Henri Prévot                                                                                                        septembre 2002

Forum Confiance

Pour un catastrophisme éclairé

de Jean-Pierre Dupuy

Quelques citations
en relation directe avec notre sujet : confiance et incertain : le rôle de l’Etat

Lire des notes de lecture plus fidèles au livre.
 

J.P. Dupuy nous rappelle d’abord comment la pensée économique dominante peut nous égarer et, sans répondre à notre désir de bonheur, risque de nous conduire vers des abîmes. Certes, l’existence d’un risque grave ne doit pas nous condamner à l’inaction si toutes les précautions sont prises pour l’éviter. Mais alors la question se pose : comment la perspective d’une catastrophe peut-elle conserver tout son pouvoir d’alerte dès lors que tout est fait, et efficacement, pour la rendre extrêmement peu probable ?

Dans " le temps de l’histoire " auquel nous sommes accoutumés, les éventualités non actualisées perdent toute consistance, et l’expérience montre que l’on n’agit contre la catastrophe qu’une fois celle-ci réalisée. L’auteur nous introduit donc dans une autre forme de temps, qu’il appelle le " le temps du projet ", qui unit de façon univoque le passé au futur ; dans ce temps du projet, la catastrophe annoncée est déjà présente aujourd’hui comme un accident du destin ; il nous appartient d’être assez vigilant, dès aujourd’hui, pour qu’elle ne se produise pas.

Après un chemin dans les sciences économiques et morales, qui rappelle les apories du principe de précaution et les limites de la rationalité économique, le lecteur est ainsi invité, à la suite de Bergson et de Hans Jonas, à une réflexion sur le temps, sur la relation entre passé et futur, sur ce qui est probable, possible, actuel, sur la liberté. Il aura un aperçu de la théorie de la dissuasion nucléaire, rendue paradoxalement efficace lorsque chaque acteur en a évacué toute intentionnalité pour ne garder que le risque, non nul, de catastrophe pour ainsi dire fatale, éminemment présent et, heureusement, toujours écarté.

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Quand le mal servait le bien, il était par là même justifié. Quand le mal se trouve privé de sens, il devient intolérable. L’affaiblissement des schèmes de justification sacrificielle renvoie désormais au non-sens bien des maux qui accompagnent la croissance de l’activité économique.

Je voudrais dans ce livre plaider en faveur d’une interprétation " fataliste " des maux qui nous assaillent ; un fatalisme qui résulte d’un excès de puissance, plus précisément de l’impuissance à maîtriser la puissance.

En sacrifiant le sacré par la raison et la science, l’homme a perdu tout sens des limites et par là même c’est le sens qu’il a sacrifié.

Qu’est-ce qui nous menace ? C’est sur ce fond de contre-productivité (reprenant la critique de Ellul et Illitch, J.P. Dupuy a montré en quoi l’évolution de nos sociétés est contre-productive) que se pose la question. Parlons à la manière de Pascal. Les non-habiles voient ici une fatalité, un destin qui sait où il va et nous broie au passage. Ceux qui se croient habiles leur reprochent de rester prisonniers d’une vison archaïque et mystique du monde. Ils cherchent quant à eux des responsabilités, c’est à dire des responsables ou, mieux, des coupables. Restent les semi-habiles, les gestionnaires du risque et autres économistes de l’assurance.
 

- La conjecture de Von Foerster, cybernéticien, dit que, plus les relations interindividuelles sont rigides, plus le comportement de la totalité apparaîtra aux éléments individuels qui la composent comme doté d’une dynamique propre qui échappe à leur maîtrise. Au contraire, d’un point de vue extérieur, plus rigidement les individus sont couplés, plus il sera facile de maîtriser, conceptuellement, le fonctionnement. En cas de couplage rigide entre individus, par exemple par imitation, le point de vue extérieur et le point de vue intérieur deviennent complètement différents. Pour chaque individu, l’évolution du tout se transforme en destin.

Dans la position que je défends, le risque – la catastrophe – reste une possibilité et seule l’inévitabilité de réalisation future peut conduire à la prudence. On peut se fixer sur le scénario du pire non pas comme pouvant ou devant se produire dans l’avenir mais en tant qu’il pourrait ou devrait se produire si l’on entreprenait telle action. Dans le premier cas, le scénario du pire est de l’ordre d’une prévision ; dans le second c’est une hypothèse conditionnelle dans une délibération qui doit aboutir à choisir, parmi toutes les options ouvertes, celle ou celles qui rendent ce pire acceptable. C’est une démarche " minimax " : rendre minimal le dommage maximum. Or minimiser le pire, ce n’est pas le rendre nul.

" C’est précisément la pertinence, voire la seule existence de la possibilité de ce scénario du pire qui peut et doit guider la réflexion et l’action ", écrit Corinne Lepage. Je rejoins ce jugement. Je crains que ce point fasse peu sens pour les gestionnaires du risque. La catastrophe a ceci de terrible que non seulement on ne croit pas qu’elle va se produire, mais qu’une fois produite elle apparaît comme relevant de l’ordre normal des choses.

Ma démarche consistera à raisonner comme si le fait que la catastrophe est possible équivalait à penser qu’elle se produira, et qu’elle se produira nécessairement.

