Une lecture politique du traité de Maastricht pour mettre le politique devant l'économique Henri Prévot
On a dit et écrit tellement de mal du traité de Maastricht qu'il peut paraître hasardeux de fonder sur lui pour construire cette "Europe" qui reste encore évanescente. Or ce traité a une vertu éminente : il existe. Il en a d'autres : il pose de façon extrêmement claire le vrai débat, c'est à dire le rôle respectif des nations et d'une organisation transnationale ; on peut même dire que le traité de Maastricht est "constitué", structuré par ce débat. On lui reproche de ne pas l'avoir tranché ; reproche paradoxal ! Chacun pressent qu'il faudra encore des décennies, peut-être des générations pour que la France participe à un Etat transnational : selon A. Peyrefitte dans "C'était de Gaulle" (p 429), le Général, contrairement à ce que l'on dit souvent de lui, voyait bien que la Communauté n'avait de sens que pour déboucher sur un Etat fédéral ; il y faudra "cinquante ans" ajoutait-il ; c'était il y a trente ans et la Communauté, alors, ne comptait que six pays. Or le traité
de Maastricht a le grand mérite de permettre aux nations et aux
peuples de progresser vers une union plus étroite sans avoir à
prendre dès aujourd'hui de décision définitive sur
cette question fondamentale. Les pays de l'Union européenne sont
loin d'avoir tiré tout le parti possible de ce traité. La
question en effet n'est pas de modifier le traité de Maastricht
pour pouvoir faire une Union qui mette le politique devant l'économique
; tout au contraire, la façon dont le traité de Maastricht
sera mis en oeuvre sera le meilleur indicateur de la volonté des
Etats de mettre ensemble le politique devant l'économique.
Le rôle des nations et de l'Etat : une responsabilité politique Il arrive aux partisans de l'Union européenne, plaidant l'efficacité, de demander qu'on revienne sur le principe selon lequel les décisions qui engagent l'avenir des pays sont prises à l'unanimité ; on parle d'un "aménagement" de ce principe, mais cela reviendrait en fait à l'abandonner. C'est prendre le problème à l'envers : on ne peut évoquer le besoin d'efficacité sans avoir convenu du but recherché ; on ne peut modifier le mode de prise de décision en ignorant le rôle de la nation et de l'Etat. La nation est une collectivité qui a conscience de son unité nationale ; cette conscience lui vient de multiples facteurs, de l'histoire, de la religion, de mythes partagés, d'un patrimoine commun, du sentiment d'avoir à préserver et à proposer un genre de vie, des valeurs etc. La cohésion de la nation est maintenue par l'action de tous les citoyens, de leurs associations, groupements ou syndicats, des collectivités locales. Mais c'est à l'Etat que les citoyens ont confié la mission tout à fait essentielle de préserver leur sécurité, et celle de la nation sans laquelle il n'est pas de sécurité individuelle. La légitimité de l'Etat, pour nous, vient de cette responsabilité que lui confient les citoyens par les moyens de la démocratie. Nous savons bien que le dialogue entre le citoyen et l'Etat est loin d'être parfait et que l'Etat est multiforme, avec ses aspects législatifs, exécutifs et judiciaires, ses nombreuses composantes parfois incohérentes et conflictuelles ; mais l'"unicité de l'Etat" et la "souveraineté de l'Etat" à lui conférée par le vote populaire sont des mythes fondateurs, des références idéales, des môles qu'il faut toujours consolider et auxquels il faut fermement se tenir. On voit trop les dérives qui menacent si l'on ne sait plus s'arrimer à ces fondements de notre société. Il ne faut pas dire que l'Etat "s'accroche à ses prérogatives" ou à sa "souveraineté" ; il ne s'agit pas de cela ; l'Etat doit réunir les conditions de la sécurité publique puisque les citoyens l'en ont rendu responsable. Il doit donc disposer d'une armée et des forces de l'ordre ; il doit mener la politique étrangère et assurer la justice ; il doit pouvoir lever l'impôt pour financer tout cela et mener une politique économique qui lui donne les moyens de sa défense ; enfin il veillera à maintenir la cohésion nationale, condition essentielle de la défense, bien sûr. Dans la suite du texte on désignera tout cela comme des objectifs ou des missions "politiques". En France, l'Etat et la nation se sont mutuellement "créés" et renforcés, et il en est de même de nombreux pays d'Europe, notamment la Grande-Bretagne - il est difficile de dire quel est le sentiment de l'Allemagne -. Mais rien a priori n'interdit à plusieurs nations de confier leur sécurité à un même Etat. Il peut exister des Etats "plurinationaux" ou "transnationaux" ; il se peut que les Belges, les Canadiens aient le sentiment de relever d'Etats plurinationaux. Mais confier tout ou partie des fonctions "politiques" à un Etat supranational ne peut être décidé que par les citoyens. Les serviteurs de l'Etat, ministres, fonctionnaires, juges, c'est à dire en vérité, les