La société de confiance Odile Jacob, 1995 Commentaire: Ce livre a pour objet de discerner les facteurs du développement. L'auteur y voit un ensemble de traits de comportements individuel et social qu'il désigne par l'expression "éthos de la confiance". Cette quête inquiète des ressorts du développement est passionnante, d'autant plus qu'elle se nourrit d'une large culture et de références multiples aux éconmistes, aux historiens, aux sociologues et jusqu'aux sépcialistes des sciences du cerveau. Mais l'analyse de ce qui est à la source de cette "éthos de la confiance" montre que la réflexion sur le sujet n'est pas achevée : l'auteur attribue les caractères d'une société de développement( initiative individuelle, prise de risque, goût de l'innovation) à ce qu'il appelle, faute de mieux, comme il le reconnaît lui-même, la "confiance", mais sans nous dire d'où vient cette confiance. Ce livre est tellement intéressant
que j'ai eu du mal, dans un premier temps, à le "réduire"
du plus du huitième, ce qui donne ce texte, long d'environ 35 pages.
J'en ai donc tiré un extrait plus
bref (15 pages) plus directement orienté par notre sujet, l'étude
de la confiance. Le lecteur très préssé peut se contenter
de lire la table des matières, la quatrième
de converture, et les notes de lecture de l'avant-propos, de
l 'introduction, de la conclusion et du chapitre initulé Pour
une éthologie de la confiance.
Première partie : avant la divergence Chap. 1 : à la recherche des origines : "décollage"
ou "divergence" ?
Deuxième partie : la divergence religieuse Chap. 1 : sous le regard de l'Eglise
Troisième partie : la divergence du développement Chap. 1- : Concomitance ambiguë entre deux bouleversements
Quatrième partie : regards contemporains sur la divergence Chap. 1- : regards sur les pays du Nord
Cinquième partie : Impasses des théories du développement Chap. 1- Adam Smith : une théorie non libérale
de la liberté économique
Sixième partie : Eglise catholique et modernité économique Septième partie : une éthologie de la confiance Chap. 1- Jalons pour une découverte de la confiance
Conclusion - Un combat
pour demain
Qu'est-ce que le développement ? Qu'est-ce qui permet la modernité, le progrès la croissance ? Depuis Adam Smith et Karl Marx jusqu'à Weber et Fernand Braudel, on n'a cessé de s'interroger sur les causes de la "richesse des nations" ou de leur pauvreté. La plupart de penseurs ont privilégié les explications matérielles : capital, travail, ressources naturelles, climat. Et si les mentalités et les comportements constituaient le principal facteur du développement - ou du sous-développement ? Pour évaluer la fécondité de cette hypothèse, Alain Peyrefitte propose de revisiter l'histoire de la chrétienté occidentale, du XVème ou XVIII siècles. Il montre en particulier que le développement en Europe trouve sa source dans ce qu'il appelle un "éthos de confiance" - disposition d'esprit qui a bousculé des tabous traditionnels et favorisé l'innovation, la mobilité, la compétition, l'initiative rationnelle et responsable. N'est-ce pas précisément, aujourd'hui, cette confiance qu'il nous faut retrouver ? Comment ? En 1948, je déposais en Sorbonne deux sujets de thèse : Phénoménologie de la confiance et Foi religieuse et confiance. Puis j'allais toute une année m'immerger dans une "société de défiance", telle qu'était la Corse profonde. Quand la Chine s'éveillera (1973) décrivait une population archaïque qui s'ébrouait - une "société de défiance" dopée par l'enthousiasme révolutionnaire. Dans Le mal français (1976) j'esquissais des traits essentiels : le rôle décisif du facteur mental dans le développement économique, l'écart de réussite entre les sociétés protestantes et sociétés catholiques, ou plutôt entre "société de confiance" et "société de défiance" Avec 1981, l'illusion étatiste séduisit les Français et fit les ravages prévisibles. Puis, paradoxalement, la société libérale, à laquelle rêvent tant les habitants des sociétés socialistes, se prenait à douter d'elle-même. Quelle est ma conviction ? Que le lien social le plus fort et le plus fécond est celui qui repose sur la confiance réciproque - entre un homme et une femme, entre les parents et leurs enfants, entre le chef et les hommes qu'il conduit, entre citoyens d'une même partie, entre le malade et son médecin, entre les élèves et l'enseignant, entre un prêteur et un emprunteur, entre l'entreprenant et ses commanditaires - tandis qu'à l'inverse, la défiance stérilise. C'est la connaissance du tiers monde qui m'a convaincu que le Capital et le Travail étaient en réalité des facteurs secondaires. Le facteur principal est le facteur culturel. Comment en prouver l'existence ? En recherchant quel a été le facteur déclenchant du progrès en Europe ? En examinant la chrétienté occidentale au XVIème siècle, on est amené à conclure à une quasi-égalité des chances, avec une avance certaine pour le Midi. Rien ne laisse alors prévoir l'essor des nations qui se rallieront à l'une des Réformes protestantes ni le déclin relatif, voire absolu, des nations qui resteront "romaines". Cela ne permet pas de faire de la religion protestante la cause du progrès ; j'y vois plutôt une affinité élective entre un comportement socio-économique et un choix confessionnel. La société de défiance est une société gagnant perdant ; la société de confiance est une société en expansion gagnant-gagnant. Toute société possède à la fois ces deux traits ; ce qui donne le ton, c'est l'élément dominant. Que les trop rares peuples qui ont su accomplir cette révolution culturelle puissent- se montrer ni fils ingrats, ni fils prodigues, et mieux comprendre le pourquoi de leur réussite, non pour s'en réserver le privilège, mais pour en garder vivante la force exemplaire… De 1492 à 192, la condition humaine dans les pays les plus favorisés a plus changé en quatre siècles que dans les trois ou quatre millions d'années qui ont précédé ; les cent dernières années ont encore forcé l'allure. Chaque secousse entraîne des transformations de notre psychologie, de nos mentalités, de nos mœurs, de nos croyances. Mais ne faudrait-il pas plutôt dire que ces changements économiques devaient eux-mêmes quelque chose, peut-être même l'essentiel, à ces facteurs psychiques, avant de les transformer à leur tour ? L'essor commercial et manufacturier de la Hollande, un siècle avant l'Angleterre, ne devait rien à la houille. Le réalisme historique (contrairement au matérialisme historique) ne peut esquiver l'homme, tantôt comme moteur, tantôt comme obstacle. La distorsion qui fait l'objet du présent ouvrage nous met à l'abri de la tentation de considérer que les pays d'Europe sont seuls aptes au développement. Elle oppose à partir de la Renaissance et de la Réforme, en Europe de l'Ouest, pays latins et nations protestantes. Jusqu'au XVI ème siècle : même race, même culture, même maillage féodal tempéré par le même éclosions des franchises municipales. en quelques décennies, le paysage bascule. Ernest Labrousse, après tant d'autres, affirmait que "le mental retarde sur le social" et "le social sur l'économique". Nous proposons d'inverser les rôles. Notre hypothèse et que le ressort du développement réside en définitive dans la confiance accordée à l'initiative personnelle, à une liberté qui connaît ses contreparties, ses devoirs, ses limites, bref sa responsabilité, c'est dire sa capacité à répondre d'elle-même. Mais le progrès perpétuel n'existe pas ; les agents dynamiques de nos sociétés peuvent se trouver étouffés ou épuisés - ne fût-ce que par les pesanteurs d'un Etat envahissant, par l'oubli des devoirs ou par la concurrence insoutenable des peuples retardés qui, pour échapper à la misère, déploient