FORUM CONFIANCE        

Compte rendu de la réunion du 16 juin 2003 

La place et le rôle de la temporalité dans les choix rationnels

Cette rencontre réunissait Matthieu Bergot, Michel Berry, Eric Binet, Jean-Pierre Dupuy, Thierry Gaudin, Claude Malhomme, Claude Maury, Dominique Moyen, Jean Muguet, Henri Prévot, Claude Riveline, Hubert Roux, Jean-Michel Yolin.

La réunion a été consacrée à la place et au rôle de la temporalité dans les choix rationnels. Les participants avaient reçu avant la réunion un texte de J.P. Dupuy, "Time and rationality", que l'on trouve sur le site du forum confiance cgm.org/Forums/Confiance.
 
 

1- Les fondements théoriques de la philosophie rationaliste
2- Comment la rationalité des choix conduit à une situation désavantageuse pour tous
3- A la source du paradoxe : le principe de la chose certaine
4- La "rationalité des plans" permet-elle de sortir du paradoxe ?
5- Un écart entre la réflexion théorique et l'observation des comportements réels

Lorsque l'on se pose la question : "puis-je lui faire confiance lorsqu'il me dit que cette installation n'est pas dangereuse ?", l'on n'a pas tellement besoin de faire intervenir la temporalité - elle est néanmoins présente en arrière plan lorsque l'on fait appel à la réputation. Par contre il est des situations où la temporalité est au cœur même des relations entre personnes, chaque fois que se pose la question : "puis-je lui faire confiance lorsqu'il me dit qu'il va faire ceci".

C'est à cette question que la réunion a été consacrée. On s'aperçoit qu'une réflexion sur cette simple question conduit à remettre fondamentalement en cause certaines des hypothèses qui sont à la base des théories sur quoi s'appuie la pratique politique et économique dominante.

Comme il n'a pas été possible en une seule réunion d'approfondir suffisamment cette question, la discussion sera prolongée au cours de la prochaine réunion. 

Ce compte rendu est donc provisoire et sera complété après la réunion de septembre.

1- Les fondements théoriques de la philosophie rationaliste

Trois propositions sont tenues pour vraies :

    1- l'homme peut et doit être guidé par son intérêt bien compris
    2- il existe des structures d'interaction telles que, chacun suivant son intérêt bien compris, se crée une situation qui n'est optimale pour aucun des acteurs
    3- pour l'éviter, il faut agir sur la structure d'interaction. Cette structure peut être le marché, ou le pouvoir, ou la "confiance".

D'emblée se pose la question qui reviendra plus tard : la "confiance" est-elle ce je ne sais quoi qui permet d'éviter une situation désastreuse là où le marché et le pouvoir en sont incapables ? Si tel est le cas, il serait erroné de penser que l'on aurait progressé dans l'analyse par le seul fait de parler de "confiance".

Cette démarche intellectuelle est très biaisée car le schéma n'est pas réversible. Supposons, ayant constaté 1 et 2, que l'on agisse sur la structure d'interaction en faisant appel à la confiance, mais que celle-ci ne soit pas au rendez-vous ; alors on ne retourne pas à la situation 2, mais à une situation 2' bien pire que 2, entachée de "défiance", de soupçon, de déprime.

N'est-ce pas la situation décrite dans un article récent paru dans Libération de Yves Michaud : "Quatre démoralisations -  classe politique, médias, pouvoir judiciaire, monde des affaires : tous ces piliers de la vie démocratique française sont ébranlés un à un" (texte accessible sur notre site privé confiance.ht.st) ? Si le système de régulation était fondé sur un réseau de bonnes relations, des relations de confiance, et s'il apparaît que des pièces maîtresses de ce réseau sont corrompues, le désabusement submerge la société ; si "ils sont tous pourris", alors, chacun pour soi ! 
 

2- Comment la rationalité des choix conduit à une situation désavantageuse pour tous

Voici un cas bien connu : dans une campagne où l'on fait ici des vendanges et là des moissons, un vigneron et un moissonneur conviennent de s'entraider. Mais, selon la théorie, peuvent-ils seulement réaliser leur décision ? Le moissonneur n'aidera sûrement pas le vigneron puisque, sa moisson rentrée, il ne sera vraiment pas de son intérêt de faire l'effort de la vendange. Donc le vigneron ne peut pas penser que le moissonneur l'aidera. Donc, suivant son intérêt bien compris, il ne va certainement pas aider le moissonneur - moisson et vendanges seront donc perdues. Or ce n'est pas ainsi que les choses se passent en réalité. Où est l'erreur ?

