objet, l'expression du pouvoir humain doit être reformulée ; le pouvoir sur les choses renvoie au pouvoir sur soi-même.

Nous arrivons à un stade où à la démarche dictée par Parménide - distinguer ce qui est et ce qui n'est pas -, qui n'est certes pas achevée, se superpose une exigence différente, celle de comprendre la complexité. Or l'intelligibilité est une référence au sujet  et aux fonctionnements de la reconnaissance. D'où l'obligation de distinguer ce qui est vivant de ce qui n'est pas vivant. Cela nous mène très loin. Il y a reconnaissance spontanée des êtres vivants entre eux : c'est cela qui est premier. La reconnaissance d'un objet par un enfant ne peut exister qu'à partir du lien vivant avec ses parents, à la suite d'un processus d'apprentissage que commence à la naissance. Le côté utilitaire de la reconnaissance ne vient qu'après.

La philosophie anglo-saxonne, à partir de John Locke, défend l'idée qu'il y a quelque chose d'irréductible entre ce que je pense et ce que vous pensez. C'est l'idée du no bridge. Le libéralisme en est issu et aussi un véritable cheminement vers la démocratie. Le no bridge en lui-même est une position philosophique. Il correspond à une réalité. Mais il y en même temps une réalité contraire, à laquelle nous renvoie la question de Roqueplo : "Quel rapport entre le mouvement de mes cellules nerveuses, le mouvement de l'air qui nous sépare et le mouvement de vos cellules nerveuses ?". On ne sait pas et portant ça marche ! C'est la question. C'est là que l'esprit se manifeste.

Le mécanisme de reconnaissance est à l'œuvre, nécessaire à la vie et très mystérieux. On reconnaît ce que l'on ne connaît pas encore et cela se passe dans un travail d'exploration, ou de créativité ou d'innovation.

A cet égard, je me méfie de la sacralisation : les "textes sacrés" de nos religions ont été le prétexte de crimes au nom de leur caractère immuable et sacré lequel va avec l'occultation de leurs origines puisqu'ils sont censés venir directement de l'inspiration divine. Ces sacralisations sont des artifices de manipulation. Il faut situer les œuvres dans leur contexte. Ainsi la signification des cathédrales à l'époque où elles ont été construites est bien différente de celle que nous leur donnons aujourd'hui.

On voit partout comment la reconnaissance a pu donner lieu à des créations sociales. Les écoles de management sont à la poursuite de recettes qui permettraient d'aboutir à des phénomènes de ce genre, mais personne ne trouvera jamais la recette de la vie !

Lorsque l'on fait communiquer des êtres vivants partie d'une être collectif, la communication - si elle peut se réduire dans certains cas à très peu de choses - par le contexte, va signifier énormément. Il y a dans toute communication, d'une part de la redondance, d'autre part de la contextualité. Et cela ne peut certes pas être normé contrairement aux rêves d'utopiques, même nourris des meilleures intentions, comme Ledoux, Godin, Bentham et aujourd'hui l'architecture des HLM.

Le cas de Bentham et de son Panopticon (grâce auquel il a été fait citoyen d'honneur de la France pour avoir humanisé les prisons) montre à l'évidence la double réquisition de la civilisation industrielle : l'ordre et la visibilité (pas de jardin secret !) : une connaissance sans reconnaissance.

C'est en faisant appel à un processus de reconnaissance que le psychiatre H. Erickson a soigné un homme qui n'avait pas de papier, dont personne ne savait d'où il venait et qui prononçait de très longs discours faits de mots incohérents. Il a longuement étudié ces "salades de mots" pour en dégager la structure. Puis il a appris à improviser des salades de mots ayant la même structure mais avec des mots différents. Après plusieurs échanges qui pouvaient durer des heures, le malade a fini par reconnaître quelque chose et demanda clairement : ""exprimez-vous clairement docteur - certainement ça me fait plaisir ; quel et votre nom - Ce n'est pas trop tôt que quelqu'un qui sache parler me le demande".

"La reconnaissance précède la connaissance", la "danse des neurones". Ces formules baignent dans le temps.

Le temps n'est certes pas une forme a priori de la sensibilité comme nous le dit Kant. Le temps a une dimension sociale très forte. L'observation de Birtwhistell avec Bateson et sa patiente Doris montre bien que les deux partenaires forment une sorte de ballet, qui n'est plus l'addition de deux individus mais une ensemble de deux personnes dont les gestes se répondent. L'être et le temps se produisent mutuellement. D'ailleurs la physique relativiste nous dit qu'il n'y a pas de temps absolu, seulement des temps relatifs à des repères.

La physique moderne nous apprend aussi que la lumière est à la fois onde et particule. A l'origine du monde. Comment est apparue la matière ? Mais toute matière est aussi vibration.

Le dépassement du modèle scientiste -totalitaire en son principe - conduit à la mise en place de nouveaux programmes de questionnement qui bousculent les cloisonnements disciplinaires…

Lorsqu'un laboratoire de recherche s'intéresse plus à "comment ça marche" qu'à la distinction entre ce qui est et ce qui n'est pas, il rejoint  la démarche cognitive des tribus de chasseurs-cueilleurs.