leur capacité toute neuve de produire beaucoup moins cher, beaucoup plus et aussi bien. La distorsion observée en Europe semble coïncider avec la fracture religieuse. Cette coïncidence pose un difficile problème de causalité historique. Les performances contrastées de pays protestants et catholiques conduisent à mettre en évidence le rôle d'un petit nombre d'attitudes mentales - responsabilité, disponibilité, confiance - "confiance" dans la découverte scientifique, l'invention technique et la diffusion culturelle - ; le rôle aussi de phénomènes sociaux comme la migrations, grandes pourvoyeuses d'hommes libérés et entreprenants : il n'y a jamais eu de développement sans migrations. Du côté du développement, la valeur centrale est la liberté. Comme pratique, elle s'affirme d'abord dans le domaine religieux. les textes les plus intéressants pour notre exploration sont ceux qui relient cette idée de la tolérance à un ensemble de valeurs politiques, sociales et économiques, qui sont celles d'une société de développement. Les acteurs du développement vivent la liberté sans chercher à la définir. Cependant les philosophes ont du mal à en faire la théorie. La théorie d'Adam Smith laisse sur sa faim, avec l'impression d'une immense machinerie où se perd le sens vécu de la liberté. Marx, en refusant à la fois l'échange, le marché, la liberté, la sociabilité, la confiance a le mérite de suggérer la force du lien qui unit ces valeurs. Le premier qui ait véritablement exploré les ressorts mentaux de la mentalité économique est Bastiat. Nombre d'économistes ont cherché à mettre le développement en équation. A côté des facteurs capital et travail, il fallut admettre l'intervention d'un facteur résiduel, et se résoudre à y englober des variables complexes qui ne pouvaient se résumer qu'en un mot : culture. Ruffié, Lorentz suggèrent que l'homme d'avant le développement et l'homme d'après, ont le même potentiel ; ils diffèrent seulement dans sa mobilisation. Première partie : avant la divergence Chap. 1 : à la recherche des origines : "décollage" ou "divergence" ? Au décollage de l'avion, il est permis de préférer la métaphore de la divergence de la pile atomique. Elle se prépare dans l'opacité des mouvements d'atomes. Elle prend sa forme de réaction en chaîne. Elle résulte d'une combinaison de causes et de conditions beaucoup plus complexe que la simple réaction d'une pression de l'air et d'une résistance de l'aile. La divergence est cumulative. On peut retenir comme l'un des indices de la divergence l'accès à un stade où l'agriculture ne se borne pas à assurer la seule subsistance : c'est le cas dès le XII ème siècle. Chap. 2 : Eta des lieux de la chrétienté occidentale Au XI ème siècle apparaissent les premières organisations professionnelles, telles la corporation des maraîchers de Rome. Le commerce devient une profession. On mentionne des banquiers à Mons et à Saintes peu avant 1050. Venise installe des comptoirs dans l'empire byzantin, Pise et Gênes font de même en Tunisie. L'agriculture aussi progresse. Le cheval remplace le bœuf de labour. Le XII ème siècle est celui des premières grandes foires - Narbonne, Troyes, Provins. La hanse des marchands de Cologne obtient un entrepôt à Londres. En 1179 est créée la foire de Leipzig. En 1127 on voit apparaître des marchands italiens à Ypres. En 1072, Venise avait inventé le contrat de colleganza, contrat d'association entre un prêteur et un exploitant ; un siècle plus tard Gênes fait de même avec le contrat de commenda. On pratique la vente à terme à prix majoré, pour contourner l'interdiction du prêt à intérêt. Au XIII ème siècle, à Milan, Florence, Venise, les marchands s'organisent en compagnies. Les marchands allemands développent leurs comptoirs sur le pourtour de la Baltique ; en 1230, le traité d'amitié et de liberté de commerce entre Lübeck et Hambourg est l'axe fondateur de la Hanse. L'agriculture bouge aussi. En Angleterre commence le mouvement des enclosures, avec le statut de Merton : les terres communales peuvent être acquises moyennant l'obligation faite au propriétaire individuel d'édifier une clôture autour de son champ, ce qui n'est pas à la portée du premier manant venu. Avec Saint Louis et son ordonnance sur la monnaie royale, en 1262, apparaît pour la première fois l'Etat souverain dans le domaine économique en même temps qu'un commencement d'unification monétaire. Six ans plus tard, l'expulsion de France des banquiers et usuriers "lombards" et "juifs" est l'indice d'une grave tension sociale, religieuse et culturelle, provoquée par l'essor commercial et financier de ce surprenant XIII ème siècle. L'expulsion générale de 1311 accélère le processus, aggravé par la Grande Peste. Commencent des faillites bancaires en série à Lucques, Florence, Sienne, en Angleterre. En 1367 s'installe à Augsbourg comme tisserand un obscur villageois du nom de Hans Fugger. Le XV ème siècle naît sous le signe de la circulation métallique : la taula de Cambis à Barcelone, imitée par Francfort puis par Gênes ; puis la Bourse de Bruges. Le fait nouveau est l'endossement de la lettre de change : une obligation contractuelle (dette d'argent) peut se transférer à d'autres parties : le siècle des Médicis - banquiers de la papauté de 1414 à 1476 - est aussi le siècle de la lettre de change : elle circule de Séville à Lübeck. Les échanges s'intensifient avec la levée d'interdictions et de péages. En 1360, Jean le bon rappelle en France les Juifs qui en avaient été chassés. L'esprit médiéval est-il, en soi, anti-économique ? Certes non. Si de nombreuses résistances se lèvent alors contre toute innovation technique et commerciale, encore fallait-il qu'il y eût innovation. Un exemple : le moulin à foulon, dont le vacarme avait tellement impressionné Don Quichotte et son ami Sancho. La résistance à la mécanique, vue comme destructrice d'emplois, s'observe dans les villes ; elle ne se rencontre pas dans les campagnes, moins organisées pour se défendre et où les seigneurs, très individualistes, sont à l'affût de tout moyen d'augmenter leurs maigres revenus. Au début du XIV ème siècle, l'agriculture est encore le secteur qui draine toutes les innovations : un rendement de 4 à 4,5 pour 1 contre 2,5 pour 1 à l'époque carolingienne. Mais ces progrès étaient assez lents pour ne pas ébranler les mentalités. Il faudra, paradoxalement, la conjoncture catastrophique et les pestes du XIV et XV èmes siècles pour que l'on se mette ici et là en quête résolue d'innovations agricoles. Quant aux villes, elles se referment sur leurs acquis, se barricadent derrière un protectionnisme peu propice au changement. Au dessus des villes et des campagnes, commence de se structurer un pouvoir nouveau venu, celui des souverains d'Etats petits et grands ; la montée de ce pouvoir est accueillie avec méfiance. En France, cette mainmise politique a commencé sous Philippe le Bel et Charles VI, essentiellement sous la forme de la fiscalité. Louis XI introduit une dimension nouvelle. Sa rivalité avec le Duc de Bourgogne l'éclaire sur les enjeux économiques. Il entend court-circuiter l'axe Savoie-Genève-Bourgogne-Pays-Bas. Il joue sur les interdictions et sur la promotion. En 1483, devant les Etats Généraux, il voudrait même aller au fond des choses en supprimant les péages ou octrois intérieurs (il faudra attendre 458 ans avant d'y parvenir) ; il autorise les gens d'Eglise, les nobles, les officiers royaux à faire du commerce, mais il ne sera pas vraiment suivi. De toute façon, la précarité de la conjoncture menace tout acquis. La pression fiscale, la famine, les épidémies marquent son règne. L'économie apparaît là comme un moyen de la puissance, laquelle demeure d'essence territoriale. Et