ETAT, CONFIANCE

Le cas de la MESURE - métrologie

 

Texte présenté par Jean Muguet à la réunion du « Forum confiance » du 8 avril 2004

 

Introduction

Comme chacun d’entre nous, cet exposé m’a conduit à m’interroger sur la définition de la confiance. S’agit-il d’une confiance en l’autre ? dans les pouvoirs publics ? en l’avenir ?

D’autres ont déjà approfondi le sujet, je me limiterai à deux réflexions préliminaires :

Confiance en l’Etat ou confiance dans la société ?

Pourquoi s’attacher à maintenir la confiance ?

Ce peut être dans une optique utilitaire : la confiance a un effet positif sur la croissance et le développement financier. C’est la thèse du groupe du projet World Values Survey, de l’université du Michigan (USA), qui démontre en outre que les croyances religieuses renforcent la croissance dans les institutions gouvernementales et dans les marchés[1]. Ce peut être aussi dans un but éthique, car les valeurs qui fondent une société sont souvent basées sur la religion. Confucius rattachait la confiance (xin) à la notion de rapports fraternels entre les membres de la société, par opposition à la relation entre le prince et ses sujets, qui s’organise sur le modèle de la relation père-fils.[2]

Ce peut être dans un but sécuritaire, pour parer aux risques ? Ou enfin dans un but politique, pour tendre vers la liberté, l’égalité, la fraternité, trois idéaux malgré tout difficiles à atteindre.

§         La liberté est-elle la volonté absolue de l’individu ou la liberté relative que limite la liberté des autres ? Volia ou svoboda, comme la langue russe les distingue ?

§         L’égalité, qui est le fondement de la redistribution sociale assurée par l’Etat.

§         La fraternité, ou le souci de l’autre. Mais l’Etat, par une action trop présente, risque de dessécher les relations directes de personne à personne, à mesure qu’il leur substitue une action collective (personnes âgées, parents et enfants).
En sens inverse, l’Etat est le dernier recours lorsque la solidarité a disparu…

 

Ainsi l’Etat serait le reflet de la société, et répondrait aux aspirations contradictoires et changeantes de ses membres. Où se situe son action ? Serait-ce une question de dosage, une navigation à vue en fonction des difficultés rencontrées ?

 

Etat et/ou religion

Nous tenterons, dans cet exposé, d’appliquer la réflexion sur la confiance et l’Etat dans le domaine des instruments de mesure. En effet la qualité garantie des instruments de mesure est à la base de la confiance dans les transactions commerciales. La société se prémunit contre le vol en définissant des étalons de mesure et des sanctions contre la fraude.

En attestent le code d’Hammourabi, la Bible, le Coran. Chacun de ces grands textes comporte en effet, outre les versets sacrés, de nombreux passages relevant de la réglementation sociale.

 

Code de Hammourabi (vers 1750 avant JC)

§ P : Si un marchand a livré en prêt de l’orge ou de l’argent et si, lorsqu’il l’a livré en prêt, il a livré l’argent au moindre poids ou l’orge au moindre « sutum », alors que, lorsqu(il devait le recevoir, il a voulu recevoir l’argent au grand poids ou l’orge au grand « sutum », ce marchand perdra chaque chose qu’il a livrée.

 

§ 120 : Si quelqu’un a entreposé son orge en stock dans la maison d’un homme et s’il est survenu une perte dans le silo, soit que le propriétaire de la maison ait ouvert la resserre et pris de l’orge, soit qu’il ait contesté la quantité totale d’orge qui avait été entreposée dans sa maison, le propriétaire de l’orge fera devant le dieu la déclaration officielle de son orge. Alors le propriétaire de la maison livrera au propriétaire de l’orge le double de l’orge qu’il avait reçue.

 

Bible, Lévitique 19

Ne commettez pas d’injustice dans ce qui est réglementé : dans les mesures de longueur, de poids et de capacité, ayez des balances justes, des poids justes, un boisseau[3] juste et un setier[4] juste.

 

Coran, sourate XVII, 39 : Le voyage nocturne

Quand vous mesurez, remplissez la mesure. Pesez avec une balance juste. Cela vaut mieux et c’est plus beau.

