FORUM CONFIANCE                                                            février 2002 

Compte rendu de la cinquième rencontre du séminaire 

La Confiance et l'incertain : le rôle de l'État 

9 décembre  2002, Ecole des Mines de Paris 

Thème de la réunion : 

la relation entre mesure, confiance et Etat


1- La métrologie, nécessaire aux sociétés marchandes et aux Etats
2- L'unité de mesure
    2.1- Le choix de l'unité étalon
    2.2- Comment fixer les nouvelles unités
    2.3- Un changement profond, induit par la technique 
    2.4- En résumé
3- La police
4- De nouvelles questions
    4.1- L’exactitude
    4.2- La sensibilité 
    4.3- La complexité des phénomènes étudiés 
    4.4- De la technique vers la politique
5- Commerce, confiance, rivalité : digression anthropologique

Cette rencontre réunissait : Jean-Pierre Dupuy, Thierry Gaudin, Claude Malhomme, Dominique Moyen, Gérard Piketty, Henri Prévot, Claude Riveline, Jean-Michel Yolin, Jacques Ibert.

Ont également participé à la réunion Pierre Aubert, Marie-Ange Cotteret, Monique Kordon, Claude Kordon, invités de Thierry Gaudin.

Les échanges au cours de cette réunion se sont appuyés sur des extraits d'une thèse préparée par Marie-Ange Cotteret et assemblés par Thierry Gaudin. Ce compte-rendu ne reprend pas tout le contenu de ces morceaux choisis, qui sont accessibles sur le site du Forum confiance à la rubrique "contribution des membres du groupe".

1- La métrologie, nécessaire aux sociétés marchandes et aux Etats

La mesure consiste à compter le nombre d'unités de mesure de grandeurs telles que le poids, la longueur, le volume, le temps. L'unité servant à la mesure de la valeur des biens et des services est l'unité monétaire, dont on ne parle pas ici. Ce dénombrement se fait à l'aide de ses cinq sens, soit directement, soit par l'intermédiaire d'instruments. La métrologie est l'ensemble des institutions et des conditions nécessaires à une pratique pacifique de la mesure.

La très longue histoire de la métrologie depuis ses origines connues, il y a cinq mille ans, est instructive des relations qu'elle permet et suscite entre le milieu marchand, la société et le pouvoir.

S'il est possible de concevoir que des sociétés de troc fonctionnent sans utiliser la mesure - sauf le dénombrement des objets, qui est la forme la plus fruste de la mesure -, toute société marchande a évidemment besoin de mesure.

L'Egypte ancienne nous montre que, même dans une société non marchande, le pouvoir d'Etat a besoin de la métrologie pour mesurer les rations qu'il accorde à chacun de ses sujets. Au risque de faire un grand écart, on peut voir une analogie avec la situation actuelle où l'Etat recourt à la mesure, non pour attribuer des biens (en effet aujourd'hui, les libéralités de l'Etat sont en général accordées en monnaie), mais pour "rationner" et "distribuer" des "maux" (pour parler comme Beck dans "la société du risque"), c'est-à-dire fixer les plafonds d'émission de produits toxiques ou les risques maximum.

La métrologie comporte les unités de mesure, les instruments de mesure et un appareil de police pour contrôler la qualité des instruments et le bon usage des unités et des instruments.

2- L'unité de mesure

Comme toute mesure exige une unité, deux questions se posent : celle de la nature de l'unité étalon et celle de l'exactitude de l'unité utilisée pratiquement.

2.1- Le choix de l'unité étalon
Pendant des millénaires (du 8ème ou 3ème, en Mésopotamie), la métrologie en est restée apparemment au stade du dénombrement d'objets, sans utiliser d'unité commune.

Un outillage a été développé pour conserver la mémoire des dénombrements convenus entre les parties : des jetons, petites boules de terre, appelés calculi, étaient mis dans des petites outres en terre, et marqués d'un signe indiquant ce qu'ils représentaient ; puis l'outre a été marqué d'un signe indiquant le nombre et la signification des calculi qu'elle contenait, puis les calculi ont disparu, de sorte que les signes inscrits sur l'outre sont devenus à la fois chiffres et lettres.

