Notes de lecture de

Les choses cachées depuis la fondation du monde

de R. Girard

notes prises par   Hubert Roux


Le hasard a fait que le livre terminé, j’ai visité l’exposition « Gauguin » au Grand Palais et vu  son tableau : « D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? » Si le peintre pose ses questions avec évidence et peut-être naïveté tout en en respectant le mystère, René Girard apporte la réponse dans des conversations à trois qui peuvent rappeler les Dialogues sur les systèmes du Monde de Galilée au moins par la forme.

Pour ce faire, René Girard fait appel à de très nombreuses sciences humaines depuis l’anthropologie et l’ethnologie jusqu’à la sociologie, la psychologie et la psychanalyse. Nietzsche, Freud et Lévi-strauss sont abondamment cités, analysés et souvent critiqués parmi d’autres sans compter les références essentielles au Christ, aux Evangiles, à l’Histoire de l’Eglise ainsi qu’à celle  de la pensée religieuse. Pour qui, comme moi, n’est pas familier de ces disciplines ni de la philosophie en général, il pourrait y avoir un obstacle mais, lecture accomplie, il ne faut point se décourager car un « honnête homme »-ou du moins celui qui s’inspire même de loin de cette exemplarité- tire suffisamment profit des explications données, très accessibles,  pour suivre les développements de la pensée. Surtout, les difficultés sont  autres et la principale est bien avancée par un des débatteurs : « Il faudrait avoir tout en mémoire à chaque instant pour saisir en même temps la simplicité de l’hypothèse et la richesse infinie de ses applications » (p. 87) D’une part, on ne découvre que progressivement la nature de la pensée de l’auteur de sorte que ce n’est que vers la fin que la compréhension de l’essentiel est acquise et surtout il s’agit d’une démarche que l’on peut qualifier de scientifique dans la mesure où il s’agit de modélisation de l’aventure humaine et non pas de mise en perspective de l’histoire humaine, à proprement parler. Modélisation que, m’a-t-il semblé, on peut qualifier de robuste pour reprendre une expression chère aux économistes car l’objectif est de mettre en relation certains faits jugés essentiels et d’obtenir des résultats valables à caractère structurel et permanent à partir d’hypothèses simples.  A la question « d’où parlez-vous ?», l’auteur, qui sait  manier avec plaisir, humour et efficacité l’art de polémiquer, réponds « Je n’en sais rien et peu m’importe. Comparons vos résultats avec les miens » Il en est ainsi pour bien des choses aussi peu justifiables que la loi de Newton. Celle-ci, pour pousser l’analogie, explique les mouvements des corps tout en omettant les frottements et fonctionne bien sous certaines conditions, par exemple pour les planètes mais elle ne prétend pas expliquer  leur vie interne ou leur température. De même aussi que la loi de Newton s’applique dans des référentiels bien précis, de même le lecteur devra s’attacher à distinguer le fait- le bouc émissaire ou le Christ pour ne citer que les deux principaux- leur récit de base- mythe ou évangile ici -et les lectures qu’en ont faites les hommes et nous-mêmes. Le passage de l’un à l’autre point de vue doit être surveillé avec soin. Ayant lu quelques critiques, je peux dire que ces deux obstacles paraissent plus difficiles à franchir pour des spécialistes des sciences humaines que pour des « honnêtes hommes » actuels, plus ouverts aux démarches de la  pensée moderne et donc aux sciences dures, aux techniques et  à l’art de  simplifier un monde infiniment complexe  qui sera pris en compte dans l’action, tel qu’il est..

Les bases de la modélisation se dégagent progressivement au cours de la lecture sans être toutefois entièrement explicitées. Je prends le risque de le faire

1 Le mimétisme est le mécanisme fondamental de la vie en groupe pour les animaux puis  les hommes. Il recouvre des objectifs variés regroupés en mimétisme d’apprentissage et d’appropriation, ce dernier à la base du désir. (P.15 et suivantes)

2 Ce désir d’appropriation de ce qui est à autrui conduit à la violence qui se développe dans le groupe au point de se généraliser en y rendant la vie impossible. Le groupe découvre alors la personne qui est la cause de cette violence et la tue, c’est « le bouc émissaire ».Après ce meurtre fondateur, le calme revient pour un temps.

3  Pour éviter ce retour de la violence, la victime «  passe pour responsable du retour au calme aussi bien que des désordres qui le précédent. Elle passe pour manipulatrice même de sa propre mort » (p 36). Un mythe explicatif est créé, des rituels organisés et des interdits érigés.  Ce mécanisme constitue le fondement du « sacré » et du « religieux ».

4 L’efficacité de ce mécanisme est limitée dans le temps en sorte que la violence revient et l’histoire est de ce point de vue cyclique comme dans le mythe de « l’éternel  retour » cher à Nietzsche

5 La venue du Christ et sa passion vont casser ce mécanisme car le Christ est innocent, comme le montrent les Evangiles. La technique du « bouc émissaire » est dénoncée comme une supercherie ; elle n’aura donc plus désormais aucune efficacité.

6 Cependant, les hommes résistent pour reconnaître son échec et même l’Eglise fait une lecture sacrificielle de l’Evangile depuis 20 siècles. Nous vivons donc dans une époque intermédiaire annoncée d’ailleurs par l’Ancien Testament.

