Compte rendu de la onzième rencontre du séminaire

La Confiance et l'incertain : le rôle de l'État

2 septembre 2003, Ecole des Mines de Paris


Cette rencontre réunissait Matthieu Bergot, Michel Berry, Jean-Pierre Dupuy, Thierry Gaudin, Claude Malhomme, Dominique Moyen, Jean Muguet, Gérard Piketty, Henri Prévot, Claude Riveline, Hubert Roux, Jean-Michel Yolin.

Après une première partie consacrée à une discussion sur notre programme de l'année, la réunion a continué celle du 16 juin 2003 sur le même thème : la place et le rôle de la temporalité dans les choix rationnels. On bute assez vite sur la relation et la confusion entre ce qui est signe et ce qui est cause.

Rappel sur la méthode

Pour éviter tout malentendu, il est utile de préciser que notre groupe approfondit l'étude des fondements philosophiques de la théorie du choix rationnel non pas pour adopter cette théorie mais pour mieux connaître, évaluer et, éventuellement, critiquer ce qui sert de base non pas seulement explicative mais philosophique à la doctrine qui domine aujourd'hui le champ économique et social avec de fortes implications politiques : l'action doit être fondée sur la raison. Pourquoi la raison ? Parce que, une fois que l'on a évacué le sacré, ne reste que la raison humaine - remarque qui évoque "le désenchantement du monde".

Cet examen critique peut se faire "de l'extérieur" en remettant en cause pour des motifs extérieurs à la théorie du choix rationnel les principes qui la fondent, tels que l'individualisme méthodologique, le conséquentialisme, etc., ou bien "de l'intérieur" en acceptant pour les besoins du raisonnement ces principes et en explorant leurs effets logiques, ce qui conduit à mettre en lumière des apories, c'est-à-dire des impasses logiques, et à révéler que cette approche ne sait pas rendre compte de certains comportements observés couramment, tels en particulier que les comportements coopératifs.

Au cours de la réunion précédente plusieurs cas ont été analysés : la coopération entre le moissonneur et le vigneron, le gâteau qui grossit tant que personne n'arrête sa croissance, le paradoxe de la surprise annoncée, la mixture infâme (voir le compte-rendu de cette réunion). On a vu aussi que la cause commune de nombreux paradoxes est le "principe de la chose certaine" [PCC] ou "sure thing principle" : l'état futur de l'univers pouvant être A ou B sans que je puisse le prévoir, si je prévois qu'une action p est plus intéressante que l'action q quel que soit l'état de l'univers mon intérêt bien compris est de faire p même si je ne connais pas l'état de l'univers. Ce principe, reformulé par Savage trois siècles après Hobbes (Léviathan), paraît aller de soi. Or ce principe légitime la resquille et l'absence de coopération, comme le montre par exemple le dilemme du prisonnier. 

Le dilemme du prisonnier

Les acteurs Ego et Alter peuvent coopérer (attitude C) ou se défiler (attitude D) ; il y a donc quatre possibilités. Pour chaque possibilité Ego et Alter ont une certaine satisfaction. Chacun est parfaitement informé de la satisfaction de l'autre dans chaque situation et sait que l'autre est informé sur ses propres satisfactions etc.
 

 

Si S<P<R<T, le comportement rationnel de Ego et d’Alter est de refuser la coopération car pour l’un comme pour l’autre, se défiler (D) satisfait le principe de la chose certaine : quoi que fasse l’autre, chacun gagne plus à faire D que C. En théorie des jeux, on dit que le défilement, ici, est une stratégie dominante. La coopération serait donc impossible chez des joueurs rationnels.

Cependant, que dit la psychologie à ce sujet?

Expérience: Des expériences ont montré que, en moyenne, 40% des sujets coopèrent dans le dilemme du prisonnier à un coup. Les expériences conduites par Amos Tversky à Stanford ont conduit à préciser ce résultat et à en changer l'interprétation. Si les sujets savent, avant de jouer, que leur partenaire a fait défection, ils sont 97% à faire défection - donc 3% à coopérer. S'ils savent que l'autre a coopéré, ils sont 84% à faire défection - donc 16% à coopérer. Et s'ils ne savent pas ce que l'autre a fait, ils sont effectivement 40% à coopérer - donc 60% seulement à faire défection. Dans 25% des cas, on a la configuration suivante (violation du PCC) : On fait défection si l'autre fait défection; on fait défection si l'autre coopère; on coopère si l'on ne sait pas ce que fait l'autre.