Sans doute le vigneron et le moissonneur se diront qu'ils ont intérêt à coopérer cette fois-ci pour pouvoir coopérer l'année prochaine. Mais cela ne rend pas compte des situations où des personnes prennent des décisions contraires à leur "intérêt bien compris" du moment et sans pouvoir rien en attendre dans l'avenir - ainsi pour les donneurs de sang par exemple.

Pour Kant, il n'y a pas de difficulté : l'un et l'autre paysans oublient leur "intérêt bien compris" et répondent à l'impératif : "tu ne mentiras pas". Mais cette position ne peut convaincre les tenants des attitudes rationnelles.
 

3- A la source du paradoxe : le principe de la chose certaine

En 1980, Rosenthal et Meggido, ingénieurs d'IBM à San José, Californie, théorisent le "backward induction" ou induction rétroactive. Deux joueurs sont devant un gâteau dont la taille augmente ; celui qui arrête la croissance reçoit beaucoup plus que l'autre ; on démontre que le jeu sera arrêté avant de commencer ! On parle de paradoxe. Mais que veut dire paradoxe ?

    - conclusion logique différente de l'observation ; en ce sens, c'est bien un paradoxe en effet puisque l'observation tant in vivo qu'expérimentale montre que les hommes (et les femmes) ne pratiquent la backward induction que quelques coups avant la fin du jeu (il y a toujours une fin au jeu, ne serait-ce que par le fait que nous mourrons).

    - autre aspect du paradoxe : il suffit d'un peu d'"opacité" ou d'imprévisibilité pour qu'une "réputation" puisse remplacer la certitude. On démontre ainsi que celui qui est connu pour ne pas  suivre systématiquement son intérêt bien compris (qu'on appellera "altruiste", qualification étrange) gagnera davantage que celui qui suit toujours son intérêt bien compris. Comprenne qui pourra. On démontre en passant l'efficacité de l'opacité.

    - revenant à l'hypothèse de transparence parfaite, en toute logique le raisonnement prêté à nos deux paysans s'invalide lui-même. Le moissonneur prête au vigneron des intentions qu'il aurait si lui, moissonneur, l'avait aidé. Or il ne l'aidera pas. Donc la supposition faite par le moissonneur ne repose sur RIEN ; elle n'a pas de consistance.

L'histoire de la surprise annoncée montre l'inanité de ce genre de supposition faite à partir de situations que le raisonnement réfute lui-même. Un dimanche, le bourreau annonce au condamné à mort qu'il ira le chercher un matin de la semaine qui vient, avant 8 heures, et lui dit qu'il en sera surpris. Le condamné, en logicien presque parfait se dit : "ce n'est pas dimanche qu'il viendra puisque alors, ne l'ayant pas encore vu, je serai sûr de le voir arriver et ce ne sera pas une surprise. Etant sûr qu'il ne viendra pas dimanche, je suis sûr, pour la même raison qu'il ne viendra pas vendredi, etc." Le condamné se convainc donc qu'il ne peut pas être exécuté. Lorsque le bourreau vient le chercher le jeudi, il en est effectivement tout surpris. Où est l'erreur ?

Elle se trouve dans le principe de la chose certaine.

Savage et von Neumann ont axiomatisé la théorie de la décision dans l'incertain, avec les probabilités subjectives et les fonctions d'utilité. Ils introduisent le "principe de la chose certaine". S est la situation du monde à venir, que j'ignore. Je fais donc un raisonnement avec S et un autre avec "non S". Supposons que, dans l'un et l'autre cas, j'aie le choix entre l'action p et l'action q et que, dans les deux cas, p soit préférable à q. Peut-on conclure immédiatement que j'ai intérêt à faire p sans connaître S ?

Pour Savage, rationnellement, c'est évident : inutile de connaître S. Il est donc évidemment intéressant de resquiller avant les autres, de "prendre les devants", de vendre ses actions au plus haut, de s'équiper en armes plus vite que son voisin, devant le gâteau grossissant de tout à l'heure de le partager sans tarder et, si l'on se trouve dans la situation du paradoxe du prisonnier, de ne pas coopérer. 

Ces exemples montrent donc que le principe de la chose certaine, qui paraît si évident, conduit à des situations désavantageuse, voire calamiteuses. Et l'expérience montre qu'en réalité, avant de décider p, les gens préfèrent parfois "savoir à quoi s'en tenir", c'est à dire savoir si S ou non S. 
 

4- La "rationalité des plans" permet-elle de sortir du paradoxe ?

Autre tentative pour introduire la confiance dans la rationalité, celle de David Gauthier et de la rationalité des plans.