Les premières unités furent des unités de poids. Les plus vieux poids de pierre retrouvés en Mésopotamie sont en pierre polie et ne sont pas marqués. 
Appliquées plus tard à des métaux précieux, les unités de poids ont très vite été utilisées comme des unités de valeur monétaire - naissance de la monnaie, au début du 4ème millénaire. Les monnaies à l’effigie du pouvoir datent du 6° siècle avant JC, Alyattès, père de Crésus…

L'Etat n'a pas toujours voulu unifier les unités de mesure. Ainsi, sous l'empire romain, les métrologies des différents pays qui en font partie se côtoient.

L'unification imposée par Charlemagne en 789, mille ans avant la grande unification décidée par la Révolution, ne lui survivra pas. Pendant des siècles, les unités de mesure se sont multipliées - douze valeurs différentes pour un journal dans le Baillage de Montdidier. La mesure de blé n'a pas la même capacité que la mesure d'orge, d'avoine, de charbon ou de sel. Il y a la livre légère et la livre grosse. etc. "Qu'on joigne à ce chaos local la diversité générale des arpents, des journaux, des perches, ces verges et leurs innombrables subdivisions, on verra que, d'un bout du royaume à l'autre, les Français traitent de leur propriété foncière en parlant une langue dont chacun d'eux entend à peine quelques mots"(Archives parlementaires). La multiplication des unités, au sein d'un même baillage, multiplie les possibilités de confusion donc de fraudes. D'ailleurs, ces unités ne sont pas fiables car elles peuvent être manipulées : celui qui est en position de force achètera mesure comble et vendra mesure rase ; lorsque l'unité de quantité de froment est le sac, le meunier, lorsqu'il l'achète, fait tourner son moulin pour faire vibrer le sac posé sur le plancher et pour que le froment se tasse ; il ne fera évidemment pas de même pour vendre sa farine.

A la veille de la Révolution, lorsque le Etats généraux ont été convoqués à nouveau après une période longue de 175 ans, la population a demandé avec une grande force la vérité de la mesure et l'unification des unités : "un seul roi, une seule langue, une seule mesure" ; dans les cahiers de doléances, l'unification des poids et mesures est réclamée au moins 246 fois. 

2.2- Comment fixer les nouvelles unités
Cette unification fut une des grandes œuvres de la Révolution.

Pour ce qui est de la mesure des longueurs, il fallait faire un choix entre deux options fondamentales : ou bien, comme le proposait Villeneuve, dont les Observations furent présentées par Abeille et Tillet, rechercher une unité qui tienne compte des unités pratiquées jusque là, ou bien, comme le proposaient Prieur de la Côte d'Or et Talleyrand, rechercher une unité radicalement nouvelle, reliée de manière simple à des phénomènes naturels et, en quelque sorte, de valeur universelle. Talleyrand expose ainsi l'alternative : "Le moyen le plus simple (…) consisterait à déterminer tous les poids et toutes les mesures quelconques du royaume sur le double étalon de livre et de toise qui existe à Paris. Cette méthode présenterait tous les avantages (…). Et cependant (…) il conviendrait en ce moment (…) de faire une nouvelle opération dont l'exactitude fût appuyée sur des preuves et des témoignages irréfragables, et dont les résultats pussent présenter aux yeux de toute l'Europe un modèle inaltérable de mesures et de poids". Cette option radicale de tabula rasa fut retenue. Il fallait trouver une unité qui se rattache à des données physiques universelles ; c'est pourquoi la longueur du pendule qui bat à la seconde n'a pas été retenue, car elle dépend de l'altitude. On retint donc une fraction du méridien terrestre. C'est ainsi que la loi du 18 germinal de l'an III a institué le système métrique décimal. Dans la même veine, l'unité de température et celle de poids ont été fixées en référence à des phénomènes physiques perceptibles par tout le monde de la même façon.

