Une réflexion sur la confiance appelle immédiatement une réflexion sur la relation entre confiance et raison - qui a beaucoup de traits communs avec une méditation sur la relations entre foi et raison. C'est pourquoi nous ajoutons aux textes de références des extraits de l'enclyclique "fides et ratio" de Jean-Paul II. On peut signaler en particulier les paragraphes 32 et 33 soulignent l'importance de la relation affective entre les personnes. Le paragraphe 45 constate les volutions qui conduisent au nihilisme. |
Extraits La foi et la raison – 1998 La
foi et la raison sont comme les deux ailes qui permettent à l’esprit humain de
s’élever vers la contemplation de la vérité. C’est Dieu qui a mis au cœur de
l’homme le désir de connaître la vérité et, au terme, de Le connaître lui-même
afin que, Le connaissant et L’aimant, il puisse atteindre la pleine vérité sur
lui-même. 1-
Plus l’homme connaît la réalité du monde, plus il se connaît lui-même dans son
unicité, tandis que devient toujours plus pressante pour lui la question du
sens des choses et de son existence même. Ce qui se présente comme objet de
notre connaissance fait par là même partie de notre vie. Le conseil Connais-toi
toi-même était sculpté sur l’architrave du temple de Delphes pour témoigner
d’une vérité fondamentale qui doit être prise comme règle minimum par tout
homme désireux de se distinguer, au sein de la création, en se qualifiant comme
« homme » précisément parce qu’il « se connaît lui-même ». Un
simple regard sur l’histoire ancienne montre d’ailleurs clairement qu’en
diverses partie du la terre, marquées par des cultures différentes, naissent en
même temps les questions de fond qui caractérisent le parcours de l’existence
humaine : Qui suis-je ? D’où viens-je et où vais-je ?
Pourquoi la présence du mal ? Qu’y aura-t-il après cette vie ? 3-
L’homme possède de multiples ressources pour stimuler le progrès dans la
connaissance e la vérité, de façon à rendre son existence toujours plus
humaine. Parmi elles ressort la philosophie, qui contribue directement à
poser la question du sens de la vie et à en ébaucher la réponse ; elle
apparaît donc comme l’une des tâches les plus nobles de l’humanité. C’est une
propriété innée de la raison (de l’homme) que de s’interroger sur le pourquoi
des choses, même si les réponses données peu à peu s’inscrivent dans une
perspective qui met en évidence la complémentarité des différentes cultures
dans lesquelles vit l’homme. 4-
Les connaissances fondamentales découlent de l’émerveillement suscité en
l’homme par la contemplation de la création : l’être humain est frappé
d’admiration en découvrant qu’il est inséré dans le monde, en relation avec
d’autres êtres semblables à lui dont il partage la destinée. Sans émerveillement,
l’homme tomberait dans la répétitivité et, peu à peu, il deviendrait incapable
d’une existence vraiment personnelle. La
capacité spéculative, qui est propre à l’intelligence humaine, conduit à
élaborer, par l’activité philosophique, une forme de pensée rigoureuse et à
construire ainsi, avec la cohérence logique des affirmations et le caractère
organique du contenu, un savoir systématique. (Pour éviter une certaine
« superbe philosophique »), tout système philosophique, même
toujours respecté dans son intégralité sans aucune sorte d’instrumentalisation,
doit reconnaît la priorité de la pensée philosophique d’où il tire son
origine et qu’il doit servir d’une manière cohérente. En
ce sens il est possible de reconnaître, malgré les changements au cours des
temps et les progrès du savoir, un noyau de notions philosophiques dont la
présence est constante dans l’histoire de la pensée. Que l’on songe, à seul
titre d’exemple, aux principes de non contradiction, de finalité, de causalité
et de même à la conception de la personne comme sujet libre et intelligent, et
à sa capacité de connaître Dieu, la vérité, le bien ; que l’on songe
également à certaines normes morales fondamentales qui s’avèrent communément
partagées. 5-
L’Eglise ne peut qu’apprécier les efforts de la raison pour atteindre des
objectifs qui rendent l’existence personnelle toujours plus digne. Elle voit en
effet dans la philosophie le moyen de connaître les vérités fondamentales
concernant l’existence de l’homme. En même temps elle considère la philosophie
comme une aide indispensable pour approfondir l’intelligence de la foi et pour
communiquer la vérité de l’Evangile à ceux qui ne la connaissent pas encore. Les
résultats positifs qui ont été atteints ne doivent toutefois pas amener à négliger
le fait que cette même raison, occupée à enquêter d’une façon unilatérale sur
l’homme comme sujet, semble avoir oublié que celui-ci est également toujours
appelé à se tourner vers une vérité qui le transcende. Sans référence à cette
dernière, chacun reste à la merci de l’arbitraire, et sa condition de personne
finit par être évaluée selon des critère pragmatiques fondés essentiellement
sur le donné expérimental, dans la conviction erronée que tout doit être dominé
par la technique. Il est ainsi arrivé que, au lieu d’exprimer au mieux la
tension vers la vérité, la raison, sous le poids de tant de savoir, s’est
repliée sur elle-même, devenant, jour après jour, incapable d’élever son regard
vers le haut pour oser atteindre la vérité de l’être. La
pluralité légitime des positions a cédé le pas à un pluralisme indifférencié,
fondé sur l’affirmation que toutes les positions se valent : c’est là un
des symptômes les plus répandus de la défiance à l’égard de la vérité que l’on
peut observer dans le contexte actuel. Dans cette perspective, tout devient
simple opinion. Par fausse modestie, on se contente de vérités partielles et
provisoires, sans plus chercher à poser des questions radicales sur le sens et
sur le fondement ultime de la vie humaine, personnelle et sociale. En somme, on