Savoir distinguer ce qui est de ce qui n'est pas, cette question situe historiquement le propre de la démarche philosophique. L'être ne peut pas ne pas être. L'arbre ne peut pas ne pas pousser. Son être est dans ce mouvement.

La période contemporaine ressemble à celle des sophistes, où seul comptait le fait de persuader, règne non pas du mensonge mais de la désinformation. Aujourd'hui la puissance du système de désinformation est telle que se développeront nécessairement dans les années à venir des discours et des forces de réaction contre cette désinformation et contre la surinformation. 

C'est en résistant au temps que le vivant accède à son identité

Charles Krejtmann disait : "l'identité, c'est ce qui subsiste lorsque tout change". Nous sommes dans une époque où domine une idée implicite selon lequel le bonheur serait l'état végétatif. Quelle funeste illusion avec son pendant politique qu'est l'idée de consensus, le degré zéro de délibération !

L'essence de la technique n'a rien de technique, dit Heidegger, mais doit être pensée à partir de l'histoire de l'être. Quiconque s'est occupé d'innovation sait que la technique est d'abord un produit de l'imaginaire. Puis il évolue comme un organe : l'homme délègue à des objets extérieurs de plus en plus des fonctions assurées initialement par son corps. Il faudrait une phénoménologie du corps, du corps incarné dans l'épaisseur du monde. Et, au centre de cette phénoménologie, serait la reconnaissance, de la molécule au niveau intellectuel.

L'homme commence à rêver les choses avant de les réaliser. Ce qui montre que l'idée de rationalité doit être abordée avec beaucoup de prudence. Des choses qui paraissent impossibles déboucheront sur une construction totalement nouvelle : en mathématique, les nombres irrationnels, puis imaginaires, transfinis etc.

Aujourd'hui, entre l'état corpusculaire et l'état vibratoire, c'est le second qui domine.
 
 

6- La prospective

Nous nous faisons tous une idée du futur. La prospective consiste à passer de cette idée instinctive à une idée travaillée.

Le célèbre Démon de Socrate - cette voix intérieure qui le visite depuis l'enfance - s'exprime toujours négativement, il dit ce qui n'est pas, alors que la prospective semble consister en des affirmations, et dire ce qui sera. Elle est constructiviste, au sens de l'école californienne. Elle est un discours "racontable", c'est à dire qui est d'abord intelligible et ensuite qui n'est pas en contradiction ou en invraisemblance évidente avec ce qu'on sait et que l'on peut observer. C'est un construit qui met en relation des faits ou des idées de toutes origines, qui rassemble ce qui était émietté, un processus sym bolique, à l'encontre du processus "dissipatif" ou dia-bolique suscité par l'afflux d'argent déversé sur la recherche.

Les institutions se donnent d'un discours sur l'avenir. L'eschatologie de Zoroastre met en scène l'ombre et la lumière ; elle fut bientôt entachée d'enjeux de pouvoir. Mani qui était peintre reprend cela ; ce fut le plus tolérant des prophètes, à l'opposé de la signification du mot "manichéen". Depuis St Augustin, lui-même ancien manichéen, le christianisme a pris grand soin à réfuter ce dualisme, dont on retrouve une trace chez les Cathares. Le "Je" du Christ du "Je suis la Lumière et la Vie", transmis par les clercs, laisse peu de place pour d 'autres recherches. Cette question se pose aujourd'hui encore si on la transpose dans le domaine de la science. Celle-ci fait montre d'un comportement résolument clérical ; elle tient sous bonne garde les instruments de mesure, qui sont devenus très coûteux et l'accès à la connaissance est médiatisé par la communauté des savants qui énonce doctement ce qu'il faut croire, concernant le big-bang ou le big crunch. Nous sommes en pleine eschatologie.

L'idéologie qui sert de cadre mental aux astrophysiciens est de plus en plus décentrée : les scientifiques admettent qu'il peut y avoir d'autres êtres vivants ailleurs que sur la terre. On observe le même décentrement concernant l'intelligence : il existe une forme d'intelligence partagée par tous les êtres vivants. Tout cela nous éloigne de l'anthropocentrisme.

Quelques mots sur l'école de Palo Alto, autour de Bateson. La pensée de celui-ci culmine dans Pour une écologie de l'esprit  et La Nature et la Pensée où il développe l'idée que la pensée elle même est un phénomène biologique parmi d'autres : "bien sûr il y a eu Freud et l'Œdipe, Jung et ses archétypes, Adler et l'affirmation du moi, mais ce ne sont que des points de passage, ce n'est qu'un vocabulaire. L'essentiel, surtout si on le regarde d'un point de vue transculturel, est d'une autre nature". Dans l'analyse freudienne, il y a quelque chose qui cloche : dès qu'on a identifié un trauma, on s'en libère. C'est souvent faux et cela peut mener au suicide. L'esprit humain est ainsi fait qu'il peut se libérer par le langage, mais aussi s'obséder par le langage. Le mythe d'Œdipe ne fonctionne pas en Océanie. Les mythes sont essentiels mais ils ne sont pas universels ; ils sont attachés à une culture. Ce que nous appelons la "réalité" est d'abord une construction de l'esprit dont les scénarios ne sont pas propres à l'individu, mais le plus souvent familiaux.