 

Dans ces trois extraits se manifeste clairement le besoin de justesse des outils de mesures. Le code d’Hammourabi, qui n’est pas un texte sacré, peut aller plus loin et prévoir des sanctions en cas d’usage frauduleux de ces instruments. L’évangile des chrétiens, en revanche, voit Jésus chasser les marchands du Temple et séparer le domaine de César de celui de Dieu. Ne confondons pas le sacré et le profane, d’autres sont mieux qualifiés que nous.

Si la fraude relève de la justice, le contrôle de la justesse des instruments est traditionnellement confié au pouvoir souverain, lequel à l’origine n’était pas distinct du pouvoir religieux.

Notre héritage (empire égyptien, cités-états mésopotamiennes, cités grecques, tribus d’Israël, empire romain d’occident, empire chrétien byzantin) est celui d’une identité religieuse, linguistique, culturelle et politique qui forme un tout. Pas étonnant que des règles de vie sociale soient inscrites dans un texte sacré. Mais ceci n’a rien de religieux, c’est une organisation sociale citée dans un texte religieux pour assurer la paix sociale. La théocratie, sur un autre plan, désireuse de comprendre l’ordre de la nature, s’efforçait de consolider l’ordre de l’univers qui s’appuyait sur elle.

Progressivement, les Etats se sont émancipés de la religion. Marcel Gauchet, dans son échange avec Régis Debray, soutient la thèse que les Etats ont émergé environ 3000 ans avant JC, et que leur structure s’est développée continuellement depuis. Entre autres charges, ils ont progressivement organisé la surveillance des instruments de mesure

N’oublions pas qu’en France c’est la bourgeoisie et le peuple qui, renversant la noblesse et le clergé, ont institué le système métrique, imposé et contrôlé par l’Etat.

Mais les états-nations eux-mêmes s’usent. Entre une Europe pas encore constituée et les Etats affaiblis, la tentation est de s’en remettre au marché lui-même, à l’auto-contrôle sous forme de normes non homologuées, ou d’auto-contrôle par les fabricants, voire les utilisateurs. C’est la nouvelle religion, le fanatisme du marché, dont parle J. Stiglitz à propos de la Russie, qui succède à la religion de la raison.

La société peut-elle accorder sa confiance aux marchands pour contrôler eux-mêmes les instruments de mesure qui sont à la base de leur activité ?

Déjà pointe l’idée que le marché n’est pas la solution à tous les problèmes. La perte de confiance dans les marchands atteint désormais non seulement les producteurs (les patrons d’usine), mais même l’Etat, incapable d’instaurer la justice sociale et la conservation de la nature dans le souci des générations futures.

L’Etat est traditionnellement chargé de ce contrôle. Mais il a failli. A qui le citoyen confiera-t-il la charge de restaurer la confiance ?

I - Les missions confiées à l’Etat :

Trois objectifs

Il est d’usage de regrouper les missions de contrôle des instruments de mesure suivent trois finalités demandées par la société :

Dans les 3 cas, il s’agit bien d’instaurer la justesse de l’instrument, par référence à un étalon ; la méfiance se cantonne alors à l’encontre de l’opérateur, qu’il soit le commerçant ou le fonctionnaire.

Le besoin venait de la défiance

Le recours aux instruments de mesure s’est peu à peu imposé en réaction aux faiblesses, mais aussi aux dérives traditionnelles de l’âme humaine : appât du gain, soif de pouvoir, désir de vengeance, etc…

Bien évidemment la relation de confiance et d’abandon qui relie le nourrisson à sa mère ne s’applique plus ici ; l’adulte a appris à se frotter aux périls qui l’entourent et à ne faire qu’une confiance limitée à ses voisins[5].

Mais la société ne peut se construire sur la méfiance réciproque. De tous temps les législateurs se sont efforcés de créer une société de paix et de justice, en dissipant au maximum les possibilités de suspicion entre les personnes.