a perdu l’espérance de pouvoir recevoir de la philosophie des réponses
définitives à ces questions. 6-
Forte de la compétence qui lui vient du fait qu’elle est dépositaire de la
Révélation de Jésus-Christ, l’Eglise entend réaffirmer la nécessité d’une
réflexion sur la vérité. Je
voudrais concentrer l’attention sur le thème même de la vérité et sur
son fondement par rapport à la foi. On ne peut nier en effet que
cette période de changements rapides et complexes expose surtout les jeunes
générations, auxquelles appartient l’avenir et dont il dépend, à éprouver le
sentiment d’être privées d’authentiques points de repères. On est contraint de
constater le caractère fragmentaire de propositions qui élèvent l’éphémère au
rang de valeur, dans l’illusion qu’il sera possible d’atteindre le vrai sens de
l’existence. Chapitre I : la révélation de la
sagesse de Dieu 7-
Au point de départ de toute réflexion que l’Eglise entreprend, il y a la
conscience d’être dépositaire d’un message qui a son origine en Dieu même. A
l’origine de notre être de croyants se trouve une rencontre, unique en son
genre, qui a fait s’entrouvrir un mystère caché depuis les siècles, mais maintenant
révélé : « les hommes ont accès auprès du Père par le Christ, Verbe
fait chair, dans l’Esprit Saint, et son rendus participants de la nature
divine ». En tant que source d’amour, Dieu désire se faire connaître, et
la connaissance que l’homme a de Lui porte à son accomplissement toute autre
vraie connaissance que son esprit est en mesure d’atteindre sur le sens de son
existence. 8-
La critique rationaliste (…) portait sur la négation de toute connaissance qui
ne serait pas le fruit des capacités naturelles de la raison. (Le Concile
Vatican I a réaffirmé) avec force que, outre la connaissance propre à la raison
humaine, capable par nature d’arriver jusqu’au Créateur, il existe une
connaissance qui est propre à la foi. 9-
Le concile Vatican I affirme : « il existe deux ordres de connaissance,
distincts non seulement par leur principe mais aussi par leur objet. » 10-
Les Pères du concile Vatican II (…) ont mis en lumière le caractère salvifique
de la révélation de Dieu dans l’histoire et ils en ont exprimé la nature dans
les termes suivants : « par cette révélation, le Dieu invisible, dans
son amour surabondant, s’adresse aux hommes comme à des amis et est en relation
avec eux pour les inviter à la vie en communion avec lui et les recevoir en
cette communion. Cette économie de la Révélation se réalise par des actions et
des paroles intrinsèquement liées entre elles, si bien que les œuvres,
accomplies par Dieu dans l’histoire du salut manifestent et corroborent la
doctrine (…) et que les paroles, de leur côté, proclament les œuvres et
élucident le mystère qui y est contenu ». 11-
La révélation de Dieu s’inscrit donc dans le temps et dans l’histoire. Dans le
christianisme, le temps a une importance fondamentale. En lui, en effet, vient
à la lumière toute l’œuvre de la
création et du salut et surtout est manifesté le fait que, par l’incarnation du
Fils de Dieu, nous vivons et nous anticipons dès maintenant ce qui sera
l’accomplissement du temps. L’histoire
constitue pour le peuple de Dieu un chemin à parcourir entièrement, de façon
que la vérité révélée exprime en plénitude son contenu grâce à l’action
constante de l’Esprit Saint. 12-
L’incarnation du Fils de Dieu permet de voir se réaliser la synthèse définitive
que l’esprit humain, à partir de lui-même n’aurait même pas pu imaginer :
l’Eternel entre dans le temps, le tout se cache dans le fragment, Dieu prend le
visage de l’homme. « En réalité, le mystère de l’homme ne s’éclaire
vraiment que dans le mystère du Verbe incarné », affirme la Constitution Gaudium
et spes. En dehors de cette perspective, le mystère de l’existence
personnelle reste une énigme insoluble. La
raison devant le mystère 13-
Le Concile déclare qu’« à Dieu qui révèle il faut apporter l’obéissance de
la foi ». Par la foi, l’homme donne son assentiment à ce témoignage
divin. Cela signifie qu’il reconnaît pleinement et intégralement la vérité de
ce qui est révélé parce que c’est Dieu lui-même qui s’en porte garant. Cette
vérité, donnée à l’homme et que celui-ci ne saurait exiger, s’inscrit dans le
cadre de la communication interpersonnelle et incite la raison à s’ouvrir à
elle et à en accueillir le sens profond. Dans la foi, la liberté n’est donc pas
seulement présente, elle est exigée. C’est lorsqu’elle croit que la personne
pose l’acte le plus significatif de son existence ; car ici la liberté
rejoint la certitude de la vérité et décide de vivre en elle. Les
signes présents dans la Révélation viennent aussi en aide à la raison qui
cherche l’intelligence du mystère. Ils l’invitent à transcender leur réalité de
signes pour en recevoir la signification ultérieure dont ils sont porteurs. 14-
La Révélation fait entrer dans notre histoire une vérité universelle et ultime,
qui incite l’esprit de l’homme à ne jamais s’arrêter ; et même elle le
pousse à élargir continuellement les champs de son savoir tant qu’il n’a pas
conscience d’avoir accompli tout ce qui est en son pouvoir, sans rien négliger. 15-
La vérité de la Révélation chrétienne, que l’on trouve en Jésus de Nazareth,
permet à quiconque de recevoir le « mystère » de sa vie. Comme vérité
suprême, tout en respectant l’autonomie de la créature et sa liberté, elle
l’engage à s’ouvrir à la transcendance. La
Révélation chrétienne est la vraie étoile sur laquelle s’oriente l’homme qui
avance parmi les conditionnements de la mentalité immanentiste et les impasses
d’une logique technocratique ; elle est l’ultime possibilité offerte par
Dieu pour retrouver en plénitude le projet originel d’amour commencé à la
création. Saint Augustin : « Noli foras ire, in te ipsum redi. In
