Métrologie et confiance

Extraits de la thèse de Marie Ange Cotteret

présentés au cours de la réunin du 9 décembre 2002 du groupe "Forum Confiance"


La question de la confiance est permanente. Pour donner une idée de ses relations avec la métrologie, voici quelques éclairages successifs sur trois moments forts de l’Histoire de la mesure : l’invention mésopotamienne, la réforme de Charlemagne et la Révolution Française.

La Mésopotamie 

Les actuelles collines du Kurdistan étaient peuplées au paléolithique par des chasseurs-cueilleurs. 
L’agriculture y est “inventée”, il y a dix mille ans. Le néolithique, que les préhistoriens considèrent maintenant comme l’installation de la civilisation agraire, voit les populations d’agriculteurs et d’éleveurs se sédentariser dans des régions où le sol est fertile et le climat favorable. 

Naissance du commerce et de la métrologie

Il y a cinq mille ans, apparaissent presque simultanément, semble-t-il, le marché, l’écriture, l’école, la métrologie et le fonctionnement judiciaire. On peut supposer que ce n’est pas une coïncidence, mais un enchaînement logique. Tout part, semble-t-il, du développement des échanges. Au delà d’un certain volume d’échange, la parole donnée ne suffit plus à garantir la confiance, il faut consigner par écrit : on invente l’écriture. Alors, il faut apprendre à lire, écrire et compter : on invente l’école. Il faut aussi avoir confiance dans la quantité, mesurer ce que l’on échange : on invente les étalons et la métrologie. Enfin, il faut aussi avoir un arbitre en cas de litige : on invente les tribunaux. 

Ainsi, les principaux éléments de la civilisation que nous connaissons auraient été logiquement mis en place pour assurer la fiabilité de l’univers transactionnel naissant. Tout cela serait né en Mésopotamie, dans un pays qui aujourd’hui s’appelle l’Irak. 

Ce développement est, semble-t-il, la conséquence du perfectionnement d’une société d’agriculteurs sédentaires villageois qui, en produisant plus et mieux, tirent des excédents de la terre et de l’élevage qu’ils peuvent échanger. Cette sortie de l’autarcie économique engendre des processus de socialisation différents de ceux du néolithique villageois et, à fortiori, des chasseurs-cueilleurs. Remarquons l’ampleur des durées en cause : l’apparition de l’agriculture date de dix mille ans, celle de l’écriture de cinq mille ans.

 La redistribution, la levée des impôts et l’échange des surplus sur les marchés entraînent la nécessité du comptage et de la métrologie. La protection des producteurs et celle des greniers nécessitent des gens d’armes. La bureaucratie fiscale, juridique et notariale se développe. Cette économie naissante transforme les statuts et les relations selon un processus mécanique qui semble inévitable et paraît échapper à la volonté des acteurs. A cet égard, l’analogie avec le monde contemporain est évidente.

C’est à Uruk que naît l’écriture. Les tablettes d’argile montrent que depuis son invention vers 3000 ans avant JC environ, l’écriture évolue depuis l’expression par pictogrammes, tout comme les hiéroglyphes égyptiens, jusqu’à l’écriture cunéiforme, c’est-à-dire  en forme de coins ou de clous. Vers 3100 – 2850 av JC, pendant la période proto-élamite ou  époque de Suse. 

Vers –3000, il y a une disparité de ressources entre le Nord et le Sud. Au Nord, des forêts procurent du bois et des carrières naturelles, la pierre et des métaux précieux. La terre est riche et le climat clément. C’est dans cette contrée d’abondance que se sédentarisent les premières sociétés d’agriculteurs-éleveurs. Au Sud le sol est riche des alluvions déposées par le Tigre et l’Euphrate. Les travaux d’irrigation réalisés font fructifier cette terre grasse, qui, correctement irriguée et travaillée produit bientôt de considérables surplus de nourriture et de bétail. Cette importante production est le prélude de la grande transformation. 

La grande transformation

Les différences sociales chez les villageois du néolithique ancien sont peu importantes. Dans les premières cités-Etats, les membres de la société commencent à se répartir selon des strates : les uns sont en haut de l’échelle sociale et détiennent petit à petit de plus en plus de pouvoirs et de privilèges. Les autres, plus bas sur cette échelle, sont gouvernés par les premiers. 

Une population nombreuse est occupée à diverses autres tâches que celles de l’agriculture. Cette nouvelle organisation du travail transforme également la répartition des populations entre villes et campagnes. Même si, dans certaines contrées peu fertiles ou éloignées des centres urbains, des tribus nomades ou semi-nomades résistent au pouvoir central, entre la fin du quatrième millénaire et le début du troisième avant notre ère, la campagne mésopotamienne se dépeuple au profit des Cités-Etats. 

Certains auteurs attribuent à « la division du travail » l’accroissement de productivité qui est à la racine de cette transformation. C’est là transposer la logique industrielle, celle de l’apologue des épingles d’Adam Smith à l’univers bien différent de la Mésopotamie. Il nous semble que le scénario probable est tout autre. Nous savons, par les travaux des paléo-botanistes, que les variétés de céréales, entre autres le blé et l’orge, ont fait, à cette époque, l’objet d’une sélection permettant un bond de productivité à l’hectare. Ce n’est pas pour autant que la main d’œuvre nécessaire pour cultiver une même surface change. 

D’autre part, il semble que les rites de sacrifice des enfants en surnombre ont diminué. Il est donc logique d’imaginer que le surplus démographique s’est déversé dans les villes en même temps que le surplus de production vivrière, et cela d’autant plus aisément qu’il s’agissait des enfants de ceux qui restaient à la terre, lesquels continuaient à assurer une base de subsistance et de repli éventuel pour leur progéniture. Par ce mécanisme, le commerce extérieur devient une composante structurelle de la société mésopotamienne. La Mésopotamie est le centre du commerce mondial de l’époque. Et qui dit commerce dit métrologie…

Les tablettes retrouvées sur les sites d’Uruk, Aklab et kis datent de 3200 av JC. Les tablettes de Djemdet-nasr ont un siècle de moins et ont été retrouvées à peu près aux mêmes endroits, Uruk et Kis. Les tablettes d’Ur datent de - 2700 environ et les tablettes découvertes à Fara et dans le pays d’Akkad datent de - 2600 environ. Ces tablettes et principalement celles d’Uruk sont les «papiers d’affaires des vieux habitants  » de la Mésopotamie. L’écriture naît de la comptabilité.

«Le fait que les tablettes d’Uruk aient été localisées dans l’enceinte d’un grand temple de cette ville, et que ces pièces constituent manifestement des comptes rendus de mouvements de biens, avec quantité détaillées, puis totalisées, invite à penser que cette écriture avait été mise au point avant tout pour mémoriser de nombreuses et compliquées opérations économiques centrées sur ledit temple, propriétaire et redistributeur ou exclusif ou principal, des produits du travail dans le pays. Les dépôts de Djemdet-nars et d’Ur sont à peu près exclusivement constitués de pièces analogues, à la seule exception près d’un petit nombre de listes de signes, évidemment préparés pour l’apprentissage, l’entraînement et l’usage des scribes. C’est seulement à partir de 2600 (premières inscriptions royales, et archives «littéraires» de Fara) que l’usage de l’écriture s’est étendu à d’autres domaines. Autrement dit, l’écriture mésopotamienne est apparemment née des besoins et de nécessités d’économie et d’administration, et toute préoccupation , religieuse, ou proprement «intellectuelle», paraît bien être exclue des ses origines. »  
Ces tablettes sont à la fois des recueils d’informations sur des quantités d’objets, de grain, quantité d’huile, de roseaux, etc., mais elles rappellent également sur la transaction elle-même. Vers 2380 av JC, sur un cône en terre trouvé à Tello, est inscrit un texte relatant les clauses d’un contrat de vente d’une maison passé devant notaire, par Enentarzi, administrateur du temple du dieu tutélaire de l’Etat de Lagash, Ningirsu.
«Les clauses mentionnent le prix à payer. Des cadeaux de vêtements, de bière, de pain et d’orge offerts aux témoins. Ce cône percé d’un trou en son centre, était destiné à être «planté dans le mur », sans doute fiché sur un pieu pour identifier la transaction et la rendre publique. » 
Les calculi

Dès le VII e millénaire avant notre ère, il existait une forme archaïque de jetons de comptabilité que l’on nomme calculi (du latin calculus et  calcul dans notre langue). 