Un scénario est un enchaînement du type "si…alors" et une répétition, comme une danse. L'image de ce qui est fixe à l'extérieur est en fait en mouvement à l'intérieur ; c'est d'ailleurs cela qui rend possibles les associations d'idées, la richesse d'inspiration, la poésie.

En ce qui vous concerne, comment les choses se sont-elles passées ?

En travaillant sur la politique d'innovation il est apparu que ce qui se produisait en cette fin du XXème siècle était d'un ordre de grandeur comparable à la Révolution industrielle En 1848, la classe dirigeante européenne s'est trouvée en face d'un prolétariat urbain en pleine révolte, et elle n'avait rien vu venir. Michel Chevalier, qui deviendra conseiller de Napoléon III vitupérait contre l'égoïsme de la bourgeoisie. C'était l'époque du Guizot du "enrichissez-vous". Nous sommes aujourd'hui dans une époque Guizot. Les gosses qui meurent de faim dans les banlieues du tiers monde, on sait bien que cela existe, on a vu des photos. Le travail du prospectiviste est aussi d'anticiper ce genre de situation. 

Arrêtons-nous au changement de stratégie mis en œuvre par la classe dirigeante au XIX ème sièlce : les grands travaux et l'éducation de masse. Cela se transpose parfaitement aujourd'hui : en matière de grands travaux, la planète reste à équiper ; quant à l'éducation, non plus la salle de classe de J. Ferry mais le développement vertigineux des univers virtuels.

Distinguons la "prospective" faite par les consultants, qui soigne les symptômes et prescrit des analgésiques et celle qui s'attache à connaître les fondements. Avec Chevénement, j'ai fait de la veille technologique et rendu des services utiles. A Hubert Curien, en 1988, j'ai proposé soit un audit de la recherche technologique en France, soit un travail de prospective mondiale. il a trouvé que le premier serait un peu compliqué, et je me suis lancé dans la prospective. Ce travail commence à sortir de la brume. L'idée selon laquelle on va passer d'un paradigme scientiste (l'axe matière énergie) à un paradigme cognitif (l'axe temps vivant) date de 1995.

Par exemple, les nouvelles techniques donnent au lecteur d'un texte une latitude extraordinaire pour son interprétation. On assiste à un élargissement considérable de l'espace des sujets. C'est pourquoi j'ai insisté sur cette multiplication des sujets, chacun ayant ses processus particuliers de reconnaissance, qui sont en même temps ses processus particuliers d'autoproduction, et d'autoconfrontation à des difficultés, l'identité se fabriquant dans les difficultés tout autant que dans le retrait et la maturation… Comment se constitue le sujet, on en parle peu, sauf dans certains textes à tendance mystique. Or c'est une question centrale, y compris pour la gestion des affaires publiques. Si les processus de reconnaissance ne fonctionnent pas convenablement, c'est tout la société qui en pâtit : il y a là quelque chose de tout à fait nouveau à établir qui n'est plus réductible, par un juridisme étroit, à des règles du passé.

L'espèce humaine recherche l'adéquation avec ce que l'on perçoit de la réalité ; sachant que la réalité c'est aussi ce sur quoi on agit. Il n'y a pas de réalité sans une pâte sur laquelle on puisse agir et rétroagir, puisque en même temps, on rétroagit sur soi-même.

Nous pouvons dire, en imitant Saint Simon : l'ancien pouvoir spirituel, c'est la science. Elle n'a pas rempli sa mission de pouvoir spirituel ; elle n'a pas pu prévenir les débordements des pouvoirs temporels mais s'est mise au service de la destruction. Aujourd'hui les débordements sont liés à cette mondialisation économique : urbanisation, multiplication inéluctable des banlieues, la situation sera explosive, la guerre économique deviendra une guerre mafieuse et sectaire, aussi physique qu'économique. Aussi faisons-nous le pronostic que vers 2020, une crise de jeunesse équivalente à ce qu'a été 1848 pour la révolution industrielle se produira et qu'on n'en sortira que par de grands investissements structurants et par une autre façon de dessiner l'aménagement de la planète.

Dans ce travail de prospective, je veux "laisser ouverte la question de la technique", alors que l'enseignement scientiste a pour objet de "fermer les questions" en leur apportant une réponse. La question de la technique débouche sur des univers dont on n'a pas fini de parcourir toutes les potentialités surtout si on tient compte du fait que la technique, c'est du rêve incarné. De temps en temps des concepts émergent. Cette idée de "société cognitive" a très vite trouvé des terrains de travail. Ainsi je me suis rendu compte que les modèles utilisés par les planificateurs ne tiennent pas compte de la diversité des phénomènes cognitifs et des produits eux-mêmes : ils n'ont pas les moyens de mesurer la quantité d'information dont ils sont porteurs.