interiore homine habitat veritas » - « Ne va pas au dehors,
rentre en toi-même. C’est dans l’homme intérieur qu’habite la vérité ». A
la lumière de ces considérations, une première conclusion s’impose : la
vérité que la Révélation nous fait connaître n’est pas le fruit mûr ou le point
culminant d’une pensée élaborée par la raison. Elle se présente au contraire
avec la caractéristique de la gratuité, elle engendre une réflexion et elle
demande à être accueillie comme expression d’amour. Cette vérité révélée est
une anticipation, située dans notre histoire, de la vision dernière et
définitive de Dieu qui est réservée à ceux qui croient en lui et qui le
cherchent d’un coeur sincère. La fin ultime de l’existence personnelle est donc
un objet d’étude aussi bien pour la philosophie que pour la théologie. Chapitre II : credo ut intellegam « La
sagesse sait et comprend tout » 16-
La profondeur du lien entre la connaissance par la foi et la connaissance par
la raison est déjà exprimée dans les Saintes Ecritures en des termes d’une
clarté étonnante – surtout dans les Livres sapientiaux. Dans ces textes
se trouvent contenus non seulement la foi d’Israël, mais aussi le trésor de
civilisations et de cultures maintenant disparues. Pour ainsi dire, dans un
dessein déterminé, l’Egypte et la Mésopotamie font entendre de nouveau leur
voix et font revivre certains traits communs de cultures de l’Orient ancien
dans ces pages riches d’intuitions particulièrement profondes. Pour l’auteur
inspiré, le désir de connaissance est une caractéristique commune à tous les
hommes. Grâce à l’intelligence, la possibilité de « puiser l’eau
profonde » de la connaissance est donnée à tous, croyants comme
non-croyants. Quel
est l’apport du monde biblique ? La particularité qui distingue le texte
biblique consiste dans la conviction qu’il existe une profonde et indissoluble
unité entre la connaissance de la raison et celle de la foi. La foi
n’intervient pas pour amoindrir l’autonomie de la raison ou pour réduire son
domaine d’action, mais seulement pour faire comprendre à l’homme que le Dieu
d’Israël se rend visible et agit dans ces évènements. La foi affine le regard
intérieur et permet à l’esprit de découvrir, dans le déroulement des
évènements, la présence agissante de la Providence. Une expression du Livre des
Proverbes est significative : « Le cœur de l’homme délibère sur sa
voie, mais c’est le Seigneur qui affermit ses pas ». 17-
Il ne peut donc exister aucune compétitivité entre la raison et la foi :
l’une s’intègre à l’autre et chacune a son propre champ d’action. C’est encore
le Livre des Proverbes qui oriente dans cette direction quand il
s’exclame : « C’est la gloire de Dieu de celer une chose, c’est la
gloire des rois de la scruter » (25,2). Le désir de connaître est si grand
et comporte un tel dynamisme que le coeur de l’homme, même dans l’expérience de
ses limites infranchissables, soupire vers l’infinie richesse qui est au-delà. 18-
Nous pouvons donc dire que, par sa réflexion, Israël a su ouvrir à la raison la
voie vers le mystère. Le peuple élu a compris que la raison doit respecter certaines
règles fondamentales pour pouvoir exprimer au mieux sa nature. Une première
règle consiste à tenir compte du fait quelal connaissance de l’homme est un
chemin qui n’a aucun répit ; la deuxième naît de la conscience que l’on ne
peut s’engager sur une telle route avec l’orgueil qui pense que tout est le
fruit d’une conquête personnelle ; une troisième règle est fondée sur la
« crainte de Dieu », dont la raison doit reconnaître la souveraine
transcendance et en même temps l’amour prévoyant dans le gouvernement du monde. Quand
il s’éloigne de ces règles, l’homme s’expose au risque de l’échec et finit par
se trouver dans la condition de l’« insensée ». Dans la Bible, cette
stupidité comporte une menace pour la vie. 19-
Dans le Livre de la Sagesse, l’auteur sacré parle de Dieu qui se fait connaître
aussi à travers la nature : « la grandeur et la beauté des créatures
font, par analogie, contempler leur Auteur ». Au premier stade de la
Révélation divine, en lisant le livre de la nature avec les instruments de la
raison humaine, on peut arriver à la connaissance du Créateur. 20-
L’auteur sacré met très justement le commencement de la vraie connaissance dans
la crainte de Dieu : « La crainte du Seigneur est le principe du
savoir ». « Acquiers
la sagesse, acquiers l’intelligence » (Pr4,5) 21-
En réfléchissant sur sa condition, l’homme biblique a découvert qu’il ne
pouvait pas se comprendre sinon comme un « être en relation » :
avec lui-même, avec le peuple, avec le monde, avec Dieu. Cette ouverture au
mystère, qui lui venait de la Révélation, a finalement été pour lui la source
d’une vraie connaissance, qui a permis à sa raison de s’engager dans des
domaines infinis, ce qui lui donnait une possibilité de compréhension
jusqu’alors inespérée. 22-
Dans un langage populaire, Saint Paul exprime une vérité profonde : à
travers le créé, les « yeux de l’esprit » peuvent arriver à connaître
Dieu. Celui-ci en effet, par l’intermédiaire des créatures, laisse pressentir
sa « puissance » et sa « divinité ». Dans le projet
originel de la création était prévue la capacité de la raison de dépasser
facilement le donné sensible, de façon à atteindre l’origine même de toute
chose, le Créateur. A la suite de la désobéissance par laquelle l’homme a
choisi de se placer lui-même en pleine et absolue autonomie par rapport à Celui
qui l’avait créé, la possibilité de remonter facilement à Dieu créateur a
disparu. L’aveuglement de l’orgueil donna à nos premiers parents l’illusion
d’être souverains et autonomes et de pouvoir faire abstraction de la connaissance
qui vient de Dieu. Les yeux de l’esprit n’étaient plus capables de voir avec
clarté : progressivement la raison est demeurée prisonnière d’elle-même.