«Ces calculi sont de petits objets fait de main d’homme avec de l’argile molle, façonnés de formes diverses : petits bâtonnets allongés, billes, disques, petits ou grands cônes ; l’usage des calculi est très ancien, car les calculi sont connus dans des sites du VIIe millénaire avant notre ère. » 
Ces calculi étaient enfermés dans des sortes de bourses ou bulles d’argile creuses. Sur une face de ces bourses d’argile le sceau-cylindre , marque distinctive et personnelle d’un notable ou d’un fonctionnaire représentant une instance religieuse ou palatiale, était déroulée et s’imprimait dans l’argile.
« L’ensemble : bulle, sceau-cylindre, calculi composait un moyen d’enregistrer une transaction, un transfert de biens. Il est probable que des bulles identiques ont été faites en deux exemplaires, l’une conservée par la personne privée qui participait à la transaction, l’autre par l’administration. » 
Par la suite les bulles renferment toujours des calculi mais à la surface apparaissent des marques en plus du sceau-cylindre.
«Ces marques peuvent être : une encoche longue et fine, un petit cercle, un grand cercle, une grande encoche munie d’un petit cercle. […] Pour certains chercheurs il y a relation formelle entre le calculus et le signe imprimé […] si la valeur numérique des signes et des calculi est discutée par les spécialistes, le principe ne l’est pas : on s’accorde au moins à penser que l’encoche longue et fine, identique au bâtonnet modelé, réfère à l’unité» 
Enfin, à l’étape suivante, les bourses d’argile sont pleines et ne contiennent plus de calculi. Les quantités représentés auparavant par des calculi sont «écrites ». L’écriture servit en premier lieu à «écrire » des quantités. Pour les échanges on se servait aussi de jetons de comptabilité en argile. Certains de ces jetons représentent l’objet de la transaction, mouton ou vache, par exemple. Ces jetons de comptabilité en argile seraient l’expression matérielle des plus vieux systèmes de comptage que nous connaissions. 

Ces jetons qui n’ont pas de marquent distinctive comme un sceau-cylindre, portent des marques tout comme les calculi. Nous savons que jetons de comptabilité et bulles, sceau et calculi ont servi de base pour exprimer des transactions mais nous n’avons aucune idée de leur différence. Cependant c’est d’un commun accord que les spécialistes s’accordent sur le fait que calculi et jetons de comptabilité sont à l’origine de l’écriture comptable pictographique. Cette expression écrite dite pré-cunéiforme date de la fin du quatrième millénaire. 

C’est ainsi que les premières tablettes de l’époque archaïque de l’écriture cunéiforme expriment à la fois l’objet (ou une de ses parties) de la transaction par un pictogramme, un épi pour du blé, une tête de bœuf pour un bœuf, etc... et, à côté du dessin de l’objet de la transaction, des signes numéraux permettent d’avoir sur une même tablette à la fois l’expression de la chose et sa quantité. L’écriture est donc bien née de la comptabilité ! Nous supposons également que les Mésopotamiens avaient, à coté d’un système de comptage, une sorte de proto-métrologie dès la fin du quatrième millénaire. 

Les archives économiques écrites mésopotamiennes parvenues jusqu’à nous sont très nombreuses. Sur les tablettes d’argile (ou en matériau plus dur comme l’albâtre ou la pierre), les anciens habitants de la Mésopotamie consignent à peu près tout ce qui fait l’objet de transactions : les quantités de grain, d’huile, de matériaux nécessaires à la construction, le paiement des salaires en nature, la surface des champs, le prix d’une maison et les conditions de vente, l’inventaire des offrandes aux dieux, etc.

Une comptabilité

Les diverses tablettes économiques issues de l’époque archaïque de Sumer vers 2900 – 2300 av JC  relatent diverses opérations de tous les jours. Ici, un contrat de vente d’un champ en Basse Mésopotamie , vers 3000 ans av JC, écrit en écriture pré-cunéiforme sur une pierre verte. Là, à l’époque d’Uruinimgina, vers 2350 av JC, une tablette, issue des archives des jardiniers royaux, comptabilise les livraisons de fruits au Palais. Vers 2120 av JC, une tablette fait le compte d’offrandes en chevaux, moutons et agneaux offerts aux dieux.  Une autre tablette , de l’An IV d’Enentarzi (vers 2360 av JC), concerne un apport d’ânes à atteler. Les personnes à qui sont livrés les ânes sont un forgeron, un agriculteur, un charron. (Les ânes portaient plus de 60 kilogrammes chacun mais pouvaient aussi être attelés à des chariots légers ou tirer des outils agricoles. Les ânes étaient donc très prisés pour le transport des denrées sur les routes commerciales. Ils pouvaient passer dans des terrains escarpés et ils étaient résistants. Les chameaux ne furent domestiqués que plus tard au cours du premier millénaire avant notre ère.) 

Bien des écrits anciens sont surprenants par leur ressemblance avec nos propres écrits. Datant de 2040 av JC, une grande tablette en argile a dix colonnes est en fait un livre de compte d’une manufacture ! Sur ce livre de compte, organisé en rubriques, et comprenant plusieurs sections, sont consignés et calculés le nombre de jours de travail des ouvriers vanniers qui fabriquent des paniers, des nattes, des voiles de bateaux. On y trouve l’inventaire et les détails des matériaux utilisés, bois, roseaux tressés, joncs, goudron… et le calcul des différences entre les matériaux entrés dans l’atelier et les produits manufacturés qui en sortent.  

Les tablettes d’argile qui nous sont parvenues en nombre considérable ont principalement deux sources. Une source issue des écrits publics et une autre source issue des écrits privés. Pour la deuxième source, nous avons une importante correspondance privée des lettres dites «cappadociennes » retrouvées à Kanish et Bogazköy en Anatolie. Certaines proviennent des colonies assyriennes et datent du XIX-XVIIIe siècle av JC environ, à l’époque où les colonies de marchands s’auto-administraient. En effet, d’après les documents d’archives, lettres, recueils comptables, procès-verbaux d’actes légaux et contrats de transactions marchandes, il semble que les guildes de marchands faisaient des transactions pour le roi d’Assur par exemple, dont la capitale était au centre de l’organisation commerciale, mais n’en dépendaient pas au niveau de leur propre organisation. 

Ce point est important car il montre qu’à cette époque, la métrologie n’est pas un domaine régalien comme elle le devint plus tard. 

La métrologie est déjà internationale. Les fouilles de la Mission française à Ougarit, le confirment en mettant à notre disposition «une remarquable documentation pondérale et une très riche série de données textuelles datant des XIV e et XIII e avant JC., ces dernières provenant aussi bien des archives royales que des archives privées.   » 

«L’argent » mésopotamien

Les fouilles nous montrent une surprenante caractéristique des différents trésors mésopotamiens datant du début du quatrième millénaire avant notre ère : l’anonymat des poids et celle des «monnaies » ! 