serviteurs de la population, ne doivent pas prendre ce genre de décisions et ne doivent prendre aucune décision qui puisse avoir comme conséquence directe ou indirecte, proche ou lointaine de gêner l'Etat dans l'exercice des responsabilités qui lui ont été confiées par la population. Enfin, autre pièce du dossier, il faut se rendre compte que l'Etat ne peut pas, seul, réunir toutes les conditions de la sécurité nationale : l'internationalisation des échanges multiplie les risques d'agression de toute nature que seule une coopération internationale étroite pourra contenir, les programmes de fabrication d'armement, les systèmes de défense, dépassent les capacités d'un pays comme la France, de même que les programmes industriels qui permettent d'acquérir les techniques de base indispensables à la défense. Il faut donc coopérer. Si la population française et celle des autres pays de l'Union économique étaient prêtes à confier leur sécurité à un Etat qui couvrirait tous les pays de l'Union, cet Etat disposerait de tous les moyens, politiques, budgétaires et économiques pour mener une action efficace. Mais on n'en est pas là : comment cela serait-il possible alors qu'il n'y a jamais eu de débat entre les peuples ni entre leurs représentants sur la façon dont ils conçoivent leur avenir, sur la place de nos nations dans le monde, sur les relations avec les Etats-unis, le Maghreb, la Russie etc ? Il faut donc répondre à ces deux questions : - étant donné qu'il appartient à l'Etat national de renforcer la sécurité collective et d'affirmer la place de notre pays dans le monde, pour rendre plus efficace son action quel genre de coopération mener avec d'autres pays de l'Union ? - ces coopérations
sont-elles possibles avec le traité de Maastricht ? Sinon, faut-il
un nouveau traité ou suffit-il d'apporter des améliorations
à ce traité ?
Avant Maastricht, l'"Europe" n'avait qu'un objectif économique
Avant le traité de Maastricht, l'"Europe" était formée seulement des "Communautés", essentiellement la Communauté économique européenne, la CEE dont la mission était seulement économique : améliorer le niveau de vie, assurer un haut niveau d'emploi, développer l'activité économique en respectant l'environnement, la santé des travailleurs etc, et cela par les voies du marché et de la concurrence. Le texte du traité ne donnait à la CEE aucune de ces missions "politiques" qui fondent les Etats : sécurité collective, ordre public, justice, politique étrangère en particulier. La coopération économique a eu de beaux résultats ; bien qu'il soit toujours difficile de comparer ce qui existe à ce qui aurait pu exister, on peut penser que la création d'un marché intérieur unifié, la disparition des barrières de tous ordres qui gênaient le commerce intérieur, la forte discipline sur les aides publiques et sur les concentrations d'entreprises ont eu un effet favorable sur l'activité et le bien-être de chacun. Mais, comme toujours, lorsque l'on privilégie un objectif, il y a le risque que ce ne soit aux dépens d'un autre objectif. A certains égards, le marché commun a certainement eu un effet favorable sur la sécurité, mais il est inévitable qu'il la pénalise, et le risque est d'autant plus fort que les règles du marché commun vont s'appliquer dans des secteurs qui participent profondément à la sécurité du pays. Les objectifs, la dynamique et les moyens de l'économie de marché sont en effet parfois très éloignés d'une politique orientée par la sécurité publique car l'économie de marché ne sait pas prendre en compte des objectifs lointains, des situations mal définies et improbables, et ignore les effets collatéraux des décisions des acteurs économiques. L'Etat doit donc élaborer une politique globale qui sache tirer parti du dynamisme de l'économie de marché, dont la concurrence commerciale est l'unique et puissant ressort, pour remplir ses missions politiques - dont la sécurité collective -, missions prioritaires sur les objectifs économiques, tant il est vrai que pour être prospère, encore faut-il exister. Et, pour être efficace, l'Etat devra nouer des coopérations avec d'autres Etats qui auront des lignes politiques sinon identiques, du moins compatibles quant à la place respective de l'économie et de la sécurité collective, aux relations entre économie et sécurité, à l'avenir du pays dans le monde. Or au sein de
l'Union européenne, avec le traité de Maastricht il est juridiquement
possible de nouer entre Etats des coopérations qui respectent
leurs responsabilités et qui donnent la priorité à
leurs missions politiques sur les objectifs économiques de la Communauté.
Il
suffit pour cela de lire innocemment le traité, ce qui est apparemment
assez peu fréquent car le petit nombre de personnes qui lisent le
traité en font généralement une lecture orientée
par un désir politique, légitime sans doute mais "hors texte"
- quant aux autres, ils en savent ce qu'on leur en dit.
