Henri Prévot                                                                                                                    Août 2003

Présentation de l’ouvrage

Un nouveau modèle économique
Développement, Justice, Liberté

De Amartya Sen

(350 p) Editions Odile Jacob, 1999


En italique, quelques commentaires ; on peut aussi se référer à des extraits relativement abondants de ce livre.
 
 

- Prendre la pleine mesure du rôle des libertés 
- Les cinq types de liberté 
- La liberté et les fondements de la justice
- La pauvreté comme privation de capacités
- Marché, Etat et opportunités sociales   et commentaires
- Culture et droits de l’homme
- Choix social et comportement individuel   et commentaires
- La liberté individuelle comme un engagement social
- Remarque finale   et commentaires

Notre monde connaît une opulence sans précédent. Même les imaginations les plus fécondes n’auraient pu envisager il y a seulement un siècle ou deux ce niveau de développement. Au cours du XXème siècle, un modèle dominant d’organisation politique s’est imposé : la gestion démocratique et la participation publique. En tant que concepts, du moins, les droits de l’homme et la liberté politique sont largement acceptés. L’espérance moyenne de vie est plus longue qu’elle ne l’a jamais été. Cependant notre monde se caractérise aussi par un niveau incroyablement élevé de privations de tous genres, de misère et d’oppression. Des problèmes inédits viennent s’ajouter aux anciens fléaux, tels que la persistance de la pauvreté, les besoins élémentaires non satisfaits, les famines soudaines ou la malnutrition endémique, la violation des libertés politiques élémentaires, le non-respect des droits des femmes ainsi que la détérioration de notre environnement et les interrogations sur la viabilité à long terme de notre modèle économique et social. Quelle que soit leur forme, ces problèmes et ces privations concernent tous les pays, qu’ils soient riches ou pauvres.

Nous devons prendre la pleine mesure du rôle des libertés – et des libertés de toutes sortes- , pour combattre ces maux. L’action des individus est indispensable mais nous ne devons pas perdre de vue que notre liberté d’action est nécessairement déterminée et contrainte par les possibilités sociales, politiques et économiques qui s’offrent à nous. Actions individuelles et structures sociales sont complémentaires.

Dans cette perspective, la liberté apparaît comme la fin ultime du développement et aussi comme son principal moyen. La suppression des non-libertés est, selon la thèse défendue ici, constitutive du développement. Ce postulat est essentiel. L’analyse identifie ensuite les relations empiriques qui donnent à cette approche fondée sur la liberté sa cohérence dans la perspective du processus de développement. Il faut intégrer dans une même analyse des données politiques, économiques et sociales hétérogènes.
 

*****

La contribution du mécanisme de marché au progrès économique général a été largement reconnue. Mais il serait erroné d’appréhender ce mécanisme par ces seules conséquences. Adam Smith le notait déjà : la liberté d’échanges et de transaction constitue, en elle-même, une de ces libertés élémentaires auxquelles les gens ont raison d’aspirer. La liberté d’entrer sur la marché contribue au développement, quelle que soit l’appréciation que l’on porte sur le rôle du mécanisme de marché dans la croissance économique ou l’industrialisation : son absence favorise le déni les libertés sociales et réciproquement.

L’usage de la liberté s’exerce par la médiation des valeurs sociales et des normes en vigueur mais celles-ci sont susceptibles d’évoluer, au gré du débat public et des interactions sociales, elles-mêmes influencées par la liberté de participation. Chacune de ces interrelations mérite un examen minutieux. Dans ce livre cinq types distincts de liberté, appréhendés dans une perspective instrumentale, sont soumis à l’examen : les libertés politiques, les ouvertures économiques, les opportunités sociales, les garanties de transparence, la sécurité protectrice. Il s’agit aussi de définir comment chacune d’entre elles favorise la liberté des gens de vivre la vie qu’ils ont raison de souhaiter. Toutes les formes de liberté peuvent se renforcer l’une l’autre mais ce n’est pas automatique.

Gagner plus d’argent rend-il plus heureux ? La question n’est pas nouvelle. L’utilité de la richesse se mesure à ce qu’elle nous permet d’accomplir, à l’accroissement du champ d’action qu’elle autorise.