Puisque c'est la séparation dans le temps des décisions et des actions d'une seule et même personne qui pose problème, Gauthier considère d'emblée la séquence de décisions et d'actions d'une même personne et appelle cela un "plan". Le plan est donc individuel et intertemporel. Le moissonneur, avant que le jeu commence, a deux possibilités de décision, coopérer ou faire défection au moment des vendanges, et deux possibilités d'action à ce moment-là, effectivement coopérer ou faire défection, ce qui fait quatre plans. Le plan le plus tentant pour lui est impossible, celui qui consiste à décider de [décider de coopérer et, le moment venu d'agir, de faire défection]. Il n'y a pas de difficulté à imaginer que l'on puisse décider une chose et faire autre chose, mais, selon Gauthier, on ne peut décider cela. Restent trois plans.

Le meilleur plan pour le moissonneur est alors de décider de [décider de coopérer et de coopérer effectivement]. Gauthier pense avoir ainsi démontré la rationalité et donc la possibilité de la coopération mutuelle. Mais les critiques orthodoxes font valoir que ce plan prétendument rationnel est "dynamiquement incohérent" (en anglais "inconsistant") donc, de fait, impossible à mettre en oeuvre. Le moissonneur devrait former l'intention de faire quelque chose dont il sait à l'avance que le moment venu il n'aura pas intérêt à le faire. Cela lui est tout simplement impossible.

Cette impossibilité a été illustrée par Gregory Kavka avec son puzzle de la toxine.

Un milliardaire vous propose une grosse somme d'argent si vous buvez un produit dont les effets sont extrêmement désagréables mais non durables. Vous êtes d'accord. Puis il vous informe qu'il sait lire dans les intentions ; sa décision de vous donner la somme sera donc prise lorsque vous formerez l'intention de boire la toxine. Vous vous dites : "je formerai l'intention et, pour toucher la somme, je le boirai" ou, plutôt, vous ne vous dites rien de particulier car, pour vous, former l'intention et réaliser sont une même chose. Mais voilà que le milliardaire vous précise qu'il vous donnera dette somme à 8 heures du matin si à minuit vous avez formé l'intention de le boire à midi. Catastrophe ! Selon Kavka, vous ne toucherez jamais cette somme car il vous est impossible de former à minuit l'intention de boire le produit à midi sachant qu'à 8 heures, ayant touché la somme, vous n'aurez aucune raison de le boire. Il n'est pas possible de former l'intention de former l'intention de ne pas suivre votre intérêt bien compris. La dissociation temporelle de l'intention et de l'action vous a privé d'une belle somme !

Donc ce n'est pas la rationalité des plans qui nous permettra de sortir du paradoxe.
 

5- Un écart entre la réflexion théorique et l'observation des comportements réels

Tout cela nous donne l'impression de nous trouver dans la situation d'un oiseau qui se cogne aux parois de sa cage de verre. Cette paroi, ne serait-ce pas "l'intérêt bien compris" du "moi-je" ? Or il existe des modalités de comportement qui ignorent le "moi-je", ainsi le comportement tribal ou celui du kamikase qui, apparemment, tue le "moi-je". Comment perd-on son "moi-je" ? Par la répétition des gestes rituels de sorte que le moi devient la tribu.

Un exemple : les tontines sont une modalité d'épargne et de prêts remarquablement efficace, fondé sur des sentiments d'appartenance très forts. Car nous sommes tribaux, comme les primates. L'idée du "no bridge", cette idée que deux personnes sont incommensurable et que la seule façon de les relier est le marché, est très contestable.

La relation entre personnes ne peut pas être schématisée ; il existe des milliers d'intentions d'intentions sur l'autre. Lorsque nous nous apercevons que "nous ne pouvons pas faire confiance", nous exprimons la déception, la tristesse de ne pas trouver quelque chose que nous espérions trouver à l'origine de la relation. Peut-on alors penser que la confiance est issue de la raison ? N'est-elle pas plutôt antérieure à la relation ? 
 

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L'écart entre l'observation et les assertions de la théorie des choix rationnels est grand en effet. Cela ne doit certes pas empêcher d'analyser les fondements de cette théorie, pour pouvoir la contester à la base.

Ainsi, le puzzle de la toxine peut nous apparaître une construction de l'esprit. Qui est capable de lire dans les intentions en effet ? Or c'est bien ce que prétendent faire les théoriciens des choix rationnels, qui affirment que les choix de chacun tendent à maximiser une fonction de satisfaction. Ces théoriciens en tirent des conclusions qui, aujourd'hui, guident les politiques publiques qui ont sur nos conditions de vie une influence dominante.

Le débat d'idées, le combat entre les idées n'est donc pas seulement éthéré ; il a des conséquences très pratiques et lourdes. Pour être bien mené, il demande que l'on connaisse les méthodes de l'adversaire.

La discussion se prolongera au cours de la prochaine réunion.