L'ébriété théorique a fait perdre de vue, comme dans une secte, le bon sens élémentaire.

Les périodes de changement de système technique sont en même temps des périodes de réactivation du doute sur les fondements mythologiques de la société. Il faut ajouter que ce sont aussi vraisemblablement des périodes d'explosion, ou mieux d'implosion commerciale (le VI ème siècle avant Jésus-Christ, les XII et XIII ème siècles). Les temps qui s'annoncent seront davantage encore une implosion, avec le commerce par Internet.

Le vrai point de départ de l'économie que nous connaissons aujourd'hui n'est pas A. Smith mais J. Locke, avec ses prises de position religieuse et son manifeste libéral : en effet, il pose un principe qui sera, me semble-t-il, le vrai fondement de l'économie libérale, celui du no bridge. Dans le domaine économique, cela veut dire que je n'ai pas à vous imposer des préférences, vous avez les vôtres, j'ai les miennes, la seule manière d'arbitrer, c'est d'organiser le marché. Cette position "libérale" est en même temps cognitive.

La question du rapport du religieux et de l'économique est volontairement hors du champ de pensée des économistes. Or il me semble que cette question est essentielle. La philosophie libérale est dans une extraordinaire contradiction : elle suppose l'existence des entreprises alors que personne n'imagine qu'au sein de l'entreprise la régulation soit faite sur le modèle du marché : c'est un rapport d'adhésion, d'incorporation dans une collectivité, que certains voudraient fusionnel.

Le développement de l'économie cognitive fait remonter l'argent sale de partout ; par un processus d'autorenforcement, la drogue vient réactiver des éléments qui existent déjà, les orientant de manière à exploiter la faiblesse psychique des individus.

Comment relier la "théorie du chaos" à ce qui a été dit de la prospective des religions et civilisations ?

On peut dire que chaque société a son statut de la connaissance. Nous validons en effet une faible partie de ce que nous recevons. Les schémas religieux définissent une bonne partie du statut de la connaissance. En Occident, il sont prophétiques : la parole vient d'en haut et fait changer le monde. Au contraire, c'est la modélisation anticipatrice par le calcul qui a très largement contribué à établir le statut de la connaissance scientifique, le principe de déterminisme : si l'on connaissait tout de l'univers, on pourrait prévoir son évolution. Mais une telle connaissance est impossible pour plusieurs raisons : logique (le théorème de Gödel), pratiques (la machine qui mesure les grandeurs ne sera jamais assez précise, et la machine à traiter les donnée jamais assez puissante) et plus profondes (le principe d'incertitude d'Eisenberg). Quelle peut don être la pertinence d'une démarche prospective ?

Mais la théorie du chaos met en évidence des boucles qui s'enroulent autour d'"attracteurs étranges". On retrouve le même phénomène dans l'évolution de la société, par le jeu du processus de reconnaissance, dans le sens de reconnaissance des formes (en ceci par exemple que les robots imitent le travail de l'artisan : transformer de la matière avec de l'énergie), mais aussi, plus profondément, en ce que les rapports de forces de la société ne font que renforcer la crédibilité des schémas qui les ont précédés : on a vu se mettre en place des institutions de plus en plus puissantes pour transformer de la matière avec de l'énergie. Ce n'est que plus tard, à la fin du XX ème siècle, que le capitalisme associera une rationalité scientiste et le no bridge : il faut, en plus, maintenir une compétition qui servira de moteur à la "destruction créatrice" du système capitaliste.

Ce sont les dieux guerriers qui sont à l'œuvre, une guerre économique qui aboutit à la servitude du plus grand nombre. Il faut bâtir des résistances, qui seront d'une autre nature que les résistances à l'oppression du passé - et jusqu'au niveau individuel ou familial, pour lutter conter la drogue par exemple. On est dans un autre espace de combat.

Dans une optique scientiste, il est impossible de faire de la prospective. Par contre, dans une optique cognitive, sachant que la représentation du monde existe de toute façon, le problème est de travailler à la perfectionner, à donner du sens à cette représentation. La démarche cognitive accepte l'imaginaire.

Par exemple, l'avenir d'une ville ne repose plus d'abord sur ses infrastructures, même de pointe, mais sur le fait qu'elle est connue de l'autre bout du monde sur une image ou une vocation (comme l'ont compris Toulouse ou Angoulême par exemple).

La société cognitive du XXI ème siècle se bâtira non pas en industrialisant des choses qui se font déjà mais sur un registre différent, celui de la création, de la signification, de la relations de l'homme et de la nature, d'un mode de vie durable etc. Ce sont d'autres valeurs qui sont en train de se mettre en place. Les images des fractales et des attracteurs étranges montrent comment peuvent s'allier la simplicité et l'exubérance, l'extrême liberté et une certaine cohérence. Et l'essence de la technique n'est plus la réquisition mais la programmation, le fait d'écrire à l'avance…
 
 

7- Divinités visibles, divinités cachées

Dans un système religieux, il y a non seulement les demandes individuelles, mais aussi des fonctionnements institutionnels, des institutions qui vivent de cette demande, qui la codifient, l'influencent, l'infléchissent dans le sens de leurs intérêts, s'en servent pour mettre les psychismes sous contrôle.

