FORUM CONFIANCE                                                                                      juin 2003

Compte rendu de la neuvième rencontre du séminaire
La Confiance et l'incertain : le rôle de l'État

22 mai 2003, Ecole des Mines de Paris



 
La mission confiée par l'Etat à l'AFSSA : réduire le risque ou réduire l'inquiétude ?
Les conditions pour que l'organisme de contrôle inspire confiance
    Sur l'indépendance
    Comment la méfiance renforce la confiance
    Sur la transparence
Risque réel, sentiment d'inquiétude, acceptation du risque
    Lorsque la mesure du risque est difficile ou impossible
    Risque, sentiment du risque, acceptation du sentiment de risque

 

Cette rencontre, qui a bénéficié de la participation de Martin Hirsch, directeur général de l'agence française de sécurité sanitaire alimentaire, AFSSA (Agence française de sécurité sanitaire alimentaire) , réunissait Matthieu Bergot, Eric Binet, Thierry Gaudin, Claude Malhomme, Antoine Masson, Claude Maury, Henri Prévot, Claude Riveline, Marie-Solange Tissier, Jean-Michel Yolin.

Parmi les absents, Jean-Pierre Dupuy était aux Etat-Unis.

"En fait de confiance, je vais vous faire un éloge de la méfiance", tels furent les premiers mots de notre invité M. Hirsch pour engager  les débats.

Ceux-ci ont abordé les questions que nous avions déjà rencontrées : la mission confiée par l'Etat à un organisme de contrôle, les difficultés causées par l'absence de moyens de mesure du risque, les conditions à réunir pour que l'organisme de contrôle inspire confiance, le rôle des procédures, la relation entre le risque et le sentiment généré par le risque.

Ils ont en particulier montré que la méfiance est une condition de la confiance, mis l'accent sur le rôle des contre-pouvoirs, pointé l'absence de règles d'arbitrage enter des obligations ou contraintes incompatibles ; est apparue également la notion de "chaîne de responsabilités", notion qui pourrait se révéler particulièrement pertinente.
 

La mission confiée par l'Etat à l'AFSSA : réduire le risque ou réduire l'inquiétude ?

Que recherche l'Etat dans en matière de sécurité sanitaire alimentaire ? Eviter la peur ou l'inquiétude du public ? Eviter que lui-même, c'est à dire l'ensemble des élus, du gouvernement et de son administration ne soient critiqués ? Diminuer le risque ?

L'objectif de l'AFSSA n'est pas d'éviter les perturbations sociales nées d'un sentiment d'inquiétude ; il est de protéger les populations, c'est à dire de travailler sur le risque réel.

Dans sa relation avec le public, l'AFSSA donnera donc des informations sur le risque tel qu'elle le connaît, même si ces informations sont de nature à générer de l'inquiétude. La situation est parfois différente à l'étranger comme on l'a vu dans le cas de la vache folle, prétendument inexistant dans tel ou tel pays. Sans farder ou cacher ce qu'elle connaît de la réalité, l'AFSSA recherchera les mots qui inquiètent le moins, car l'influence des mots est grande. Dans le cas de la vache folle, son discours a été : "vous n'avez pas tort de ne pas avoir confiance dans la qualité de la viande ; voici pourquoi vous avez raison d'avoir peur ; voici ce que nous faisons pour réduire le risque". L'importance des mots employés évoque le cas de la monnaie - à la différence néanmoins que le discours des responsables monétaires influe non seulement sur le sentiment du public mais aussi sur la valeur de la monnaie alors que le discours de l'AFSSA n'influe pas sur l'étendue du risque.

Mais l'expérience montre qu'à moyen terme les deux objectifs, faire connaître la réalité et diminuer l'inquiétude, peuvent se rejoindre : le respect de la vérité, une fois qu'il est avéré e connu, suscite la confiance de sorte que les informations données ultérieurement sur d'autres risques ne sont pas mises en doute. Lorsque la perception du risque est insuffisante, il faut savoir la rendre plus intense de façon à pouvoir l'atténuer, plus tard et dans d'autres circonstances, dans les cas où elle est excessive.
 