La venue du Christ a été l’évènement de salut qui a racheté la raison de sa
faiblesse, la libérant des chaînes dans lesquelles elle s’était elle-même
emprisonnée. 23-
Le fils de Dieu crucifié est l’évènement historique contre lequel se brise
toute tentative de l’esprit pour construire sur des argumentations seulement
humaines une justification suffisante du sens de l’existence. Le vrai point
central qui défie toute philosophie est la mort en croix de Jésus-Christ. Ici,
en effet, toute tentative de réduire le plan salvifique du Père à une pure
logique humaine est vouée à l’échec. « Ce qu’il y a de fou dans le monde,
voilà ce que Dieu a choisi pour confondre les sages » (1 Co). La
raison ne peut pas vider le mystère d’amour que la Croix représente tandis que
la Croix peut donner à la raison la réponse ultime qu’elle cherche. La sagesse
de la Croix dépasse donc toutes les limites culturelles que l’on veut lui
imposer et nous oblige à nous ouvrir à l’universalité de la vérité dont elle est
porteuse. Quel défi est ainsi posé à notre raison et quel profit elle en retire
si elle l’accepte ! La philosophie, qui déjà par elle-même est en mesure
de reconnaître le continuel dépassement de l’homme vers la vérité, peut, avec
l’aide de la foi, s’ouvrir pour accueillir dans la « folie » de la
Croix la critique authentique faite à tous ceux qui croient posséder la vérité,
alors qu’ils l’étouffent dans l’impasse de leur système. Le rapport entre la
foi et la philosophie trouve dans la prédication du Christ ressuscité l’écueil
contre lequel il peut faire naufrage, mais au-delà duquel il peut se jeter dans
l’océan infini de la vérité. Ici se manifeste avec évidence la frontière entre
la raison et la foi, mais on voit bien aussi l’espace dans lequel les deux
peuvent se rencontrer. Chapitre III : Intellego ut credam Avancer
dans la recherche de la vérité 24-
Paul arriva à Athènes, la cité des philosophes. Un autel frappa son attention
et, saisissant aussitôt cette occasion, il définit un point de départ commun
pour lancer l’annonce du kérygme : « Athéniens –dit-il -, à tous
égards vous êtes, je le vois, les plus religieux des hommes. Parcourant en
effet votre ville et considérant vos monuments sacrés, j’ai trouvé jusqu’à un
autel avec l’inscription : ‘Au dieu inconnu’. Eh bien ! ce que vous
adorez sans le connaître, je viens, moi, vous l’annoncer ». Au
plus profond du cœur de l’homme sont semés le désir et la nostalgie de Dieu. Il
y a donc un chemin que l’homme peut parcourir s’il le veut : il part de la
capacité de la raison de s’élever au-dessus de ce qui est contingent pour
s’élancer vers l’infini. 25-
L’homme est l’unique être dans toute la création visible qui, non seulement est
capable de savoir, mais qui sait aussi connaître et, pour cela, s’intéresse à
la vérité réelle de ce qui lui apparaît. Personne ne peut être sincèrement
indifférent à la vérité de son savoir. C’est la leçon de saint Augustin quand
il écrit : « J’ai rencontré beaucoup de gens qui voulaient tromper,
mais personne qui voulait se faire tromper ». La
recherche réalisée dans le domaine pratique est aussi importante que celle qui
est faite dans le domaine théorique : je veux parler de la recherche de la
vérité sur le bien à accomplir. Par son agir éthique, en effet, la personne qui
suit son libre et juste vouloir s’engage sur le chemin de la vérité. « Il
n’y a pas de morale sans liberté. S’il existe un droit à être respecté dans son
propre itinéraire de recherche de la vérité, il existe comme antérieurement
l’obligation morale grave pour tous de chercher la vérité et, une fois qu’elle
est connue, d’y adhérer ». 26-
La vérité se présente initialement à l’homme vous une forme
interrogative : la vie a-t-elle un sens ? quel est son but ?