Avec le traité de Maastricht, s'ajoutent des objectifs politiques ...
Il est facile de lire dans le traité de Maastricht ce qui en fait la nouveauté la plus radicale - hors la monnaie unique. Cela se trouve dans les "dispositions communes", clairement rédigées. On peut citer in extenso l'article A : "Par le présent traité les hautes parties contractantes instituent entre elles une Union européenne, ci-après dénommée 'Union'. Le présent traité marque une nouvelle étape dans le processus créant une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l'Europe dans laquelle les décisions sont prises le plus près possible des citoyens. L'Union est fondée sur les Communautés européennes complétées par les politiques et formes de coopération instaurées par le présent traité. Elle a pour mission d'organiser de façon cohérente et solidaire les relations entre les Etats membres et entre leurs peuples". Une nouvelle entité est créée : l'Union européenne. Ce n'est pas une entité juridique ; il est d'ailleurs difficile de dire ce que c'est : le texte ne le précise pas. Il dit seulement sur quoi elle est fondée. Disons que c'est une entité politique, l'expression d'une volonté commune des Etats, que sa réalité est virtuelle et s'exprimera par les actions qui seront décidées en son nom. D'ailleurs l'article B indique qu'un des objectifs de l'Union est précisément d'"affirmer son identité sur la scène internationale" : elle existera si elle convainc qu'elle existe ; il en est souvent ainsi dans l'ordre politique. Si l'Union n'a qu'une existence virtuelle, les Communautés européennes et les Etats, eux, existent. La CECA et Euratom, dont les objectifs sont spécifiques, n'ont pas été modifiées par le traité de Maastricht et nous n'en parlons pas dans la suite ; la CEE a pris le nom de "Communauté européenne". Le traité de Maastricht répartit explicitement les objectifs de l'Union entre la Communauté d'une part et deux autres formes de coopération d'autre part. On lit cela dans les dispositions communes, article B, et dans les articles qui décrivent les objectifs de la Communauté européenne et des autres modes de coopération. Parmi les cinq objectifs énoncés à l'article B, l'un concerne le fonctionnement institutionnel, un autre annonce la "citoyenneté de l'Union".Les trois autres objectifs sont - "de promouvoir un progrès économique et social équilibré et durable, notamment par la création d'un espace sans frontières intérieures, par le renforcement de la cohésion économique et sociale et par l'établissement d'une union économique et monétaire comportant, à terme, une monnaie unique"; - "d'affirmer son identité sur la scène internationale, notamment par la mise en oeuvre d'une politique étrangère et de sécurité commune, y compris la définition à terme d'une politique de défense commune, qui pourrait conduire, le moment venu, à une défense commune "; - "de développer une coopération étroite dans le domaine de la justice et des affaires intérieures". Ces trois objectifs sont opérationnels ; pour qu'il soient atteints, des actions doivent être menées, des décisions doivent être prises : au premier correspond la Communauté européenne qui fait l'objet du titre II du traité, au second la Politique étrangère et de sécurité commune, la PESC, explicitement mentionnée, qui fait l'objet du titre V, au troisième enfin les dispositions qui font l'objet du titre VI. On parle des trois "piliers" de l'Union. La "mission" de la Communauté européenne (art 2) reprend presque mot à mot le premier objectif de l'Union, en le développant. Cette mission de la Communauté diffère quelque peu de celle de la Communauté économique européenne telle que définie dans le traité de Rome modifié par l'Acte unique européen, mais les objectifs de la nouvelle Communauté européenne restent dans le domaine économique, en tenant compte plus explicitement des implications sociales de la vie économique. Les objectifs de la politique étrangère et de sécurité commune, la PESC, annoncée dès le deuxième article du traité comme devant "affirmer l'identité de l'Union sur la scène internationale", sont "- la sauvegarde des valeurs communes, des intérêts fondamentaux et de l'indépendance de l'Union ; - le renforcement de la sécurité de l'Union et de ses Etats-membres sous toutes ses formes ; - le maintien de la paix et le renforcement de la sécurité internationale(...) ; - la promotion de la coopération internationale ; - le développement et le renforcement de la démocratie et de l'état de droit ainsi que le respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales". La PESC a donc parmi ses objectifs la "sécurité", sécurité des Etats, sécurité internationale, sécurité de l'Union aussi ; et sécurité "sous toutes ses formes". Elle doit aussi "sauvegarder les valeurs communes", communes aux Etats certainement puisque l'Union est une union d'Etats ; les intérêts fondamentaux "de l'Union" sont sans doute les intérêts fondamentaux communs aux Etats ; quant à l'indépendance de l'Union, c'est une notion qui prendra corps au fur et à mesure que l'identité de l'Union s'affirmera. La coopération dans le domaine de la justice et des affaires intérieures portera quant à elle sur les questions d'intérêt commun dans les domaines de l'immigration, de la toxicomanie, de la criminalité internationale et du terrorisme. Il sera fréquent de voir se chevaucher les missions, les objectifs ou les actions de la Communauté, de la Politique étrangère et de sécurité commune ou de la coopération dans le domaine de la justice et des affaires intérieures. L'article C des dispositions communes aborde la question : "L'Union dispose d'un cadre institutionnel unique qui assure la cohérence des actions menées en vue d'atteindre ses objectifs, tout en respectant et en développant l'acquis communautaire". Le problème de la cohérence est donc posé mais le traité n'indique pas comment l'aborder. Le cadre institutionnel
comprend notamment le Conseil (formé de ministres de chaque Etat
membre), la Commission, le Parlement européen, la Cour de Justice
et, dominant le tout, le Conseil européen, institutionnalisé
par le traité de Maastricht, formé des présidents
ou chefs de gouvernement et du président de la Commission et chargé
de donner les impulsions nécessaires et de définir les orientations
politiques générales de l'Union.
