FORUM CONFIANCE      

Compte rendu de la réunion du 10 février 2004
La Confiance et l'incertain : le rôle de l'État

Confiance, défiance et ignorance : le cas de la vache folle

Cette rencontre réunissait Jean-Pierre Dupuy, Thierry Gaudin, Claude Malhomme, Claude Maury, Dominique Moyen, Jean Muguet, Gérard Piketty, Henri Prévot, Claude Riveline, Hubert Roux. 

Le cas de la vache folle présente la particularité intéressante que ce que l’on appelle communément « confiance » peut se mesurer par la quantité de viande de bœuf achetée. A moins que cela revienne à décider, par convention, d’appeler confiance une grandeur qui se mesure par la quantité de viande achetée - on y reviendra. L’ampleur des facteurs de risque est également mesurable si l’on convient de prendre comme mesure le nombre de cas de vaches folles en Grande Bretagne et en France.

La chronologie

Tendanciellement, la consommation de viande de bœuf diminue légèrement, de 0,2 % par an. Jusqu’en 1992, elle varie peu autour de sa tendance.. De 1993 à 1996 inclus, elle a baissé en quatre ans de 10 % (malgré un ressaut en 1995), puis elle est remontée en trois ans de 5 % pour replonger de plus de 5 % en 2000 et 2001 et enfin, après une hausse rapide, retrouver son niveau tendanciel en 2002. 
 
En rapprochant cette chronique d’un rappel historique des faits, sera-t-il possible d’« expliquer » la confiance ?

Le secteur de l’élevage est particulièrement suivi par les pouvoirs publics car il est en relation très forte avec la santé humaine. Les produits de l’alimentation animale sont ingérés par l’homme, y compris les hormones ou les antibiotiques, certaines  maladies de l’animal sont susceptibles de se transmettre à l’homme (comme la rage , la maladie du charbon ou les différentes formes de grippe), l’élevage porte souvent atteinte à la qualité des eaux.

Les cadavres d’animaux présentent également des risques sanitaires. Pour faire disparaître les cadavres, on en récupère le maximum. En particulier, les matières grasses ont pu être ajoutées au lait que l’on donne au veau puisque la matière grasse du lait, qui a beaucoup de valeur, en a été extraite pour être vendue à part. Et ce qui n’a pas trouvé un usage direct est chauffé pour en faire une farine que l’on donne comme aliments aux animaux carnivores, porcs ou volailles.
 

Le secteur laitier est parvenu à faire produire par chaque vache laitière une telle quantité de lait qu’il est nécessaire d’enrichir son alimentation de protéines. Plutôt que de lui donner des protéines végétales (soja ou autre), il a paru commode de lui donner des farines animales.

L’ensemble du dispositif présentait donc de grands avantages tant au point de vue écologique, puisque tout était recyclé, qu’économique, puisque l’on a trouvé pour chaque produit son usage le plus valorisant.

En 1985, un fermier anglais a observé chez une vache une maladie nouvelle : la bête était comme saoule., Ce cas n’a pas été jugé très alarmant, malgré l’apparition d’autres cas, puisque ce n’est que quatorze mois plus tard que son cerveau a été examiné. Celui-ci est alors apparu comme une masse spongieuse d’où le nom donné à la maladie : encéphalite spongiforme bovine. Les maladies connues les plus proches étaient chez l’animal la tremblante du mouton, une maladie connue depuis deux siècles, qui frappe apparemment au hasard 1 % des moutons et ne se transmet pas à l’homme, et chez l’homme la maladie de Kreuzfeld-Jacob, mal connue, qui est la cause d’un décès par million d’habitants et se développe lentement, sur quinze ou vingt ans, ou encore la maladie de Kourou, dont pouvaient être atteints des anthropophages mangeurs de cervelles en Nouvelle Guinée.

Les Anglais ont procédé à des tests pour savoir si cette maladie était transmissible d’une espèce à l’autre. Ils sont parvenus à transmettre la maladie de la vache folle à la souris par une injection directe dans le cerveau de tissus cérébraux de bêtes malades mais n’ont pas constaté que la transmission puisse se faire par le sang ou les muscles. Ils ont assez vite conclu que la transmission aux vaches se faisait par les farines animales car, trois ans plus tôt, il avait été décidé par souci d’économie de diminuer la température de production de ces farines. Ces essais et la connaissance des maladies les plus proches ont conduit à penser que cette maladie n’était pas transmissible à l’homme et qu’elle devait être traitée comme un pur problème de santé animale.
En 1988, face à un début d’épidémie, la Grande Bretagne a décidé de détruire les animaux malades, d’interdire la consommation de farines de ruminants sur le sol national sans pour autant interdire l’exportation.