Pour célébrer le caractère universel de ce système de mesure, Condorcet a des accents épiques qui, sans doute, peuvent agacer d'autres peuples mais qui n'ont pas empêché ces derniers d'adopter les uns après les autres le système qui fut institué à cette époque par des législateurs inspirés des philosophes et des savants (souvent les mêmes hommes "éclairés") qui ont cherché à simplifier la vie de tous, notamment des gens les plus simples.

Cette progressive universalisation des unités n'empêche pas quelques unités de rester vivaces pour des emplois spécifiques : contenance de flacons, poids des diamants, précision des images sur les écrans de télévision ou d'informatique - faut-il y voir le signe que l'emprise des marchands est plus forte que celle des savants ou que les marchands veulent garder un distance à l'égard des gens simples ?
Ce besoin d'universalisation a un côté pervers, proche de l'orgueil. Il induit en effet le besoin d'attribuer aux choses une valeur "en soi", une valeur "absolue" alors que le besoin social est seulement de faire des comparaisons. Il en est ainsi de la mesure de l'intelligence, où les tests psychotechniques vont finir par remplacer les concours.
 

2.3- Un changement profond, induit par la technique
Les dernières décennies ont vu des changements de la plus haute importance : désormais, l'unité de mesure n'est plus accessible au sens commun : on fêtera bientôt le vingtième anniversaire du rattachement de l'unité de mesure de longueur à la vitesse de la lumière. Ces unités de mesure très sophistiquées ne sont certes pas utiles à la vie courante mais, autant la référence au "mètre étalon, en platine iridié déposé au pavillon de Breteuil", a structuré la pensée métrologique de tous les petits Français, autant la distance parcourue par la lumière pendant le temps de quelques millions de battements d'un oscillateur atomique est une notion difficile à saisir par le sens commun.

Certes, cette précision est nécessaire à la réalisation d'équipements qui tirent parti de toutes les possibilités de la technique, notamment pour les besoins de la défense, donnant ainsi un avantage stratégique aux pays qui savent les mettre en œuvre : la précision du futur système GPS européen Galileo sera de quelques dizaines de centimètres, celle des systèmes militaires encore meilleure. Mais force est de constater que la pensée rationnelle, loin de populariser la métrologie comme elle avait su le faire au temps des Lumières, l'a écartée du peuple - phénomène qui est amplifié par l'hyper précision et l'hyper sensibilité des appareils.

La sophistication s'étend aussi, dans le domaine social, non seulement aux techniques de mesure mais aussi à la nature des phénomènes observés, au point qu'il est difficile d'en interpréter la mesure.

2.4- En résumé 
Avec Charlemagne, le pouvoir politique a facilité le commerce et la vie des gens en unifiant les unités de mesure dans tout l'empire ; puis le jeu des rapports de forces entre acheteurs et vendeurs a eu pour effet de multiplier le nombre des unités ; puis le pouvoir politique, à la demande des acteurs économiques et de la population et avec les conseils de savants et de philosophes, a bâti un système unique, facilement compréhensible et vérifiable par tous, qui continue de s'étendre sur toutes les nations mais qui n'a pas empêché la survivance d'unités anciennes ; puis l'évolution de la science a conduit à créer d'autres unités très sophistiquées, peu utiles pour les usages courants sans doute, mais très utiles pour mettre en œuvre des techniques accessibles seulement aux pays les plus développés.

Ainsi, à côté de ce mouvement d'universalisation, voit-on subsister comme autant de "tribus" des "niches" par métier ou locales, et en voit-on apparaître de nouvelles mesures, propres à ceux qui savent maîtriser et utiliser les dernières techniques à des fins civiles ou militaires. 

3- La police

La police consiste à vérifier que les unités utilisées sont conformes à l'étalon, que les mesures sont faites correctement, c'est-à-dire qu'elles restent à l'intérieur d'une imprécision, une "incertitude" acceptée par tous.