force et de constater que les foyers économiques, s'ils ne sont pas appuyés sur un véritable Etat, sont condamnés à disparaître, ou, du moins, vite relégués au second plan. Chap. 3 : après la Grande Peste ou faire autant avec moins d'hommes Les pestes qui ravagèrent la chrétienté à partir de 1348, Pierre Chaunu les désigne comme le "plus grand cataclysme de l'histoire". Apparue en 1347 entre le Don et l'Oural, la peste est venue par la Caspienne et la Crimée où Vénitiens et Génois avaient des comptoirs. Les morts se comptent par millions. Des cités peuplées et prospères perdent en quelques années la moitié de leur population : Florence, Ypres, Arras. Mais dès que la peste et la guerre laissent un répit, la démographie reprend. Fait étrange : les pays qui "divergeront" au XVI ème siècle ne sont pas ceux qui auront connu la plus prompte reprise démographique. L'agriculture retrouve plus vite ses niveaux de production que le nombre des bras de paysans ; pourtant il n'y a pas eu de progrès technique majeur mais seulement un processus de sélection des terres et des cultures. Du côté des "arts et métiers", les corporations ne parviennent pas à bloquer le progrès. c'est au XV ème siècle qu'apparaissent l'esprit d'entreprise, l'individualisme, la concurrence en marge de la réglementation et de l'inhibition hiérarchique des corporations. Le prélude médiéval ne fait pas apparaître d'inégalités flagrantes ou irréversibles dans la répartition des potentiels manufacturiers entre Nord et Sud, Est et Ouest. A la fin du Moyen Age, l'Europe manufacturière reste marginale mais, dans le Nord, voit apparaît une innovation radicale, le haut fourneau, innovation que le sud refusera pendant deux cents ans. Le textile est une industrie essentiellement autarcique, sauf autour de quelques grandes villes du Nord. On assiste à une certaines spécialisation des villes, ce qui intensifie les échanges. L'évolution des villes vient en fait des "entreprenants" : avec ses financiers, ses marchands, la ville devient un nœud de relations commerciales et financières, cela sous la tutelle politique : Jakob Fugger le Riche échange ses prêts contre des monopoles. Devant l'ensablement du port de Pise en 1530, Cosme de Médicis ordonne la mise en chantier du port de Livourne - pendant plus d'un demi-siècle, mille cinq cents ouvriers salariés, appuyés par des forçats et des esclaves : on ne pouvait se passer du pouvoir étatique pour assurer cette réalisation. En Angleterre aussi le cosmopolitisme recule devant l'affirmation d'un capitalisme national : Elisabeth appuie énergiquement ses merchant adventurers. Un autre entreprenant, Henri le Navigateur, infant du Portugal au début du XV ème siècle, est à l'origine de l'aventure africaine et américaine. Chap. 4 : sous le signe de Gutenberg L'imprimerie débutante, en 1470, connut un succès égal dans toute l'Europe. Mais dès le début du XVI ème siècle, la Réforme semble la mobiliser davantage. Bientôt, les Allemagnes comptent 60 % des presses de la chrétienté. Autour de 1520, plus de la moitié des livres imprimés sont religieux et, parmi eux, 80 % sont acquis aux thèses luthériennes. Comme il est difficile de savoir aujourd'hui combien savaient lire, un indice est trouvé dans la façon dont les gens signaient les registres. La carte des régions où la proportion de ceux qui savaient signer avant 1700 est supérieure à la moitié est éclairante : c'est une bande Nord Sud depuis la Scandinavie jusqu'à la Suisse, avec la région de Londres et une partie de l'Ecosse. La relation entre alphabétisation et esprit de la Réforme apparaît moins comme une corrélation mécanique de cause à effet ou de condition à conséquence que comme une affinité de mentalité : en Suède, après le lancement par l'église Luthérienne, au XVII ème siècle lance une campagne d'alphabétisation, 80 % de la génération qui entre à l'âge adulte en 1700 sait lire et écrire. L'alphabétisation n'y est pas seulement le fait des écoles ; elle est portée par toute la société. Au contraire, ailleurs on assiste parfois à une régression. Là où la Réforme est bloquée ou éradiquée, l'instruction progresse mal ou recule. De l'an 800 à l'an 1600, selon P. Sorokim, l'Italie aurait fourni 25 à 40 % des innovations réalisées en Occident. De 1726 à nos jours, sa part serait tombée à 3 %. Or on peut redire, après Mirabeau : "depuis le commencement du monde, il y a eu trois découvertes qui ont donné aux sociétés politiques leur principale solidité. La première et l'invention de l'écriture ; la seconde est l'invention de la monnaie ; la troisième, qui est le résultat des deux autres, est la comptabilité". Un réseau d'échanges, c'est avant tout un réseau d'information. L'accès des femmes à la culture est un indice assez sûr d'une modernisation sociale et institutionnelle - mais tout protestant n'et pas féministe et tout catholique n'est pas misogyne. Chap. 5 : le moment d'Erasme Erasme a proclamé son attachement et sa fidélité à l'Eglise catholique. Léon X voulait l'élever à la dignité de cardinal mais il refusa cet honneur pour garder son indépendance : c'est avant tout un esprit libre. Dans sa Déclaration de 1529 il écrit : " Il faut former les enfants, dès la naissance, à la vertu et aux lettre dans un esprit libéral". Le terme libéral renvoie à la formation de l'autonomie intellectuelle et morale : " C'est former des être libres dans la liberté qui est à la fois très difficile et très beau". Erasme n'écarte pas tout châtiment corporel - mais à condition que ce soit "en dernier recours". Confiance dans l'individu indépendant, "appuyé directement sur sa raison", et sur son énergie spirituelle stimulée par l'émulation, tel est le programme d'Erasme. "Directement", c'est à dire en se débarrassant de la médiation inhibitrice de l'autorité hiérarchique. Ainsi écrit-il à Martin Dorp : "Moi, j'ai traduit tout le Nouveau Testament d'après les manuscrits grecs, en mettant le texte grec en regard, afin que tout le monde puisse aussitôt comparer". Erasme pressent déjà le "sacerdoce universel". "Amoureux de la liberté", Erasme prône une religion fondée sur la confiance et non l'humiliation, la compétence et non l'autorité, l'émulation et non le monopole, la comparaison et non la violence, "l'esprit humain commandant à lui-même" et non la hiérarchie, l'innovation et non la tradition, l'indépendance intellectuelle et non la soumission. Face à cela, il y eu comme une réaction panique. Rome le réévalue à la lumière de Luther, dont il a pourtant combattu la thèse du serf arbitre. D'ailleurs Erasme est l'objet de tombereaux d'insultes crachées par Luther. Mais son traducteur périt sur le bûcher et, en 1559, tous ses ouvrages étaient mis à l'Index romain. A travers ce destin posthume, l'Europe laissait échapper sa chance d'une émancipation sans traumatisme. Deuxième partie : la divergence religieuse Chap. 1 : sous le regard de l'Eglise Quel fut le rôle de cette Eglise omniprésente, vigilante, sûre d'elle-même, méfiante à l'égard de l'économie et surtout à l'égard des forces qui poussaient l'économie en avant, à l'égard des premiers ressorts du développement. On a peine aujourd'hui à mesure la puissance d'inhibition dont disposait l'Eglise ; elle avait par exemple jeté des anathèmes ou des réprobations sur le lin, les mouchoirs, le vin, la musique profane et même le rire (dans les Evangiles, Jésus ne rit jamais ; St Benoît et les principaux fondateurs d'ordres ont interdit le rire aux religieux en tout temps). La méfiance de l'Eglise à l'égard du marchand n'est pas propre à l'Eglise ; elle rejoint une méfiance populaire. Mais l'Eglise s'accommode d'une activité qui, pour n'être pas sainte, demeure indispensable : les scolastiques italiens du Bas