Les conditions pour que l'organisme de contrôle inspire confiance

Il est habituel de dire que les conditions de la confiance sont l'indépendance, la transparence, la compétence, la capacité de réaction. Il ne suffit pas de le dire.

    Sur l'indépendance

Existe-t-il des organismes totalement indépendants de l'Etat, des entreprises, de l'opinion ?

L'indépendance vis à vis de l'opinion est parfois problématique : l'AFSSA a eu beaucoup de difficultés pour faire admettre la fin des abattages systématiques des troupeaux de bovins ou pour suspendre le vaccin contre l'hépatite C.

Vis à vis des entreprises, sur les sujets sensibles, l'AFSSA sait opposer un refus aux entreprises qui lui proposent de financer l'étude des effets de substances qu'elles produisent mais d'autres recherches peuvent être co-financées avec l'industrie sans nuire à l'impartialité des résultats. 

Comme l' "indépendance" ne sera jamais parfaite, il importe que chaque pouvoir se trouve confronté à un contre-pouvoir. Bien que financée par l'Etat, l'AFSSA se voit comme un contre-pouvoir face à l'Etat : un indicateur d'indépendance pourrait être la fréquence des conflits entre l'Etat et l'organisme de contrôle - l'AFSSA s'est une fois trouvée une l'objet d'un "chantage" au financement. Dans le même esprit, l'AFSSA veille elle-même à ménager ceux qui la contestent, c'est à dire à prendre au sérieux leurs remarques et à les étudier, et à leur donner suffisamment d'informations pour que la contestation soit utile. A ce propos, on note qu'il vaut mieux être contrôlé par des "paranoïaques", plus capables que d'autres de débusquer des erreurs.
Le rôle de ces contre-pouvoirs appelle la notion de démocratie sanitaire.

    Comment la méfiance renforce la confiance

L'organisme qui revendiquera qu'il lui soit fait confiance n'inspire pas la confiance ; celui qui facilitera le jeu des contre-pouvoirs, donc l'exercice de la méfiance, suscitera la confiance.
Parallèlement, pour qu'on lui fasse confiance l'organisme de contrôle doit systématiquement se méfier des informations qui lui sont données, tant du côté des entreprises que des autres parties prenantes. Une entreprise qui prétend que son but est d'être citoyenne ment : il se peut qu'elle ait un comportement citoyen mais cela ne peut être dit de façon crédible que par un organisme extérieur qui sache caractériser un comportement "citoyen" (décrire en quoi il consiste), mesurer le comportement de l'entreprise et enfin attester qu'il est "citoyen" ; dans ce cas, le fait qu'un tel comportement correspond à l'intérêt de l'entreprise est tout à fait naturel et ne diminue en rien son caractère "citoyen".

Sur la transparence

La transparence peut être problématique : donner des informations, avant la décision, à des personnes qui ne les ont pas demandées et qui ne sont pas en mesure de les interpréter ni d'en tirer parti, n'est-ce pas les mettre dans une situation de tension entre ce qu'elles pourraient croire devoir faire et ce qu'elles peuvent faire ? Plus subtilement, n'est-ce pas leur donner la possibilité au moins théorique de contester la décision qui sera prise donc, implicitement, leur refuser la possibilité de la contester après coup ? Il est plus facile d'adopter la bonne attitude dans une relation interpersonnelle (avant d'engager traitement, un médecin le commentera différemment à tel ou tel de ses malades) que dans une relation grand public. Mais d'une façon générale, la transparence, en ce qu'elle facilite le travail des contre-pouvoirs, conduit à de meilleures décisions et à moins d'angoisse.

Il arrive que l'on s'étonne que la population conteste les indications données par l'organisme de contrôle, alors qu'il est prouvé que ces indications sont exactes. En fait, il faut analyser la nature de cette contestation ; il peut s'agir d'une contestation non sur les indications elles-mêmes mais sur la capacité qu'a l'organisme à donner des informations exactes, ce qui est tout à fait différent : c'est alors l'organisme lui-même, ou son fonctionnement, qui est contesté. Ainsi, lorsqu'il est apparu que des huiles usées étaient utilisées pour faire frire des pommes de terre, l'émotion populaire n'a pas porté sur le risque généré par ces huiles usées précisément, dont l'effet était très circonscrit, mais a été motivée par la constatation que les organismes de contrôle avaient été défaillants.