 

Si nous revenons à notre champ d’études, l’instauration du contrôle des instruments de mesure permettra de limiter l’usage d’outils volontairement déréglés, et ainsi de limiter les possibilités de fraude ou de risque (alcoolisme, vieillissement, accidents matériels, etc.). Il permettra aussi que le seigneur assure l’égalité de ses sujets devant l’impôt

Enfin, dans la gestion du risque environnemental, le rôle de l'Etat présente deux volets complémentaires : faire en sorte que soit préservé un niveau minimum de sécurité et être en mesure à tout instant de réagir à une crise grave. Le citoyen pourra ainsi faire confiance aux mesures de pollution et contrôler l’évolution de la compatibilité de l’activité humaine avec le maintien de la nature, de la beauté, de la pureté.

Cette fonction était traditionnellement impartie à l’Etat.

La confiance sera rétablie s’il existe des barrières contre les déviances, et si l’on a confiance en elles. La réglementation des poids et mesures trouve son origine dans les abus des féodaux et la grande diversité des étalons de mesure dans le royaume, contre lesquels se sont dressés à la fois les paysans surimposés et les commerçants physiocrates partisans de la libre circulation des marchandises.

Pour cela, le recours à un tiers est jugé nécessaire. En République, le citoyen confie à l’Etat le soin de le protéger, de le tranquilliser devant des risques qu’il ne peut pas maîtriser. Il le charge de rassembler les capacités techniques et l’autorité, au nom de tous. Ainsi en France pendant deux siècles les citoyens ont-ils fait confiance à l’Etat pour garantir paix et justice.

C’est à ce tiers que l’on fait confiance. On fait confiance à l’Etat, et on est rassuré par les barrières qu’il a mises en place. On retrouve ici le rôle civilisateur de la loi, dans un double but :

Et, grande subtilité de la langue française, la justesse s’applique aux choses tandis que la justice concerne les personnes ; mais un instrument de mesure qui n’est pas juste conduit forcément à l’injustice.

Comment ces missions sont-elles confiées à l’Etat ?

En France, par la loi : c’est elle qui a instauré le contrôle des instruments de mesure, de même que le contrôle des véhicules.

Les citoyens confient à l’Etat la tâche de contrôler les instruments, par leurs représentants élus. Ils lui font confiance, pour que le contrôle soit au service de la justice ou de la protection.

La police de la mesure consiste à vérifier que les unités utilisées sont conformes à l’étalon, que les mesures sont faites correctement, c’est-à-dire qu’elles restent à l’intérieur d’une imprécision, une « incertitude » acceptée par tous.

Généralement, la loi donne à l’Etat les moyens de financer cette police des échanges marchands, instituée souvent à la demande des acteurs du marché, soit les marchands soit le peuple. Le pouvoir fait alors payer sous forme d’impôts, ou de taxe, le service qu’il rend en assurant la vérité de la mesure.

II - Situation aujourd’hui

De nos jours le schéma fondateur semble perdu de vue. Les politiques, comme les fonctionnaires, ne font plus confiance à l’Etat.

Celui-ci est devenu pauvre ; citoyens et élus ne lui accordent guère de moyens - il est vrai, fortement réduits par le service de la dette exigé par les prêteurs.

Le métier lui-même a perdu de son attrait. Les jeunes sont peu intéressés par une fonction peu gratifiante. Le contrôle est vu comme une activité répressive, suite à un enseignement trop libéral de l’économie

Mais le niveau de confiance de la société en l’Etat diminue, à mesure que se multiplient les scandales et que croît l’inquiétude. Les seuils tolérables évoluent rapidement, plus vite que la réglementation.


Dans les domaines contrôlés par l’Etat, nombreuses défaillances


Domaine Perte de confiance (raisons, époque) Instance régulatrice Remèdes adoptés Résultats Observations
Poids et mesures dans l'antiquité Avidité des marchands Intervention du souverain   Jugement du fraudeur Le commerçant est responsable de ses instruments






Contrôle a priori obligatoire      
Poids et mesures multiplicité des instruments de mesure dans le monde féodal Loi Contrôle administratif systématique Amendes, interdictions. Pas de sanctions juridiques
Transparence financière des entreprises Scandales Enron, Worldcom, Parmalat Loi. Agences de régulation, justice Commissaires aux comptes. Justice Fermeture d'Arthur Andersen, séparation des activités d'audit et de conseil L'instrument est la norme comptable
Sécurité des transports Risques élevés en cas d'accident Loi Visites systématiques   Fiabilité discutable des contrôles par les organismes accrédités.