... et un nouveau mode de coopération
On ne peut comprendre le traité de Maastricht que si l'on voit combien sont différents les deux modes de coopération au sein de l'Union européenne, la coopération communautaire d'une part, la coopération "intergouvernementale" d'autre part. La Communauté peut prendre des décisions qu'elle imposera, même malgré eux, aux Etats membres. En effet les décisions sont prises en général par le Conseil à la majorité qualifiée (sauf exception) en "coopération" et parfois conjointement avec le Parlement, et toujours sur proposition de la Commission, qui a donc le monopole de l'initiative. Il arrive que les décisions soient prises par la Commission elle-même, pour la suppression des monopoles, le contrôle des aides publiques ou le contrôle des ententes et des concentrations d'entreprises notamment. Le droit communautaire l'emporte sur le droit des Etats. Enfin, la mise en oeuvre des décisions du Conseil est de la responsabilité de la Commission et les contentieux sont traités, sans recours possible, par la Cour de Justice de la Communauté. Notons enfin que les règles de la Communauté s'appliquent à tous les Etats membres ; il peut y avoir des périodes transitoires qui diffèrent selon les Etats, mais les écarts doivent être résorbés dans des délais fixés - le traité sur l'Union européenne a introduit deux exceptions de taille, la première avec la politique monétaire puisque seuls les pays qui respectent les critères économiques dits "de convergence" pourront adopter la monnaie "unique", et la deuxième avec la politique sociale, dont la Grande-Bretagne reste à l'écart. La Communauté est donc sans conteste une instance supranationale. La coopération entre gouvernements, par contre, respecte la volonté des Etats. Rien n'interdisait avant le traité de Maastricht que des gouvernements coopèrent, à condition qu'ils ne perturbent pas le fonctionnement du marché commun. L'Acte unique européen, en 1985, dans son article 30, un article qui ne concerne pas la CEE, marquait l'intention des Etats de développer leur coopération sur les affaires étrangères, et aussi sur les conditions économiques, industrielles et technologiques de leur sécurité. Mais il ne s'agissait que de déclarations d'intention qui, aux yeux des juristes, n'avaient aucune force de loi et ne pouvaient pas se comparer aux dispositions communautaires. Un apport très significatif du traité de Maastricht est de créer du "droit positif" au sujet de la coopération entre les Etats dans le domaine de la politique étrangère, de la sécurité, de la justice et de l'ordre public. Les deux titres qui en parlent, le titre V (la PESC) et le titre VI reposent sur les mêmes principes, qui prennent le contre-pied du processus communautaire. En coopération intergouvernementale, les décisions en effet sont prises par le Conseil à l'unanimité. Le débat a été rude sur ce point. Le respect de la souveraineté de tous les Etats impliquait l'unanimité ; la recherche de l'efficacité inclinait à la majorité. Dans une déclaration les Etats ont tous convenu de ne pas s'opposer à une décision lorsqu'apparaîtrait une majorité qualifiée, mais cette déclaration ne leur est pas opposable. Les Etats en décidant une action commune peuvent aussi décider, à l'unanimité, que les mesures nécessaires à la réalisation de cette action seront décidées à la majorité qualifiée. L'initiative d'une décision peut être prise par un Etat membre ou parfois par la Commission - qui n'en a donc pas le monopole. En coopération intergouvernementale, les Etats membres décident soit d'adopter des "positions communes" soit d'engager des "actions communes", soit enfin de signer entre eux des "conventions". Une fois décidées, les positions communes, les actions communes et les conventions s'imposent aux Etats, qui s'obligent à une information mutuelle sur la mise en oeuvre de ces décisions. Les actions communes seront financées, selon la décision du Conseil, soit par les Etats, soit par la Communauté. Le Parlement est seulement informé et il n'est prévu aucune procédure de contentieux : la Cour de justice n'est pas compétente. A noter enfin que le traité stipule explicitement que des coopérations plus étroites entre deux ou plusieurs Etats membres restent possibles. Une architecture composite Là où il n'y avait que la CEE dont la mission était de développer harmonieusement les activités économiques, il y a donc maintenant une nouvelle entité, l'Union, formée de trois piliers, la Communauté européenne, la PESC et la coopération dans le domaines de la Justice et des affaires intérieures. Ces trois piliers représentent deux modes de coopération : la coopération communautaire, supranationale, et un nouveau mode de coopération dite coopération intergouvernementale, que l'on peut aussi qualifier d'"inter-nationale". Tout ce qui relève des responsabilités propres des Etats, la sécurité, la défense, l'avenir à long terme des pays, la politique étrangère, la police et la justice, est confié à une coopération intergouvernementale. Dans cette architecture il ne faut certes pas oublier les Etats. L'article F nous dit que "l'Union respecte l'identité nationale des Etats" ; la PESC parle de la "sécurité des Etats" ; et le traité de Maastricht n'a modifié aucun des articles du traité de Rome qui laissent aux Etats la possibilité de prendre des mesures autonomes exigées par la "sécurité publique" ou l'"ordre public" ou par "les intérêts essentiels de leur sécurité". Et des coopérations
entre Etats, hors de l'Union européenne, restent possibles.