«Pour l’époque achéménide , un dépôt trouvé à Babylone en 1882 apporte une bonne image de ce que pouvait être la «monnaie » babylonienne au début du IVe siècle. […] Le lot entré au British Museum avait la composition suivante : quelques monnaies grecques entières ou fragmentées, sept sicles perses entiers, des bijoux et des objets ouvragés en argent, des morceaux d’argent, des objets divers (anse de vase, bague de bronze en bronze au chaton gravé, amulettes, terre cuite, boucle d’oreille en or) J. Reade a pu montrer, en recourant aux archives du  British Museum que ce lot ne représentait que 3,73 % du contenu originel : la quasi-totalité de la trouvaille était formée de morceaux d’argent anonymes, qui furent envoyés à la fonte, peu après la découverte du dépôt. » 
La monnaie n’était pas encore cette pièce ronde, dont l’une des faces porte une effigie ou une marque d’Etat quelconque dont nous avons communément l’idée. Cette forme de monnaie naît au VIe siècle av JC en Lydie dont le roi n’était autre le père du roi Crésus, Alyattès . C’est en Asie Mineure qu’apparaît la nouvelle monnaie et, comme bien des innovations, elle coexiste avec les anciennes formes de paiements tels qu’ils se pratiquent en Mésopotamie, en Egypte et par les phéniciens depuis plus de deux millénaires. 

Avant cette brillante invention de la monnaie basée sur l’émission de pièces métalliques, de valeur inférieure à leur valeur pondérale, mais garanties par une entité politique émettrice , divers objets servaient de monnaies. L’argent, l’or, le cuivre, des objets d’art, des bijoux, des pièces de soie, du grain, de l’huile. En Egypte, la monnaie telle que nous la connaissons depuis Crésus n’existe qu’à la fin du 1er millénaire. 

« Nous qui sommes habitués à utiliser un numéraire qui porte le nom et les types du pays où nous vivons, l’anonymat des moyens d’échanges mésopotamiens demeure surprenant. Nous nous imaginons que cet anonymat créait de multiples difficultés. Nous avons très probablement tort. Car les Mésopotamiens avaient atteint un haut degré de civilisation, comme on peut s’en convaincre en lisant les trois gros volumes des documents épistolaires du palais de Mari publiés par J-M. Durand. Ces peuples n’ignoraient rien des problèmes de la vie urbaine et leur activité commerciale était parfaitement organisée. Ils effectuaient des opérations financières les plus diverses et les plus complexes, établissant des contrats élaborés, tenant des comptabilités précises, faisant toutes sortes d’évaluation. Leur «monnaie » anonyme leur a donné satisfaction. Sinon ils ne l’auraient pas conservée pendant plus de deux millénaires : leur génie, dont nous avons tant de manifestations, les aurait amenés à inventer une autre forme de moyens d’échanges. […] »  
Nous savons également que des marchés locaux existaient mais il est difficile de savoir comment on y payait. Le troc devait y jouer un rôle important.  Il apparaît que seul l’argent en barre ou en morceaux anonymes était utilisé lors de gros paiements. Georges Le Rider et M.A Powell estiment que l’argent n’était utilisé que pour les gros paiements et jamais en dessous d’un shekel. D’après Le Rider, en Mésopotamie le salaire mensuel moyen d’un ouvrier était d’un shekel.  Pour appuyer cette thèse, les tablettes économiques montrent que la plupart les  salaires étaient payés en nature.  

 Les poids

Les plus vieux poids de pierre retrouvés en Mésopotamie sont en pierre polie et s’ils fournissent des indications sur les poids utilisés à la fois en Babylonie et en dehors, ils ne sont pas marqués. Ce n’est que plus tard que les poids furent marqués. Les barres d’argent, retrouvées entières dans les trésors, ont, elles, une certaine continuité de poids alors que les morceaux anonymes découpés dans ces barres n’ont de valeur que par leur titre et leur poids. Les barres d’argent ne sont pas marquées non plus.

Nous pouvons imaginer que des relations de confiance existaient entre les commerçants, d’autant plus que les erreurs, volontaires ou pas, étaient possibles. Cette stèle funéraire en basalte , que l’on pense provenir de Marash, où un marchand de l’époque néo-hittite, (VIIIe siècle avant JC), est représenté, tenant à la main une balance, n’atteste-t-elle pas d’une vie de marchand honnête ? La confiance dans l’honnêteté des marchands avait, comme aujourd’hui une importance certaine. 

Que les plus anciens poids ne soient pas marqués n’est pas un fait anodin. Il fallait nécessairement toute une organisation pour que les transactions pondérales soient justes, très particulièrement lorsque l’on échangeait des pierres ou des métaux précieux. La «monnaie-poids » devait pouvoir être garantie en titre et en poids. Il existait donc, en Mésopotamie, déjà au troisième millénaire avant notre ère, des bureaux de vérification des poids et des mesures et des sanctions prévues pour les commerçants malhonnêtes. Environ vers –2700, la ville d’Ur avait au moins un vérificateur des poids et mesures : Sin-uselli. Il est question de lui dans des bulles retrouvées dans une jarre de Larsa. 

Au deuxième millénaire avant notre ère des poids de pierre de formes diverses ont été retrouvés sur le site de Suse. Nous savons que Suse fut à la fin de la période d’Uruk un important site commercial sur la route d’Iran là où commence la route d’Asie. Le Louvre conserve une série de poids en forme de canard  de cette époque. Les poids alors n’avaient pas de forme standard. Ils pouvaient être ronds en pierre polie, en forme d’olive, représenter des animaux ou des têtes humaines. Ils pouvaient être marqués ou non.

Les fouilles de la Mission française à Ougarit montre que la métrologie est internationale. Elles  mirent à jour plus de six cent poids. La recherche effectuée à Ougarit est de première importance car elle permet de cerner, par le nombre et la valeur des poids, la part métrologique de mouvements des échanges internationaux.  

«Comme on pouvait s’y attendre, le système syrien ougaritique est le mieux représenté, avec au moins 314 exemplaires (55%), auxquels s’ajoutent 74 poids du système voisin associé (sicle à 8,7 gr, 8,8 gr). Ensuite vient le système dit mésopotamien ou babylonien (sicle à 8 gr, 8,4 gr) représenté par 110 exemplaires, chiffre élevé puisqu’il correspond à 20 % au total, puis le système ancien qui était déjà celui du royaume d’Ebla au IIIe millénaire av J-C. (sicle à 7,83 gr) et continua à être utilisé à Karkémish à l’époque hittite , représenté à Ougarit par une vingtaine de poids (3,5%). […] Enfin, sous réserve, on croit pouvoir classer 7 poids dans l’orbite du système égéen. » 
A Ougarit, les poids retrouvés dans la partie spécialisée dans les affaires nationales du palais, appartiennent tous au système pondéral local. Ceux retrouvés dans la partie spécialisée des affaires étrangères du Palais sont en partie des poids-étalons étrangers. Les archives et les poids retrouvés chez les marchands montrent que le commerce international était pratiqué, tout comme en Mésopotamie, à la fois à titre public par les institutions et à titre privé par les individus et les familles.

L’oeuvre de Charlemagne

Charlemagne unifie un immense territoire et avec l’aide des ecclésiastiques et les grands barons. Il en organise l’administration et l’armée. Dès 789, exactement mille ans avant la Révolution française, il s’occupe d’unifier les mesures et les monnaies sur tout le territoire de son Empire. Charlemagne est seul titulaire du droit de battre monnaie. Il ouvre et organise selon sa volonté les ateliers monétaires et les ferme quand cela lui semble nécessaire. Il décide du titre et du poids des monnaies émises et des figures des pièces. Il perçoit des droits de monnayage. Ce droit est un pourcentage prélevé sur la masse des pièces frappées à son nom dans chaque atelier. C’est ainsi que le trésor royal est alimenté. 