En 1989, vu l’extension de la maladie en Grande Bretagne, la Communauté européenne a décrété un embargo sur les bovins vivants britanniques . La France y a ajouté un embargo sur les farines britanniques.

C’est en 1991 que l’on voit en France le premier cas de bête malade ; puis seulement un autre en deux ans alors qu’en Grande Bretagne l’épidémie fait rage avec une pointe en 1993 de 35000 cas de vaches malades.

En France, dès1992, alors que l’on n’a détecté en tout qu’un cas de vache malade, une première décision est prise sur la consommation humaine : interdiction des produits à risque (les parties nerveuses ou riches en nerfs) dans les petits pots pour bébés, décision prise par la DGCCRF, et dans certains médicaments, décision prise par le ministère de la santé. Il est également décidé d’interdire l’utilisation de farines animales dans les matières fertilisantes et supports de culture ; il suffisait d’un simple arrêté motivé mais, pour ne pas alarmer la population, il a été jugé préférable de ne pas motiver cet arrêté de sorte qu’il a été annulé par le Conseil d’Etat. L’opinion publique commence néanmoins à s’émouvoir et, alors qu’il n’y a pratiquement pas de bête malade en France, la consommation de viande de bœuf fléchit en 1993 et 1994, pour remonter en partie en 1995.

C’est alors qu’intervient en Grande Bretagne, le premier cas de malade humain, un malade jeune qui a développé la maladie en deux ans, suivi de quelques autres cas. En mars 1996, le gouvernement anglais annonce officiellement que la maladie paraît transmissible à l’homme. 

La presse fait état d’études scientifiques et de modèles mathématiques qui laissent prévoir des centaines de milliers de décès rien qu’en Grande Bretagne ; en France la consommation de bœuf baisse à nouveau. L’Etat réagit en créant un comité d’experts destiné à coordonner les études sur la maladie ; il interdit l’importation des viandes de bœuf de Grande Bretagne, la vente des tissus nerveux de bovins quelle que soit leur origine, fixe de nouvelles règles de découpage de la viande ; Il interdit aussi l’importation des viandes venant de Suisse dès qu’on y découvre une bête malade, alors que ce pays ne connaissait pas de cas plus nombreux qu’en France, c’est-à-dire fort peu, puis crée le service public de l’équarrissage (activité menée auparavant par des entreprises privées choisies par le préfet).

La consommation reprend en partie jusqu’en 1999, bien que l’épidémie ne soit pas enrayée. Alors que le nombre de cas de vaches malades continuait de diminuer en Grande Bretagne et se chiffrait, en 1999, à 2000, en France, il augmentait pour atteindre 30.

En 2000, nouvelle poussée d’inquiétude. Le journal Libération indique que la DGCCRF tolérait la présence de 0,3 % de farines animales dans l’alimentation des ruminants,  ce pourcentage correspondant à la limite de sensibilité des moyens de mesures existants. Le président de la République intervient sur le sujet de façon relativement solennelle pour réclamer l’interdiction d’utilisation de farines animales pour tous les animaux. On observe, encore une fois, une chute de la consommation en 2000 et 2001.

D’autres décisions sont prises : tester les animaux apparemment sains ; sur 15 000 tests effectués en 2000, 32 décèlent une maladie ; c’est peu, mais plus qu’on ne pensait. On s’organise pour pouvoir tester tous les animaux. Le nombre de cas de maladie observés monte à plus de 250 en 2001 puis redescend. La confiance revient et semble tout à fait rétablie en 2002 si l’on en croit le volume de la consommation de viande bovine.

Alors l’Etat, au vu des études scientifiques qui commencent à se préciser et des mesures de précaution prises, revient progressivement sur certaines des mesures antérieures: on autorise la vente de ris de veau, on réduit les abattages, on  rouvre le marché aux viandes britanniques etc.

 Est-il possible de faire une relation entre le niveau de confiance, la situation de risque réel et l’action de l’Etat ?

Le paradoxe de cette histoire est que la confiance est revenue alors que le nombre des bêtes malades reste relativement élevé ; le nombre de cas connus est supérieur  à celui des premières années de crise ; même s’il est vrai que le dépistage est plus systématique ;.

