FORUM CONFIANCE
Compte rendu de la septième rencontre du séminaire La Confiance et l'incertain : le rôle de l'État 24 février 2003, Ecole des Mines de Paris Thème de la réunion : La confiance dans la monnaie
Cette rencontre, qui a bénéficié de la participation de André Orléan, réunissait : Eric Binet, Jean-Pierre Dupuy, Thierry Gaudin, Claude Malhomme, Claude Maury, Dominique Moyen, Gérard Piketty, Henri Prévot, Claude Riveline. D'une vision rationnelle de la confiance à l'indépendance de la Banque centrale La théorie économique rationnelle a du mal
à rendre compte du phénomène de la confiance.
Il ne s'agit pas ici d'invoquer une quelconque duplicité de A. La difficulté sera levée si A a les moyens de convaincre B que celui-ci peut lui faire confiance. Il est habituel de dire que ce n'est pas possible dans un jeu à un seul coup. Par contre, si A et B prévoient que d'autres occasions se présenteront de coopérer, B aura conscience qu'il est de l'intérêt de A de ne pas faillir à sa promesse et pourra accepter la première transaction. Mais si le nombre de jeux est fini, il y aura un dernier jeu, au cours duquel B sera sûr que A ne jouera pas la dernière transaction : B ne jouera donc pas le coup précédent et, par "induction rétroactive", ne jouera aucun des coups antérieurs, y compris le premier, ce qui est évidemment très loin de l'optimum, également très loin des comportements tels qu'on les observe. Les analystes, fort désireux de trouver une justification rationnelle à ce qu'ils observent, pourraient trouver une réponse en supposant que les acteurs considèrent que le nombre de coups est infini, mais cela n'est pas possible car la durée de vie de chacun est finie. Une solution pourrait être trouvée en supposant que la possibilité de jouer un coup supplémentaire, si elle n'est jamais sûre, est toujours probable. Si cette probabilité est suffisante comparée au gain apporté par la coopération, il est de l'intérêt de chaque joueur de ne pas arrêter la coopération. Mais, pour d'autres analystes, cela n'est pas tout à fait convaincant d'un point de vue purement logique et certainement pas en pratique : les acteurs, en réalité, ne font pas de tels calculs. Une autre école montre que les relations bilatérales se font toujours dans un contexte où chaque acteur est susceptible de jouer, un jour ou l'autre, avec les autres. Si l'information circule entre tous les acteurs, chacun acquiert une réputation qui lui rendra plus ou moins faciles des coopérations fructueuses. On peut montrer alors, qu'à certaines conditions, il s'établit un équilibre de réputation où la coopération est possible, chacun calculant avantages et inconvénients à respecter ses promesses. Nous retrouvons là une question bien connue désormais : peut-on alors parler de confiance ? L'expression de "confiance calculée" n'est-elle pas un oxymore ? On s'aperçoit en fait que dans la plupart des situations que l'on "explique" en parlant de confiance, les acteurs ont mis quelque chose en gage. Certes, on pourrait être tenté, là aussi, d'expliquer le fait de la coopération en supposant que l'acteur a fait un calcul ; mais souvent, en réalité, point de calcul : la mise en gage suffit. Pour rendre possibles des relations de coopération, il faudrait donc la présence d'un tiers qui puisse recevoir ce gage, ce qui immédiatement soulève la question de la confiance entre chaque acteur et ce tiers. Pour la monnaie, ce tiers est la Banque centrale, qui
garantit la valeur de la monnaie.
La monnaie, une forme objectivée de la réalité sociale Or l'expérience montre que la réalité
de la monnaie est beaucoup plus complexe.
Plus profondément, il importe de se demander ce qui fonde la confiance que les acteurs accordent à la banque centrale. Pour mieux le comprendre, l'analyse rationnelle de la confiance ne suffit pas. Il faut prendre en compte le comportement, les désirs, les peurs des acteurs, individus appartenant à un groupe. Le bien que les hommes recherchent avant tout est leur propre sécurité, en particulier l'assurance de disposer, non seulement aujourd'hui mais à l'avenir, de ce dont ils ont besoin pour vivre. Ce besoin est plus fortement ressenti dans un monde où l'initiative est libre car qui peut assurer à quiconque qu'il pourra se procurer plus tard tel ou tel bien dont il aura un besoin vital ? Ce souci de sécurité pour l'avenir devient une obsession dans une société marquée par l'individualisme, lorsque les personnes, faute de liens interpersonnels, ne peuvent plus compter que sur elles-mêmes ; alors le temps, lieu du risque, prend une dimension qui peut être angoissante. Pour ménager cette sécurité, chaque personne ne dispose que d'une méthode : posséder un bien qui ait de la valeur aux yeux des autres ; le bien sera choisi pour sa liquidité. La théorie du mimétisme de René Girard peut être éclairante. Au plan logique, tout se passe comme si s'était engagé un processus où chacun cherche à accumuler un bien qui est demandé par les autres ; chacun donc s'observe et choisit ce que les autres choisissent. Le bien qui en émerge est désigné comme monnaie - par définition de la monnaie. Selon cette analyse, la monnaie ne serait donc absolument pas un moyen créé pour faciliter les échanges de biens, comme il est classiquement supposé ; au contraire, les échanges sont là pour créer et faire circuler la monnaie et permettre son accumulation, moyen par lequel chacun recherche sa sécurité à venir. L'économie conçoit très peu ce passage d'un bien du statut de bien banal à celui de bien "élu" par un processus mimétique (à l'exception de Marx qui, dans le chapitre premier du Capital sur la marchandise, met en scène de façon saisissante un tel processus, de nature quasi-religieuse); elle ne comprend pas mieux les conditions à réunir pour qu'il conserve ce statut : pour le comprendre, mieux vaut réfléchir en effet sur les composantes et les conditions de la confiance. Voilà donc la monnaie résultat d'un processus
d'élection-répulsion, processus par lequel l'unité
d'un groupe social est assurée par le choix qu'effectuent de façon
convergente tous les membres de ce groupe, l'être choisi étant
ainsi distingué, donc exclu de l'ensemble des êtres de même
nature : parmi les hommes, ce sera le bouc émissaire par exemple,
parmi les biens, la monnaie. Cet être ne doit son statut spécial,
essentiel à la vie du groupe, qu'au choix qui a été
fait de lui, un choix non raisonné. C'est en cela que l'on peut
dire que la monnaie est une forme objectivée de la totalité
sociale.