Moyen Age, avec Bernardin de Sienne et Antonin de Florence, encourageaient l'investissement du capital au détriment du compte de prêt. En fait l'Eglise accepte le commerce mais en récuse les valeurs. L'équilibre se cherche à travers la notion de "bien commun". Le commerce y concourt, soit ! Mais à l'inverse, le service du bien commun autorise l'intervention de l'autorité dans l'économie. St Thomas a beaucoup réfléchi à la notion de "juste prix" : "ce qui a été établi pour l'utilité commune ne doit pas être plus onéreux pour l'un que pour l'autre". Il établit sans la moindre ambiguïté, en termes d'une surprenante modernité, un point capital pour la société marchande ; le "juste prix" d'une marchandise est "fixé légitimement entre acheteur et vendeur par une commune estimation", ce qui implique complète liberté de leur part, à l'exclusion de tout monopole, de toute coalition de ceux qui détiennent la marchandise" comme aussi de toute baisse artificielle des prix en vue d'éliminer un concurrent. Quant au négoce et au profit, St Thomas distingue deux sortes d'échanges. L'un "quasi naturel et nécessaire", vise à la satisfaction du ménage et de la cité. "Mais l'autre espèce d'échange, soit d'argent contre de l'argent, soit des biens quelconques contre de l'argent a pour objet non les choses nécessaires à la vie mais le profit. L'échange du second genre est blâmable, parce qu'en soi, il sert la soif du gain, qui ne connaît pas de borne et tend à l'infini. Ainsi, le négoce considéré en soi a un caractère honteux puisqu'il ne comporte pas une finalité honnête ni nécessaire". Par sa rigueur intellectuelle, Thomas renforce l'incompatibilité entre doctrine catholique et intérêt économique, tout en notant que les lois civiles ne sont pas faites seulement pour les gens vertueux, mais pour éviter la destruction de la société. Même ligne au XV ème siècle avec Jean Gerson "vendre une chose plus cher qu'on ne l'a achetée - si le gain va au-delà des difficultés, dangers ou améliorations dont on reçoit dédommagement - cela doit être considéré comme une faute ; et la faute est plus grave encore si, ce faisant, on profite du besoin de son prochain". Beaucoup plus tard Montaigne : "Le profit de l'un est dommage de l'autre". Il atteste en plein XVI ème siècle la permanence d'un comportement né de l'économie de subsistance, pour lequel la progression de l'un est liée à la récession de l'autre. la taille du gâteau et immuable. les notions d'échange créateur et de croissance économique ne sont pas entrées dans les esprits. Chap. 2 : le tabou sur le prêt d'argent L'Eglise interdit le prêt d'argent, désigné du nom odieux d'usure. Elle n'est pas la seule. Le prêt d'argent rémunéré a presque universellement suscité la répulsion. La Bible, la Politique d'Aristote, le Coran condamnent le prêt, quels que soient la forme et le taux d'intérêt perçu. Cette condamnation a partie liée avec une conception de la vie économique qui est celle d'un espace clos - domestique, local, domanial, féodal, national : celle d'une jeu à somme nulle, où seule la production matérielle crée la richesse et fonde la valeur. Le Deutéronome interdit le prêt rémunéré entre Juifs mais l'autorise à un non-juif. Saint Ambroise l'autorise également s'il s'agit de prêter à "celui qu'il ne serait pas criminel de tuer. Là où il existe un droit de guerre, il y a également un droit d'usure". Le pape Léon le Grand : "l'intérêt de l'argent, c'est la mort de l'âme". Saint Bonaventure résume l'idée aristotélicienne et biblique de la stérilité de l'argent : "L'argent ne fructifie pas par lui-même mais son fruit lui vient d'ailleurs". Pour les Juifs du temps de Jésus, l'intérêt était interdit ; ce qu'ils sont en droit d'attendre, ce n'est pas une rétribution mais seulement la possibilité de recevoir un jour, en cas de besoin, la réciprocité du service rendu (il est remarquable que le même mot de la Vulgate, mutuum ¸signifie à la fois "emprunt" et "réciprocité"). En rappelant la parole du Christ, "ne redemandez pas votre bien à celui qui vous l'emprunte", l'Eglise en fait un appel à la sainteté et ne demande pas qu'on en fasse une loi. Par contre, elle mène une guerre sans merci au prêt à intérêt. La doctrine des Pères eut toujours, on le conçoit, la faveur des masses. Dante rencontre l'"usurier" dans son enfer. On est alors dans l'ordre du tabou. Mais avec Thomas, qui consacre à l'usure une "question" de la Somme théologique, nous avons une démonstration rationnelle. A la base de la démonstration de Thomas, le fait que la valeur de l'argent tient seulement au fait qu'il peut être consommé (comme du vin ou du blé et à la différence d'une maison ou d'un champ dont on peut distinguer la propriété et l'usufruit). St Thomas reconnaît l'obligation de remboursement et la légitimité d'un gage ; quant au risque de non remboursement, il ne peut pas être compensé a priori. St Thomas distingue le simple prêt d'argent, qui ne doit pas porter intérêt, et l'apport d'argent confié à une entrepreneur dont il est légitime d'attendre un revenu. Cette conception de l'argent prêté, comme bien à consommer et non comme outil, est un trait fondamental qui distingue la mentalité économique archaïque de la mentalité économique moderne. Cette conception sera mise en forme par le jurisconsulte français Pothier dans son Traité des contrats de bienfaisance. On la retrouve sous la plume des physiocrates, chez qui elle est associée au dogme de la stérilité de l'échange commercial. Au fond de cette mentalité anti-économique, il pourrait y avoir une motivation plus décisive, de l'ordre de la phobie, comme le laisse entendre cette curieuse remarque du traité des monnaies de Nicolas Oresme, au XIV ème siècle, à propos de l'usure : "il y a des arts mécaniques qui souillent le corps, tel que celui de l'égoutier et d'autres qui souillent l'âme, comme c'est le cas de l'usure". Chap. 3 : les tolérances incertaines St Thomas disait que les lois civiles pouvaient être moins exigeantes que les lois religieuses. Pourtant, à maintenir les tolérances du droit romain (1% par mois), les législateurs finissaient par se sentir mauvaise conscience. Philippe le Bel, au début du XIVème siècle prend des ordonnances qui se réfèrent à l'interdit religieux mais limite la répression aux taux supérieurs à 20 %, sans pour autant lever l'interdiction de principe. Parfois le pouvoir consent des privilèges d'usure, puis les reprend. Si on prête à quelqu'un pour qu'il fasse des affaires, est-il juste de ne pas participer au gain. St Thomas a répondu que si l'on veut participer au gain, il faut participer au risque. Même si la loi la refuse, cette différence entre le prêt de consommation et le prêt de production est pratiquée dans les faits : en 1540, Charles Quint autorise les intérêts entre "bons" marchands jusqu'à 12 % par an. L'Eglise à son tour est sensible aux pressions de sorte que l'on peut dire que l'obstacle était plus dans les mentalités que dans l'Eglise. D'ailleurs les interdictions ont stimulé, pour y échapper, une imagination qui s'est révélée créatrice et, pour Keynes, le maintien de faibles taux d'intérêts rendait possible une "incitation suffisante à investir". Il reste que l'usure a été combattue par le Magistère catholique au nom de principes foncièrement anti-économiques. Le mont de piété : dès 1326, l'idée fut proposée par l'évêque Durand de St Pourçain, puis par Philippe de Maizières. L'intérêt payé au moment de reprendre son gage, la dîme, soit 10 %, le serait non par obligation, mais spontanément par l'emprunteur en remerciement. L'idée est mise en œuvre au XV ème siècle, vue comme œuvre de bienfaisance. Les franciscains voient dans l'intérêt le paiement d'un service. Le tabou théologique lié au profit, c'est à dire à la vie économique, demeure donc intact. Chapitre 4 : Clavin ou la distinction libératrice Calvin, et non pas Luther ni Melanchthon, fut le premier à réinterpréter la Bible, affirmant que la loi divine n'interdit pas l'usure et que la loi naturelle la permet. L'argent n'est pas stérile. Il a sous les yeux le spectacle d'économies en plein élan. Il en distingue le précieux, l'indispensable ressort : le crédit. Il s'installe à Genève qui bénéficie de franchises très anciennes telles que l'"on ne peut plus inquiéter les prêteurs". Dans sa Lettre sur l'usure, il voudrait bien pouvoir se passer de l'usure : "Usure a quasi toujours ces deux compagnes inséparables, à savoir cruauté tyrannique et art de tromper". Pourtant l'intérêt et le profit tirés d'un prêt d'argent sont légitimes car on ne peut s'en passer. Il estime que la loi de Moïse est politique et dit que Jésus n'a rien dit contre l'usure. Or l'argent n'est pas stérile : "les marchands, comment augmentent-ils leurs biens ?"