Il n’est pas nécessaire d’avoir recours aux philosophes de l’absurde ni aux
questions provocatrices qui se trouvent dans le livre de Job pour douter du
sens de la vie. L’expérience quotidienne de la souffrance, la vue de tant de
faits qui à la lumière de la raison apparaissent inexplicables suffisent à
rendre inéluctable une question aussi dramatique que celle du sens. Il faut
ajouter à cela que la première vérité absolument certaine de notre existence,
outre le fait que nous existons, est l’inéluctabilité de la mort. Chacun veut –
et doit - connaître la vérité sur sa fin. 27-
Personne ne peut échapper à ces questions, ni le philosophe, ni l’homme
ordinaire. En soi toute vérité, même partielle, si elle est réellement une
vérité, se présente comme universelle. Ce qui est vrai doit être vrai pour tous
et pour toujours. En plus de cette universalité, cependant, l’homme cherche un
absolu qui soit capable de donner réponse et sens à toute sa recherche :
quelque chose d’ultime, qui se place comme fondement de toute chose. Pour tous
vient le moment où, qu’on l’admette ou non, il faut ancrer son existence à une
vérité reconnue comme définitive, qui donne une certitude et qui ne soit plus soumise
au doute. Au-delà
des systèmes philosophiques, il y a d’autres expressions dans lesquelles
l’homme cherche à donner forme à sa propre « philosophie » : il
s’agit de convictions ou d’expériences personnelles, de traditions familiales
et culturelles ou d’itinéraires existentiels dans lesquels on s’appuie sur
l’autorité d’un maître. Les
différents visages de la vérité de l’homme 28-
La nature limitée de la raison et l’inconstance du cœur obscurcissent et
dévient souvent la recherche personnelle. D’autres intérêts d’ordre divers
peuvent étouffer la vérité. Malgré cela jamais l’homme ne pourrait fonder sa
vie sur le doute, sur l’incertitude ou sur le mensonge ; une telle
existence serait constamment menacée par la peur et par l’angoisse. On peut
donc définir l’homme comme celui qui cherche la vérité. 29-
Il n’est pas pensable qu’une recherche aussi profondément enracinée dans la
nature humain puisse être complètement inutile et vaine. La capacité même de
chercher la vérité et de poser des questions implique déjà une première
réponse. 30-
Il peut être utile, maintenant, de faire une brève allusion aux diverses formes
de vérité. Les plus nombreuses sont celles qui reposent sur des évidences
immédiates ou qui sont confirmées par l’expérience. C’est là l’ordre de vérité
de la vie quotidienne et de la recherche scientifique. A un autre niveau se
trouvent les vérités de caractère philosophique, que l’homme atteint grâce à la
capacité spéculative de son intelligence. Enfin il y a les vérités religieuses,
qui en quelque mesure s’enracinent aussi dans la philosophie. Tout homme, comme
je l’ai déjà dit, est, d’une certaine manière, un philosophe et possède ses
conceptions philosophiques avec lesquelles il oriente sa vie. Il est opportun
de tenir compte d’un donné ultérieur de la philosophie. 31- L’homme n’est pas fait pour vivre seul. Il naît et
grandit dans une famille, pour s’introduire plus tard par son travail dans la
société. Dès sa naissance, il se trouve donc intégré dans différentes
traditions, dont il reçoit non seulement son langage et sa formation
culturelle, mais aussi de multiples vérités auxquelles il croit presque
instinctivement. En tout cas, la croissance et la maturation personnelles
impliquent que ces vérités elles-mêmes puissent être mises en doute et soumises
à l’activité critique de la pensée. Cela n’empêche pas que, après ce passage,
ces mêmes vérités soient « retrouvées » sur la base de l’expérience
qui en est faite ou, par la suite, en vertu du raisonnement. Malgré cela, dans
la vie d’un homme, les vérités simplement crues demeurent beaucoup plus
nombreuses que celles qu’il acquiert par sa vérification personnelle. 32- (repris intégralement) Dans
son acte de croire, chacun se fie aux connaissances acquises par d'autres
personnes. On peut observer là une tension significative : d'une part, la
connaissance par croyance apparaît comme une forme imparfaite de connaissance,
qui doit se perfectionner progressivement grâce à l'évidence atteinte
personnellement; d'autre part, la croyance se révèle souvent humainement plus
riche que la simple évidence, car elle inclut un rapport interpersonnel et met
en jeu non seulement les capacités cognitives personnelles, mais encore la
capacité plus radicale de se fier à d'autres personnes, et d'entrer dans un rapport
plus stable et plus intime avec elles. Il est bon de souligner que les
vérités recherchées dans cette relation interpersonnelle ne sont pas en premier
lieu d'ordre factuel ou d'ordre philosophique. Ce qui est plutôt demandé, c'est
la vérité même de la personne : ce qu'elle est et ce qu'elle exprime de son
être profond. La perfection de l'homme, en effet, ne se trouve pas dans la
seule acquisition de la connaissance abstraite de la vérité, mais elle consiste
aussi dans un rapport vivant de donation et de fidélité envers l'autre. Dans
cette fidélité qui sait se donner, l'homme trouve pleine certitude et pleine
sécurité. En même temps, cependant, la connaissance par croyance, qui se fonde
sur la confiance interpersonnelle, n'est pas sans référence à la vérité : en
croyant, l'homme s'en remet à la vérité que l'autre lui manifeste. Que d'exemples on pourrait apporter
pour illustrer ces données! Mais ma pensée se tourne d'emblée vers le
témoignage des martyrs. Le martyr, en réalité, est le témoin le plus vrai de la
vérité de l'existence. Il sait qu'il a trouvé dans la rencontre avec Jésus
Christ la vérité sur sa vie, et rien ni personne ne pourra jamais lui arracher
cette certitude. Ni la souffrance ni la mort violente ne pourront le faire
revenir sur l'adhésion à la vérité qu'il a découverte dans la rencontre avec le
Christ. Voilà pourquoi jusqu'à ce jour le témoignage des martyrs fascine,
suscite l'approbation, rencontre l'écoute et est suivi. C'est la raison pour
laquelle on se fie à leur parole; on découvre en eux l'évidence d'un amour qui
n'a pas besoin de longues argumentations pour être convaincant, du moment qu'il
parle à chacun de ce que, au plus profond de lui-même, il perçoit déjà comme
vrai et qu'il recherche depuis longtemps. En somme, le martyr suscite en nous
une profonde confiance, parce qu'il dit ce que nous sentons déjà et qu'il rend
évident ce que nous voudrions nous aussi trouver la force d'exprimer. 33- On peut voir ainsi que les
termes de la question se complètent progressivement. L'homme, par nature,
recherche la vérité. Cette recherche n'est pas destinée seulement à la conquête
de vérités partielles, observables, ou scientifiques; l'homme ne cherche pas