On a observé une rechute de la confiance au moment même où ont été faites des déclarations au plus haut niveau ; peut-on établir un lien de causalité, et dans quel sens ? Peut-on penser que ces déclarations ont engendré une crainte ou que, au contraire, ces déclarations avaient pour objet de reconnaître et de prendre en charge une inquiétude croissante pour y apporter une réponse ? Si tel est le cas, on peut constater que la réponse a été efficace - efficace sur la confiance mais sans rien changer à la situation objective de risque. Mais là aussi, y a-t-il eu un lien de cause à effet ? Il faut s’interroger lorsque l’on voit que la suppression des décisions prises antérieurement n’a pas eu d’effet sur la confiance alors que la situation objective n’a guère changé.
Ce cas semble montrer une déconnexion entre la situation objective et le niveau de confiance, tel qu’il a été conventionnellement défini. Celui-ci paraît dépendre de la présentation qui lui est faite et des décisions prises, les mêmes décisions pouvant voir un effet différent selon les moments, selon « l’état de l’opinion ». 

Aujourd’hui, la consommation a retrouvé son niveau normal. Mais est-ce de la confiance ou de l’indifférence ? Il est d’expérience courante que les mêmes faits qui, un temps, laissent tout à fait indifférents, peuvent susciter l’enthousiasme peu après ; ainsi les recherche de Prusiner sur les prions, ignorées de tous, sans doute parce qu’elles remettaient en cause ce qui faisait figure de dogme, à savoir que seuls les êtres vivants dotés d’ADN sont capables d’autoréplication - depuis, Prusiner a eu le prix Nobel. Montagner a connu le même genre d’aventure.

Dans le cas d’espèce, ne faut-il pas pousser l’analyse au-delà de la « confiance » et de l’indifférence ? La confiance, définie comme on l’a fait ici, n’est qu’un mot pour désigner un comportement qui se traduit directement par le niveau de consommation. Or, entre le risque objectif tel que pourrait le connaître un observateur parfaitement informé et le comportement des consommateurs, interviennent de très nombreuses composantes : la connaissance que les consommateurs ont objectivement de la situation et la connaissance qu’ils en ont psychologiquement (il peut s’agir ici d’indifférence inconsciente ou consciente : « je ne veux pas le savoir »), les possibilités qu’ils ont de se préserver du risque (en vérifiant eux-mêmes l’origine de la viande ou en achetant leur viande au boucher qui leur garantit qu’elle provient directement du Limousin), l’importance qu’ils accordent à l’alimentation carnée et le prix relatif de la viande de bœuf, le sentiment généré par la perception du risque (qui peut être de l’indifférence, alors consciente : « Inch Allah ») et enfin, conscients d’un risque objectif, la confiance, dans un sens strict, c’est-à-dire une confiance irraisonnée et indicible en son boucher ou dans le système. Probablement un peu de tout cela avec fort peu de cette confiance au sens strict. Au point que l’on pourrait sans doute se passer du mot de confiance pour rendre compte de ce comportement !

La crise a été grave : une baisse de la consommation de 10 %, une baisse des prix de 20 %, la ruine de nombreux agriculteurs et l’abattage de très nombreux animaux. Avant et après la crise, la consommation est apparemment la même et la situation objective dans les champs n’a guère changé. Pourtant à l’origine de tout cela il s’est passé un événement.

Cet événement à l’origine de la crise est-il l’épidémie, cause de la chute de confiance ? N’est-il pas plutôt la chute de confiance elle-même, ou l’apparition de la défiance, c’est-à-dire la sortie de l’indifférence ? L’indifférence est mère d’inaction. Ne peut-on pas inverser la relation de cause à effet et dire que c’est la volonté d’agir ensemble, d’avoir une émotion commune qui serait la cause de la sortie de l’indifférence, avec ses fluctuations d’apparente confiance ? Un psychodrame collectif en quelque sorte, pour sentir vivre la collectivité. L’invention d’une difficulté pour l’affronter : ne dit-on pas que le gouvernement américain, prévenu de l’attaque de Pearl Harbour, l’aurait laissé se réaliser pour déclencher une indignation populaire nécessaire à l’entrée en guerre des Etats-Unis ? Sinon créer un problème, du moins mettre à profit une difficulté voire seulement un risque fût-il très peu probable pour pouvoir, ensemble, le résoudre ou l’affronter - voilà un moyen de générer de la confiance, une confiance active.

D’ailleurs cette crise a été féconde puisque on a créé une Agence (l’AFSSA) pour apporter une cohérence administrative qui a fait défaut et que la surveillance des troupeaux est bien meilleure.