."Supprimer l'argent oiseux, le faire prospérer", telle est, selon Calvin, la loi de l'emprunt. Cela va plus loin. Calvin laïcise l'argent comme il laïcise tout ce qui appartient au "gouvernement civil". Distinction qui n'est pas indifférence ni pragmatisme aveugle. Pour pouvoir se référer à l'Ancien testament sans en être rendu esclave par une lecture minutieuse, Calvin distingue les lois morales, les lois cérémonielles et les lois judiciaires. Seules les premières ne sont pas circonstancielles. Certaines de ces lois morales ont une fonction de "pédagogue" ou "d'aiguillon" ; d'autres ont un "office politique". Seules ces dernières doivent être inscrites dans la loi civile. C'est ainsi qu'il relit toute la Bible. Par exemple, la véritable charité entend servir le mendiant sans entretenir la mendicité. On est loin d'une interprétation littérale des Béatitudes. Le luthérien Mélanchthon faisait aussi cette distinction entre le civil et le religieux. Il refusait que les lois moralisatrices soient multipliées de façon que le chrétien, les respectant, se crée assez de mérites pour gagner le paradis, car le salut ne saurait venir des mérites. Avec Calvin, "il n'y a ni puissance, ni industrie ou dextérité qu'on ne doive reconnaître venue de Dieu". "Les fidèles doivent bien faire échange et troquer les uns avec les autres pour entretenir la compagnie". L'économie du salut n'est pas contraire à l'économie politique. Même si elles ne se confondent pas, elles se rejoignent : il y a là une vraie révolution mentale. Le calvinisme est d'abord une éthique de la communication, de l'échange, du développement des capacités ; les biens matériels sont compris pour leur valeur de pédagogie du salut en tant qu'ils sont "véhicules et signes de la grâce générale de Dieu". C'est une éthique du travail. On est très loin de l'inanité de l'explication de Max Weber par la prédestination ou par l'ascèse rationnelle, comme le confirme une très sérieuse enquête faite en 1991. Le calvinisme n'est pas un fatalisme perfectionné : c'est un anti-fatalisme. Calvin justifie l'usage des richesses, par un "raisonnement par l'absurde" : "Si nous doutons de pouvoir nous habiller le lin, nous douterons de nous habiller de chanvre" et, poussant cette logique, il conclut que nous devrions alors vivre misérablement. "Nous voyons en somme à quelle fin tend cette liberté (de l'homme), c'est à savoir à ce que nous puissions sans troublement d'esprit appliquer les dons de Dieu à tel usage qu'il nous a été ordonné ; par laquelle confiance nos âmes puissent avoir paix et repos avec Dieu". La foi calviniste n'est pas une "inquiétude de l'âme", mais la quête d'une paix, d'une "confiance" délivrant la conscience des scrupules qui la "brident et la mettent aux liens". "Certes et l'ivoire, et l'or, et les richesses son bonnes créatures de Dieu, permises et même destinées à l'usage des hommes et n'est en aucun lieu défendu ou de rire, ou de se saouler, ou d'acquérir nouvelles possessions. Mais quand quelqu'une st en abondance de biens, s'il s'ensevelit en délices, s'il enivre son âme et son cœur aux voluptés présentes et en cherche toujours de nouvelles, il recule bien loin de l'usage saint et légitime des dons de Dieu". Calvin a déplacé la mentalité économique du partage des richesses vers la création des richesses. L'argent, entre les mains de l'entreprenant, devient un agent de production, et non plus seulement un étalon stérile. Sur ce point comme sur d'autres, c'est moins le contenu doctrinal que l'attitude, moins l'idéologie que la méthode, qui font la distorsion entre Calvin et les canonistes, entre Réforme et Contre- Réforme, entre modernité et archaïsme. Chap 5 : La permanence d'une tabou Sans doute Calvin n'avait-il qu'enfoncé une porte entrouverte, si l'on songe que dès le XIV ème siècle, la scolastique s'ingéniait à rendre possible le prêt à intérêt. Mais parce qu'il l'avait enfoncée avec insolence et fracas, Rome s'employa à la refermer. Le catéchisme du Concile de Trente (1566) n'y va pas par quatre chemins : "L'usure fut toujours un crime très grave et très odieux, même chez les païens. … Qu'est-ce que de prêter avec usure? Qu'est-ce que de tuer un homme ? Il n'y a pas de différence". La lutte contre l'usure est proclamée en chaire et ordonnée par le roi, suivi par le Parlement de Paris. Et les pénalités sont applicables quel que soit le taux de l'usure : la différence que faisait le Moyen Age entre usures modérées et excessives est abolie par l'ordonnance de Blois de 1579 qui demeura en vigueur jusqu'en 1789. Les intérêts de retard devaient être autorisés par la justice. En 1745, il est demandé au Pape Benoît XIV si la ville de Vérone peut emprunter à 4 %. En réponse, dans Vix pervenit il rappelle que l'usure est interdite quel que soit son taux ; cela n'empêche pas qu'il puisse exister des titres extrinsèques au contrat de prêt d'argent qui créent une raison très juste et très légitime d'exiger, suivant les formalités ordinaires quelque chose en plus du capital dû à cause du prêt". Il appartient au magistère d'en décider. En 1889, les confesseurs peuvent absoudre sans condition, ce qui laisse entendre qu'il subsiste une faute. Dans Rerum novarum Léon XIII s'en prend à "l'usure dévorante". On le voit, pendant des siècles se sont affrontées deux options anthropologiques fondamentales, si fondamentales qu'il ne faut pas tout imputer aux législateurs - Rome ou Calvin. Les édits royaux en France s'appuient sur des préjugés populaires. Le refus de l'usure est le reflet d'un idéal d'auto-subsistance. Pour Turgot, la source du préjugé des théologiens est dans la nature des hommes. Car, "quoiqu'il soit doux de trouver à emprunter, il est dur d'être obligé de rendre". la peur qu'inspire le créancier, c'est la peur d'avoir à rendre des comptes. D'après Bentham, le prêt à intérêt a été le bouc émissaire du tabou de l'argent. L'argent est à la fois maudit et convoité. L'on commit des boucs émissaires au service de l'argent et l'on tira profit de leur flétrissure sans en être touché. Berntham détecte ainsi, même dans la pratique libérée et tolérante de son pays, des traces profondément inscrites d'une mentalité d'hostilité à l'égard de l'argent et de ceux qui en tirent profit. Chap 6 : Le concile de la fermeture La Contre-Réforme ne se résuma pas à une période de lutte contre la Réforme ; elle fut marquée par un vigoureux renouveau religieux, "une puissante vague de ferveur populaire". Le catholicisme n'a pas seulement maintenu ou rétabli son emprise sur l'immenses territoires de la chrétienté, en mobilisant ses réseaux de pouvoir et ses capacités de répression. Il a su rencontrer l'adhésion intime et profonde de dizaines