Surveillance permanente      
Alimentation Vente de produits avariés Loi Surveillance et sanctions Agences de sécurité alimentaire et sanitaire Délit d'empoisonnement possible






Sécurité  Accidents fréquents :   Amiante, incendies, épidémies  Loi: Interdiction du produit, de la technologie, fermeture du site Normalisation obligatoire (remplace le contrôle a priori)    






Pollution Accidents graves: nucléaire, chimie, assainissement Loi: eau, air, montagne, littoral Contrôle systématique    






Normalisation facultative      
Ethique Travail des enfants - rémunération insuffisante du travail   Normes privées, étiquetage Encourageants Confiance au consommateur
Morale des dirigeants d'entreprise Rémunération excessive, surtout en cas de mauvais résultats de l'entreprise (Vivendi, Péchiney) Médiatisation, mouvements sociaux Justice Souvent inefficace Appauvrissement des salariés et petits actionnaires 
Pauvreté Perte d'espoir d'en sortir un jour   Micro-crédit Revenu minimum Projets de développement Action sociale du gouvernement _ Allègement de l'endettement Explosion sociale évitée Méfiance Etat > individu







 

 

Depuis 10 ans, le citoyen fait-il encore confiance à l’Etat dans cette fonction de régulation ? Le dernier contrôle de la Cour des Comptes sur le secteur de la métrologie légale en France s’est conclu par un référé au ministre. Ses constatations étaient les suivantes :

A : Déclin du rôle du Parlement

§         Une loi ancienne

La réglementation des instruments de mesure repose encore sur la loi modifiée du 4 juillet 1837. Son dernier développement est le décret du 3 mai 2001, complété par l’arrêté du 31 décembre 2001.

§         Quels instruments contrôler ?

Tous les instruments de mesure ne figurent pas sur cette liste annexée au décret. Par exemple les parcmètres, pourtant base d’une infraction sanctionnable par l’Etat. Beaucoup d’instruments de mesure de santé (cholestérol) ou de pollution ne sont pas contrôlés ni même normalisés. Même si les parlementaires font confiance aux administrations dans un domaine qui peut sembler technique, il ne serait pas inutile que la volonté nationale s’exprime et qu’elle se manifeste par l’attribution des crédits.

36 catégories d’instruments ont été retenues.[6]

L’arrêté du 31 décembre 2001 précise les différentes modalités de contrôle, examen de type, vérification primitive ou de l’installation, contrôle en service, que nous aborderons plus en détail ci-dessous. En outre,

-         il instaure l’obligation de raccordement aux étalons nationaux pour les étalons et moyens d’essais utilisés dans les opérations de contrôle métrologique et les réparations. Le raccordement aux étalons étrangers reconnus équivalents par le COFRAC est également valable.

-         il définit les conditions auxquelles doivent satisfaire les organismes désignés et agréés.

-         il précise les règles d’attribution des marques d’identification.

Le problème est ici de déterminer l’autorité investie du pouvoir de décider qu’un instrument de mesure sera contrôlé ou non. C’est une orientation de la société, et l’OIML avait retenu une liste très longue, abandonnée depuis. En France, le Parlement ne s’est pas intéressé à la question depuis longtemps. Le secteur n’est pas exempt de déficit démocratique.

§         Comment financer le contrôle ?

Les taxes sur les poids et mesures, supprimées en 1936, ont été rétablies à la Libération[7], l’une pour la vérification primitive et l’autre pour la vérification périodique. Toutefois cette dernière a été abolie en 1953[8], au profit d’une redevance pour utilisation du matériel de l’Etat.

Première anomalie, les taxes perçues actuellement pour la vérification périodique n’ont plus de base légale, ce qui signifie qu’elles sont contraires à la volonté du Parlement.