Interprétation: Le résultat obtenu avant Tversky sur les 40% de sujets qui coopèrent dans le dilemme du prisonnier était couramment interprété de la façon suivante. Placés dans une situation d'interaction, les sujets ne se déterminent pas seulement en fonction de considérations de rationalité ; des éléments éthiques entrent en jeu dans leur décision. Il est "bien" de coopérer - surtout, évidemment, si l'on sait que l'autre a coopéré. Les résultats obtenus par Tversky ruinent cette interprétation : beaucoup plus de sujets coopèrent dans l'ignorance du choix de l'autre (40%) que lorsqu'ils savent que l'autre a coopéré (16%). Selon Tversky, l'incertitude sur l'état du monde (ici, la stratégie de l'autre) favorise la pensée "quasi-magique". Si la stratégie de l'autre est connue, l'attitude rationnelle et égoïste a le champ libre. En revanche, dans l'incertitude, le sujet devient sensible à la rationalité collective. Tout se passe pour lui comme si, en coopérant, il incitait l'autre à coopérer. En réalité, il ne croit pas qu'il a un tel pouvoir causal - c'est pourquoi Tversky évoque une quasi-magie.
 

Certains philosophes n'ont pas craint pour leur part de justifier la stratégie coopérative dans le dilemme du prisonnier à un coup. [Si l'on envisage que le jeu puisse être répété, il est bien connu que la coopération peut émerger spontanément, du fait de phénomènes de réputation. Cependant cette interprétation de la possibilité de la coopération peut satisfaire le sociologue ou l'économiste, mais certainement pas le philosophe de la morale.] L'argument suivant a été utilisé par ces auteurs que nous dirons "hétérodoxes". Supposons qu'Ego et Alter Ego soient des jumeaux vrais. Même séparés, ils savent que, placés devant le même problème, ils choisiront de manière identique. Chacun peut donc raisonner ainsi. Quoi que je fasse, il est hautement probable que mon jumeau fera la même chose que moi. Les deux seules cases à considérer dans la matrice du jeu sont donc (C, C) et (D, D). La première est préférable pour moi, je fais donc C. L'argument se poursuit ainsi : nous sommes tous des jumeaux en matière de rationalité. Quoi que nous fassions, l'autre agira comme nous, parce qu'il a en lui la même raison que nous. Nous devons donc choisir de coopérer.

Cet argument n’est pas pris au sérieux par les orthodoxes. Cependant, ceux-ci font face à un problème grave. Si l’on introduit, comme dans le raisonnement précédent, des probabilités conditionnelles entre les décisions des joueurs égales à 0 ou 1 (Proba C/C = Proba D/D = 1 ; Proba C/D = Proba D/C = 0), la règle d’or du choix rationnel : "agis toujours de telle sorte que tu maximises ton espérance mathématique d’utilité", conduit évidemment à la coopération, et non pas au défilement ! Si l'orthodoxie veut s'en tenir à la force de l'argument de stratégie dominante, elle doit donc renoncer à la règle d'or. C'est ce qu'elle a dû faire, créant un véritable schisme au sein de la philosophie rationaliste. En quoi la règle d'or serait-elle coupable? De tenir compte de toute probabilité conditionnelle, alors qu'elle ne devrait le faire que dans la mesure où la probabilité reflète une relation causale entre l'action et l'état du monde. 

Le fumeur et le cancer ; la cause et le signe ; causalistes et évidentialistes

Pour bien comprendre l'enjeu de cette discussion, il faut voir que les deux camps admettent que si l'état du monde dépend causalement de l'action, la logique de la stratégie dominante est réduite à néant. Supposons que Pierre, grand fumeur, envisage de renoncer à fumer, afin de réduire ses chances de mourir d'un cancer du poumon. Cependant, il écarte ce choix pour la raison suivante. Le tableau de ses gains est, selon lui:

                    Pas de cancer   Cancer
Renoncer          9                 - 1.000
Fumer              10                 - 995

Pierre conclut que continuer de fumer constitue une stratégie dominante puisque, qu'il ait ou non le cancer, il se trouve mieux ainsi. Nous serions en droit de nous scandaliser de son illogisme. Il oublierait tout simplement que l'état du monde n'est pas indépendant de son choix, et que les deux cases diagonales sont de loin les plus probables. Or les hétérodoxes, dans le dilemme du prisonnier joué par des jumeaux en raison, ne raisonnent pas autrement. Quelle faute commettent-ils donc, selon les orthodoxes, que le raisonnement orthodoxe, dans le cas du choix de Pierre, ne commettrait pas? C'est que, dans le dilemme du prisonnier, l'état du monde - l'action d'Alter - dépend bien de mon action, mais elle n'en dépend pas causalement : elle n'en dépend qu'en probabilité. Si je choisis C, il est très probable, en effet, qu'Alter ait également choisi C. Mais tout ce que je puis dire, c'est que mon action est le signe qu'Alter choisit C ; elle n'en est pas la cause. Le raisonnement hétérodoxe serait coupable de ne pas faire cette distinction. Il constituerait un mode de pensée magique, puisqu'il confondrait le signe et la cause. Le mode de raisonnement propre à l'hétérodoxie a été baptisé d'évidentialisme (affreux franglais, "evidence", en anglais, signifiant le signe, le symptôme, la manifestation).