Or la notion de liberté, telle que l’entend ici A. Sen, prend en compte aussi bien les processus qui permettent l’exercice d’un libre choix dans l’action que les possibilités réelles qui s’offrent aux individus, compte tenu des conditions de vie dans lesquelles ils évoluent. Il porte une attention particulière aux « capacités » dont jouissent les individus pour diriger leur vie comme ils l’entendent, c’est à dire en accord avec les valeurs qu’ils respectent et qu’ils ont raison de respecter.
 

Commentaire : A. Sen emploie à plusieurs reprises cette expression « les valeurs  qu’ils ont raison de respecter ». Mais qui doit apprécier si « ils ont raison » et pour quel motif ? Plus loin il donne cette indication  : «Il est nécessaire de prendre en compte aussi l’intérêt d’autrui et, par ailleurs, de reconnaître que la violation des libertés est une transgression à laquelle nous avons raison de résister, comme étant mauvaise en soi », sans plus de justification.
 

Selon la perspective de ce livre, le succès d’une société est mesuré, en premier lieu par les libertés substantielles dont jouissent ses membres, et non le revenu ou la satisfaction mentale (des utilitaristes) ni la liberté du point de vue des procédures (point de vue des libertariens). Par exemple, il n’y a pas de corrélation entre le revenu et la durée de vie (la durée de vie au Kérala, un état très pauvre de l’Inde, est supérieure à celle des noirs des Etats-Unis), ni entre le revenu et le chômage, ni entre le revenu et la protection sociale (il suffit de comparer la situation en Europe et aux Etats-Unis).

Porter l’attention non sur le revenu mais sur l’ « épanouissement » ou les « capacités » chers à Aristote ou sur les conditions de vie chères à A. Smith ou sur la « qualité de vie », c’est, comme eux, considérer que le concept de revenus sont une question instrumentale et contingente.

Tradition, culture et démocratie : face à la théorie du développement le débat le plus sérieux concerne les sources de l’autorité et de la légitimité. S’il est nécessaire de sacrifier un mode de vie traditionnel pour briser le carcan de la pauvreté et allonger l’espérance de vie (plaies millénaires de nombreuses sociétés) ; l’ensemble des populations directement concernées devrait participer au processus de changement.

L’approche du développement comme liberté attire l’attention sur les aspects importants du processus de développement ; ces aspects, qui sont nombreux et hétérogènes susciteront souvent un débat qu’il ne faut pas éluder. Cette approche ne permettra pas d’établir un classement entre pays, mais cela est secondaire.

Les relations entre les cinq types de liberté dépendent de la culture et des institutions

Les cinq types de liberté instrumentale contribuent à la capacité générale d’une personne de vivre plus librement. Mais cette contribution n’est pas automatique. Le revenu moyen est un facteur de liberté selon la façon dont il est réparti et selon la façon dont sont réparties les possibilités de financement. De même la richesse du pays sera plus ou moins employée à développer les opportunités sociales que sont l’éducation, la santé. A l’inverse, le développement économique du Japon a bénéficié dans une large mesure de la qualité de ses ressources humaines, résultant d’un large éventail d’opportunités sociales – de même plus récemment le « miracle asiatique ». Cette approche contredit – et d’une certaine manière, elle sape – la conviction partagée par de nombreux experts selon laquelle le « développement humain » est un luxe inaccessible, sauf aux pays les plus riches.

Certes une analyse par pays montre une corrélation entre PNB et durée de vie ; mais si on isole deux variables, le revenu des plus pauvres et les dépenses de santé, on s’aperçoit que ces variables expliquent fort bien la durée de vie et que la contribution supplémentaire du PNB comme facteur explicatif est nulle. Ainsi l’impact de la croissance dépend de l’usage fait des fruits de la croissance et l’expérience montre les bienfaits d’une politique de développement par la croissance qui assure le financement interne des services sociaux même dans les premières étapes du développement.

Démocratie et incitations politiques : aucun pays démocratique, même le plus pauvre, n’a jamais subi de famines. La raison en est que la prévention de ce fléau ne présente aucune difficulté pour autant que les gouvernements aient la volonté de la mettre en œuvre.

Les fonctions instrumentales de la liberté se déclinent donc sous des formes diverses mais corrélées et le processus de développement est profondément influencé par ces corrélations. Il est nécessaire de développer toute une gamme d’institutions, publiques ou privées, et les personnes seront considérées comme des acteurs à part entière.