Un organisme qui n'a jamais été convaincu de donner de fausses informations "pour rassurer" ne suscite pas l'inquiétude par lui-même.

    Les procédures, la chaîne de responsabilité

Tout système de contrôle doit suivre des règles de fonctionnement.

Il arrive que ces règles forment un tissu tellement serré que l'on peut deviner que leur but est tout autant de protéger le système de contrôle lui-même que d'améliorer le contrôle ; alors, pratiquement, il est impossible de respecter toutes les règles de sorte que pour fonctionner, donc augmenter la sécurité, le système de contrôle doit faire un arbitrage entre le respect des règles et l'efficacité.

Or il manque de règles d'arbitrage entre des obligations et des contraintes qui sont de fait incompatibles.

Plus largement, un système de contrôle bien conçu doit décrire précisément la chaîne de responsabilité. Dans le cas des OGM par exemple, il est probable que le risque pour la santé est nul, mais on ne sait pas qui décide que des OGM seront ingérés : le citoyen aura-t-il seulement la possibilité de choisir ? Même pas. Quand on y songe, c'est proprement incroyable : en démocratie, le citoyen ne peut pas choisir sa nourriture.

Faute de règles d'arbitrages et faute de chaînes de responsabilité clairement définies, en cas de dommage réel ou allégué, il appartient au juge de définir les responsabilités.
On arrive à cette conclusion paradoxale que les acteurs du système de contrôle ne peuvent renforcer la sécurité de la population qu'en augmentant leur insécurité judiciaire. Or le fonctionnement de la justice, notamment la façon dont elle choisit ses experts, suscite de sérieuses réserves, comme cela a été exposé dans un article de M. Hirsch dans Libération : "justice et santé publique" dont le contenu aurait plutôt pu évoquer comme titre : "la justice contre la santé publique ?".

Risque réel, sentiment d'inquiétude, acceptation du risque

     Lorsque la mesure du risque est difficile ou impossible

Comme l''objectif premier est de diminuer le risque, l'action de l'organisme de contrôle ne sera pas guidée par la connaissance qu'il a du sentiment de risque perçu par la population.

Aujourd'hui, une majorité d'acteurs politiques et économiques considèrent que le niveau de sécurité est adéquat, car plus élevé qu'il n'a jamais été. Or

1- on ne sait pas mesurer la sécurité alimentaire ni les maladies causées par l'alimentation : si l'état de la maladie du SIDA est connu à 90 %, les intoxications alimentaires collectives ne sont connues que pour 15 %, les intoxications alimentaires beaucoup moins.

2- la connaissance de tout ce qui est introduit dans nos aliments est également très imparfaite. Par exemple l'usage du nitrofurane est interdit, comme cancérigène probable, et tout le monde assure que tous les aliments vendus en France en sont exempts ; or on s'est aperçu récemment que les poulets portugais en sont aussi chargés que les poulets asiatiques et l'on devine qu'il en est ainsi de bien des poulets européens. Autre exemple, les Britanniques se sont donné un objectif ambitieux de réduction de la mortalité et affirment qu'ils y parviendront en luttant contre une bactérie (la campylo-bactère, très préoccupante) ; or en France, on ne recense aucune bactérie de ce type, ce qui peut laisser perplexe. 

3- on ne sait pas établir un lien entre les contaminents et les pathologies, cancer ou autres. On compte, tous risques alimentaires confondus quelques milliers de morts par an ; mais il est sûr que l'alimentation est impliquée dans un nombre beaucoup plus grand de décès : la moitié des cancers et nombre de maladies cardio vasculaires? La population commence à s'en rendre compte, grâce au prion, et à se soucier de sa nutrition. 

Pourtant, même en l'absence de moyens de mesure, s'obliger à préciser les termes du choix et à énoncer avantages et inconvénients respectifs peut conduire assez sûrement à la décision. Ainsi, pour les OGM, alors qu'il est difficile d'apprécier la nature et la probabilité des dommages, il est possible de se forger un jugement en posant une autre question, celle de la nature et la probabilité des avantages procurés par les OGM, question que l'AFSSA a posée à un groupe de travail indépendant ; l'avantage présenté comme le plus déterminant est la lutte contre la faim dans le monde ; or ce groupe de travail a montré qu'il existe d'autres moyens de lutter contre la faim sans introduire les incertitudes qui accompagnent les OGM et, mieux, que si les principales causes de la faim ne sont pas réduites, à savoir les troubles sociaux et l'insécurité, les OGM ne seront d'aucun secours. 