Les tarifs des contrôles, où le mot taxe a subrepticement cédé la place à l’appellation de redevance forfaitaire, ont été progressivement réduits lorsqu’ils étaient effectués par un organisme agréé, ou que les méthodes de fabrication présentent une garantie de qualité. Puis il ont été supprimés par un simple arrêté ministériel du 31 décembre 1999, et leur éventualité ne figure plus dans les arrêtés fixant les taxes et redevances de 2001 et 2002.

Quelle est la raison de cette suppression ? S’il s’agit effectivement d’une taxe, comme l’a voulu le législateur de 1945, ne pas la réclamer lorsque la vérification est effectuée par un organisme privé (pour le compte de l’Etat) pourrait contrevenir au principe d’égalité devant l’impôt et pénaliser les vérificateurs publics qui, à tarif égal, devront reverser le montant de la taxe. Un exemple : la décision d’approbation des méthodes et moyens délivrée à la société rhodanienne Flip Technology pour la réparation et la vérification des chrono tachygraphes en date du 30 juin 2000 a réduit les recettes d'environ 183.000 €. Au total près de 15 M€ de recettes ont été supprimées chaque année du budget de l’Etat, par un simple arrêté.

Les rédacteurs de l’arrêté ont sans doute voulu simplifier le système, mais ce faisant la loi ne semble pas avoir été respectée, pas plus que la démocratie.

Sur ces deux constatations :

-         absence de base légale des forfaits de vérification périodique

-         suppression par simple arrêté d’une taxe prévue par la loi, la taxe de vérification primitive sur les instruments contrôlés par un organisme agréé,

ni la DARPMI ni la DPMA n’ont pu apporter de réponse à la Cour.

B : Délégation croissante au privé

A mesure que les moyens accordés à l’Etat se réduisaient, il lui devenait plus difficile d’exercer sa mission de prévention des risques et de garant de la loyauté des échanges marchands et de l’égalité des citoyens devant l’impôt, au risque de perdre la confiance du citoyen. Comme le gouvernement refusait d’augmenter les taxes et même les abandonnait, il ne restait que la solution de sous-traiter au privé.

Cette délégation de service public n’est pas contestable en soi. Mais il ne fait pas oublier que la délégation ne va pas sans vigilance, et les citations du révolutionnaire Brissot et du philosophe Alain que nous a rapportées Eric Binet doivent rester présentes à l’esprit. La mission sera remplie si les objectifs sont atteints, c’est-à-dire si le risque d’utilisation d’instruments déréglés est faible, ou ressenti comme tel.

Les premiers bilans font état de difficultés que l’on peut imputer à un défaut de vigilance, vigilance que l’Etat aurait déléguée ne même temps que les fonctions techniques de contrôle.

    1. Faute d’être incités à le faire, les délégataires n’établissent que rarement des comptes-rendus d’activité. Le bilan statistique global n’est pas établi par le ministère. Le champ couvert se rétrécit à mesure que progresse l’assurance qualité, que progresse la délégation du contrôle et que diminue la taxation.

b.      Le contrôle a posteriori des instruments vérifiés, qui consiste à refaire le contrôle avec le propres moyens des DRIRE, semble tomber en désuétude. Moins de 10 % des objectifs assignés sont atteints dans quelques régions, et certaines ont abandonné ce type de contrôle faute de moyens et faute de bancs d’essais en état de marche. Ce serait pourtant le seul moyen de maintenir la connaissance du métier entre les mains des techniciens et ingénieurs des DRIRE. Certains véhicules DRAG ne sont plus utilisés depuis plusieurs années, et les contrôles doivent être faits en simultané avec le matériel de l’organisme à contrôler, ce qui obère l’indépendance du contrôle.

    1. Les taux de rejet sont anormalement élevés.

Les DRIRE ont amorcé une première réorientation en visant directement le parc de tous les instruments en service, par une démarche sélective et aléatoire constituée d’opérations coup de poing, et d’opérations vacances. Les rapports d’inspection ont suggéré de cibler ces contrôles par des campagnes annuelles concernant une catégorie d’instruments (cuves de chais, balances de pharmaciens, de supermarchés…) auxquelles pourraient être associées les instances professionnelles et administratives locales. Au delà, elles procèdent à des actions de surveillance régulières, et exploitent les données informatiques que doivent leur fournir les organismes agréés.