La liberté et les fondements de la justice

Tout notion de justice suppose que l’on ait fait un choix entre plusieurs principes possibles et que l’on dispose d’une base d’information adaptée. Or les bases d’information qui servent de référence – de façon explicite ou implicite – aux utilitaristes, aux libertariens ou aux rawlsiens sont affectées de sérieux défauts, dès que l’on accorde toute son importance aux questions des libertés individuelles.

L’utilitarisme classique développé par J. Bentham, ne retient que l’ « utilité », c’est à dire le plaisir, le bonheur ou la satisfaction et ignore non seulement des données aussi capitales que les libertés individuelles, l’exercice ou la violation des droits légaux, mais aussi la distribution réelle des « utilités » ; autre critique les catégories mentales comme le plaisir ou le désir sont trop malléables pour servir d’étalon. A la suite de Rawls, les libertariens s’intéressent pas aux notions de bonheur ou de contentement des désirs mais seulement aux droits et aux libertés ; mais pourquoi donner à la liberté la priorité devant la satisfaction de besoins économiques vitaux ?

La théorie contemporaine du choix emploie la notion d’utilité mais en l’identifiant simplement à la représentation numérique du choix d’une personne, pour répondre aux critiques qui ont montré que les comparaisons interpersonnelles des états d’esprit de personnes différentes n’avaient aucun sens. On se borne donc à regarder le comportement des gens.

A. Sen passe en revue toutes les variables qui s’interposent entre le revenu et le bien-être – notion qui englobe la liberté l’hétérogéniéité des revenus, les services publics, la nature des relations sociales, la disposition des « biens premiers » de J. Rawls (« les droits, les libertés et les opportunités, le revenu et la richesse, et les base sociales de l’estime de soi »)

Quant à lui, il propose de prendre en compte les libertés individuelles (qu’il distingue des utilités) et aussi leurs conséquences et d’approcher la justice par les « capacités ». Il est alors important de prendre en compte non seulement les biens premiers détenus par les individus, mais aussi les caractéristiques personnelles qui commandent la conversion des biens premiers en facultés personnelles de favoriser ses fins. Pour cela il recourt aux concept de « fonctionnement », issu en droite ligne de l’aristotélisme et de « capacité ». D’une part, la combinaison des fonctionnements, pour une personne donnée, reflètera ses accomplissements réels, et d’autre part l’ensemble des capacités représentera sa liberté d’accomplir, c’est à dire les combinaisons de fonctionnements possibles à partir desquelles cette personne peut choisir. Alors l’évaluation peut porter sur les fonctionnements réalisés ou sur les capacités.

Les comportements individuels se prêtent mieux aux comparaisons interpersonnelles que les utilités. ; mais les comparaisons des avantages globaux exigent encore une fois une opération d’ « agrégation » de composants hétérogènes. Or l’expérience montre que, bien que cela soit théoriquement impossible, il existe des procédures qui permettent d’établir un ordre « complet » ou presque complet, pour évaluer et comparer une organisation sociale

Information de capacité : des perspectives multiples : comment mesurer et évaluer les capacités ? Il faut être très pragmatique. Trois approches possibles : 1 : L’approche directe qui revient à décrire les capacités et les comportements et à les classer soit « totalement » soit « partiellement », soit deux par deux. 2 : l’approche complémentaire qui part de la comparaison des revenus et y ajoute d’autres critères ; 3 : l’approche indirecte qui, elle aussi, part des revenus mais « ajuste » ces revenus en y intégrant un équivalent monétaire de la valeur d’autres critères. Mais attention ! Si les inégalités sont bien reflétées par les revenus ajustés, cela ne veut pas dire qu’un transfert de revenu constitue le meilleur moyen de réduire les inégalités. D’autre part l’inégalité réelle peut être très différente, en ampleur, à son évaluation en termes de revenus.

La pauvreté comme privation de capacités

Trois raisons au moins recommandent de définir la pauvreté par les capacités plutôt que par le revenu : 1 : cette approche se focalise sur les privations, qui ont une importance intrinsèque (à la différence des bas revenus dont la signification est instrumentale) ; 2 : d’autres facteurs influencent la privation de capacités et donc la pauvreté réelle ; 3 : la relation instrumentale entre pénurie des revenus et pénurie des capacités varie d’un pays à l’autre, d’une famille à l’autre, d’un individu à l’autre.