Entre science et religion, il y a un parallélisme puisque l'un et l'autre relèvent du cognitif avec transmission, répétition, contrôle social, mais aussi exploration, recherche des fondements, doute philosophique.

L'approche cognitive des religions diffère de l'approche anthropologique. D'abord elle ne se pose pas la question de l'existence de Dieu car, pour elle, les dieux existent comme phénomènes psychiques. D'ailleurs elle considère non seulement les divinités officielles, mais aussi les divinités cachés. Ainsi le monothéisme est une illusion, qui nous empêche de voir tous les dieux à l'oeuvre.

Dumézil, en 1938, a articulé l'idée d'une structure commune sous-jacente aux religions indo-européennes (des Vikings aux Indiens), celle de la trifonctionnalité. Cette notion m'a été enseignée d'une façon un peu différente : toute chose doit être considérée selon son corps (l'aspect factuel, concret), son âme (l'aspect énergétique, ses motivations et interactions) et son esprit (l'aspect intellectuel, structurant, donnant sens) - alors que la pensée contemporaine, qui s'articule selon un schéma binaire sujet-objet est assez pauvre.

Je ne suis ni un théologien ni un mystique et il n'est pas difficile de trouver plus savant que moi dans ces registres.

Je suis méfiant. Les doctrines religieuses sont de redoutables outils de manipulation. Mon pronostic est que la grande difficulté à laquelle les humains auront à se confronter au XXIème siècle sera de se libérer ou de s'immuniser contre les tentatives innombrables d'exploitation de leur faiblesse psychique.

L'auteur s'engage ici dans quelques réflexions sur la Trinité qui n'apportent pas grand chose sur l'avenir de l'esprit et où ne le suivrons pas. Puis il aborde le schéma de la dialectique : 

Le schéma dialectique usuel : thèse, antithèse, synthèse met sur le même plan la nouvelle thèse alors que la conceptualisation introduit un éclairage nouveau, alors que dans le ternaire corps-âme-esprit les trois aspects sont différents : la formation du concept se fait soit dans le rêve soit dans une sorte d'illumination.

Dans l'Inde védique, les divinités se rangeaient dans deux catégories : les Asuras, dieux de la puissance et les Daevas, dieux de la connaissance. Zoroastre, issu de la caste des guerriers devint prêtre et chercha pendant plusieurs dizaines d'années un protecteur. L'ayant trouvé, il lui propose une doctrine qui inspire le monde occidental depuis 2500 ans, celle du Bien et du Mal, doctrine qui correspond très approximativement à ce qu'on peut observer dans la nature, beaucoup moins en tout cas que le combat entre la destruction créatrice et la préservation de l'existant. Le Bien et le Mal existent-il ? En tous cas, vu d'un pouvoir temporel, c'est là un schéma bien utile.

La trifonctionnalité est-elle à classer parmi les "universaux" ?

Je suis enclin à penser qu'elle n'est pas là par hasard. On la retrouve dans l'ordre féodal (les aratores, bellatores et oratores, selon G. Duby), les trois ordres de Montesquieu (le judiciaire, fait d'une information montante, l'exécutif et l'information descendante et le législatif c'est à dire la conceptualisation des règles du jeu de l'homo ludens en quelque sorte) et jusque dans les dessins d'enfants avec le cercle (l'appartenance fusionnelle), le carré (l'accouchement, la confrontation au monde) et le triangle (l'être autonome), selon certaines analyses.

Remarquons, ce n'est pas un hasard, que l'innovation depuis deux siècles s'est manifestée dans les pays où il y avait un minimum de séparation des pouvoirs, au contraire des pays monolithiques dirigés par la bureaucratie, la dictature ou encore par les traditions tribales.

Et l'opposition entre mythos et logos ? Est-ce vraiment une opposition ? Chez Héraclite et Platon, ne s'agissait-il pas plutôt d'un dépouillement ? Ne garder que le Logos, qui est une structure sous-jacente aux mythes, c'est une opération qui consiste à enlever la chair du squelette, laissant les os à nu. Le mythos et le logos vont ensemble, l'un et l'autre étant des récits. L'espèce humain est en train de retrouver une relation avec la nature qu'elle avait oubliée depuis le temps des chasseurs-cueilleurs. La thèse de James Lovelock, au départ un scientifique pur et dur, est la suivante : "Si l'espèce humaine ne respecte pas les voies de la grande déesse Gaïa, la Terre mère des Grecs, elle sera balayée !". Il essaie de dire qu'il y a une sorte d'entité supérieure à l'espèce humaine, et qu'il faudrait tout de même faire attention à ne pas violer ses lois.