Il existe des sociétés où le rôle de la monnaie est secondaire. Ainsi dans les SEL, systèmes d'échanges locaux, où les échanges de biens et services génèrent l'immatériel qui maintient la cohésion de la société alors que la théorie libérale dit précisément que l'échange monétaire a pour objet d'effacer la relation sociale qui pouvait naître de l'échange de biens ou services. Il n'est pas étonnant que la place de la monnaie dans les SEL fasse problème. En Suisse, lorsqu'il faut construire un hôpital, plusieurs personnes forment un groupe qui emprunte, la garantie collective de cet emprunt étant apportée par le sentiment d'appartenance au groupe et par les "sanctions" sociales ressenties par tous comme suffisamment fortes; il faut dire qu'un Suisse passe un quart de son temps à s'occuper des choses collectives. Lorsque la promesse est gagée par une "croyance commune", c'est-à-dire une référence qui, de fait, s'impose à tous et dont tout le monde sait qu'elle s'impose à tous, la sécurité à venir sera suffisamment acquise par une promesse d'aide. C'est ce que l'on observe souvent au sein des familles ou de communautés fortement structurées par une foi commune, par des valeurs solidement partagées ou encore par la crainte d'une autorité toute puissante ou de représailles individuelles. Dans les sociétés guidées par le sens du sacré, comme dans les sociétés antiques, la monnaie pouvait trouver sa solidité dans la relation avec le sacré, précisément avec ce que le roi avait de sacré. Dans toute société, il existe des croyances communes ; elles sont plus ou moins consistantes, la plus fruste étant de croire que les autres tiennent à leur sécurité. Or dans les sociétés individualistes où les croyances communes sont peu consistantes, la possession de monnaie est le seul moyen pour chacun de réunir les conditions de sa sécurité. Le rapport de chacun à la monnaie est donc représentatif de la société. Certes, la monnaie n'est pas la seule forme objectivée
de la réalité sociale. La façon dont fonctionne la
démocratie en est une autre par exemple et la relation entre ces
deux formes est certainement intéressante à étudier.
L'Etat peut avoir une politique qui sapait la confiance portée en
lui en tant que garant de la valeur de la monnaie ; mais rendre la monnaie
indépendante de l'Etat diminue la force du fonctionnement démocratique,
qui est une des bases de la confiance sociale, nécessaire à
la confiance portée à la monnaie.
En économie libérale, la confiance dans la monnaie est donc indispensable à la cohésion du groupe et elle en dépend tout à la fois. Comment donc penser que la politique monétaire puisse être confiée à un organe indépendant de l'Etat qui serait chargé seulement de limiter l'inflation ? Comment imaginer une "monnaie sans Etat" ? Il appartient au contraire aux autorités chargées de la cohésion du groupe de renforcer le statut de la monnaie. Comme il est insuffisant de faire appel à la raison, elles devront aussi agir, par le discours, sur tous les ressorts de la confiance. On retrouve là les questions auxquelles notre "forum
confiance" s'est colleté à maintes reprises.
On se trouve dans la situation assez paradoxale où la faiblesse des relations interpersonnelles confère à la monnaie une importance considérable et où la solidité de la monnaie dépend de la confiance qui lui est accordée, elle même dépendant de la cohésion du groupe. Il faudrait donc une cohésion du groupe où les relations interpersonnelles sont faibles. Quelles sont les valeurs qui peuvent y réussir ? Ce pourrait être le respect des contrats, qui engage à respecter l'ancrage nominal de la monnaie, le droit au travail, qui appelle à rechercher le développement de l'activité, et la justice dans la répartition des biens et des risques. La transparence, souvent vue comme une valeur, est de peu de recours pour la monnaie. L'Etat fera appel à la réglementation et à la police ; mais ces moyens, seuls, seraient bien faibles face aux tensions et aux risques qui menacent la monnaie. L'Etat aura donc recours à tout ce qui constitue la vie sociale, les "rites" pour faire vivre les "mythes" qui animent la "tribu" dont il fait partie. Tout cela lui est nécessaire car, en matière
monétaire comme en toute autre matière, des sociétés
efficaces sont des sociétés dotées d'une armature
telle que chacun a la possibilité de donner des gages qui soient
suffisamment fiables. Il peut s'agir d'une armature morale ; il peut s'agir
d'entités
dignes de confiance qui reçoivent les gages que lui remettent les
parties qui se font des promesses sans avoir d'autres moyens de susciter
entre elles une confiance mutuelle.
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