Logique, confiance en soi et développement économique

On aurait tort de croire que le débat entre "causalistes" et "évidentialistes" n'a d'intérêt que pour une philosophie rationaliste flirtant souvent avec la scolastique. Il a des dimensions et des résonances anthropologiques. On connaît la thèse célèbre, en forme de paradoxe, avancée par Max Weber sur les "affinités électives" entre l'"éthique protestante", plus précisément les conséquences éthiques de la doctrine de la prédestination, et l'"esprit du capitalisme".  On ne s'intéresse ici qu'à la structure logique de l'argument de Weber, et non à sa validité empirique. En vertu d'une décision divine prise de toute éternité, chacun appartient à un camp, celui des élus ou celui des damnés, sans savoir lequel. Les hommes ne peuvent absolument rien à ce décret, il n'y a rien qu'ils puissent faire pour gagner ou mériter leur salut. La grâce divine, cependant, se manifeste par des signes. La chose importante est que ces signes ne s'observent pas par introspection, ils s'acquièrent par l'action. Le principal d'entre eux est le succès que l'on obtient en mettant à l'épreuve sa foi dans une activité professionnelle (Beruf). Cette épreuve est coûteuse, elle exige de travailler sans relâche, méthodiquement, sans jamais se reposer dans la possession, sans jamais jouir de la richesse. "La répugnance au travail, note Weber, est le symptôme d'une absence de la grâce."

La "conséquence logique" de ce problème pratique, remarque Weber, aurait "évidemment" dû être le "fatalisme". Le fatalisme, c'est-à-dire le choix de la stratégie dominante : quel que soit l'état du monde - ici, que je fasse partie des élus ou non -, il vaut mieux pour moi mener une vie oisive. Tout le livre de Weber, cependant, s'efforce d'expliquer pourquoi et comment "la grande masse des hommes ordinaires" a fait le choix opposé. Nous sommes peut-être plus ou moins, que nous le voulions et le sachions ou non, les héritiers de ce choix.

Pour la doctrine calviniste populaire, "se considérer comme élu constituait un devoir; toute espèce de doute à ce sujet devait être repoussée en tant que tentation du démon, car une insuffisante confiance en soi découlait d'une foi insuffisante, c'est-à-dire d'une insuffisante efficacité de la grâce" (p. 134 ). "Le travail sans relâche dans un métier" (p. 135) était ce qui permettait d'obtenir cette confiance en soi, le moyen de s'assurer de son état de grâce.

Le débat qui opposa luthériens et calvinistes est du plus grand intérêt. Les premiers accusaient les seconds d'en revenir au dogme du "salut par les oeuvres", au grand dam de ces derniers, outrés qu'on puisse identifier leur doctrine à ce qu'ils honnissaient par-dessus tout, la doctrine catholique. Cette accusation revient à dire que celui qui choisit de se comporter comme élu raisonne comme si ce comportement était la cause de son élection - comportement magique, insiste l'accusation, puisqu'il consiste à prendre le signe pour la chose. Cette accusation n'est autre que celle que de nos jours les théoriciens orthodoxes adressent à leurs adversaires. Où l'on voit que le débat actuel n'est pas seulement ce qu'il prétend être: une défense de la rationalité, et qu'il a des racines théologiques. Cela n'étonnera pas celui qui, se situant dans la tradition durkheimienne, est convaincu que ce que nous appelons Raison trouve son origine dans la pensée religieuse.

On vient d'utiliser l'expression "comme si". Elle est ambiguë. Si on l'interprète comme voulant dire que les deux raisonnements conduisent au même résultat, alors l'accusation est fondée, puisqu'en pratique, les deux doctrines, calviniste et catholique, sont indistinguables - et même, de façon hautement paradoxale, la doctine calviniste se révèle beaucoup plus méritocratique que la doctrine catholique (p. 141-143). Mais si l'interprétation est que les puritains prenaient vraiment le signe pour la chose, alors l'accusation devient incompréhensible, et parfaitement injustifiée. Car, montre Weber, le puritanisme ascétique constitue le point final de ce vaste mouvement de "désenchantement" du monde qui rejette "tous les moyens magiques d'atteindre au salut comme autant de superstitions et de sacrilèges" (p. 122). C'est cette conception puritaine de l'existence, insiste-t-il, qui "a veillé sur le berceau de l'homo oeconomicus moderne" (p. 240 ), donné naissance au rationalisme économique (p. 205 ) et transformé l'"esprit calculateur" du capitalisme, "de simple moyen économique en un principe général de conduite" (p. 207).

On peut, si l'on veut, coller l'étiquette infâmante "irrationnel" sur le choix puritain - c'est-à-dire le rejet de la logique de la stratégie dominante. Il faut cependant savoir à quoi alors l'on s'expose. Le rationalisme économique représente pour beaucoup le summum de la Raison dans l'histoire. Sommes-nous prêts à braver le paradoxe consistant à le juger ... irrationnel?

La seule façon de sortir de cette impasse semble être de montrer que le raisonnement évidentialiste, qui donne leur pleine légitimité aux effets de signe, représente l'une des formes de ce que nous appelons Raison. C'est ce que nous essaierons de voir dans une prochaine séance.
 

Max Weber, l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, trad. fr., Paris, Plon, 1964. Le numéros de pages renvoient à cette édition.