Et ce n'est pas par hasard que Schumpeter a utilisé l'expression de "destruction créatrice", autrement dit Shiva ! Révéler les divinités cachées, les mettre en récit et pouvoir ainsi les regarder en face, c'est un vrai travail de prospective ; c'est ce que Lecerf et Parker avaient appelé les "logiciels sociaux".

Il me semble que, après une période d'affrontements tribaux et religieux d'une intensité exceptionnelle, peut-être jamais atteinte dans le passé, nous allons vers un nouveau "siècle de l'Esprit" dans lequel tous les présupposés mythiques sont remis en cause, comme ce fut le cas au Vième siècle avant J.C.

Voici ce qui me conduit à dire cela. L'espèce humaine est opportuniste ; elle construit ses autojustifications métaphysiques. L'histoire des religions montre qu'on peut mettre en relation le système de survie et les croyances religieuses, ou plutôt les présupposés religieux. Il m'est apparu clairement que les croyances chamaniques étaient cohérentes avec le système des chasseurs-cueilleurs : elles permettent à l'homme de se projeter dans les animaux ou les esprits de la nature, de se mettre en sympathie avec eux et donc de se préparer psychiquement à tous les hasards de la chasse. Plus tard, il y eut une bifurcation à l'époque de Zoroastre : l'Inde a interprété le ternaire védique en mettant l'accent sur les valeurs spirituelles ; la partie occidentale a placé au sommet la puissance temporelle. Ce basculement a complètement transformé la société donnant naissance à ce que j'appelle les premiers "siècles de l'esprit" - Pythagore, Héraclite, Parménide d'un côté, Bouddha, Confucius, Lao Tseu de l'autre. Le XII ème siècle, le XVIII ème siècle furent aussi des siècles de l'esprit.

Nous en verrons sans doute un au XXI ème siècle, par la mise en communication de civilisations qui ont des schémas de pensée très différents mais qui disposent de langages nouveaux et communs, comme le cinéma et le virtuel.

Quand je dis que les religions sont des techniques cognitives, je dis simplement que l'essentiel dans les pratiques religieuses me semble consister à mettre son esprit dans certaines dispositions. Si vous mettez dans votre esprit - le yoga le dit très clairement - des pensées généreuses et affectueuses, vous aurez intérieurement des sécrétions d'endorphines différentes de celles que vous auriez si vous y mettiez des pensées haineuses ou vengeresses.

La civilisation cognitive, c'est d'abord l'après-scientisme. Rappelons que le scientisme se fonde sur l'idée d'un sujet unique, qui est le sujet de la science dans lequel viennent s'accumuler les connaissances. Il s'agit d'un sujet omniscient qui n'est que le dernier avatar de l'image omnisciente de la divinité. Le cognitif au contraire, c'est la multiplicité des sujets.

Avec le monothéisme, il y a désenchantement parce qu'il y a simplification abusive. S'il n'y avait qu'une seule plante à la surface de la planète, nous n'aurions pas un jardin, et assurément nul enchantement. Dans l'imaginaire métaphysique, cette diversité était là au commencement. Pour différentes raisons plus ou moins sordides, comme des considérations de pouvoir, advint la simplification qui aboutit au désenchantement.
 
 

8- L'histoire a-t-elle un sens ?

On a oublié un enseignement présent dans les sociétés traditionnelles : on demande aux morts de s'en aller. Or les morts, dans nos sociétés modernes, sont de plus en plus présents… Des sociétés entières sont hantées par leur passé lointain, voire très lointain.

L'histoire humaine n'est pas celle du délire humain. Pour moi, d'abord, l'histoire des techniques est indissociable de l'histoire. La question de l'évolution de l'espèce humaine n'est pas dissociable du traitement de la technique. Le moment où l'innovation émerge est celui où, par suite du contexte, l'écoute sociale est devenue réceptive…

L'histoire des entreprises montre que, selon l'idée centrale de Shapero, l'activité entrepreneuriale exprime une sorte d'énergie vitale qui consiste à vouloir affirmer son existence en se faisant reconnaître parce qu'on a créé quelque chose. A la racine, il y a quelque chose qui est de l'ordre de la reconnaissance, un processus vital, dont le bon fonctionnement est essentiel à la vie des organisations et des sociétés.

Cette reconnaissance suppose que les gens aient les moyens d'agir, donc qu'ils aient l'information qui, elle-même, passe par la mesure.

Le rôle de la mesure va plus loin qu'un service pour une fonction. La mesure rend les choses visibles, ce qui modifie le comportement humain ; la mesure est comme un miroir qui objective. Allons plus loin : substituer une élection à un rapport de forces, c'est substituer une mesure de l'opinion publique à un rapport mafieux, c'est donc une objectivation de la relation. Au plan de la géopolitique planétaire, c'est un point très sensible ! A mesure que l'on s'accorde pour substituer un processus métrologique à des rapports d'exploitation ou des rapports de force, on progresse dans un comportement de modernité… Ce qui ne sera pas une partie de plaisir étant donné la complexification croissante des échanges planétaires.