7 Les hommes résistent parce qu’ils ne veulent pas voir la réalité créée par la passion du Christ : rien ne pourra plus arrêter le développement de la violence. Pour survivre, l’humanité doit renoncer à la violence. Telles sont « les choses cachées depuis la fondation du monde » qui donnent aussi au livre un ton prophétique.

Dans la première partie du livre, le modèle est dressé et  confronté aux faits mis à jour par l’anthropologie et l’ethnologie pour montrer ses performances explicatives bien supérieures à d’autres interprétations  et notamment au structuralisme de Claude Lévy-Strauss. 

D’autres développements fournissent des explications claires et vivantes sur l’opposition entre les lectures « sacrificielles » et « non-sacrificielles » des Ecritures.

Enfin, dans la dernière partie du livre, la richesse explicative du modèle est mise en valeur par l’analyse de multiples phénomènes que nous vivons dans notre vie courante : le transfert du désir d’un objet bien déterminé à la personne même de l’imité qui fait que le désir est ,en fait, sans objet, l’homosexualité ou du moins certaines de ses formes, la critique de la mythologie psychanalytique et de Freud ou encore de l’instinct de mort de la culture moderne et bien d’autres sujets très actuels, y compris des analyses de grandes œuvres littéraires et en particulier celles de Dostoïevski et Proust.

Des lectures complémentaires m’ont montré que divers auteurs avaient testé cette valeur explicative pour leur propre compte, par exemple sur le cas de l’Irlande du Nord dans un article de la revue Esprit d’avril 1979 intitulé « Terrorisme et Sacrifice », article qui apporte de nombreux enseignements toujours d’actualité et pouvant s’appliquer à bien d’autres mouvements terroristes. En conclusion, l’auteur souligne la « lumière indispensable et jusque là méconnue » mais aussi les limites des réflexions engendrées par les hypothèses de René Girard.
 
 

Je ne saurais terminer ce papier sans quelques réflexions sur le fonds. J’avoue avoir été dérouté par ce livre qui, outre la multiplicité des thèmes abordés, traite de sujets scientifiques avec un objectif  religieux et de religion, sur le fonds et en termes contemporains, d’un point de vue scientifique. Dérouté mais aussi ébranlé car finalement l’entreprise est justifiée. Elle  permet d’aller au cœur du sujet ( la vie de l’homme depuis ses origines dans  la vie animale jusqu’à son avenir) en se dégageant de toute idée moralisatrice, apologétique ou périphérique. Surtout, elle met en valeur l’unité de la nature humaine, de l’individu jusqu’à l’humanité tout entière puisque les mêmes principes s’appliquent partout. On ne peut cependant s’empêcher de regretter que le domaine expliqué par le modèle ne soit pas mieux délimité. On a peine à croire, par exemple, que le désir relève toujours de la mimesis alors que les besoins peuvent être impérieux ( si j’ai soif, le désir de boire s’impose et à quoi ne serai-je pas prêt dans le désert ?).Par ailleurs, s’agit-il de satisfaire le désir en renonçant à la violence ou de renoncer au désir même, donc à la mimesis ou du moins à certains de ses aspects, ce qui demanderait un discernement qui dépasse sans doute l’entendement humain ?

Mais, finalement, la  vraie question est de savoir si le lecteur sort de sa lecture persuadé de la pertinence de la thèse et décidé à  lutter contre la violence en utilisant les résultats du livre. Sur le premier point, ma perplexité provient surtout de la disproportion au moins apparente entre l’importance non sous-estimée cependant de la mimesis et de la violence avec le tout de l’homme et ses complexités. Mais, après tout, quel rapport y avait-il entre la pomme et la lune de Newton ? et Archimède n’ aurait-il pas soulevé le monde avec un levier ? En tout cas, je ne connais pas d’effort intellectuel qui ne remette en cause avec autant de force non seulement notre jugement sur le monde mais aussi nos comportements, en profondeur et jusqu’à la racine. C’est souligner l’urgence de la réduction des causes premières des tensions alors qu’il est déjà si tard. Le livre doit aussi être pris pour un appel à l’action.
 
 

NOTE COMPLEMENTAIRE SUR LA CONFIANCE

Je n’ai pas trouvé de développement particulier aux problèmes de la confiance. Il est clair cependant que le concept est sous-jacent à de nombreux développements qui montrent les liens entre l’individu et la collectivité. Comment pourrais-je renoncer à la violence si je ne suis pas sur que les autres en fassent autant ? René Girard lève l’objection en montrant que nous devons comme le Christ y renoncer unilatéralement. Sur un mode plus faible et avec audace, j’en retiens que le premier pas est celui qui compte et qu’il doit être fait par le plus fort pour créer la réciprocité indispensable. En clair, l’Etat doit manifester sa confiance envers les citoyens pour qu’ils aient confiance en lui et entre eux. Mais n’est-ce pas supposer le problème résolu ?
Comment  peut-il s’y prendre alors qu’on lui demande de se limiter au contrôle pour laisser les citoyens les plus libres possibles de leurs initiatives ?.

Je ne peux m’empêcher de citer,hors contexte, cet extrait qui montre bien que la confiance ou la méfiance ne peuvent se justifier que par des références tierces : « Les premiers sont aveugles parce qu’ils font aveuglement confiance à toutes les représentations mythiques ; les seconds substituent à cette confiance une méfiance également aveugle et abstraite parce qu’elle porte une fois de plus sur toutes les représentations au même titre. » (P.129)     

12-10-2003