La police des échanges marchands a parfois été faite, au cours de l'histoire, par des institutions créées par les marchands ; tel semble être le cas des premiers temps de la mesure à Ur ou Babylone, tel fut le cas dans certaines grandes villes ou hanses commerçantes.

Dans l'ancienne Mésopotamie, le fait que les unités de poids ne soient pas marquées n'est pas anodin car il implique toute une organisation pour que les transactions soient justes, très particulièrement lorsque l'on échangeait des pierres ou des métaux précieux. Il existait donc vers 2700 avant Jésus-Christ, à Ur, au moins un vérificateur des poids et mesures. Il s’appelait Sin-Uselli. Il semblerait que celui-ci relève des marchands plutôt que du pouvoir politique.

Généralement toutefois, la police a été assurée par le pouvoir politique, souvent à la demande des acteurs du marché, soit les marchands, soit le peuple. Le pouvoir fait alors payer sous forme d'impôts le service qu'il rend en assurant la vérité de la mesure.
Par extension - mais au fond, il s'agit du même sujet - on notera que le pouvoir se faisait rémunérer de la garantie qu'il apportait à la valeur de la monnaie en fixant cette valeur garantie par lui à une valeur supérieure à celle de son poids de métal - de la même façon que l'escompte.
 

Au cours de cette réunion, le groupe n'est pas allé plus loin au sujet de la police de la mesure, sujet immense. On pourra se référer à la thèse de Marie-Ange Cotteret et à son site metrodiff.org et aux sites bipm.org et oiml.org.

La police demande avant tout que soit explicité le niveau maximum d'incertitude, ou le niveau maximum de la quantité mesurée, c'est-à-dire la tolérance. Elle ne peut s'exercer que s'il existe aussi une unité ; il faut enfin des instruments dont la précision soit connue et un mode opératoire qui, compte tenu de la précision de l'instrument, génère une incertitude inférieure à la tolérance.

4- De nouvelles questions

La sensibilité des appareils de mesure et leur précision d'une part, la complexité des phénomènes mesurés d'autre part posent de nouvelles questions.
Sensibilité et précision sont deux qualités qu'il convient de ne pas confondre. La première permet de détecter des grandeurs très faibles, la seconde d'en mesurer l'étendue avec une "incertitude" plus ou moins grande ; la précision de l'instrument est une condition nécessaire, non suffisante, de l'exactitude de la mesure.

 4.1- L’exactitude 
Quiconque utilise une mesure attend de celle-ci une certaine exactitude . L’exactitude de la mesure tient non seulement à l'appareil mais aussi au mode opératoire. Lorsque, du fait de la technique, la précision de la mesure est inférieure à celle qui est attendue, l'attente sociale porte sur l'amélioration de l’exactitude des appareils et du processus de la mesure sans qu'il soit besoin de préciser le niveau de précision attendu de la mesure. Mais aujourd'hui, la précision des appareils et des processus peut être si grande qu'il devient nécessaire d'expliciter l'attente sociale réelle. C'est une question nouvelle à laquelle le public en général est fort mal préparé car il doit d'abord accepter un certain niveau d'incertitude pour renoncer à demander aux appareils et au processus de mesure une exactitude plus grande. Or l'incertitude est une notion complexe, qui a un sens physique et qui peut se traiter par les outils mathématiques, mais dont le fondement est philosophique : l'incertitude est un des caractères de la relation de chacun avec la nature, avec les autres, avec le "surnaturel" sans doute, en tout cas avec le hasard. 

Force est de constater que cette notion d'incertitude n'est guère enseignée dans les écoles, et l'était encore moins dans les écoles qu'ont fréquentées les adultes d'aujourd'hui.