Lorsque le risque est mesurable, il faut appel aux probabilités ; or cette façon d'approcher la réalité est très mal comprise par la population car elle n'est pas enseignée. En conséquence les médias, qui exposent ce qui peut être compris, mettent l'accent sur des cas individuels, en en faisant des cas prétendument représentatifs même s'ils sont isolés.

    Risque,  sentiment du risque, acceptation du sentiment de risque

"Le risque zéro n'existe pas" -  Certes ; et alors ? Où cette assertion ,aujourd'hui bien commune, nous conduit-elle ? C'est en fait une banalité assez peu opérationnelle, car la bonne question est de savoir si un risque est ou non, sera ou non accepté.

En face d'une incertitude, la population peut avoir un sentiment de risque, lui-même générant une inquiétude plus ou moins forte ; et elle peut accepter ou refuser ce sentiment.

On a appris récemment que Buffalo-Grill avait fait consommer à ses clients de la viande interdite et certains ont cru pouvoir établir une relation (très improbable) entre cette consommation et le décès de deux clients. Si tout cela était arrivé il y a trois ans, il est vraisemblable que cette incertitude aurait été perçue comme un risque fort et l'onde de choc aurait touché les autres chaînes de restauration analogues ; or il n'en a rien été. Dans ce cas, le consommateur n'a pas eu peur car il a fait confiance à l'AFSSA : le risque existe ; pour l'AFSSA, après analyses et contrôles, il est acceptable car entre le niveau de risque et les méthodes de contrôle l'adéquation est aujourd'hui la meilleure possible ; le consommateur, sans entrer dans cette analyse, fait confiance à l'AFSSA.

Autre cas : pourquoi avoir pris la décision d'imposer un diagnostic précoce du sida et de l'hépatite C qui a coûté 200 MF alors que l'on savait que cela pouvait éviter sept à dix contaminations d'hépatite C et un cas de SIDA ? Après l'affaire du sang contaminé était-ce pour ne pas encourir le reproche de négligence ? La réponse est différente : les décideurs se sont dit qu'"il n'était pas illégitime d'assurer le plus haut niveau de protection possible pour une certaine catégorie de population qui a payé son tribut". Ainsi dans ce cas, pour faire accepter un risque, l'Etat a décidé d'augmenter le sentiment d'appartenance à un groupe (avec le message implicite : "si, à l'avenir, vous êtes particulièrement touchés, la société vous protègera particulièrement"), alors même que cette décision a en définitive augmenté le risque, puisque les mêmes sommes d'argent utilisées différemment auraient permis de sauver des vies plus nombreuses.

Inversement, lorsqu'il s'est agi de prendre en charge le rappel des transfusés dont les donneurs étaient atteints de la maladie de Kreutzfeld Jacob, la décision a été négative car l'inquiétude créée par la mesure aurait été beaucoup plus lourde à supporter que la perception du risque réel, celui-ci étant minime.

Ces décisions, "irrationnelles" en ceci qu'elles ne se fondent pas sur des données chiffrées, prennent en compte le fait que les personnes elles-mêmes sont parfois irrationnelles, réagissant en fonction de peurs, d'idéaux, de sentiments d'appartenance. La politique doit tout à la fois en tenir compte et enseigner la population.

On constate par ailleurs que personne n'a peur de l'hormone de croissance recombinante, qui est un OGM ; le risque, qui existe, ne suscite pas de sentiment de peur, non pas que la population n'en ait pas conscience, mais parce que, en face de ce risque, elle est très consciente des avantages. Elle accepte donc le sentiment de risque

On a remarqué enfin que la population est plus sereine lorsqu' elle est également informée des efforts qui sont faits pour réduire le risque et du résultat de ces efforts : la confiance dépend donc aussi de la dynamique des acteurs et des situations.