On reproche souvent aux économistes de trop se soucier d’efficacité et pas assez d’égalité. La critique n’est pas dénuée de fondement mais on doit rappeler que les doctrines économiques ont souvent mis au centre de leur réflexion la question de l’inégalité. Il reste que la plupart des approches qu’elles proposent la confinent à un domaine très étroit : celui de l’inégalité par le revenu. On avance souvent l’argument selon lequel le revenu constituerait une entité homogène par opposition aux capacités qui seraient, par nature, diverses. Or toute évaluation par le revenu dissimule le plus souvent une grande hétérogénéité interne. De plus les comparaisons interpersonnelles de revenu ne nous fournissent aucune base solide pour d’autres comparaisons interpersonnelles, serait-ce des comparaisons d’utilité.

La nécessité d’entamer la discussion sur la valeur des diverses capacités, dans le cadre de la définition des priorités publiques, nous contraint à clarifier quelles valeurs sont prises en compte, dans un domaine où les jugements de valeur ne sauraient être éludés. La question du débat public et de la participation sociale apparaît constitutive de l’élaboration politique dans un cadre démocratique.

Marché, Etat et opportunités sociales

« Le destin des vérités nouvelles, écrivait T.H. Huxley dans Science et culture, est de commencer en hérésie et de finir en superstitions ». Dans l’histoire de la pensée économique, la notion de marché a suivi cette trajectoire. Il fut un temps où tout jeune économiste « connaissait » les limites du marché et où les manuels quels qu’en fussent les auteurs, reproduisaient la même liste de « défauts inhérents au système ». La critique intellectuelle de ce système a conduit à l’élaboration de méthodes d’organisation du monde radicalement différentes. Et aujourd’hui, on prête de telles vertus au marché qu’on ne pense même plus à lui demander des comptes. Quiconque s’obstine à mentionner ses défauts trahit un indécrottable passéisme. Or l’analyse critique des présupposés politico-économiques et des attitudes qui en découlent n’a jamais été aussi nécessaire.

A. Sen est loin de « jeter le bébé avec l’eau du bain ». Il note en particulier que les motivations des agents du marché peuvent être altruistes et que le raisonnement d’Arrow et Debreu qui conduit à la conclusion de l’efficacité du marché pour augmenter les satisfactions s’applique parfaitement en remplaçant « satisfaction » par « capacités » : si les échanges entre personnes sont libres, la quête individuelle conduit à un optimum collectif. Il note aussi, ironiquement, qu’une certaine propagande « radicale » contre le « rouleau compresseur du marché » remet aujourd’hui à l’honneur les monopoles officiels ou non pour la plus grande satisfaction de cette « bourgeoisie protégée » contre laquelle A. Smith avait lutté en montrant l’efficacité du marché « parfait », c’est à dire sans monopole.

Mais l’expérience a permis de comprendre la nécessité de créer un équilibre entre le rôle du gouvernement – et les autres institutions sociales ou politiques - et le fonctionnement du marché. Cette combinaison devrait s’inscrire dans le cadre d’une approche assez large destinée à favoriser des libertés de types différents qui sont indispensables en soi et qui se renforcent mutuellement.
Ainsi ne relèvent pas du marché certains éléments qui contribuent de façon essentielle à notre capacité humaine et qui sont consommés collectivement et non individuellement. Par ailleurs, la lutte contre la pauvreté doit s’intéresser aux capacités ; l’estimation des capacités doit procéder, en premier lieu de l’observation des comportements. Bien qu’elle ne suffise pas toujours, cette observation donne des informations bien meilleures que le niveau de revenu. On peut tricher sur son revenu ; il est rare que l’on triche sur ses comportements.

Pour conclure ce chapitre :

Nous évoluons dans un univers d’institutions. Dans notre perspective – celle du développement comme liberté – l’évaluation institutionnelle peut systématiquement trouver sa place. Le mécanisme du marché est un simple dispositif interactif qui permet aux hommes d’entreprendre des activités mutuellement avantageuses. Partant de cette définition, on voit mal comment un esprit raisonnable pourrait s’opposer à un tel mécanisme. Les problèmes, et ils existent ont d’autres causes. On ne règle pas ces problèmes en supprimant les marchés mais en leur permettant de fonctionner mieux et de façon plus équitable. Les résultats du marché sont tributaires de son encadrement politique et social, pour que les possibilités qu’il offre soient raisonnablement partagées.