Les exemples abondent de ce manque de culture. Ainsi le gardien du muséum d'histoire naturelle qui annonce fièrement que le dinosaure dont on voit le squelette est vieux de soixante-dix millions et sept ans. - "Et sept ans ? D'où tenez-vous cette précision ?" - "Lorsque je suis arrivé, le directeur m'a dit qu'il avait soixante-dix millions d'années ; or je suis ici depuis sept ans". Blague bien sûr, mais que dire de ces nombres dotés de multiples chiffres après la virgule pour des grandeurs dont l'incertitude est grande ou encore pour des grandeurs que nul n'a besoin de connaître avec une telle précision ? Que dire de ces querelles qui se déploient à propos d'un écart minuscule, lui aussi largement inférieur à l’exactitude dont on a réellement besoin ? C'est pourtant là expérience courante.

La tendance est donc d'exiger de toute personne ou de toute institution qui publie une donnée chiffrée une exactitude égale à celle que permettent les meilleurs instruments de mesure, de s'étonner qu'elle ne le fasse pas et de demander systématiquement des explications sur ce qui est considéré d'emblée comme un manquement.

Il faut dire que l'incertitude est une notion parfois difficile à manier si l'on n'y prend garde. Que veut dire par exemple qu'une horloge atomique dérive de 10 à la puissance -14 seconde en trois heures ? On a spontanément tendance à penser qu'elle "avance" ou "retarde" de 10 puissance -14 seconde en trois heures, ce qui ferait une précision relative de 10 à la puissance -18. En réalité, c'est la période du "balancier" électronique qui dérive en trois heures de 10 à la puissance moins quatorze seconde. Cette indication ne donne donc aucune information utile si l'on ne connaît pas la fréquence de ce "balancier" - qui est de 9,2 GHz.

Cet exemple montre que pour pouvoir juger ce que l'on entend ou seulement vérifier que l'on a bien compris il faut désormais avoir des connaissances en physique plus avancées que celles qui sont nécessaires pour faire geler ou bouillir de l'eau ou pour en peser une quantité d'un litre.
 

4.2- La sensibilité
L'extrême sensibilité des instruments de mesure soulève des questions du même ordre que celles que révèle leur extrême précision, mais différentes.

Il est possible de percevoir des faits ou des substances potentiellement dommageables dont on ignorait l'existence même, ou dont on pouvait considérer qu'ils n'existaient pas. Désormais, leur cas ne peut être ignoré. Le pouvoir est interpellé. La réaction la plus simple est de réduire l'ampleur de ces faits ou la quantité des substances, si possible en deçà de la sensibilité des appareils de mesure ; mais cet effort touche vite ses limites. Alors il faut s'exposer à la réprobation ou convaincre le public d'accepter de ne pas exiger de descendre en dessous d'un certain seuil. Parfois, il sera possible de montrer qu'en dessous de ce seuil le dommage est nul ou négligeable, parfois il faudra convaincre le public d'accepter le dommage - ce qui est plus difficile lorsque le dommage lui-même est si ténu (faible, peu probable et/ou éloigné dans le temps) qu'il est difficile à mesurer. Il était plus confortable de ne pas pouvoir déceler la possible cause de cet éventuel dommage.

 4.3- La complexité des phénomènes étudiés 
Voici un autre aspect de l'évolution technique. Tant qu'il s'agit de produire des voitures qui roulent plus vite, de fabriquer des matériaux qui résistent mieux à la température, l'objet de la mesure ne soulève pas de question. Lorsque l'on s'attaque à la structure de la matière, pour atteindre l'inaccessible il faut interpréter la mesure d'autres objets accessibles, ce qui peut être sujet à caution mais concerne seulement les spécialistes. Il n'en est pas de même des phénomènes sociaux.

Non seulement certaines données de base de la société ne sont accessibles qu'indirectement au prix d'interprétations, mais encore, le simple fait de mesure peut modifier la société.