La problématique cohérence des actions de l'Union L'Union européenne a donc la responsabilité du développement économique, responsabilité confiée à la Communauté, et peut recevoir, si les Etats le décident, des missions "politiques" qu'elle gèrera de façon à respecter les responsabilités des Etats. Lorsqu'une question présente un volet économique et peut en même temps affecter une des responsabilités politiques des Etats, il ne suffit pas de dire que l'Union veille à la cohérence de ses actions et de ses objectifs ; il faut maintenant dire comment parvenir à cette cohérence. Il convient d'abord de préciser en quoi consiste l'"acquis communautaire", c'est à dire de définir précisément le domaine communautaire, d'en décrire le contenu et les limites. Il faut cette définition pour éviter que toute préoccupation de sécurité portée dans l'Union au titre de la PESC ne soit "aspirée" dans le processus communautaire, dont la force d'attraction est grande, élargissant ainsi, sans décision explicite, les compétences de la Communauté au dépens des Etats. Disant cela, il ne s'agit pas, encore une fois, de refuser a priori une extension des compétences communautaires, mais d'éviter tout processus qui y conduirait de façon indirecte et non affichée, sans véritable décision politique. La responsabilité de la Communauté est clairement indiquée dans le traité : c'est une mission - le développement harmonieux des activités économiques -, et un moyen - la mise en oeuvre de politiques, qu'elles soient horizontales (concurrence, environnement...) ou sectorielles (agriculture, transports...). Le moyen ne suffit pas à indiquer la compétence de la Communauté ; c'est le croisement du moyen et de la mission qui l'indique. La même affaire, en ce qu'elle participe du développement économique est de la responsabilité de la Communauté et, en ce qu'elle participe d'un objectif politique comme la sécurité publique, est de la responsabilité des Etats ou, s'ils le décident ainsi, de la PESC ou du "troisième pilier". Si l'objectif communautaire, c'est à dire le développement économique, venait à gêner l'objectif des Etats, la lecture des textes indique et la jurisprudence confirme qu'il appartient aux Etats, chargés de responsabilités politiques, de rechercher la cohérence nécessaire - cf les arrêts Campus-Oil et Richardt (en note : on peut se référer au chapitre 4 de "La France : économie, sécurité" - Hachette Pluriel). Les textes et la jurisprudence donnent ainsi le primat au politique sur l'économique, donc à la "souveraineté" des Etats sur les responsabilités communautaires. D'ailleurs les juges de Luxembourg se défendent en privé, à juste titre, d'avoir jamais ignoré les responsabilités des Etats. Or cette perception des textes n'est certes pas unanimement partagée ; cela pour deux raisons très différentes. Il faut dire que c'est l'avenir de l'Union qui se joue là, son équilibre interne entre les formes de coopération supranationale et internationale, c'est à dire entre une composante "à caractère fédéral" et une composante faite d'alliances entre nations souveraines - le fond du débat en réalité. Les tenants d'une vision fédérale n'acceptent pas qu'un domaine déjà traité par la Communauté puisse faire l'objet d'un nouvel examen, au titre de la sécurité publique par exemple, selon une coopération intergouvernementale ; ils y voient une atteinte aux "acquis communautaires", contraire au traité de Rome. Et nombreux sont les juristes spécialisés à penser que ce genre de réexamen n'est en effet pas possible. Cette position me paraît fort contestable. Si l'on constate par exemple que la politique maritime de la Communauté risque d'avoir comme résultat qu'il n'y aura plus assez de bateaux à réquisitionner en cas de crise pour assurer le ravitaillement de nos économies, les Etats peuvent, ensemble et au titre de la sécurité publique, revenir dès maintenant sur la politique communautaire et sur les règles qui l'ont guidée à savoir le libre-échange, la