seulement le vrai bien pour chacune de ses décisions. Sa recherche tend vers
une vérité ultérieure qui soit susceptible d'expliquer le sens de la vie; c'est
donc une recherche qui ne peut aboutir que dans l'absolu. Grâce aux capacités
inhérentes à la pensée, l'homme est en mesure de rencontrer et de reconnaître
une telle vérité. En tant que vitale et essentielle pour son existence, cette
vérité est atteinte non seulement par une voie rationnelle, mais aussi par
l'abandon confiant à d'autres personnes, qui peuvent garantir la certitude et
l'authenticité de la vérité même. La capacité et le choix de se confier
soi-même et sa vie à une autre personne constituent assurément un des actes
anthropologiquement les plus significatifs et les plus expressifs. Il ne faut pas oublier que la raison
elle-même a besoin d'être soutenue dans sa recherche par un dialogue confiant
et par une amitié sincère. Le climat de soupçon et de méfiance, qui parfois
entoure la recherche spéculative, oublie l'enseignement des philosophes
antiques, qui considéraient l'amitié comme l'un des contextes les plus adéquats
pour bien philosopher. De ce que j'ai dit jusqu'ici, il
résulte que l'homme est engagé sur la voie d'une recherche humainement sans
fin: recherche de vérité et recherche d'une personne à qui faire confiance. La
foi chrétienne lui vient en aide en lui donnant la possibilité concrète de voir
aboutir cette recherche. Dépassant le stade de la simple croyance, en effet,
elle introduit l'homme dans l'ordre de la grâce qui lui permet de participer au
mystère du Christ, dans lequel lui est offerte la connaissance vraie et cohérente
du Dieu Un et Trine. Ainsi, en Jésus Christ, qui est la Vérité, la foi
reconnaît l'ultime appel adressé à l'humanité, pour qu'elle puisse accomplir ce
qu'elle éprouve comme désir et comme nostalgie. 34-
Cette vérité que Dieu nous
révèle en Jésus Christ n'est pas en contradiction
avec les vérités que l'on
atteint en philosophant. Les deux ordres de connaissance conduisent au
contraire à la vérité dans sa plénitude.
L'unité de la vérité est déjà un
postulat fondamental de la raison humaine, exprimé dans le
principe de non
contradiction. La Révélation donne la certitude de cette
unité, en montrant que
le Dieu créateur est aussi le Dieu de l'histoire du salut. Le
même et identique
Dieu, qui fonde et garantit l'intelligibilité et la justesse de
l'ordre naturel
des choses sur lesquelles les savants s'appuient en toute confiance,
est
celui-là même qui se révèle Père de
notre Seigneur Jésus Christ. Cette unité de
la vérité, naturelle et révélée,
trouve son identification vivante et
personnelle dans le Christ, ainsi que le rappelle l'Apôtre:
« La vérité qui est
en Jésus » (Ep 4, 21; cf. Col 1, 15-20). Chapitre IV : les rapports
entre la foi et la raison Les étapes significatives de la
rencontre entre la foi et la raison 36- Il revint aux pères de la philosophie de mettre en
évidence le lien qui existe entre la raison et la religion. Les superstitions furent reconnues
comme telles et la religion fut, au moins en partie, purifiée par l'analyse
rationnelle. C'est sur cette base que les Pères de l'Eglise entreprirent un
dialogue fécond avec les philosophes de l'Antiquité, ouvrant la route à
l'annonce et à la compréhension du Dieu de Jésus Christ. 37- La philosophie, en tant que
sagesse pratique et école de vie, pouvait facilement être confondue avec une
connaissance de type supérieur et ésotérique, réservée à un petit nombre
d'hommes parfaits. C'est sans aucun doute à ce genre de spéculations
ésotériques que pense saint Paul lorsqu'il met en garde les Colossiens: «
Prenez garde qu'il ne se trouve quelqu'un pour vous réduire en esclavage par le
vain leurre de la "philosophie", selon une tradition toute humaine,
selon les éléments du monde, et non selon le Christ » 38- La rencontre du christianisme avec
la philosophie ne fut donc ni immédiate ni facile. La pratique de la
philosophie et la fréquentation des écoles furent considérées par les premiers
chrétiens comme une source de trouble plus que comme une chance. Ayant abattu
les barrières raciales, sociales ou sexuelles, le christianisme avait, depuis
ses débuts, proclamé l'égalité de tous les hommes devant Dieu. La première
conséquence de cette conception concernait le thème de la vérité. On dépassait
définitivement le caractère élitiste que sa recherche avait pris chez les
Anciens : dès lors que l'accès à la vérité est un bien qui permet de parvenir à
Dieu, tous doivent être aptes à parcourir cette route. Les voies d'accès à la
vérité restent multiples; toutefois, la vérité chrétienne ayant une valeur
salvifique, chacune de ces voies peut être empruntée, du moment qu'elle conduit
au but final, la révélation de Jésus Christ. Pour Clément d’Alexandrie, la
philosophie grecque n'a pas pour but premier de compléter ou de renforcer la
vérité chrétienne ; sa mission est plutôt la défense de la foi : «
L'enseignement du Sauveur se suffit à lui-même et n'a besoin de rien d'autre,
puisqu'il est "force et sagesse de Dieu". Lorsqu'elle survient, la
philosophie grecque ne rend pas la vérité plus puissante, mais, rendant
impuissante l'attaque de la sophistique contre elle et déjouant les pièges
contre la vérité, elle est appelée à bon droit « la haie et le mur de la
vigne ». 40- Dans cette œuvre de
christianisation de la pensée platonicienne et néo-platonicienne, il faut
mentionner particulièrement les Pères Cappadociens, Denys dit l'Aréopagite et
surtout saint Augustin. Le grand Docteur d'Occident était entré en contact avec
différentes écoles philosophiques, mais toutes l'avaient déçu. Quand la vérité
de la foi chrétienne se trouva devant lui, il eut alors la force d'accomplir la
conversion radicale à laquelle les philosophes rencontrés auparavant n'avaient
pas réussi à l'amener. Il en donne lui-même la raison: « Préférant désormais
pour cela la doctrine catholique, je sentais que, chez elle, il était demandé
avec plus de mesure et sans aucun désir de tromperie, de croire ce qui n'était
pas démontré — soit qu'il y ait eu démonstration, mais pour quelqu'un qui ne
l'aurait pas comprise, soit qu'il n'y ait pas eu de démonstration —, alors que
chez [les manichéens], tout en promettant la science de manière téméraire, on
se moquait de la crédulité et qu'on imposait ensuite de croire une immensité de
fables et d'absurdités, parce qu'on ne pouvait pas les démontrer ». Aux
platoniciens eux-mêmes, à qui il se référait de manière privilégiée, Augustin
reprochait, à eux qui connaissaient la fin vers laquelle il fallait tendre,
d'avoir ignoré la voie qui y conduisait, le Verbe incarné. L'évêque d'Hippone
réussit à produire la première grande synthèse de la pensée philosophique et
théologique vers laquelle confluaient les courants de pensée grec et latin.