Commentaires : au fond A. Sen développe là une belle défense du rôle du marché, désormais assez classique. D’abord il note, avec raison, que le marché n’exclut ni l’altruisme ni la solidarité sociale et qu’il permet de lutter efficacement contre les rentes de la « bourgeoisie protégée ». Pour remédier à l’inefficacité du marché, il rappelle qu’il appartient aux « institutions » de lui donner les informations qu’il ne peut pas générer lui-même (ces informations étant données par des impôts, des subventions ou des réglementations). Mais, comme les ressorts qui animent le marché sont ceux de la liberté et que le marché est efficace, son champ d’action doit être étendu autant que possible, ce qui lui permettra de faire émerger lui-même des informations qui aujourd’hui sont données par les institutions. A. Sen donne ainsi une excellente matière à tous ceux qui pensent que les imperfections du marché seront corrigées… par une extension du marché. La critique « du marché » ne peut donc se faire à partir de ses « insuffisances » mais beaucoup plus profondément.

Puis A. Sen soutient l’idée que la démocratie est un bien pour tous les peuples quel que soit son niveau de revenu et il donne l’exemple de l’Inde. En particulier il remarque qu’aucun pays démocrate n’a connu de famine ! L’explication est évidente : tout pays produit assez d’aliments pour nourrir tout le monde ; la question est avant tout une question de répartition. Or ceux qui risque d’avoir faim sont, eux aussi, des électeurs.

La démocratie joue ainsi un rôle de « sécurité protectrice », une des libertés instrumentales que nous avons définies. Généralement, les experts économiques recommandent le plein usage des incitations économiques (émanant du marché) mais négligent les incitations politiques (que garantissent les institutions démocratiques) , mais les premières ne sauraient se substituer aux secondes, seules garantes de la sécurité protectrice.

A. Sen traite ensuite du rôle actif des femmes dans le changement social, principalement dans deux domaines : la survie infantile et la réduction du taux de fertilité. L’importance de ces deux sujets dans le processus de développement dépasse de beaucoup le seul bien-être des femmes mais cette question elle-même remplit un rôle crucial de médiation qui favorise ces objectifs. Il n’y a pas de priorité aussi brûlante pour l’économie politique du développement qu’une reconnaissance pleine et entière de la participation et du leadership féminins dans les domaine politique, économique et social.

Y a-t-il une crise alimentaire mondiale ?  Nous ne décelons, pour la période actuelle, aucune crise de la production alimentaire mondiale :  toutes les études techniques consacrées à un hypothétique accroissement de la production (lié à une reprise de la demande) concluent à l’existence d’un fort potentiel de développement rapide de la production par habitant.

Coercition et droits liés à la procréation : La contrainte et son acceptabilité, en matière de décisions familiales, se heurtent à des questions extrêmement sensibles. La notion de droits légitimes est omniprésente dans la rhétorique politique contemporaine. Mais une ambiguïté persiste : parle-t-on de droits formalisés au niveau institutionnel ou de normes légitimes dotées d’une force prescriptive, qu’elles soient ou non codifiées par la loi ? J. Bentham considérait l’idée de droits naturels comme un « non sens » et le concept de « droits naturels et imprescriptibles » comme un « non-sens sur pilotis ». L’auteur considérait en effet les droits en termes strictement instrumentaux, en fonction seulement de leur efficacité.

Or même un grand utilitariste comme J.S. Mill relevait qu’il arrive qu’on ne puisse poser aucune « parité » entre l’utilité découlant d’activités hétérogènes. L’absence de parité est manifeste entre d’une part l’importance que les parents attachent au nombre d’enfants et d’autres part l’importance que d’autres y attachent. Il est bien rare que l’on échappe à la question de la valeur intrinsèque de l’autonomie et de la liberté, qui se heurte, en général, à la maximisation rationnelle des conséquences de l’utilité. Pour autant, rien ne justifie de considérer ces droits, ainsi que le postulent les libertariens, en toute indépendance de leurs conséquences.

Pour réduire la natalité, deux facteurs paraissent déterminants : non pas le niveau de revenu mais l’alphabétisation des femmes et leur insertion dans le monde du travail. La solution au problème de la population exige un élargissement des libertés, et non leur restriction.
 