Il s’avère que la situation du parc est peu satisfaisante. Dans le Nord-Pas-de-Calais, 8 % des instruments n’étaient pas conformes, taux difficilement admissible. En Provence, au cours de l’opération vacances de 2003 :

§         5,6 % des pompes à essence ont entraîné l’apposition d’étiquettes rouges (73) et 0,9% l’envoi de lettres d'avertissement (12).

§         Quant aux balances de commerce, les taux sont de 10,7% pour les étiquettes rouges (64), de 1,2% pour les lettres d’avertissement (26) et de 4,3% pour les procès-verbaux (7).

Les anomalies constatées correspondent dans 82% des cas à la présence d'une vignette verte périmée et dans 18% des cas à l'absence de vignette verte. Le pourcentage d’instruments ayant échappé au contrôle est anormalement élevé.

La Cour estime que la surveillance du parc doit être renforcée, d’autant que ces anomalies ne préjugent pas de la qualité du contrôle effectué par les organismes certifiés. Le ministère de l’industrie a répondu à la Cour qu’il n’avait plus les moyens de contrôler les acceptations ou refus à tort. On ne saurait mieux dire que l’Etat s’en remet au marché pour surveiller les instruments de mesure, et se contente de fixer les procédures à suivre.

C : Diminution de la présence de l’Etat

a)    Alors que le contrôle des instruments de mesure devait s’autofinancer par la taxe, l’Etat s’est progressivement appauvri, par sa propre volonté.

b)      La motivation des contrôleurs s’estompe.

Les contrôleurs d’Etat, progressivement marginalisés, sans moyens ni pratique suffisante pour maintenir leurs connaissances techniques à un niveau d’excellence, n’ont pu que perdre de leur motivation.[9]

c)      Faiblesse des sanctions

Qu’il s’agisse d’irrégularités relevables d’une action administrative ou de fraude à transmettre aux tribunaux, les sanctions paraissent souvent oubliées. La peur du gendarme étant le commencement de la sagesse, les abus se multiplient. L’Etat perd son autorité.

Durant l’année 2002, les DRIRE ayant effectué 2.149 visites inopinées et 256 audits, cent cinquante sanctions ont été infligées, allant de l’avertissement à la suspension ou retrait d’agrément, voire à un procès-verbal de carence. Ce nombre est faible, et les préfets cèdent souvent au chantage à l’emploi des organismes fautifs. Cependant, au delà de la statistique, il ne semble pas que soit effectuée une analyse des causes et des remèdes des défaillances relevées. Comment sont réparties les responsabilités entre détenteur et vérificateur ?

Les commerçants utilisant des instruments déréglés ne sont jamais déférés au pénal, le délit n’existant pas.

Pour restaurer la confiance dans les mesures, être sûr qu’un récipient contient la quantité annoncée ou qu’une balance n’est pas déréglée pour ne citer que les cas les plus simples, il convient de renforcer les sanctions en cas de fraude, tant sur les utilisateurs que sur les certificateurs.

Le contrôle systématique sur les instruments de mesure, efficace pendant plus d’un demi-siècle, semble avoir fait son temps. Sa transformation au profit d’un contrôle des procédures, s’il est économe de deniers publics, se traduit par une perte d’efficacité et une multiplication des actes bureaucratiques.

D : Abandon de fonctions régaliennes

Au-delà, l’Etat abandonne sa fonction régalienne. Il définit lui-même les missions qu’il entend garder ou abandonner au privé sans en référer au Parlement. Il se substitue au législateur pour définir lui-même les missions régaliennes.

L’Etat se désengage entre autres du contrôle technique des poids lourds. Francis Mer a déclaré que cette activité n’était plus régalienne. Cependant l’interdiction de circulation ou d’utilisation de certains produits n’est-elle pas un acte régalien, que les citoyens peuvent demander ? L’ambiguïté demeure, tant que la notion de privatisation oscille entre l’abandon de la mission au marché ou la délégation de sa gestion par l’Etat au secteur privé.