Toutefois, ce droit de monnayage peut être octroyé, dans certaines limites, par le roi à une abbaye par exemple. 

Charlemagne est attentif aux gens du peuple. Il oblige les nantis à venir en aide aux plus démunis les années où les récoltes sont mauvaises et la mendicité importante. 

«Charlemagne, à plusieurs reprises et notamment en 805 par le deuxième capitulaire de Thionville, doit prendre, pour limiter l’effet des disettes ou des épidémies qui frappent inévitablement en période de sous-alimentation, des mesures de précaution où la dévotion se mêle à la réglementation économique : il interdit les exportations de vivres. […] Celui-ci n’en doit pas moins revenir sur le sujet dès l’assemblée de l’année suivante, celle de Nimègue en mars 806. La famine sévit en bien des régions. Charlemagne met l’alimentation des pauvres à la charge des prélats, des comtes et des grands. » 
Au VIII e siècle, les mesures, même si elles gardaient leur ancienne appellation romaine n’ont plus de valeur fixe. Pour construire l’unité de son Empire et faire régner la paix intérieure, Charlemagne unifie les poids, les mesures et monnaies. Dès 779, il commence à réglementer la métrologie. Quasiment vingt ans sont nécessaires pour mettre en application son nouveau système. Un système métrologique unifié qui ne dure que le temps de son règne. 

Référence bénédictine

La livre, à ce moment-là, aurait été augmentée de moitié d’après Rocca et Prou , d’un quart d’après Guérard  ou d’un tiers d’après Capobianchi .  Il est probable, comme le suppose Barbieux , que la nouvelle livre est celle de Saint-Benoît. Car il existe une lettre adressée à Charlemagne «dans laquelle l’abbé Théodémar dit au roi qu’il lui envoie, en autre chose, le poids et la mesure de capacité qui servaient à mesurer la quantité de pain et de vin fixée par la règle de Saint Benoît pour la ration des moines. »  Jean Favier confirme l’idée que la livre de Charlemagne est empruntée au Mont-Cassin. 

Dans la règle de Saint Benoît est consignée la mesure quotidienne du manger et du boire de chaque moine.

 «Une livre de pain, à bon poids suffira pour chaque jour, soit qu’on fasse un seul repas, soit qu’il ait à dîner et à souper. […] Nous croyons qu’une hermine de vin suffit à chacun dans sa journée » 
Cette référence aux bénédictins est pour nous essentielle. N’est-ce pas Saint Benoît qui a codifié la règle monastique ? Si, comme si nous l’imaginons plus loin, les mesures sont des «règles du jeu » social, le fait que Charlemagne se soit tourné vers les inventeurs et gardiens de la règle montre qu’il avait sans doute une perception de l’essence de la mesure et de son rôle structurant.

Lors de l’unification, la livre de 12 onces en vigueur, celle des Romains  devient une livre de dix-huit onces. Néanmoins, la livre médicinale de 12 onces persiste à côté de la livre de 18 onces décrétée par Charlemagne. En 794, Charlemagne agrandit toutes les mesures (ce qui change tout le système de redevances en vigueur). L’unité de capacité des céréales, le muid, est augmenté. Dans un capitulaire de 802, est écrit «qui devait trois muids en donnera dorénavant deux».  Le grain servant d’étalon change. Jusque là c’était le grain d’orge, avec Charlemagne c’est le grain de froment, plus lourd, qui donne la valeur pondérale de l’étalon. Jean Favier remarque que rien ne précise que les valeurs des mesures de distance changent à cette époque. 

Vérifications

Les étalons, pendant le règne de Charlemagne sont gardés au palais. D’autres étalons sont déposés dans les églises. Les poids et les mesures sont régulièrement vérifiés par des inspecteurs qui surveillent les marchés où ils doivent garantir l’équité des échanges «soit en qualité et au prix, soit en la mesure et au poids. » 

«Charles aura passé sa vie à construire la paix, à rêver de la concorde, à organiser l’unanimité, et c’est l’image du guerrier qui s’impose. […] La grande préoccupation de Charles a été la paix, et la légende n’a retenu que le guerrier. Elle a magnifié le vainqueur, non l’organisateur» 
Dans le domaine de l’économie rurale, l’œuvre de Charles l’organisateur apparaît.
«En soixante-dix capitula, le capitulaire De Villis organise la vie économique et sociale d’un domaine royal, mais il n’y a rien, dans ce capitulaire, qui ne puisse être dit des domaines des grands. […] Le roi passe en revue les différents éléments de la vie rurale : le travail des vignobles et la vinification, les mesures qui doivent être identiques à celles que l’on conserve au Palais, la main-d’œuvre corvéable, la saillie des juments, la qualité de la farine, les effectifs de la basse-cour, l’alimentation de la volaille et porcs par les déchets de meunerie, l’envoi des fruits frais à la cour par tous les gestionnaires qui n’auraient pas hébergé le roi trois ou quatre fois dans l’année, l’entretien des viviers anciens et la création de nouveaux viviers, le défrichement des champs menacés par l’invasion de la forêt. Tout y est. » 
Quant à la monnaie, Charlemagne réorganise tout le système monétaire, lié comme auparavant au poids : tout le système monétaire est un dérivé du système des poids. Le denier de Charlemagne devint le denier-poids et pèse 1,68 g. 
Une livre = 20 sous de 12 deniers soit une livre = 240 deniers. 
Depuis Pépin le Bref, son père, le droit de battre monnaie est à nouveau un droit régalien et non plus seigneurial. Seuls quelques ateliers monétaires ont le droit de battre la monnaie au nom du Roi. Les deniers émis portent la marque de «Roi  Pépin »; «Seigneur Pépin » ou «Roi des Francs »  

En 805, Charlemagne réduit encore les droits et centralise les émissions monétaires à ses seuls Palais. «Où quelle soit frappée, la monnaie du roi est la même partout. » 

«Dans tous les domaines, la préoccupation de Charles est l’unité du royaume, et, déjà, celle de ce qui sera son empire. Dès 789, il commence d’imposer de nouvelles mesures de poids et de capacités, dont il entend qu’elles se substituent aux mesures locales alors en usage. La monnaie, naturellement, est étroitement liée à la définition des poids, lesquels sont, ont le verra, alourdis d’un quart par le passage de la livre romaine de douze onces à la livre nouvelles de dix-huit onces. Cette livre de 489 grammes pour 264 deniers de 32 grains signifie donc un denier de 1,85 gramme. La réforme monétaire ne serait alors qu’un produit dérivé de la réforme des mesures. » 
L’école de Charlemagne est aussi construite avec l’intention de contribuer à cette grande unification de l’Empire. Elle doit diffuser les nouvelles règles du jeu et faire en sorte qu’elles soient les mêmes pour tous.

Après Charlemagne

Après le règne de Charles, l’unité de l’Empire n’est plus qu’un souvenir. Les fraudes vont se développer jusqu’à devenir ce « chaos métrologique » ingérable à la veille de la révolution. Pour donner quelques exemples des fraudes dénoncées en justice pendant mille ans et encore sans les cahiers de doléances de 1789.

Les fraudes des meuniers et des boulangers

Les meuniers avaient développé des astuces comme de mettre le moulin en marche lors de l’achat de la farine. Le tassement produit par le mouvement de trépidation du plancher permettait de tasser davantage de grain dans une même mesure. 