de millions d'hommes et de femmes. Il n'empêche : le catholicisme d'après Luther et Calvin n'est pas le même qu'avant. Il s'est durci au feu du combat. Il a certes ressourcé son élan religieux - et comment méconnaître les accomplissements d'une Ignace de Loyola, d'une François de Sales, d'une Jean Eudes, d'un Vincent de Paul ? Mais il s'est aussi renforcé dans ce qu'il recèle d'organisation hiérarchique et d'exercice implacable du pouvoir. A la fin du concile, le Cardinal de Lorraine, président la séance : "anathème à tous les hérétiques !" Les Pères, en réponse : "anathème, anathème". Anathème est le mot de la fin comme il avait fait l'ouverture. Bien sûr, l'œuvre positive du Concile est impressionnante. Il ravive l'espérance en la mission divine et renforce la charité. Et quelle explosion artistique et musicale… La hiérarchie de l'Eglise est intangible et la parole de Dieu est confiée à l'institution de l'Eglise comme un monopole. Par ailleurs, la doctrine luthérienne de la justification "par la seule foi" (sola fide) est condamnée par le Concile qui proclame la valeur "méritoire" des bonnes œuvres, contre leur valeur seulement "probatoire" - c'est à dire seulement fruit et signe de la justification et non aussi la cause de son accroissement. Mais le rejet de la "seule foi" et aussi le refus de la seule confiance (fiducia). Le canon 12 : "Si quelqu'un dit que la foi justifiante n'est pas autre que notre confiance (fiducia) en la divine miséricorde nous remettant nos péchés à cause du Christ ; ou que cette confiance seule nous justifie, qu'il soit anathème". Mais la valorisation des œuvres n'est pas un encouragement à l'activité comme telle car ces "bonnes œuvres" doivent être intrinsèquement méritoires : leur orientation salutaire doit obéir à une économie divine et non pas seulement humaine. A rebours, le principe luthérien de la corruption de toutes les œuvre humaines - fût-ce des "bonnes œuvres" - abandonne la sphère de l'activité humaine à ses propres lois, ce qui pour le Concile est une "présomption de confiance" (fiducia). St Vincent de Paul professe la confiance en la Providence à l'exclusion de la confiance dans sa créature. Pourtant le Père Nicolas de Sault, un siècle plus tard, reprenant les nuances thomistes écrivait : "Dieu ne prétend pas rendre les lumières qu'il nous a données inutiles par le soin qu'il a de nous". St Thomas précisait : "la confiance nous fait nous confier à nous-mêmes, mais dans la soumission à Dieu". Quant à l'écrit, au climat de libre exploration créé par la Renaissance, la Contre-Réforme catholique oppose une atmosphère d'étroite surveillance. La confiance placée ailleurs qu'en Dieu est condamnée et l'activité lucrative est condamnée. Pourtant, en 1619, le moine Paolo Sarpi dans "De beneficiis, sur les Bénéfices" disserte sur les "bienfaits" que l'économie ecclésiastique s'est assurés au détriment de l'économie civile. Il présente l'Eglise comme une entreprise dont la rapacité n'a d'égale que son inventivité en matière de mesures fiscales, un sévère reproche des handicaps qu'elle infligeait à la vie économique dans les pays où elle régnait en maîtresse. Troisième partie : la divergence du développement Chap. 1 : Concomitance ambiguë entre deux bouleversements La seconde moitié du XVIème siècle voit Amsterdam prendre la tête de l'Europe commerciale et financière. Sa primauté s'impose dès la chute d'Anvers la catholique (1559). elle va s'affirmer dans la révolte des Pays-Bas contre Philippe II - qui aboutit, en 1572, à la sécession des sept provinces du Nord et à l'humiliation du prince le plus puissant de la chrétienté. Ce bouleversement dans la carte des lieux de la puissance politique et économique est inséparable d'un bouleversement religieux. C'est la première fois que nous rencontrons cette concomitance ; elle ne cessera de nous solliciter. Pourtant la querelle de la religion ne suffit pas à donner la clé de cette histoire. Amsterdam était montée en puissance commerciale bien avant de devenir la place forte du calvinisme. ce n'est pas seulement vers un refuge religieux que fuiront en masse les calviniste du Brabant : c'est aussi vers une ville active où ils savent pouvoir trouver l'emploi de leurs "arts et métiers" Quant en 1551 Philippe II reçoit en partage, de l'empire de Charles Quint, les province du Nord, il ne peut pas les sous-estimer : 200 villes commerçantes et manufacturières qui rapportent en impôts sept fois plus que l'argent des Amériques. Dès le XIV ème siècle, le comté de Hollande était devenu un foyer d'invention et d'immigration industrielle. Le calvinisme s'est répandu dans tout cet ensemble, au sud comme au nord mais davantage en Hollande. L'acharnement de Philippe II à extirper l'hérésie mettra le feu aux poudres.. Après 157, le calvinisme des Provinces-Unis est un calvinisme de migrants, dans un pays sans habitude de gouvernement central. L'exigence commerciale domine tout. Cet état d'esprit secrète des structures qui, à leur tour, l'entretiennent. Nulle part n'est ressentie la nécessité d'une autorité centralisée car tout fonctionne fort bien sans elle. Du fait de son administration lourde et corrompue, ce n'est pas à l'Espagne qu'a bénéficié l'expansion coloniale, mais aux banquiers génois. La prospérité de ces provinces, peu étendues, sans ressources, victimes des inondations, stupéfie les contemporains. La confiance inspirée par le marchand ou par le banquier hollandais devient quasi proverbiale. De même les Etats-Généraux de Hollande inspirent confiance. Ils empruntent couramment à 3,75%, Alors qu'en Angleterre ou en France, les taux montent à 10 ou 15 %. Ils disent non au fatalisme, ce qui peut surprendre chez des calvinistes croyant à la prédestination. A y regarder de plus près, la croyance en une surdétermination divine, dans l'ordre du salut, a été en quelques sorte compensée par une exaltation de la responsabilité personnelle dans l'ordre de la vie tout court. Cela ne les a pas préservé d'intenses débats au sujet de l'argent. Arminius défendait le prêt avec intérêt contre Voetius, calviniste intransigeant qui jetait l'anathème sur l'argent. Le parti politique fondé sur les thèses d'Arminius a été battu en 1619 par Maurice de Nassau qui s'appuyait sur un calviniste orthodoxe et populiste. Mais cela n'a pas suffi à freiner l'essor hollandais. Chap 2 : le décollage anglais : la dispute du commencement Pour Rostow, le décollage anglais date de 1783, moment où le taux d'investissement industriel passe au dessus de 10 % du revenu national. Si tel était le cas, on ne pourrait pas faire de relation avec le changement de religion. Pourtant le tonnage de la marine anglaise avait doublé de 1580 à 1630. Ann Kussmaul, en étudiant la date de mariage, saisonnalisée chez les agriculteurs et non chez ceux qui ne sont pas, a vu une progression régulière des mariages de type "industriel" de 10 % en 1549 à 30% en 1831. Par ailleurs, depuis 1700 le développement des exportations précède celui de la production industrielle. Il ne s'agit pas d'un décollage mais d'une divergence commencée longtemps avant que ses effets ne soient visibles. Chap 3 : la divergence coloniale Au XVIème siècle l'Europe est plus âprement divisée qu'elle ne l'a jamais été. Mais division n'entraîne pas encore distorsion. A la fin du XVII ème siècle, c'est fait. la question coloniale le montre assez. Au XVII ème siècle on voit se construire à côté des Empires issus de la péninsule ibérique, puis en concurrence avec eux, des entreprises coloniales. Elles ne sont pas des prolongements de l'Etat, mais l'œuvre de compagnies de marchands. Les empires ibériques vont de déboire en déboire. En 1659, le marquis de Villarubia fit partir des Amériques une