limitation sévère des aides publiques, l'absence de contrôle sur la propriété des capitaux, etc ; la Cour n'interdirait ces dérogations que si elle montrait qu'elles vont au-delà de ce qui est juste suffisant pour atteindre le degré de sécurité fixé par les Etats - degré sur lequel elle se gardera bien de porter une appréciation. Il en serait de même si le libre jeu de la concurrence internationale devait nous empêcher de maîtriser les techniques nécessaires à notre avenir. Et les tenants de la responsabilité des Etats, redoutant fort que la coopération intergouvernementale ne soit qu'un sas, un passage vers la coopération communautaire, se refusent à nourrir les deuxième et troisième piliers. Certes le traité de Maastricht demande de "maintenir l'acquis communautaire et de le développer" (art B), mais ne risque-t-on pas en ignorant les deuxième et troisième piliers d'obtenir l'effet inverse de celui que l'on recherche ? Cet excès de prudence est peut-être la meilleure façon pour que ce mode de coopération entre Etats dans l'Union reste faible et immature, faisant apparaître que la seule coopération possible selon le traité serait la coopération communautaire. Dans ces conditions, il n'est guère surprenant qu'aujourd'hui cette recherche de cohérence entre économique et politique, entre responsabilités de la Communauté et des Etats se fait mal. Des dossiers sont à l'étude, aussi divers que la préservation de la confidentialité des informations intéressant la défense et la sécurité publique, la gestion des fréquences, utilisées et par les acteurs économiques et par les Etats, les incidences de l'ouverture à la concurrence des télécommunications et des secteurs du gaz et de l'électricité, la fabrication d'armement par des entreprises qui travaillent aussi pour l'économie "civile" etc. On essaie, sans toujours y parvenir, de traiter chaque dossier de façon spécifique, sans ligne directrice. Pourtant, une fois
délimités les champs de responsabilité des trois "piliers"
de l'Union, il n'est pas très difficile de proposer des méthodes
pour concilier les aspects économiques et les aspects non économiques,
la responsabilité de la Communauté et celle des Etats.
Même lorsque les aspects économiques et non économiques
sont intimement mêlés, les différents modes de décision
inscrits dans le traité sur l'Union permettent de gérer l'affaire
correctement sous tous ses aspects.
Deux procédures pour articuler économique et politique
On peut distinguer deux genres de situation. Lorsque l'initiative d'une action ou d'une politique vient de la Communauté au titre du développement économique, si un Etat estime que cette initiative peut porter atteinte à une de ses missions politiques telles la sécurité publique, l'ordre public ou la justice, cet Etat évaluera s'il peut corriger cet effet négatif par des mesures nationales. Si des mesures nationales sont inefficaces ou trop coûteuses, cet Etat pourra proposer aux autres Etats d'examiner conjointement, au titre de leurs missions politiques, ce projet communautaire ; et cet examen peut fort bien se faire selon le deuxième ou le troisième pilier. Selon cette procédure, un projet ne sera accepté que si aucun Etat ne s'y oppose au nom de ses missions politiques. Il en est de même pour reconsidérer des politiques communautaires en vigueur lorsque l'expérience montre leurs effets fâcheux dans des domaines non économiques. On peut adopter le
même processus lorsqu'une politique communautaire ne peut être
pleinement efficace que si les Etats prennent, dans les domaines qui sont
les leurs, des mesures concertées ; comme, dans ces domaines, la
Communauté, c'est à dire la Commission ou la Cour de Justice,
ne peut obliger les Etats, il appartient aux Etats de prendre l'initiative.
Par exemple, la politique communautaire ne sera tout à fait efficace
que si les sanctions en cas d'infraction sont comparables : seule une coopération
intergouvernementale pourra rapprocher les droits pénaux.