Culture et droits de l’homme

La victoire apparente de la notion de droits de l’homme coexiste avec un réel scepticisme dans des cercles très exigeants qui décèlent une trop grande simplicité dans toute la structure conceptuelle qui sous-tend les incantations en faveur des droits de l’homme : quelle est la légitimité de ces droits ? Est-il cohérent de parler de droits sans parler de devoirs ? Existe-t-il une éthique réellement universelle ; les droits de l’homme ne seraient-ils pas dépendant de chaque culture ?

Karl Marx déploie des trésors de conviction pour expliquer que les droits ne sauraient en aucun cas précéder l’instauration de l’Etat (notamment dans Sur la question juive). Pourtant il existe bien des droits que personne ne pense possible de codifier. Cette notion de droits de l’homme est-elle universelle ? N’entre-t-elle pas en contradiction avec d’autres constructions morales – celle des cultures confucéennes, par exemple – qui donnent le pas à la discipline et à la loyauté sur les droits ? La spécificité des valeurs asiatiques a souvent été invoquée, au cours de années récentes, pour donner une assise théorique aux orientations de gouvernements autoritaires.

A. Sen au contraire croit en notre faculté de partager un certain nombre de valeurs communes et d’engagements, quelle que soit la culture à laquelle nous appartenons. Parmi ces valeurs communes, la prééminence de la liberté. En effet la légitimité des libertés élémentaires et de leur traduction en termes de droits repose à la fois sur leur importance intrinsèque, leurs conséquences (favorables à la sécurité économique) et leur rôle constructif dans l’élaboration des valeurs et des priorités.
 

Choix social et comportement individuel

Commentaire : ce chapitre est sans doute un des plus importants du livre ; il laisse sur sa faim.

Aristote pensait que les hommes avaient la faculté de modeler l’avenir à condition d’exercer leur capacité de choix rationnel. Pour ce faire nous avons besoin d’un cadre d’évaluation approprié, d’institutions qui favorisent les fins que nous poursuivons et les valeurs auxquelles nous nous référons et enfin de normes de comportements et de raisonnements qui nous permettent d’atteindre les objectifs que nous avons définis.

Les valeurs sociales peuvent être – et ont souvent été – une clé d’explication dans la réussite de diverses formes d’organisation et il en va ainsi par exemple pour le mécanisme de marché, la démocratie, les droits civiques et politiques, les services publics ou la reconnaissance du droit à la contestation. La superbe construction théorique du « spectateur impartial » élaborée par A. Smith (et initiée par la question : comment réagirait un spectateur impartial ?), formalise une intuition assez répandue pour que nous l’ayons – chacun d’entre nous – expérimentée. Il n’est nullement nécessaire de créer un espace artificiel dans l’esprit humain, par le conditionnement moral ou la harangue, afin d’y loger l’idée de justice ou celle d’équité. Cet espace existe déjà. Le véritable pas en avant consiste à faire un usage cohérent, systématique et efficace des questions auxquelles toute le monde s’efforce d’apporter les meilleures réponses possibles.

Le rôle des valeurs dans le capitalisme : vouloir réduire le capitalisme à une combinaison de comportements intéressés revient à sous-estimer considérablement son éthique, laquelle constitue l’un des fondements de ses succès impressionnants. Le fonctionnement du marché dépend de solides fondations institutionnelles (les dispositions légales qui reconnaissent et protègent les droits issus des contrats) et d’une éthique de comportement (un contrat est reconnu par accord tacite, sans nécessité de procès permanents pour en faire respecter les termes). La confiance en la parole donnée est un ingrédient primordial du bon fonctionnement du marché.

Faute de codes de conduite adéquats fondés sur la confiance, la mafia remplit, à ce niveau, un rôle fonctionnel et recherché dans des économies précapitalistes de transition. C’est une organisation détestable ; mais par le crime et par la violence elle remplit une fonction nécessaire à la bonne marche de l’économie.

Prudence, sympathie et engagement : Il arrive que l’on utilise dans les sciences économiques et les sciences politiques – et plus rarement en philosophie – la notion de « choix rationnel » qui désigne avec une étonnante désinvolture une méthode de choix fondée exclusivement sur l’avantage personnel. La rationalité doit-elle s’arrêter là ? Alors la duplicité, l’expression de la sympathie quand elle sert nos intérêts, l’invocation de la notion de justice par simple ruse tactique sont des choix rationnels.