Chez lui aussi, la grande unité du savoir, qui trouvait son fondement dans la
pensée biblique, en vint à être confirmée et soutenue par la profondeur de la
pensée spéculative. La synthèse opérée par saint Augustin restera pendant des
siècles en Occident la forme la plus haute de spéculation philosophique et
théologique. 41. C'est donc de diverses manières
que les Pères d'Orient et d'Occident sont entrés en rapport avec les écoles
philosophiques. Ce n'étaient pas des penseurs naïfs. C'est bien parce qu'ils
vivaient intensément le contenu de la foi qu'ils savaient atteindre les formes
les plus profondes de la spéculation. Il est donc injuste et réducteur de ne
voir dans leur œuvre que la transposition des vérités de la foi en catégories
philosophiques. Ils firent beaucoup plus. Ils réussirent en effet à faire
surgir en plénitude ce qui demeurait encore implicite et en germe dans la
pensée des grands philosophes antiques. C'est précisément ici que se situe la
nouveauté des Pères. Ils accueillirent entièrement la raison ouverte à l'absolu
et ils y greffèrent la richesse provenant de la Révélation. 42- Pour le saint archevêque de
Cantorbéry, la priorité de la foi ne s'oppose pas à la recherche propre à la
raison. Celle-ci, en effet, n'est pas appelée à exprimer un jugement sur le
contenu de la foi ; elle en serait incapable, parce qu'elle n'est pas apte à
cela. Sa tâche est plutôt de savoir trouver un sens, de découvrir des raisons
qui permettent à tous de parvenir à une certaine intelligence du contenu de la
foi. Saint Anselme souligne le fait que l'intellect doit se mettre à la
recherche de ce qu'il aime : plus il aime, plus il désire connaître. Celui qui
vit pour la vérité est tendu vers une forme de connaissance qui s'enflamme
toujours davantage d'amour pour ce qu'il connaît, tout en devant admettre qu'il
n'a pas encore fait tout ce qu'il désirerait: « J'ai été fait pour te voir et
je n'ai pas encore fait ce pour quoi j'ai été fait » (Ad te videndum factus
sum, et nondum feci propter quod factus sum). Le désir de vérité pousse
donc la raison à aller toujours au-delà ; mais elle est comme accablée de
constater qu'elle a une capacité toujours plus grande que ce qu'elle
appréhende. L'harmonie fondamentale de la connaissance philosophique et de la
connaissance de la foi est confirmée une fois encore : la foi demande que son
objet soit compris avec l'aide de la raison; la raison, au sommet de sa
recherche, admet comme nécessaire ce que présente la foi. La constante nouveauté de la pensée
de saint Thomas d'Aquin 43- Sur ce long chemin, saint Thomas
occupe une place toute particulière, non seulement pour le contenu de sa
doctrine, mais aussi pour le dialogue qu'il sut instaurer avec la pensée arabe
et la pensée juive de son temps. À une époque où les penseurs chrétiens
redécouvraient les trésors de la philosophie antique, et plus directement
aristotélicienne, il eut le grand mérite de mettre au premier plan l'harmonie
qui existe entre la raison et la foi. La lumière de la raison et celle de la
foi viennent toutes deux de Dieu, expliquait-il ; c'est pourquoi elles ne
peuvent se contredire. En effet, la foi est en quelque
sorte « un exercice de la pensée » ; la raison de l'homme n'est ni anéantie ni
humiliée lorsqu'elle donne son assentiment au contenu de la foi ; celui-ci est
toujours atteint par un choix libre et conscient. 44- Parmi les grandes intuitions de
saint Thomas, il y a également celle qui concerne le rôle joué par l'Esprit
Saint pour faire mûrir la connaissance humaine en vraie sagesse. (Celle-ci) est
distincte de la foi, car la foi donne son assentiment à la vérité divine
considérée en elle-même, tandis que c'est le propre du don de sagesse de « juger
selon la vérité divine ». La priorité reconnue à cette sagesse ne fait pourtant
pas oublier au Docteur Angélique la présence de deux formes complémentaires de
sagesse : la sagesse philosophique, qui se fonde sur la capacité de
l'intellect à rechercher la vérité à l'intérieur des limites qui lui sont
connaturelles, et la sagesse théologique, qui se fonde sur la Révélation
et qui examine le contenu de la foi, atteignant le mystère même de Dieu. 45- Avec la naissance des premières universités, la théologie allait se
confronter plus directement avec d'autres formes de la recherche et du savoir
scientifique. Saint Albert le Grand et saint Thomas, tout en maintenant un lien
organique entre la théologie et la philosophie, furent les premiers à
reconnaître l'autonomie dont la philosophie et la science avaient nécessairement
besoin pour œuvrer efficacement dans leurs champs de recherche respectifs. A
partir de la fin du Moyen Âge, toutefois, la légitime distinction entre les
deux savoirs se transforma progressivement en une séparation néfaste. A cause
d'un esprit excessivement rationaliste, présent chez quelques penseurs, les
positions se radicalisèrent, au point d'arriver en fait à une philosophie
séparée et absolument autonome vis-à-vis du contenu de la foi. Parmi les