Enfin on reproché à la pensée de Jonas de conduire à l’inaction. Bien au contraire, c’est par cette capacité à se fixer des limites, sous forme d’impératifs à validité universelle, et par leur capacité individuelle d’agir que les individus agissent en personnes autonomes entrant en communication les unes avec les autres. Ou le débat démocratique au sujet des nouvelles menaces va porter de plus en plus sur les limites, ou bien c’est un écofascisme terrifiant qui risque d’imposer sa loi à la planète.

Kant et Knight introduisent une distinction entre le risque et l’incertain. Pour eux, il y a risque lorsque l’incertitude est probabilisable ; dans le cas contraire on dit que l’on est dans l’incertain. Le rapport Kourilsky-Viney parle de risques " avérés " et de risques " potentiels " ; la précaution porterait sur les risques potentiels un " risque de risque " auquel il assigne une probabilité de probabilité. A l’analyse, la distinction entre les deux types de risques s’évanouit. Et la gestion de ce risque relève fort bien de la théorie des choix rationnels avec maximisation de fonction d’utilité.

Quoi qu’il en soit, le syllogisme pratique est bouleversé. Depuis Aristote, il peut s’exprimer ainsi : le sujet désire X ; il croit que le moyen x lui permettra d’obtenir X ; alors, le sujet, s’il est rationnel décide d’adopter le moyen x (ou, dans une autre version, il est rationnel pour le sujet d’adopter le moyen x). La structure du syllogisme présuppose que désirs et croyances préexistent à la décision et en sont indépendants. Il faut donc arriver à penser que ces raisons, comme ces causes, puissent suivre cela même dont elles sont les raisons et les causes.

" Nous voici assaillis par la crainte désintéressée pour ce qu’il adviendra longtemps après nous – mieux, par le remords anticipateur à son égard ", écrit H. Jonas. C’est donc l’anticipation de la rétroactivité du jugement qui fonde et justifie la posture catastrophiste.

Le gouffre entre la force du savoir prévisionnel et le pouvoir du faire engendre un nouveau problème éthique. Reconnaître l’ignorance devient ainsi l’autre versant de l’obligation de savoir . "Le savoir réclamé, en tant que savoir anticipé, n’existera jamais, sinon tout au plus comme savoir disponible au regard rétrospectif ".

Que faisaient les responsables avant que l’idée de précaution ne voie le jour. Mettaient-ils en place des politiques de prévention, cette prévention par rapport à laquelle la précaution entend innover ? Pas du tout, ils attendaient simplement que la catastrophe arrive avant d’agir. Ce n’est pas l’incertitude qui empêche d’agir, c’est l’impossibilité de croire que le pire va arriver.

Ainsi Jonas nous dit que l’excès de notre puissance sur notre capacité de prévoir les conséquences de nos actes tout à la fois nous donne l’obligation morale de prévoir l’avenir et nous rend impossible de le faire. Pour sortir de cette impasse, Jonas se place d’emblée dans l’avenir, c’est à dire au terme arrêté de façon provisoire d’une histoire toujours continuée. Le temps se trouve alors comme figé dans une boucle qui relie le présent à l’avenir et l’avenir au présent.

Il va nous falloir apprendre à penser que, la catastrophe apparue, il était impossible qu’elle ne se produise pas, mais qu’avant qu’elle se produise, elle pouvait ne pas se produire. C’est dans cet intervalle que se glisse notre liberté. La vérité stricte consiste simplement à dire que l’avenir dépend contrafactuellement du présent. Il dépend en partie de ce que nous faisons maintenant  - c’est à dire : " si j’avais agi autrement alors, peut-être, le monde serait différent ".

Lorsque l’avenir est tenu pour fixe, l’avenir anticipé doit être tel que la réaction dans le temps présent ou passé à cette avenir anticipé boucle causalement sur cette anticipation. Ce temps, qui a la forme d’une boucle, est le temps du projet. Puisque l’avenir est tenu pour fixe, tout événement qui ne fait partie ni du présent ni de l’avenir est un événement impossible. Et tout possible se réalise. Il n’y a donc pas place pour la prévention – qui est l’art de faire qu’un possible ne se réalise pas. Dans le temps du projet l’expression " la mémoire de l’avenir " a un sens. Mais dans ce cas, où est la liberté ? La liberté, c’est ici de se donner dans la pensée n’importe quel avenir et d’en tirer les conclusions sur la passé qui l’anticipe et réagit à sa donnée.

C’est parce que la dissuasion nucléaire n’est qu’imparfaitement efficace qu’elle échappe à l’autoréfutation. Dans le catastrophisme éclairé, sur quel type de point fixe se referme ici la boucle du temps du projet ? Non pas sur la catastrophe – qui enverrait sur le présent des signaux tels qu’elle ne serait pas possible (C’est ici que la pensée de l’auteur nous paraît apporter quelque chose de neuf : l’imperfection du bouclage de ce " temps du projet ").

Le bouclage doit donc être imparfait : "obtenir une image de l’avenir suffisamment catastrophiste pour être repoussante et suffisamment crédible pour déclencher les actions qui empêcheraient sa réalisation à un accident près ". Cette possibilité d’accident n’est pas une éventualité à venir ; elle est déjà là aujourd’hui, rétroprojection de la catastrophe qui arrivera – fatalité qu’il s’agit de rendre aussi peu probable que possible. 

Le catastrophisme éclairé consiste à penser la continuation de l’expérience humaine comme résultant de la négation d’une autodestruction – une autodestruction qui serait comme inscrite dans son avenir figé en destin. Avec l’espoir, comme l’écrit Borges, que cet avenir, bien qu’inéluctable, n’ait pas lieu.

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