A Autun, « nous demandons que tous les meuniers soyent tenus d’avoir chez eux une balance et des poids, pour que chaque particulier puisse s’assurer qu’il ne lui a pas été fait tord.» 

La Paroisse de Montgeron demande « que les meuniers, surtout des moulins à eau, rendent en son et en farine le même poids qu’ils ont reçu en grains, conformément à différents arrêts de la cour » 

Les fraudes liées à la farine et au pain pouvaient avoir des conséquences graves, voire dramatiques, lorsque le grain était rare, la famille nombreuse et la récolte insuffisante.
«Les habitants de la Crète voyaient dans le bousier roulant sa pelote de fumier l'incarnation de l'âme du boulanger qui, pour avoir utilisé une “mauvaise balance”, avait été condamné à faire éternellement son pain avec du fumier. […] B. Baranowski, après la dernière guerre mondiale, a encore trouvé des récits paysans sur de vieux moulins désaffectés que le village entier entendait «marcher la nuit « : le meunier, mort il y a des siècles, avait été condamné à faire tourner éternellement les pierres du moulin pour s'être servi de fausses mesures. »  
Quant aux boulangers parisiens, ils prenaient le risque en fraudant sur le poids du pain que leur fournée aille gratuitement nourrir les pauvres de Paris. 
«En vertu de l’ordonnance datée du mercredi après l’octave de Pâques, 1305 le prévot de Paris devant veuillez à ce que les «talemetiers » ou boulangers fussent «contraints de faire pain suffisant et de value convenable, à juste poix, selon le pris et l’estimation que le bled vauldra. » 
Une ordonnance du 30 janvier 1350 donne aux vérificateurs qui vont chez les boulangers la directive suivante :
« S’ils treuvent le pain de moindre poix qu’il ne doit estre par ladite ordonnance, il donneront pour Dieu la fournée du dit pain soit blanc, soit bis, sans n’y espargner, c’est à sçavoir, la moitié aux pauvres de l’Hostel Dieu et l’autre aux pauvres aveugles des Quinze-vingt ou là où ils verront qu’il est le mieux employé. » 
Presque 500 ans plus tard, à la veille de la Révolution les cahiers des plaintes, doléances, remontrances et vœux des habitants propriétaires de la paroisse de Mongéron demande 
« […] que les poids de tous les autres marchands soient de même visité ; que chez les boulangers surtout on examine la qualité du pain, et que le prix en soit taxé proportionnellement. » 
Mesures combles et mesures rases

La valeur de la livre médicinale reste stable dans le temps. Il n’en est pas de même, loin s’en faut, des mesures en usage dans le commerce et l’artisanat : les modes de mesurage variaient aussi beaucoup suivant la matière mesurée. 

Dans l’usage, le puissant acquérait à mesure comble et cédait à mesure rase pour réaliser un profit maximal qui n'apparaissait pas dans les prix. Dans les concours de recrutement, institués pour les fonctions de mesureur, on choisissait les hommes les plus aptes à faire rendre un maximum de bénéfice à l’employeur.  Pour l’achat, on se servait de pelles croisées et l’on jetait les grains dans la mesure à hauteur d'homme pour bien tasser le grain qui tombait de haut. On remplissait comble, le grain formant un cône au dessus de la mesure. A la revente, la pelle était délicatement posée sur le bord de la mesure, afin de ne pas tasser le grain ou la farine. 

Quand le blé ou la farine ne se vendaient pas au poids mais à la mesure, ces modes de mesurage créaient énormément d’abus dont les plus faibles faisaient les frais. 

Les Cahiers de doléances et la Révolution

Dans les cahiers de doléances certaines de ces pratiques sont dénoncées comme à Angoulême, à Troyes ou à Gien pour ne nommer que ces villes.

A Angoulême, « C’est dans les marchés que les grainetiers s’entendent à verser les grains dans les mesures avec tant de légèreté que même la contenance ne peut s’y trouver. Il faudrait dans le royaume qu’un seul et une seule mesure, mais que de difficultés se présentent pour y parvenir ! [...] l’âpreté des mesniers et la manière de mesurer les grains sur les marchés méritent l’attention la plus sérieuse.»  
Le tiers-état de Gien demande «que les mesures des seigneurs soient réduites sur celles des plus prochains marchés, et fait une proposition relative à la forme et à la profondeur de toutes les mesures pour la vente des grains dans les marchés. » 

Diversité des mesures 
Les mesures, il est vrai, sont très nombreuses et, sous une même appellation, de valeur différentes. 

« Dans le baillage de Montdidier, quoiqu’il ne soit composé que de 146 paroisses, il y a d’abord les mesures du bailliage, ensuite celles de la prévoté, et enfin des mesures locales. Les unes et les autres ne s’étendent qu’à des cantons peu étendus ; mais chacun de ces cantons a des mesures particulières sur lesquelles se règlent les arpentages. Il résulte de l’examen détaillé qui en a été fait, qu’il existe dans le baillage, savoir :

Des journaux de 758, 847, 933, 1016, 1029, 1062, 1111, 1129, 1145 1/2, 1198, 1264, 1287 de nos toises carrées. Des verges employées à la mesure des journaux, de 20, 21, 21 1/2, de 22, 24, 25 pieds de notre toise.`Des pieds de 10 pouces 4 lignes, 10 pouces, 8 lignes, 11 pouces, 11 pouces 4 lignes, 11 pouces 8 lignes, 12 pouces de notre pied de notre toise.

A Troyes, « Qu’il n’y eût plus qu’une mesure pour tout le Royaume, et que les grains de différentes espèces se mesurassent dans une même mesure, [...] que dans le lieu où la mesure de grains, comme orge, avoine etc., continuerait d’être plus forte que celle du blé, il y eût une mesure exprès, sans qu’il fut permis dans les marchés publics de se servir de la mesure du blé pour mesurer le menu grain autrement, l’excèdent que doit avoir cette mesure sera rabattu ou plus ou moins haut selon que le racleur souvent peu délicat, sera intéressé à favoriser l’acheteur ou le vendeur.»  

Qu’on joigne à ce chaos local la diversité générale des arpents, des journaux, des perches, des verges et de leurs innombrables subdivisions, on verra que d’un bout du royaume à l’autre, les français traitent de leurs propriétés foncières en parlant une langue dont chacun d’eux entend à peine quelques mots. » 

L’anglais Arthur Young, traversant la France à la veille de la révolution, pour y réaliser une enquête sur l’agriculture du pays, s’étonne dans ses écrits de voyage de l’état d’obsolescence des techniques agricoles par rapport à celles d’Angleterre et que l’on puisse trouver sur un même espace du territoire une bonne dizaine de mesures cadastrales pour les champs, et autant de mesures pour évaluer les grains. 
« Le sac de blé est à Ham de quatre setiers et demi, écrit-il, à St Quentin de quatre setiers, à Péronne et à Noyon de trois setiers. La même diversité règne dans les jauges et mesures des liquides ; la mesure des terres varie aussi beaucoup.»  
Avant l’adoption du système métrique décimal, la valeur des mesures change d’un lieu à un autre, d’une profession à l’autre, d’une céréale à l’autre. La mesure de blé n’a pas la même capacité que la mesure d’orge, d’avoine, de charbon ou de sel. Les denrées précieuses sont pesées avec une livre légère et d’autres denrées plus courantes avec une livre grosse. Chaque marchandise est pesée ou mesurée avec sa mesure ou son poids distinct. La mesure prend en compte la valeur de la chose mesurée. Le blé n’a, en effet, pas la même valeur marchande que l’orge ou l’avoine. Le grain est mesuré dans une mesure rase ou comble, la farine est pesée à l'aide d'une “ livre ” et le pain à l'aide d'une autre “ livre ”. 