charge évaluée à 25 millions de piastres ; 5 millions seulement sont enregistrées à l'arrivée. En 1628, toute la "flotte d'argent" de la nouvelle Espagne (15 millions de piastres) fut capturée par des Hollandais. Les Anglais et les Hollandais recherchent non pas une extension territoriale mais commerciale : nouvelles cultures, le sucre, le tabac. La participation financière des Hanséates, des Hollandais, des Anglais est telle qu'au début du XVII ème siècle, le commerce des colonies, c'est à dire l'essentiel de leur richesse, échappe déjà aux possesseurs des empires. La colonisation est un laboratoire. Les colonisateurs s'y révèlent dans leur vérité. La compagnie hollandaise des Indes occidentales voit le jour à l'aube du XVII ème siècle. Ce qui frappe avec elle, c'est la confiance qu'elle trouve chez les souscripteurs. Les revenus substantiels que la compagnie offre aux actionnaires sont le fruit d'une politique commerciale très élaborée qui va jusqu'à émettre des monnaies de négoce, pour développer un marché inter-asiatique propre à intéresser les potentats indigènes au développement de l'échange. Dans la compagnie anglaise des Indes, une large place est laissée à l'initiative des cadres ; ainsi, dans les instructions drastiques transmises par l'East India Company à Lord Macartney, son ambassadeur en Chine, on lit : "nous avons confiance en votre discernement et votre zèle. Il n'est pas dans notre intention de vous préciser la marche à suivre". Et plus loin : "La preuve la plus sûre de la confiance que nous mettons en vous". Au Canada la Nouvelle France a d'abord reçu des protestants. Puis, avec Richelieu l'émigration protestante fut interdite. Sans doute s'est-il inspiré des Hollandais en créant la "Compagnie des Cent associés" à qui il confia la jouissance du territoire ; mais ces Associés sont de culture terrienne et non pas commerçante. Talon a bien essayé de jouer la carte commerciale et finit par obtenir en 1669 la liberté générale du commerce mais cet effort ne fut pas poursuivi après son départ en 1672. Les efforts n'ont pas manqué pour développer le Canada , beaucoup ont voulu imiter Hollandais et Britanniques, mais au cœur de l'imitation s'était logé le ver du monopole public, stérilisateur de l'initiative privée. Chap 4 : le déclin espagnol En dépit de ressources économiques et culturelles brillantes, l'Espagne du XVI ème siècle donne déjà des signes de déclin. Le "Siècle d'or" est le siècle de l'or, ou plutôt, de l'argent du Potosi ; mais aussi le siècle d'une fabrication monétaire énorme, démonstration éclatante de richesse à la face des places financières italiennes, puis des cités de l'Europe du Nord. On se contente de cet étalage orgueilleux, cependant que l'esprit d'initiative et d'entreprise est bridé, quand ce n'est pas brimé. L'élan de la "reconquête" sur les musulman se fige dans une pose héroïque, celle de l'hidalgo halluciné, ennemi du travail et des moulins à vent. Image d'Epinal ? Voire… Les échecs de Philippe II : la grande Armada, vaincue plus par la tempête que par les anglais sans doute, est un symbole. L'Espagne n'aura vécu son heure de triomphe qu'à Lépante (1570) contre les Turcs - ennemis archaïques ou plutôt, comme elle, en voie d'archaïsme. Echec encore plus sévère sur les terrains de l'économie. Le métal précieux va dans les coffres étrangers qui financent l'effort de guerre et l'Espagne se vide de son activité ; elle connaît trois banqueroutes en 1557, 1575, 1597. Les clivages sociaux s'accusent, on est obsédé par la "pureté du sang" ; le sens de l'honneur est exalté et le travail est méprisé. "L'honneur sans profit" comme le note un voyageur, Barthélémy Joly, conseiller d'Henri IV, aux antipodes de l'éthique des Dix-sept Messieurs du directoire de la Compagnie hollandaise des Indes orientales : "il a de l'honneur, celui qui obtient du profit". Seul le grand négoce échappe à ce discrédit. Les victimes du système d'exclusion sont les couches dynamiques, juifs et morisques convertis - car l'Espagne n'a pas confiance dans les conversions qu'elle opère. Le système inquisitorial ? Il faut éviter de faire de lui, en tout cas de lui seul, l'appareil maléfique engendrant de toutes pièces un climat économiquement stérilisant. Par bien des aspects, l'Inquisition n'est que l'instrument des mentalités dominantes. Elle n'a pas inventé la répression : elle l'a exercée parce que l'esprit public l'exigeait. L'exclusion et la persécution sont un choix social de l'Espagne entière. Philippe II lui-même commença par résister aux statuts sur la pureté du sang avant de les accepter sous la pression d'une demande presque unanime. Un lapidaire demande au roi du Portugal l'autorisation d'exercer au Brésil ; elle lui est refusée au motif qu'il est trop expert pour aller dans un pays où le roi croit qu'il est à propos de tenir les peuples dans l'ignorance totale des trésors qui les environnent de toutes part. Les affaires, les contrats de travail étaient placées sous la sauvegarde des saints ; celle-ci permettait aussi d'obtenir des jours de fêtes chômées (jusqu'à une centaine) au point que Benoît XIV en recommanda la diminution. L'Eglise aime tellement les pauvres qu'elle les multiplie. Un visiteur anglais : " quel stimulant pouvons-nous trouver ici à l'industrie ? Qui va donc creuser un puits si on lui apporte l'eau de la fontaine ? A-t-il faim ? Les monastères le nourriront. A-t-il des enfants ? Il n'a pas besoin de travailler pour les élever. est-il trop paresseux pour se mettre en quête de nourriture ? Il lui suffit de se retirer à l'hospice", là où le système fonctionne ; ailleurs la pauvreté peut être effroyable et pousser à l'émigration, une émigration de revanche et de pillage. Un siècle plus tard, le déclin espagnol est patent. En 1691, le fils de l'ambassadeur anglais à Majorque raconte l'autodafé où quarante-sept juifs ont été envoyés au bûcher, les citoyens les plus riches, et s'étonne que les Espagnols envoient à la mort leur élite économique. L'Espagne est un royaume colonisé - de l'intérieur par une monarchie castillane avec son immobilisme, de l'extérieur par les marchands et financiers venus de l'étranger, dont les provinces du nord rebelles. Quelles sont les raisons de ce déclin ? Plus que Marx, M. Weber ou Braudel, Forbonnais semble les avoir trouvées. Il date le début du déclin de 1516. Les causes : l'expulsion des Maures et des Juifs, le peuplement des colonies, les fréquentes transmigrations et surtout l'abandon de l'agriculture, dû à quelques principes vicieux dans l'administration (taxes, gestion des greniers publics par des chefs sans zèle et sans probité) et la perte volontaire de l'industrie. L'esprit des élites espagnoles ne s'est pas investi dans la recherche d'une harmonie socio-économiques mais un rejet violent, qui devait lui mettre à dos ses principaux créanciers. La défiance exprimée par les expulsions massives s'avéra ruineuse. Chap. 5 : France Angleterre : la divergence de l'innovation A la mort de Louis XIV, la valeur du commerce extérieur de la France par tête dépasse à peine la moitié de celle du commerce anglais ; à la veille de la Révolution, le niveau atteint est très voisin. Quant au volume de la production industrielle (manufactures, métallurgie, textile), la France soutient brillamment la comparaison avec l'Angleterre. De 1700 à 1781, la population française passe de 21,5 Millions à 26 millions d'âmes ; celle de l'Angleterre de 5,1 à 7 millions. Le poids de la ville, de l'industrie et du commerce est beaucoup plus important en Angleterre, dans la population active, dans le revenu national. Surtout la capacité d'innovation paraît très inégalement distribuée ; piraterie intellectuelle peut-être pour la soie mais surtout