Comme exemple trivial mais significatif, le risque causé par la pollution atmosphérique est parfois chiffré en nombre de décès imputables à un pic de pollution, grandeur qui n'est pas significative puisque les effets doivent plutôt s'apprécier en nombre d'années de vie perdues. Autre difficulté : même en admettant que les sciences sociales sont fondées sur la même épistémologie que les sciences naturelles, elles en diffèrent par l'incertitude, résultat de l'échantillonnage. Fixer le niveau d'incertitude accepté est une décision du pouvoir, de même que désigner l'objet de l'étude. Récemment une violente querelle a suivi la publication d'une étude sérieuse et utile au motif qu'elle prenait en compte l'origine ethnique des personnes de l'échantillon étudié. 

Un groupe de statisticiens s'est ému des distorsions d'informations rendues possibles par l'usage de données sociales, le groupe "pénombre".
 

4.4- De la technique vers la politique
La précision et la sensibilité des appareils de mesure nous renvoient donc à une question qui était déjà apparue au cours des réunions précédentes, notamment celle qui a été consacrée au risque : de la même façon que l'action publique ne peut se limiter à diminuer les risques, de même elle ne peut pas se limiter à améliorer l‘exactitude ou la sensibilité des mesures. Bien au contraire, de même que, concernant le risque, la question qui se pose à la société est celle du niveau de risque qu'elle est prête à accepter, de même concernant la mesure, la question qui se pose à elle est celle de l'imprécision ou du seuil de sensibilité de la mesure qu'elle est prête à accepter. Ces deux questions sont de même nature ; elles relèvent non plus de la technique mais de la politique.

Quant à la connaissance de la société elle-même, savoir quel objet étudier et quelle précision donner à la mesure sont les mêmes questions qui, elles aussi, relèvent de la politique.

5- Commerce, confiance, rivalité : digression anthropologique

Selon Mauss, Durkheim et d'autres, au début, il y a la religion, la vengeance et l'échange de coups, entre humains et entre humains et divinités. Ce fut un progrès de mesurer le nombre de coups rendus à l'étranger, d'accepter que le nombre soit une unité de mesure commune : "œil pour œil", c'est à dire "pas plus d'un œil pour un œil". C'est en effet lorsque les gens sont en concurrence qu'ils sont besoin de commensurabilité. Le basculement, dans un sens ou dans l'autre, de la relation de concurrence violente (vengeance, guerre) vers la concurrence pacifique est passionnant à étudier. L'une et l'autre relations sont aussi proches que l'amour de la haine et cela se retrouve dans les mots : gift signifie poison en allemand, langue où les mots signifiant échanger [tauschen] et tromper [täuschen] sont très voisins ; hôte, hostie et hostile ont la même racine. La mesure servirait-elle à réguler la violence (idée que l'on peut retrouver dans l'expression "un homme mesuré") ?

La mesure reflète en effet un accord qui, respecté, évite la violence ; mais l'histoire montre que cet accord a parfois été imposé dans la violence : ainsi, depuis Charlemagne, le roi a tenté d'unifier les unités de mesure mais il s'est toujours heurté aux féodaux et aux ecclésiastiques. On constate que, là comme souvent, l'intérêt du roi et celui du peuple se rejoignaient contre celui des couches intermédiaires.

A cette vision qui met la violence à la racine des relations entre hommes, peut s'opposer une autre vision qui part de la constatation que les animaux savent se faire des cadeaux, que ceux qui réussissent sont ceux qui ne se battent pas car ils ont trouvé une "niche". Ne serait-on pas intoxiqué par un darwinisme où le libéralisme trouve son inspiration ?

A moins qu'un progrès de la civilisation - fût-elle animale - soit justement de réussir à enfouir cette violence primordiale.

Quoi qu'il en soit, la mesure se trouve au cœur de la plupart des relations entre hommes ; comme la monnaie, elle peut donc être accompagnée de violence et de confiance - selon le titre du livre d'Orléan et Aglietta : la monnaie entre violence et confiance. 

Nous pourrons revenir sur cet aspect de la question après avoir échangé avec Orléan lors d'une prochaine réunion.