On s’oriente vers une privatisation avec procédure d’agrément des intervenants privés. Mais les délégataires ont-ils les compétences pour bien exercer leurs fonctions ? En principe ils l’ont, sinon ils ne seraient pas agréés. Mais le problème reste entier : quel usage feront-ils de cette compétence ? Qui va contrôler les contrôleurs ? On rencontre ici l’extrême réticence des fonctionnaires, qui ont reçu une éducation rationaliste, à entrer dans le domaine moral de la faute et de la sanction. En présence d’une multiplicité de références éthiques, il devient malaisé de fixer la frontière entre l’honnête et le malhonnête, comme nous l’a rappelé Philippe d’Iribarne.

Situation ambiguë, où un acte commercial est obligatoire ! Dire que l’on privatise le contrôle et qu’il ne s’agit plus d’une activité régalienne relève du mensonge, tant que l’utilisateur de l’instrument de mesure reste tenu de le faire contrôler régulièrement et que l’on prétend maintenir un contrôle de second degré. Si cette obligation disparaissait, alors seulement la liberté du marché trouverait à s’appliquer ; resterait alors le recours facultatif à une certification, sous le contrôle du consommateur et de la justice.

Ni Etat ni marché, la formule actuelle définit une prestation obligatoire confiée au privé, une norme rendue obligatoire. Les intervenants ne sont plus contrôlés, ils se contrôlent mutuellement. Et il est de notoriété publique que nos modernes corporations sont peu portées à sanctionner l’un de leurs pairs.

Mais qui gardera la compétence technique pour l’agrément ? Que deviendra l’étalon de la mesure vraie, juste et équitable ?

 

 

Conclusion :

 

Si les citoyens sont d’accord pour que l’Etat veille et instaure la sécurité collective dans la société, les avis divergent sur les moyens d’y parvenir. Les expériences passées n’emportent pas l’approbation.

L’Etat est impuissant par lui-même, et la décentralisation ne pourra qu’aggraver la situation. A force de réglementer, les résultats ne peuvent être atteints et l’Etat devient le bouc émissaire des dysfonctionnements sociaux, comme nous l’a montré Jean-Pierre Dupuy.

Le marché l’est également, sinon il n’y aurait pas de fonctions régaliennes.

Alors que faire ? Faut-il reconstruire l’Etat au niveau européen ? Promouvoir la création d’une agence européenne de la mesure, dans la lignée de l’évolution actuelle des pouvoirs publics ? Faut-il remplacer le contrôle systématique par des normes obligatoires, contrôlées de façon aléatoire et dont le non-respect serait pénalisé ?

Mais, au-delà du niveau compétent des pouvoirs publics, l’organisation de la surveillance des instruments de mesure est aussi un choix de société, engendré par la vision idéale du regard que chacun portera sur son voisin. Sera-ce une société de confiance raisonnée, assortie de sanctions sévères en cas de défaillance individuelle ? Ou bien au contraire un monde où tout est vérifié, contrôlé a priori, pour rendre impossible la fraude, au risque de remplacer la confiance à autrui par la confiance dans les outils seuls ? Une société d’individus tenus en laisse, ou une paix armée, dans laquelle l’autre serait un bandit en puissance ?

Entre les deux se situe bien sûr tout l’espace occupé par les civilisations, qui par malheur sont mortelles. Là se pose la question du dosage, ou de sens de la mesure par rapport aux attentes des citoyens. Telle est la difficulté du rôle que doit jouer l’Etat pour organiser la paix civile.

 



[1] La Recherche, p. 60.

[2] D. Elisseeff, Confucius - Des mots en action, p.52.

[3] unité de mesure des volumes de grains, d’environ 45 l.

[4] unité de mesure des volumes de liquide, d’environ 7,5 l.

 

[5] Cette relation de confiance n’est ni réciproque ni transitive ; une mère craint pour son faible enfant

[6] Art . 3, décret du 3 mai 2001, et art.5, arrêté du 31 décembre 2001.

[7] loi n° 45-0195 du 31 décembre 1945 (art.86)

[8] loi n°53-76 du 6 février 1953, (art.15)

La fusion absorption du corps des ingénieurs des poids et mesure dissous, avec reclassement insatisfaisant