L'initiative peut venir des Etats agissant selon leurs missions politiques ; ils peuvent alors décider une "action commune". Il en sera ainsi pour les affaires uniquement politiques et pour les affaires dont l'aspect politique est dominant par rapport à l'aspect économique. Rien n'empêche que les Etats décident d'utiliser, pour réaliser cette action commune, les moyens de la Communauté, c'est à dire les moyens juridiques, comme les règlements, financiers ou administratifs. Le cas est spécialement prévu dans le traité pour les embargos. Dans les autres cas, il faudra convenir que le recours aux moyens communautaires ne donne pas de nouvelles responsabilités à la Communauté. Les personnes étant des agents économiques, la circulation des personnes relèverait de la Communauté ; mais comme l'ordre public est en jeu, il s'agit en fait d'une responsabilité des Etats et cette affaire est traitée seulement sur le mode intergouvernemental : la convention de Schengen a été signée avant le traité de l'Union mais elle est compatible avec le troisième pilier. Par contre la circulation des produits à usage civil et militaire, comme ces produits qui peuvent servir indifféremment à faire un détergent ou une arme chimique, est traitée partiellement sur le mode intergouvernemental et partiellement sur le mode communautaire - mais la répartition entre les deux n'a pas été correcte de sorte que certains aspects relevant de la sécurité publique ont été malencontreusement confiés à la Communauté, incapable de les traiter comme il faut. On peut aussi remarquer avec un peu d'ironie que cette façon d'utiliser le traité de Maastricht a été adoptée par les Etats sans le dire, et peut-être même sans qu'ils ne s'en rendent compte. Au cours des négociations
du GATT, domaine communautaire s'il en est ( cf l'art 113 qui fonde la
politique commerciale), lorsqu'il est apparu qu'un intérêt
essentiel d'un Etat ou que l'identité de l'Union sur la scène
internationale étaient en jeu, au sujet de l'agriculture et des
images audiovisuelles, un Etat, la France, a demandé et obtenu que
les décisions de l'Union soient prises à l'unanimité.
La France a ainsi invoqué sans le dire l'art B qui confie à
la PESC l'"affirmation de l'identité de l'Union sur la scène
internationale" et l'article J.8 de la PESC selon lequel les décisions
de la PESC sont prises à l'unanimité. Ainsi l'Union a su
utiliser les moyens de la Communauté (mandat donné au négociateur
etc) pour réaliser une décision prise conformément
à la PESC dans un domaine économique qui affectait les objectifs
que le traité sur l'Union confie à la PESC. La cohérence
entre les objectifs de l'Union a bien été atteinte par les
voies que nous recommandons ici.
Alors que les fondateurs
du Marché commun avaient mis l'économique au service d'un
projet politique, "établir les fondements d'une union sans cesse
plus étroite entre les peuples européens" (cf le préambule
du traité de Rome), il semble bien que l'économique risque
de prendre son autonomie par rapport au politique avec la réalisation
d'un marché commun conforme aux canons du libéralisme - il
est possible néanmoins que cette évolution soit conforme
au projet politique de quelques pays, appartenant ou non à l'Union
européenne. Or l'intégration économique et politique
au sein de l'Union ne pourra progresser que si l'intégration économique
ne se fait pas aux dépens des missions politiques des Etats ; plus
: elle ne se fera que si l'économique se met au service du politique.
Pour s'apercevoir que le traité sur l'Union offre un support juridique,
encore faut-il vouloir à la fois donner la primauté au politique
sur l'économique, respecter les responsabilités des Etats
et aller vers davantage de coopération politique.
Quelques aménagements utiles Sans doute faut-il apporter au traité quelques aménagements pour être plus efficace. On ne parle pas ici des aménagements à apporter au fonctionnement de la Communauté, comme ceux qui sont probablement rendus nécessaires par l'augmentation du nombre des Etats : nombre de commissaires, pondération des voix des pays, présidence du Conseil par exemple. Il est fréquent d'attribuer les difficultés du fonctionnement de l'Union au mode de décision dans les domaines politiques, et l'on accuse cette exigence de l'unanimité d'être responsable de l'impotence de l'Union. On a déjà dit que c'est poser la question à l'envers : sauf si les populations confient leur sécurité à un Etat supranational, un Etat national doit pouvoir s'opposer à toute décision qui risque de gêner sa sécurité ; il est équivalent de dire que lorsque la sécurité de l'Etat est engagée les décisions doivent être prises à l'unanimité. Le traité n'exclut pas des coopérations "plus étroites" entre quelques Etats seulement : "le présent article ne fait pas obstacle à une coopération plus étroite entre deux ou plusieurs Etats-membres" (cf l'article J4.5 et, avec une formulation légèrement différente, l'article K7) ; le traité ne dit pas que de telles coopérations peuvent être considérées comme des actions de la PESC ou du troisième pilier, mais il ne dit pas le contraire non plus. La convention de Schengen, même si l'on considère aujourd'hui qu'elle ne fait pas partie du troisième pilier et qu'elle n'est pas une action de l'Union, y est conforme en tous points alors qu'elle n'associe que quelques Etats. Le programme Airbus présente des analogies formelles avec le traité de Schengen. La construction aéronautique a évidemment un aspect économique qui devrait la mettre sous la règle communautaire ; or le volume des aides publiques, la façon dont Air France et Lufthansa, bénéficiaires l'une et l'autre de droits spéciaux, n'ont pas fait appel à la concurrence pour choisir leurs avions, tout cela n'est pas très conforme au Marché commun. Certes Airbus est antérieur au traité sur l'Union, mais ne peut-on pas remarquer explicitement que ce processus répond exactement aux objectifs de la PESC : "affirmer l'identité européenne sur la scène internationale", (art B), et renforcer une des formes de la "sécurité des Etats" (voir art J1), à savoir ici les conditions industrielles et technologiques de cette sécurité (pour reprendre l'expression de l'art 30.6 de l'acte unique européen) ? Et les Etats ont utilisé les moyens de la Communauté là où ils étaient efficaces, notamment pour négocier avec les Etats-unis. Si l'on accepte de faire cette constatation, il sera plus facile d'envisager de nouvelles coopérations sur ce modèle par exemple dans le domaine des satellites ou de l'énergie nucléaire. Autre exemple d'une
coopération "à quelques-uns", la monnaie unique ; mais dans
ce cas les conditions de participation sont en principe "objectives" et
ne dépendent pas de la volonté des Etats (à l'exception
de la Grande Bretagne qui a obtenu de ne pas se lier). Contrairement aux
exemples précédents, le traité dit clairement que
cette action "à quelques-uns" fera partie de l'Union européenne
: c'est une action du premier pilier, la Communauté.