Dans la durée, le prix du pain est fixe, seul son poids varie en fonction du prix du grain.

Le poids du pain est défini chaque semaine selon la mercuriale  des grains. Le prix des choses a tendance à être invariable ou à ne subir que peu de changement sur de grandes périodes. La variation de la valeur de l’article s’exprime par une variation de poids. Le poids du pain varie lorsque les récoltes ont été plus ou moins abondantes alors que son prix reste fixe. Les acheteurs sont quotidiennement confrontés et donc attentifs aux questions des poids et mesures. Dans notre société industrielle, un kilogramme de farine acheté dans nos supermarchés reste un kilogramme, la variation de sa valeur s’exprime par le changement de prix. 

En 1789, les cahiers de doléances des provinces, des ordres des villes et des villages demandent massivement l’uniformité des mesures et des poids sur l’étendue du royaume. Par exemple :

Les trois ordres de la ville de Bayonne demandent « que les officiers municipaux des villes soient chargés de veiller à l’exactitude des mesures, des jauges, des contrôles et des marques. »  « Le clergé d’Evreux, demande dans l’intérêt du commerce, le dépôt des matrices des poids et des mesures dans les municipalités.»  Le tiers-état de Dinan demande « que les mesures des seigneurs soient rendus uniformes dans tout le royaume, avec défense aux acheteurs et vendeurs de se servir d’autres, sous peine d’amendes.»  La paroisse de Bonnelles demande «que soit établi, dans les campagnes, une police sûre qui vieille sur les poids et mesures. » 
Retrouver une unité perdue

Un seul Roi, une seule langue, une seule mesure : Dans les cahiers, l’unification des poids et des mesures est réclamée au moins 246 fois 
.
Dès la séance du 6 février 1790, Messieurs Abeille et Tillet, présentent à l’Assemblée nationale les «Observations de la Société royale d’agriculture, sur l’uniformité des poids et mesures. » 

« Nous désirons, pour l’honneur de l’humanité, que le résultat d’un si bel ouvrage [l’uniformité des poids et mesures en France] substitut, aux probabilités que plusieurs savants ont déjà rassemblées, des preuves claires de l’ancienne existence d’un système métrique universel. Tout nous porte à croire que ce système existe encore, et qu’il suffirait d’écarter la rouille qui en défigure les copies, pour reconnaître que les peuples se servent de poids et de mesures dont l’étalon matrice, pris dans la nature, a toujours été le même. Si cette conjecture, appuyée d’avance sur l’opinion des savants distingués et sur un grand nombre de faits, d’observations et de rapprochements, était une vérité, il serait alors ni impossible, ni difficile de retrouver le type élémentaire des mesures de tous les peuples d’Europe, et peut-être de tous les peuples policés. » 
L’idée de construire la nouvelle unité métrologique à partir de la métrologie des anciens est très différente des idées qui suivront. Les Observations de Villeneuve et d’autres documents antérieurs comme la Métrologie de Paucton défendent cette idée qu’une base métrologique commune aurait été partagée par les peuples anciens. Cette idée semble assez répandue à l’époque. La Hire va même jusqu’à Rome mesurer les monuments anciens pour retrouver la valeur initiale du pied romain avec l’idée qu’il est possible de reconstruire l’unité métrologique en France à partir de cette base vérifiée. 

Empêcher les fraudes

A la différence des propositions qui suivront, ces Observations prennent en compte la demande publique exprimée dans les cahiers de doléances. En effet à la lecture des revendications concernant l’uniformité des poids et des mesures, la préoccupation des populations n’est pas tant d’avoir à leur disposition un système de mesures scientifiques et universelles mais des mesures usuelles uniformes dans tout le royaume pour commercer honnêtement d’une province à l’autre et empêcher les fraudes trop nombreuses. 

« Pressés de tous côtés et à chaque instant par nos besoins ; appelés par la nature à la vie active qui peut seule nous garantir du danger des privations, nous ne devons pas perdre de vue que la facilité et la rapidité des secours quotidiens en augmentent l’utilité. Distinguons scrupuleusement nos mesures usuelles de nos mesures savantes. Et, par rapport à ces dernières  mêmes, songeons que le degré de perfectionnement, auquel l’homme s’est élevé, l’avertit à chaque pas que la perfection absolue, en quelque genre que se soit, échappe constamment à nos efforts. Nous avons sous la main ce qui nous suffit à nos affaires commerciales et domestiques ; ne portons pas plus loin nos désirs et nos espérances. » 

 « Nous rendons le plus sincère hommage, au mérite et au travail des quatre académiciens . Nous sommes convaincus qu’ils ont porté l’attention et l’exactitude aussi loin que le permet l’imperfection inévitable et avouée de nos instruments et de nos organes. »  

Dans ces Observations il est montré comment l’unification métrologique est déjà bien avancée en France où le problème des mesures locales de valeurs diverses sous une même appellation n’est pas nouveau. Il est rappelé les expéditions scientifiques au Pérou et en Laponie. Y sont exposées honnêtement les différences de longueur du pendule battant la seconde dans divers lieux où l’expérience à été menée. Il est rappelé que des toises très correctement vérifiées ont été récemment envoyées dans les différentes villes de France et à  diverses grandes capitales des pays avec qui nous commercions. Les Observations font remarquer l’incertitude liée à l’imperfection des instruments de mesure mais aussi à la variabilité de certains paramètres que l’on croyait stables jusque-là et que révèlent les dernières découvertes issues des observations sur le pendule à seconde. 

La proposition d’unification métrologique de Villeneuve est d’une sage prudence et répond exactement à ce qui est réellement demandé dans les cahiers de doléances : l’uniformité des mesures et des poids sur l’étendue du royaume. 

« qu’il nous soit permis de répéter que nous avons eu besoin de quelque effort pour avouer que nous préférions au projet brillant d’asservir toutes nos mesures au pendule, le vœu moins imposant de l’uniformité, dont nous sentons l’utilité, d’après nos mesures actuelles vérifiées et rectifiées. » 
Le pouvoir à la science

Prieur oublie Villeneuve

Le 9 Février 1791, trois jours après la présentation de Tillet et Abeille, Prieur de la Côte d’or envoie un mémoire au Président de l’Assemblée :

« Mémoire sur la nécessité et les moyens de rendre uniformes, dans le royaume, toutes les mesures d’étendue et de pesanteur ; De les établir sur des bases fixes et invariables ; D’en régler tous les multiples et les subdivisions suivant l’ordre décuplé ; D’approprier enfin à ce nouvel ordre le cours des petites monnoies.  

Et par une suite à cette réforme, de simplifier les comptes et les calculs, tant dans les sciences physiques, que dans la finance et le commerce. » 

Prieur s’adresse avant tout aux gens «éclairés ». Il propose la décimalisation des mesures et des monnaies. «Cependant il ne faut pas dissimuler qu’il en résulteroît une innovation considérable dans les usages commerciaux et de la finance : le public a donc très-grand intérêt à être suffisamment instruit […] »  

Nous reprenons ici la synthèse de Bigourdan présentant le Mémoire de Prieur.