conséquences de cette séparation, il y eut également une défiance toujours plus
forte à l'égard de la raison elle-même. Certains commencèrent à professer une
défiance générale, sceptique et agnostique, soit pour donner plus d'espace à la
foi, soit pour jeter le discrédit sur toute référence possible de la foi à la
raison. En somme, ce que la pensée
patristique et médiévale avait conçu et mis en œuvre comme formant une unité
profonde, génératrice d'une connaissance capable d'arriver aux formes les plus
hautes de la spéculation, fut détruit en fait par les systèmes épousant la
cause d'une connaissance rationnelle qui était séparée de la foi et s'y
substituait. 46- Les radicalisations les plus
influentes sont connues et bien visibles, surtout dans l'histoire de
l'Occident. Il n'est pas exagéré d'affirmer qu'une bonne partie de la pensée
philosophique moderne s'est développée en s'éloignant progressivement de la
Révélation chrétienne, au point de s'y opposer explicitement. Ce mouvement a
atteint son apogée au siècle dernier. Dans le cadre de la recherche scientifique,
on en est venu à imposer une mentalité positiviste qui s'est non seulement
éloignée de toute référence à la vision chrétienne du monde, mais qui a aussi
et surtout laissé de côté toute référence à une conception métaphysique et
morale. Enfin, le nihilisme a pris corps comme une conséquence de la
crise du rationalisme. Philosophie du néant, il réussit à exercer sa
fascination sur nos contemporains. Ses adeptes font la théorie de la recherche
comme fin en soi, sans espérance ni possibilité aucune d'atteindre la vérité.
Dans l'interprétation nihiliste, l'existence n'est qu'une occasion pour
éprouver des sensations et faire des expériences dans lesquelles le primat
revient à l'éphémère. Le nihilisme est à l'origine de la mentalité répandue
selon laquelle on ne doit plus prendre d'engagement définitif, parce tout est
fugace et provisoire. 47- D'autre part, il ne faut pas
oublier que, dans la culture moderne, le rôle même de la philosophie a fini par
changer. De sagesse et de savoir universel qu'elle était, elle a été
progressivement réduite à n'être qu'un des nombreux domaines du savoir humain,
bien plus, par certains aspects, elle a été cantonnée dans un rôle totalement
marginal. Entre temps, d'autres formes de rationalité se sont affirmées avec
toujours plus de vigueur, mettant en évidence la marginalité du savoir
philosophique. Au lieu d'être tournées vers la contemplation de la vérité et la
recherche de la fin dernière et du sens de la vie, ces formes de rationalité
tendent — ou au moins peuvent tendre — à être « une raison fonctionnelle » au
service de fins utilitaristes, de possession ou de pouvoir. Dès ma première encyclique, j'ai
fait remarquer combien il était dangereux de présenter cette voie comme un
absolu et j'ai écrit: « L'homme d'aujourd'hui semble toujours menacé par ce
qu'il fabrique, c'est-à-dire par le résultat du travail de ses mains, et plus
encore du travail de son intelligence, des tendances de sa volonté. L'homme,
par conséquent, vit toujours davantage dans la peur. Il craint que ses productions,
pas toutes naturellement ni dans leur majeure partie, mais quelques-unes et
précisément celles qui contiennent une part spéciale de son génie et de sa
créativité, puissent être retournées radicalement contre lui-même. A la suite
de ces transformations culturelles, certains philosophes, abandonnant la
recherche de la vérité pour elle-même, ont adopté comme but unique l'obtention
d'une certitude subjective ou d'une utilité pratique. La conséquence en a été
l'obscurcissement de la véritable dignité de la raison, qui n'était plus en
état de connaître le vrai et de rechercher l'absolu ». 48. Ce qui ressort de cette dernière
période de l'histoire de la philosophie, c'est donc la constatation d'une
séparation progressive entre la foi et la raison philosophique. Le rapport actuel entre foi et
raison demande un effort attentif de discernement, parce que la raison et la
foi se sont toutes deux appauvries et se sont affaiblies l'une en face de
l'autre. La raison, privée de l'apport de la Révélation, a pris des sentiers
latéraux qui risquent de lui faire perdre de vue son but final. La foi, privée
de la raison, a mis l'accent sur le sentiment et l'expérience, en courant le
risque de ne plus être une proposition universelle. Il est illusoire de penser
que la foi, face à une raison faible, puisse avoir une force plus grande ; au
contraire, elle tombe dans le grand danger d'être réduite à un mythe ou à une
superstition. De la même manière, une raison qui n'a plus une foi adulte en
face d'elle n'est pas incitée à s'intéresser à la nouveauté et à la radicalité
de l'être. On ne doit donc pas considérer comme
hors de propos que je lance un appel fort et pressant pour que la foi et la
philosophie retrouvent l'unité profonde qui les rend capables d'être en
harmonie avec leur nature dans le respect de leur autonomie réciproque. A la « parrhèsia
» de la foi doit correspondre l'audace de la raison. |