Distinguons la sympathie, qui peut ne pas être contradictoire avec l’intérêt personnel, et l’engagement qui, au-delà de l’intérêt personnel, peut nous pousser à consentir des sacrifices au nom d’autres valeurs, mais toujours fondés sur la volonté et la raison.

Pour A. Smith, la notion de « propriété de l’humanité et de la justice » suppose « la concorde entre les affections de l’agent et celle des spectateurs ». Dans sa conception de la rationalité, les individus existent en relation les uns avec les autres au milieu de la société à laquelle ils appartiennent. L’individu ne peut être dissocié du « public ». A. Smith n’est pas, comme on le décrit si souvent, le prophète obsessionnel de l’intérêt personnel, préjugé qui s’est imposé même chez les économistes, qui se réfèrent exclusivement au sempiternel exemple du boulanger, brasseur, boucher. Au contraire, il explique pourquoi « l’humanité, la générosité et l’esprit public sont les qualités les plus utiles » dans nos relations avec autrui. Chez A . Smith, la grande richesse d’analyse des comportements humains s’accompagne de la multiplicité des motivations légitimes.

Une notion est au cœur de cette discussion, celle que le grand philosophe J. Rawls a nommée les « facultés morales » que nous partageons tous : « le sens de la justice et la capacité à concevoir le bien ». Selon J. Rawls, la « tradition de la pensée démocratique » présuppose nécessairement ces facultés partagées, ainsi que les « facultés de la raison (faculté de juger, de penser et leurs inférences) ». C’est par la raison que nous sommes capables de prendre en considération nos obligations et nos idéaux, tout autant que nos intérêts et nos avantages. Dénier cette liberté de mouvement à la pensée serait rogner la portée de notre rationalité.

Choix des motivations et modèle évolutionniste : Il est nécessaire de comprendre comment certains objectifs s’imposent et perdurent dans un véritable processus de survie. Plusieurs travaux récents sur la formation des préférences et le rôle de l’évolution ont renouvelé la théorie du choix rationnel. Même si en dernière analyse personne n’a de raison directe de se soucier de justice et de morale, il n’en reste pas moins que ces notions peuvent revêtir une grande importance instrumentale et favoriser la réussite économique. Cet avantage contribuerait à expliquer leur survie, aux dépens d’autres règles de conduite.

Ainsi l’émergence des valeurs qui nous influencent suit des voies diverses. En voici trois. En premier lieu, elles peuvent s’imposer par la réflexion et l’analyse. En deuxième lieu, elles peuvent naître de notre volonté de nous conformer aux conventions en pensant et en agissant ainsi que le suggèrent les usages établis (voir la Théorie des sentiments moraux d’A. Smith), nous inspirant ainsi des raisons d’agir établies par d’autres. La discussion publique peut aussi faire évoluer les valeurs. Enfin la sélection par l’évolution.

Donner la priorité aux règles de conduite conformes à l’honnêteté et à la franchise constitue un impératif que toute personne peut respecter. L’importance de l’imitation – et du respect des « conventions » - a été soulignée par tous les commentateurs qui ont vu un intérêt à étudier la portée des « sentiments moraux » dans la vie économique.
La corruption représente un véritable défi. Pour y répondre nous devons nous débarrasser de deux présupposés. Selon le premier, seuls les bénéfices personnels pousseraient les gens à agir, selon le second, les valeurs et les normes n’auraient qu’une incidence négligeable sur les attitudes.

Pour conclure ce chapitre

Dans l’histoire récente, les exemples ne manquent pas de prévisionnistes trop bien intentionnés qui ont découvert avec amertume qu’ils avaient eu tort d’accorder la prépondérance à l’altruisme. L’examen des comportements exige un sens certain du dosage.

La création des meilleures conditions possibles pour favoriser le débat public informé et organisé appelle toute notre attention. La fonction cruciale de la discussion publique est parfois sous-estimée : le public doit être perçu comme un participant actif du changement et non comme le récepteur docile des instructions émises par le sommet, le destinataire passif de l’assistance qu’il dispense.