« Prieur de la Côte d’Or proposa un étalon qui serait une règle de platine qui, à la température de 10°, reproduirait la longueur du pendule à seconde. Le tiers de cette longueur serait le pied national ou français, subdivisé en 10 pouces, le pouce en 10 lignes, etc. Inversement, 10 pieds formeraient la perche nationale. Puis un carré de 10 perches de côté aurait formé l'arpent national . Les volumes seraient mesurés en lignes, pouces et pieds cubes; enfin, le poids de 10 pouces cubes d'eau distillée prise à une température déterminée, aurait été la livre nationale ou étalon de poids. Pour les monnaies, Prieur propose les dénominations de décime et de centime pour désigner le dixie et le centie de la livre monnaie. »  
Nous ne savons pas si Prieur avait lu les Observations de Villeneuve. Non seulement il n’en est pas question dans son écrit mais Prieur annonce son Mémoire comme étant le premier du genre.
«Tout le monde reconnoît aujourd’hui la nécessité et l’importance de cette opération. Ainsi en remontant à la date précédemment indiquée  ‘époque, dit-il,  à laquelle il n’avoit pas été fait encore aucune demande publique à l’Assemblée nationale, relativement aux mesures) il paroîtra peut-être intéressant de comparer ce mémoire avec tout ce qui a été dit depuis sur le même sujet […] » 
Il vient naturellement à l’esprit de poser la question « et ce qui a été dit avant ? ». Mais, à partir de là, il semble que si les propositions savantes de Condorcet sont prises en compte, les Observations de Villeneuve tombent dans l’oubli. Nous posons même la question de l’intentionnalité de cet oubli en rappelant l’ambition de Prieur que montre la maxime de M Bailly en tête de son ouvrage.
« On cherche depuis longtemps, sans avoir pu y réussir, le moyen d’établir en France une mesure commune… Quelle supériorité n’auroît pas le peuple de qui les autres peuples recevoient cette mesure ! » 
Prieur, alors membre du Comité de Salut public n’hésita pas à prendre position le 23 décembre 1793 pour exclure Borda, Lavoisier, Laplace, Coulomb et Delambre de la Commission temporaire des poids et mesures. Son appétit de pouvoir fait douter de son objectivité. 

Talleyrand entre en scène

Talleyrand, Evêque d’Autun, le 9 mars 1790, un mois après Prieur, présente un autre projet d’unification à l’Assemblée nationale. Dans ce Mémoire sur la nécessité et les moyens de rendre uniformes, dans tout le royaume, toutes les mesures d’étendue et de pesanteur . Il souligne la confusion des mesures existantes et les différences importantes entre elles. Ses propositions vont dans le sens de Prieur, c’est-à-dire  qu’il n’est pas question de se limiter à la demande populaire exprimée dans les cahiers de doléances mais d’uniformiser les mesures pour les savants d’abord et ensuite de propager ces mesures dans le public. L’Evêque d’Autun propose deux méthodes possibles pouvant servir de base à l’uniformité des mesures et des poids. 

« La première [méthode] consisterait à adopter pour élément de nos mesures linéaires, la soixante millie partie de la longueur du degré du méridien coupé en deux parties égales par le quarante-cinquie parallèle, et dont la longueur a été déterminée à 57 030 toises par M. de La Caille . Cette mesure élémentaire s’est trouvée avoir cinq pieds, huit pouces cinq lignes un quart ; elle s’appellerait un milliaire. Mille milliaires ferait le mille, trois mille ferait une lieue, et vingt lieues composeraient un degré. Le milliaire tiendrait lieu de la toise dont il ne différerait que de quarante deux lignes trois quart, et se diviserait comme elle en six parties, dont chacun représenterait un pied. » 
Mais dit-il ensuite, cette proposition « ne permet pas une exactitude assez rigoureuse. Les personnes les plus exercées à ce genre d’opérations s’accordent à penser qu’on ne peut répondre d’une erreur de 34 toises  » . 
« La seconde méthode,  dit-il, offre plus de facilité dans l’exécution. Ses nombreux partisans ont conseillé de prendre pour mesure élémentaire la longueur du pendule simple à secondes par la latitude de 45°. Ils ont préféré ce point comme étant un terme moyen entre l’Equateur et le Pôle : on donnerait alors à l’aune la longueur exacte de ce pendule, à notre toise le double de cette longueur et la toise se diviserait en pieds, pouces et lignes suivant les rapports connus de ces subdivisions. » 
Nous notons que Talleyrand dans sa proposition retient une base sexagésimale qui est la base métrologique des Mésopotamiens et des romains et la base vingt, utilisée entre autres par les Mayas. Il utilise le mille romain. et réintroduit la lieue (du latin leuca) qui fut empruntée aux Gaulois par les Romains. Talleyrand propose également de demander le concours à l’Angleterre afin de donner un caractère solennel et universel à la nouvelle mesure. «Ce plan simple et parfaitement exact, dit-il encore, est fait pour réunir tous les suffrages, et même pour exciter de toutes les nations savantes, la plus louable rivalité. » 
 
 « Mais comment parvenir à cette uniformité ?  »   Alors que Villeneuve tentait encore d’exposer la possibilité d’un pacte social et métrologique respectueux des anciens usages, la proposition pour réaliser l’uniformité des mesures et des poids de Prieur et ensuite celle de Talleyrand et toutes celles qui suivront est d’une autre nature. Comme Talleyrand le dit :
« Le moyen le plus simple et qui, à toute autre époque, serait peut-être le seul proposable, consisterait à déterminer tous les poids et toutes les mesures quelconques du royaume sur le double étalon de livre et de toise qui existe à Paris. Cette méthode présenterait plusieurs avantages. Le premier sans doute et qui, toutes choses d’ailleurs égales, pourrait paraître déterminant, c’est que dans une aussi vaste réforme, il en résulterait le moins possible d’innovations.  […] Et cependant quelque naturel que soit ce moyen, quelques facilités qu’il offre dans la pratique, il ne répond pas encore assez ni à l’importance de l’objet, ni à l’attente des hommes éclairés et difficiles. […] Il conviendrait donc en ce moment, et c’est le vœu connu d’un grand nombre de savants, de faire une nouvelle opération dont l’exactitude fût appuyée sur des preuves et des témoignages irréfragables, et dont les résultats pussent présenter aux yeux de toute l’Europe, un modèle inaltérable de mesures et de poids. » 
Triomphe des savants

Nous constatons ici que le « ils » indéfini des savants, qui a de beaux jours devant lui, commence à avoir un poids dans les décisions politiques. « Ils » étant ici « les personnes les plus exercées à ce genre d’opérations [qui] s’accordent à penser ».

Les propositions qui suivront iront ensuite dans le sens de celle de Talleyrand. Quand « M. le Marquis de Bonnay, Président du Comité d’agriculture et du commerce fait le rapport, au nom de ce comité, sur l’uniformité à établir dans les poids et les mesures » , il lui rend hommage. 

« L’ouvrage de M. L’évêque d’Autun sur les poids et mesures, imprimé depuis quelques mois, a frappé tous les bons esprits par sa justesse, par sa clarté. Chacun de vous, Messieurs a eu le temps de le connaître et de l’apprécier ; et votre comité, en vous invitant à adopter un plan si sagement conçu, est persuadé qu’il ne fait que prévenir vos vœux. » 
Entre les propositions présentées à un mois de différence à l’Assemblée nationale pour réaliser l’unification des poids et mesures, deux « chemins » possibles étaient en jeu. Le projet d’unification métrologique proposé par Talleyrand fut retenu, celui de Villeneuve présenté par Tillet et Abeille ne le fut pas. Les maîtres du jeu d’alors, scientifiques, philosophes et législateurs firent table rase de tout un pan de notre histoire sociale et métrologique antérieure. 