Pour tirer au mieux parti des possibilités et des caractéristiques de chaque "pilier" de l'Union, il serait très utile d'"officialiser" la possibilité que des actions communes dont l'objectif est "non économique" soient menées par quelques Etats seulement, selon le deuxième ou le troisième pilier et à l'écart des règles communautaires, lorsque c'est nécessaire, même si ces actions communes présentent une composante économique. Cela permettra de former ces "cercles", non plus concentriques mais "restreints", dont parle le Premier ministre. Est-il nécessaire pour cela de modifier le traité ? Il pourrait suffire de considèrer que l'unanimité est acquise lorsque nul Etat ne s'oppose à une décision. Lorsque cette décision, comme ce sera fréquent, aura une composante économique et s'écartera des règles communautaires, à l'image d'Airbus, la Cour reconnaîtra aux Etats le droit de prendre ces mesures si elles contribuent effectivement et sont juste suffisantes à la réalisation de leurs objectifs non économiques. Il faudra aussi trouver un arrangement pour les cas où les Etats membres décideront selon le deuxième ou le troisième pilier de recourir aux moyens de la Communauté, car ces coopérations au sein de l'Union dans des domaines politiques ne se multiplieront que si elles n'accroissent pas "par ricochet" et sans décision politique le champ de compétence de la Communauté. Une question se posera
si quelques Etats non participants entendent s'opposer à
la décision. Si l'opposition est politique, la réponse sera
politique. Si l'opposition s'explique "objectivement" pour des raisons
économiques ou financières, faudra-t-il une procédure
pour apprécier le dommage et le corriger ? La Commission pourrait
alors être chargée d'établir une estimation et de proposer,
si besoin, une méthode de dédommagement ; en cas de contestation,
l'affaire pourrait être portée devant la Cour de Justice de
Luxembourg, qui a la pratique de cet interface entre "politique" et "économique"
et a toujours respecté les responsabilités des Etats.
Pour pouvoir faire une Union qui mette le politique devant l'économique, la principale question n'est donc pas aujourd'hui de modifier le traité sur l'Union ; elle est de vouloir manifester le primat des missions politiques - sécurité, politique étrangère, ordre public, justice, présence sur la scène internationale - sur les objectifs économiques, de respecter la responsabilité des Etats sur ces missions politiques, de bâtir des procédures efficaces de coopération qui respectent cette primauté et ces responsabilités. Tout cela est inscrit dans le traité de Maastricht ; des précisions et peut-être des aménagements doivent être apportés pour rendre plus faciles et pour encourager des coopérations entre quelques Etats seulement. Si ces cercles de coopérations "à quelques-uns" sont assez nombreux et diversifiés, s'ils engagent significativement l'avenir des pays qui y participent, et si quelques pays participent à toutes les actions communes, ces pays-là formeront le noyau central ou "solide", comme disent les Britanniques, avant d'être "dur", comme disent les Allemands, c'est à dire fédéral, si les peuples le décident. Il faudra alors modifier profondément le traité ; ce n'est sans doute pas nécessaire aujourd'hui - ni peut-être opportun : que voudrait dire une forte révision du traité sur l'Union, trois ans seulement après son entrée en vigueur officielle, si elle n'était pas accompagnée des changements de fond dont la population aujourd'hui ne semble pas vouloir ? D'un autre point de vue, n'est-il pas plus démocratique de faire porter le débat sur les fins et sur les projets plutôt que sur les institutions, affaire de spécialistes peu accessible à la population ?
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