Revenant sur les conditions de l'innovation : en Chine la centralisation et la stabilité foncière de l'Empire du Milieu ont fait que l'innovation n'a pas essaimé. Dans le cas de l'Occident médiéval, l'apparition d'un nouveau système technique au XII ème siècle est vraisemblablement due au fait que la classe dirigeante s'était absentée pour faire les Croisades. On retrouve les "attracteurs étranges" qui permettent, dans le "chaos" de rendre intelligibles les grandes tendances. Autre constante : il y a dans le "devoir de mémoire" comme un tribalisme en contradiction avec les droits de l'homme.

Il est très itnéressant d'essayer de comprendre comment une civilisation change son être même. Les technologies sont des organes extérieurs au corps. Avec la morphogénèse des objets techniques, on sent le fonctionnement de la vie dans ses déploiements organiques. Il st important de repérer dans l'histoire les mues, des changements simultanés de la technique et de la civilisation (comme au XVIII ème siècle) qui s'accompagnent de transformations de la philosophie : avec la révolution industrielle, la réquisition de visibilité (cf. Bentham) et la réquisition heideggérienne - la réquisition des choses et celle de l'information, la surveillance - sont deux mouvements simultanés sur lesquels s'appuie effectivement toute une machine de pouvoir.

Aujourd'hui j'ai le sentiment que les saturations commerciales aboutissent à des prises de pouvoir, par les oligopoles, lesquels deviennent vite insupportables, provoquant l'émergence de forces sociales suffisantes pour mettre fin au système… Ceux qui ont un capacité entrepreneuriale d'invention ou de gestion, s'ils n'arrivent pas à l'exercer comme chef d'entreprise, le feront d'abord comme dealers, avant de se confronter plus directement aux chefs d'entreprise eux-mêmes. C'est ce qu'on est en train de préparer… ( au XII ème siècle la société a su envoyer au loin, dans les Croisades, les trop nombreux chevaliers formés à se battre sans en avoir la possibilité légale).

Il faut le répéter, le point faible des sociétés modernes et dans le psychisme.

Ma lecture de l'histoire passe par ce que nous avons appelé l'ethno-technologie, discipline qui n'en est qu'à ses débuts. L'histoire des techniques reste trop anecdotique, l'histoire politique regarde trop peu du côté de la technique et la considère comme une donnée extérieure, voire annexe ; quant à l'histoire économique, elle est quasiment à faire.
 
 

9- Education

Nos modes d'enseignement sont bien loin de l'adage "la reconnaissance précède la connaissance". La reconnaissance consiste à partir d'une situation complètement confuse et de parvenir à y introduire un balisage. Cette méthode serait même applicable aux mathématiques. L'enseignant devrait amener l'apprenant à devenir actif, alors qu'on lui demandait d'être passif. Se pose alors une question majeure : comment susciter une attitude active alors que tout, dans le monde moderne, pousse les gens à la passivité ?

A mon avis, le grand point faible de nos enseignements, c'est qu'ils n'offrent pas aux élèves les moyens d'une véritable sécurité dans leur vie après l'école. Le système économique et financier donne des signes très inquiétants d'instabilité, qui ont balayé hier l'économie de l'Indonésie, demain ce sera celle de l'Amérique du Sud, puis peut-être après-demain celles de l'Europe… Les personnes lucides vont essayer de reconstituer des zones d'autonomie, des îlots qui permettront de résister à ces tempêtes financières. Ils ne peuvent le faire qu'en ayant un certain nombre de garanties non monétaires, par exemple des îlots d'autosubsistance, les SEL (systèmes d'échanges locaux, LETS en anglais). Or l'école n'apprend aucunement à être autonome.

Lorsque j'enseignais à l'ENA, autrefois, je rappelais à mes auditeurs, avec un succès mitigé, que la déontologie existe aussi. Sans elle, le monde devient une foire d'empoigne invivable. Malheureusement les forces montantes ne vont pas dans ce sens. Sans doute, un marchand qui n'a pas d'éthique risque de perdre ses clients, mais seulement dans la mesure où ceux-ci s'en aperçoivent.

La science n'a pas su être le fondement d'une grande morale ; elle n'a pas assumé son rôle de pouvoir spirituel. On peut espérer que la paradigme cognitif, et notamment la reconnaissance, s'accompagne d'un retour de l'éthique - car lorsqu'il y a reconnaissance, il y a enrichissement par la reconnaissance, ce qui devrait faire barrage à la cupidité.

Tout le monde a besoin d'un ordre juridique mondial non hégémonique qui se superposerait - et non se substituerait - aux ordres nationaux, tel que ce à quoi travaille Mireille Delmas-Marty : un judiciaire planétaire avec de exécutifs et des législatifs nationaux.

Qui enseignera les sciences cognitives aux futurs enseignants ? Actuellement les sciences cognitives sont confinées dans les unités de recherche et ne font pas l'objet d'une enseignement formalisé.

C'est parce qu'il dit plus vrai que vrai que Coluche fait rire ; il rejoint la première tâche des philosophe, celle de Socrate, démystifier les sophistes. Qui sont les sophistes contemporains ? Les publicitaires ! Il faut analyser la publicité qui fut la cible de Coluche : "Omo lave plus blanc que blanc", décrypter le slogan, démasquer les intérêts économiques sous-jacents, expliquer le choix de la technique de diffusion.