La loi du 18 germinal de l’an III est communément reconnue comme la loi fondamentale de l’institution du Système métrique décimal. Dans l’ouvrage intitulé «La législation de l’Instruction primaire » une longue note résumant les étapes constituant la base de l’uniformité des poids et mesures accompagne cette loi. Nous constatons que le souvenir de la proposition de M. de Villeneuve présenté par Tillet et Abeille a carrément disparu ! Disparue également des ouvrages concernant le système métrique décimal. 

Les premières propositions sur les moyens d’uniformiser les poids et mesures retenues sont celle de Prieur et celle de Talleyrand. La plupart du temps, c’est la proposition de Talleyrand seule qui est considérée comme première (bien que Condorcet avait déjà émis l’idée de prendre comme mesure universelle soit un degré de méridien ou la longueur du pendule à seconde). Le chemin pour réaliser l’uniformité des mesures que Villeneuve proposait n’a non seulement pas été retenu par l’histoire, alors que sa proposition était pleine de bon sens, mais elle fut bel et bien éliminée des mémoires et des ouvrages de référence sur le sujet. Qui alors peut se souvenir ? 

Il nous semble important de faire revivre l’idée qu’à côté de la précision technique et scientifique qui fut choisie à l’époque révolutionnaire, il y avait d’autres choix possibles. Un de ces choix est illustré dans les Observations de Villeneuve qui proposait, non pas la tabula rasa métrologique qui suivra, mais celle du pacte métrologique avec nos anciens et nos voisins du monde, c’est-à-dire  celui de l’entente et la reconnaissance d’un passé métrologique commun. 

La métrologie n’est pas uniquement au service de la technique, de la science et du pouvoir économique, elle nourrit au sein de l’espace social des relations entre les hommes. Elle apporte la reconnaissance et la confiance réciproque dans l’échange. Elle est une part de l’histoire humaine et incarne des valeurs partagées entre des individus et des communautés. 

La présentation de Condorcet

Le 26 mars 1791, Condorcet lut aux députés à la salle du Manège une lettre par laquelle la France, en tant qu’initiatrice et réalisatrice d’un magnifique projet métrologique fait don à la postérité et aux autres nations de ses intérêts particuliers. La France des Lumières donnait au nouveau pacte métrologique son ampleur philosophique, scientifique, politique et géographique.

« Messieurs,
L’Académie des sciences m’a chargé d’avoir l’honneur de vous présenter un rapport sur le choix d’une unité de mesure. Comme les opérations nécessaires pour la déterminer ensuite demanderont du temps, elle a cru devoir commencer son travail par cette question, et la séparer de toutes les autres. L’opération qu’elle a proposée est la plus grande qui ait été faite, et elle ne peut qu’honorer la nation qui en ordonnera l’exécution. L’Académie a cherché à exclure toute condition arbitraire, tout ce qui pourrait faire soupçonner l’influence d’un intérêt particulier à la France, ou d’une prévention nationale ; elle a voulu en un mot que si les principes et les détails de cette opération pouvaient seuls passer à la postérité, il fût impossible de deviner par quelle nation elle a été exécutée. L’opération de la réduction des mesures à l’uniformité est d’une utilité si grande ; il est si important de choisir un système qui puisse convenir à tous les peuples ; le succès de l’opération dépend à un tel point de la généralité des bases sur lesquelles ce système s’appuie, que l’Académie n’a pas jugé pouvoir s’en rapporter aux mesures déjà faites, ni se contenter de la simple observation du pendule ; elle a senti que travaillant pour une nation puissante, par les ordres des hommes éclairés, et embrassant dans leurs vues tous les hommes et tous les siècles, elle devait s’occuper moins de ce qui serait facile, que de ce qui approcherait le plus de la perfection, elle a cru enfin, qu’une grande opération qui annoncerait le zèle éclairé de l’Assemblée nationale pour l’accroissement des lumières et le progrès et la fraternité des peuples, ne serait pas indigne d’être accueillie par elle. » 

Le système métrique décimal devient obligatoire en France le 1er janvier 1840 par la loi du 4 juillet 1837. Il se propage lentement mais sûrement en Europe tout le long du XIXe et du XXe siècle. 

La métrologie contemporaine 

L’influence de la communauté scientifique sur la métrologie, déjà présente dans l’antiquité (Eratosthène et sa première évaluation du rayon terrestre, Thalès, Archimède...), présente aussi à la renaissance (Tycho Brahé, Copernic, Galilée), mais instituée dans sa vocation universelle à la Révolution française, cette influence n’a fait que s’affirmer, depuis l’adoption de la convention du mètre, en 1875, si l’on excepte la résistance des industriels et des marchands anglo-saxons à adopter le Système International d’unités. Cette résistance n’est cependant pas négligeable et même présente dans les techniques de pointe et le luxe, puisque les dimensions des téléviseurs sont comptées en pouces, les contenances des flacons de parfum en onces et la précision des images sur Internet en dpi (dots per inch = points par pouce). Elle impose même sa loi aux militaires, puisque la normalisation des armes et des munitions de l’OTAN est issue des standards américains, lesquels sont à l’origine exprimés en unités non métriques.

Le pouvoir des scientifiques sur la métrologie a deux conséquences importantes :

      -La première est le passage à l’hyperprécision. Comme le faisait remarquer l’astrophysicien Pierre Léna dans une conférence tenue cette année 2002 au Sénat, la précision des mesures, au XX e siècle, a été multipliée par des facteurs pouvant dépasser le million.
Aujourd’hui le mètre est matérialisé dans le vide à 10 –11 en valeur relative. Pour les distances astronomiques, 10 –11 peut représenter plusieurs mètres. Mais, cette longueur, pour un barreau de un mètre, est inférieure à la distance séparant deux atomes constituant le matériau. La définition de l’objet à mesurer perd alors son sens, car aucun objet concret à taille humaine, même un monocristal, n’est défini à un atome près. À ce niveau de précision, il faut redéfinir ce que l’on mesure, comme la longueur de la côte de Bretagne  dans l’exemple, devenu célèbre à la suite des travaux de Benoît Mandelbrot. 

Cette hyperprécision est-elle pour autant sans application pratique ? Non, le GPS (positionnement par satellite ), la mise en cohérence des horloges, nécessaire pour Internet, la surveillance de l’état de la planète et de sa végétation utilisent cette hyperprécision.

      -La seconde conséquence est, contrairement à ce que souhaitaient les promoteurs du système métrique à la Révolution, non pas l’égalité mais au contraire une discrimination accrue dans le domaine de l’Industrie et aussi dans le registre militaire. Il y a aujourd’hui des pays qui savent usiner au millimètre près, d’autres au micron près. On croyait, jusqu’aux années 80, que cette hyperprécision concernait surtout la physique fondamentale et l’électronique. La biotechnologie, qui s’est développée depuis, repose elle aussi sur une instrumentation de plus en plus lourde et l’ensemble encore mal défini des « nanotechnologies » promet d’être le couronnement de cette ségrégation par le coût de l’instrumentation. 

Comme les inventions qui en résultent sont en plus brevetées à l’échelle mondiale, la loi vient appuyer la règle du « winner takes all »  et tout concourt donc à placer les techniques sous l’emprise de quelques multinationales et/ou des industries de l’armement des pays développés. Ces entreprises n’ont besoin que d’un nombre réduit de spécialistes. Un public averti ne peut que les gêner. En abandonnant l’enseignement de la métrologie, l’école a joué leur jeu.

Le choix des mesures scientifiques condamnant les anciens principes métrologiques ancestraux, régulateurs de l’espace collectif, eut des conséquences dont on ne soupçonne peut-être pas encore l’impact sur le monde moderne. La mondialisation galopante et inéquitable est peut-être une de ces conséquences.

extraits de la thèse de Marie Ange Cotteret
présentés par TG