Commentaire :

Que veut dire A. Sen lorsqu’il dit que la confiance est une "valeur" (d’ailleurs "essentielle") du capitalisme ? Que c’est une valeur dont il a besoin ou d’une valeur qu’il secrète ou stimule ? Il est clair que c’est une valeur dont il a besoin, tellement besoin qu’à défaut il utilise la forme dégradée procurée par la mafia – alors il dit que la situation est « précapitalistique ». Veut-il dire par là qu’il n’y a de capitalisme que s’il existe une forme de confiance fondée sur les valeurs ? A. Sen n’étudie pas ce qu’est cette « confiance » (essentielle pourtant au marché) ni,a fortiori, comment la générer et la conforter ; sa seule « recette » est le débat public, la démocratie et la recherche d’un consensus. Surtout, il ne se demande pas si le jeu du marché consolide ou au contraire affaiblit les conditions de la confiance

Par ailleurs, il dit que l’individu est fait de relations, ce qui est fort bien, mais il n’en tire pas toutes les conséquences puisque il estime que la méthode de raisonnement utilisée pour montrer l’efficacité du marché fonctionne fort bien si on remplace « utilités » par « capacités » ou « comportements » et, dans le fonctionnement, la liberté d’acheter, de vendre ou d’entreprendre par la liberté d’agir selon ses propres valeurs. Ce faisant il reste dans le cadre de l’individualisme méthodologique qui ignore que la personne est non seulement un individu mais aussi un tissu de relations dont la « fonction d’utilité » ou la « fonction de capacité » ne dépend pas seulement de ses consommations ni de ses actions propres mais aussi de la « satisfaction » des relations interpersonnelles considérées en elles-mêmes. Ne faudrait-il pas une autre théorie ?
 

La liberté individuelle comme un engagement social

La responsabilité exige la liberté. L’aide sociale, quand elle sert à développer la liberté des personnes peut, de ce fait, être conçue comme un instrument au service de la responsabilité individuelle et non comme un obstacle à celle-ci. L’engagement social en faveur de la liberté ne devrait pas être seulement l’affaire de l’Etat.

Pour A. Sen, c’est aux libertés substantielles qu’il faut accorder la prééminence lorsque l’on veut juger des avantages individuels et évaluer les réussites et les échecs sociaux. Sa principale préoccupation concerne notre capacité de vivre le type de vie que nous avons raison de souhaiter. Cela nous offre une perspective très éloignée des schémas habituels. Rien ne nous empêche de renouer avec une tradition aux vues moins limitées : Aristote, W. Petty, A. Smith, K. Marx, J.S. Mill. Récemment F. Hayek écrivait : « Les considérations économiques sont simplement celles qui nous permettent de réconcilier et d’ajuster nos différentes perspectives, lesquelles ne sont, en dernier ressort, jamais de nature économique (sauf pour l’avare ou pour quiconque considère l’accumulation d’argent comme une fin en soi) ».
 

Remarque finale

Voici des extraits de la conclusion de A. Sen : 

« Tout au long de ce livre je me suis efforcé de présenter, d’analyser et de défendre une approche particulière du développement, conçu comme le processus d’expansion des libertés substantielles dont les gens disposent. La liberté est apparue à la fois comme le but et comme un moyen du changement.

L’analyse du développement exige une approche qui intègre les rôles respectifs des diverses institutions (administrations, associations, structures législatives, judiciaires ou liées au fonctionnement du marché) et leurs interactions. La formation des valeurs, l’émergence et l’évolution d’une éthique sociale sont aussi des composantes du processus de développement. La liberté est polymorphe.

Une exigence permet toutefois d’organiser ce matériel hétérogène en un ensemble cohérent : la promotion des libertés individuelles et de l’engagement social pour favoriser le processus de développement – sans oublier que le concept de liberté recouvre, par définition des aspects divers, certains concernant les processus et d’autres les possibilités. »

Commentaires 

 Peut-être la notion de « liberté » mériterait-elle d’être revisitée à la lumière du fait que la personne est tout à fois individu et nœud de relations interpersonnelles. Cela conduirait également à préciser la notion d’ « institutions » à laquelle Sen donne une grande importance : s’agit-il de quelque chose d’extérieur à chaque individu ou d’un ensemble de relations interpersonnelles ? La façon dont la presse et certains partis politiques ont réagi aux conséquences de la canicule de l’été 2003 laisse penser que, pour eux, la relation de chacun avec les vieillards est le résultat combiné d’une relation entre chacun et l’Etat d’une part, entre l’Etat et les vieillards d’autre part, la première étant faite de revendication et de ressentiment, la seconde de procédures administratives sous contrainte budgétaire. Belle idée de la société !