Les sciences cognitives existent déjà en ceci que les spécialistes des disciplines intéressées se parlent, mais ce n'est encore qu'une mosaïque où il manque une vision cohérente. Il me semble que la philosophie piétine à force de ruminer ses références aux auteurs du passé. Par exemple, pour répondre à la question "Qu'est-ce que la conscience", il serait bon de voir aussi ce qu'en pensent les neurophysiologistes : des expériences sur un chaton qui vient de naître montre que l'on apprend à voir en voyant. Cette conscience ne se constitue qu'après que l'activité de balisage a été faite et répétée suffisamment de fois pour donner lieu à un saut qualitatif où il y a conscience de la conscience. La conscience n'est pas un prééxistant ; elle est un construit.

Il nous faut une "écologie de l'esprit" : les productions de l'esprit sont comme des plantes qui poussent de bas en haut. 

Par ailleurs, la biodiversité est une question fondamentale (qui n'est plus de l'ordre du quantitatif). En tant que moyen de faire face aux fluctuations, et comme telle, c'est la vie même dans sa capacité à résister aux événements et de pouvoir se perpétuer. La même nécessité de diversité se transpose à l'économie. En outre, chacun doit se reconstituer un territoire. Le règne de la concurrence est celui de Ahuras, prioritaires sur les Dévas. On est dans le culte de la puissance, non de la spiritualité !

L'homme actuel, "homo coca-colensis" n'est plus un animal raisonnable mais au contraire un animal imprévoyant, un apprenti sorcier pris par une machine qu'il a créée mais qu'il ne contrôle plus. Le monde veut imiter le modèle de surconsommation américain. La bêtise a triomphé. Il est temps d'organiser la Grande Résistance, au nom de l'Esprit, en commençant par l'éducation.
 
 

Conclusion

La philosophie de la prospective tient en ceci : s'inspirer autant que possible de ce qu' l'on sait des fonctionnements de la vie, étant entendu que la biologie a encore beaucoup de choses à découvrir. Ces fonctionnements sont à mon avis centrés sur la notion de reconnaissance, concept central. "La reconnaissance précède la connaissance", cette formule peut être utile à chaque instant. La connaissance n'est pas une juxtaposition à la manière d'une production industrielle. C'est au contraire, à la suite d'un processus mystérieux de décantation, une articulation des éléments entre eux, une mise en scénario, une danse cérébrale qui, une fois apprise, permet de reconnaître, d'anticiper et aussi de mettre en situation pour le plaisir de vivre la reproduction du même scénario sous une autre forme.

D'où la formule "je danse, donc je suis". En réalité, les êtres vivants sont capables de déployer une grande diversité de préliminaires à "…donc je suis": pour certains ce sera "je réussis… donc je suis" ; pour d'autres "je rate…", ou "je suis plein de santé…" ou "je suis malade…"  etc.

Au quotidien, la prospective consiste à reconnaître des trajectoires en les comparant à ce que l'on sait du passé, des fonctionnements de la vie et en faisant appel à un outillage mental essentiellement constitué de transpositions ou de métaphores.

Depuis Parménide la philosophie parle de l'être. Aujourd'hui est à nouveau en question la difficulté posée par la présence de ces nouveaux sophistes qui sont les publicitaires dont le métier exprime : "rien n'est vrai, rien n'est faux, tout est affaire de persuasion." Dès lors le public est bombardé de désinformation.

Dans les trajectoires de l'histoire, j'ai mis l'accent sur les implosions commerciales, car en ces circonstances une machine se met en marche, elle échappe au contrôle social jusqu'au moment où, ayant tout envahi, elle devient intolérable par rapport aux principes fondateurs que la société estime être essentiels à son être.

Le mot "cognitif", utilisé pour définir une civilisation, signifie que la reconnaissance en est le processus central, celui qui mobilisera la force de travail alors que celle-ci, à l'ère industrielle, était consacrée surtout à la production. C'est donc une transformation qualitative, touchant dans un même mouvement la technique et le social, ainsi que la consommation et la relation avec la nature.

Quant à la philosophie, il s'agit toujours de la question de l'être, mais de l'être vivant, non pas d'un être éternel mais d'un être en mouvement. Une philosophie centrée sur le sujet. L'approche cognitive interdit de penser séparément le sujet et l'objet de la connaissance.

Comment voyez-vous l'avenir de la philosophie ?

Je vous propose une vision, celle de la cicatrisation. Nous sommes arrivés à la fin de la décomposition du savoir, celle où les éléments sont séparés les uns des autres. La première de ces séparations est la célèbre "coupure épistémologique" (selon l'expression d'Althusser), celle qui sépare le sujet de la connaissance de son objet.

Avec le passage à l'ère cognitive, cette coupure commence sa cicatrisation. L'agent de cette cicatrisation s'appelle, vous l'avez deviné, la reconnaissance.