innovations du cru dans les domaines centraux de l'industrialisation : machine à vapeur, machines textiles, fabrication d'acier, métallurgie. Les innovateurs sont rarement des théoriciens, le plus souvent les industriels eux-mêmes ; l'esprit d'innovation est entretenu par les "instituts mécaniques". A ces bricoleurs-inventeurs, on opposera les savants français. Là réside une distorsion profonde entre invention anglaise, sensible au résultat productif, et invention française, "désintéressée" : il faut cinquante-cinq ans pour rendre opérationnelle, dans le métier Jacquard, une invention de Vaucanson, trente ans depuis la découverte de la soude par Leblanc à la fabrication industrielle. Des inventions françaises sont industrialisées en Angleterre avant de revenir trente ans après en France (la machine à papier, la machine à tisser le lin). Et l'innovation anglaise met cinquante ans à pénétrer en France. De 1600 à 1750 on compte en France 12 innovations et en Angleterre 13, de 1750 à 1800, en France 12 et en Angleterre 24. En Angleterre, les nouvelles techniques suscitent la colère et la violence mais finissent par s'imposer ; en France, pas de violence car les corporations veillent. Rostow invoque des données culturelles générales : la scolarisation et l'alphabétisation, en corrélation avec la réforme calviniste, auraient joué un rôle de premier plan dans le développement d'une mentalité innovatrice, c'est à dire utilitaire et pas seulement spéculative ; il mentionne aussi le caractère stimulant du non-conformisme. Par ailleurs, l'innovation est le fait d'artisans ingénieux possédant des tours de main difficilement imitables. Bairoch a montré que dans trois cas sur quatre, ce sont les sollicitation du marché qui déterminent l'invention. Cent ans plus tôt en 1597, Bacon avait dans un de ses Essais réfléchi sur l'innovation : "le temps évolue au point que le maintien obstiné de la coutume n'est pas moins fâcheux que la nouveauté. Il serait bon par conséquent que, dans leurs innovations, les hommes suivent l'exemple du temps lui-même, qui innove abondamment, mais posément et par degrés presque insensibles". Dans les société protestantes, innovation et novateur ont une connotation flatteuse, à l'inverse dans les sociétés catholiques, ils constituent un grave chef d'accusation. En Angleterre on ne parle pas de l'innovation, on la pratique ; en France, avec Turgot par exemple, on disserte. Chap. 6 : où le mercantilisme bifurque Peu à peu nous voyons s'établir un constat d'affinité entre la modernité économique d'une part, la liberté religieuse, culturelle, politique et économique d'autre part. Il peut donc sembler paradoxal de nous attarder sur la pratique du mercantilisme qui s'ingénie à faire obstacle à la liberté des échanges. Il le faut pourtant, puisque ce système a été pratiqué aussi dans les pays que nous voyons "diverger". Entre le mercantilisme espagnol ou italien et le mercantilisme anglais, se creuse un abîme que le mercantilisme français, appelé souvent colbertisme, tentera de combler, dût-il faire le grand écart. Louis XI interdit les épices et les soieries du Levant, à moins qu'elle aient été transportées sur les "galées de France", interdiction levée quelques années plus tard et remplacée par des taxes. De 1464 à 1564, on refuse la concurrence commerciale avec l'étranger ; dans un second temps, c'est l'exportation de matières premières propres à être transformées qui est interdite ; on préfère faire appel aux compétences artisanales de l'Europe entière. A partir de 1581, les taxes et limitations se diversifient selon les produits et les interdictions cèdent le pas à une politique d'encouragement à la production manufacturière ; en France ce sera un volontarisme étatique ; en Angleterre, une collusion nationale d'intérêts politiques, manufacturiers et même agraires. En France, le mercantilisme voit dans le commerce un moyen de s'enrichir, et cela au service de l'Etat, en Angleterre la priorité est donnée au commerce ; celui-ci évoluera vite vers le libéralisme, ce qui invite à ne voir dans le protectionnisme de l'Acte de Navigation qu'un expédient provisoire - qui durera deux siècles. Chapitre 7 : France-Angleterre : les suites politiques de la divergence Colbert : "Le commerce est la source des finances, et les finances sont le nerf de la guerre". William Pitt : en 1756 : "Quand le commerce est menacé, le recul n'est plus possible : il faut se défendre ou périr". Deux visions opposée des relations entre l'Etat et le commerce. En Angleterre la Chambre des Communes fait une place aux négociants ; en France, les instances de décision politique sont peuplées d'administrateurs. En Angleterre, les cadets des familles nobles ne sont pas nobles ; ils doivent essaimer. Les compagnies anglaises résultent d'un effort de la société civile. Les compagnies françaises représentent une décision de l'Etat. Alors que les Anglais déréglementent, la France crée des réglementations extrêmement précises qui dénotent une connaissance parfaite des arts et techniques : des 317 articles de l'Instruction du 18 mai 1671, Chaptal a dit que c'était "le meilleur traité de teinture qui fût alors connu" et ce n'est que l'un des 150 règlements aussi détaillés. Mais cette réglementation fige la technique. Le mercantilisme français, tout en promouvant les commerçants, les place sous surveillance. Avec l'organisation corporatiste, Colbert promeut le travail mais a mis les forces vives de l'innovation dans un carcan étatique : c'est la défiance qui dicte la politique mercantile de Colbert. Procès d'intention ? Non. De son propre aveu, il est lui-même "le seul homme auquel il puisse faire confiance" (Cité par E. Pognon Histoire du peuple français, NLF, 1964 page 297). Il faut attendre Turgot pour lire dans l'Encyclopédie : "Les hommes sont-ils puissamment intéressés du bien que vous voulez leur procurer, laissez-les faire, voilà le grand principe". Mais Maurepas rétablit les corporations. Au contraire les Anglais voient que la liberté de la concurrence les obligera à inventer des machines. Chez eux, le travail est rendu obligatoire ; l'assistance sociale est soupçonnée entretenir la misère sociale et l'Angleterre oscille entre mesures bénéfiques et maléfiques. Chap. 8 : Réforme et Contre-Réforme Quels rapports entre les divergences observées jusqu'ici et les divergence religieuse ? Simple coïncidence, superposition de conjoncture, profonde affinité ? La superposition des cartes de religion et de développement est frappante ; elle se maintient dans le temps. Mais comment analyser financement : les données quantitatives n'existent qu'à partir du moment du développement et elles ignorent des aspects quantitatifs certainement déterminants. Et le risque de notre analyse est l'explication tautologique comme les sociétés "entreprenantes" font des "entrepreneurs". Pour aller au-delà de la présomption d'interdépendance, il faudrait trouver, comme le dit Chaunu, des "médiateurs" : serait-ce, au début du XIV ème siècle, la modification de l'âge du mariage, qui aurait stabilisé les ménages, ou la première poussée de l'alphabétisation, qui aurait facilité l'implantation de la Réforme ? Si tel est le processus, la Réforme est-elle la mère du développement, ou bien l'un et l'autre sont-ils deux formes d'une même libéralisation à l'égard des structures de la société médiévale ? Tout se passe comme si Réforme et développement se donnaient l'un l'autre pour fin. Pourtant, on a vu des catholiques préconiser la libre concurrence et l'esprit d'entreprise et des pays catholiques fortement alphabétisés, notamment à proximité des zones protestantes comme la Lorraine (80% au XVIII ème siècle). Mais là où la Contre-Réforme s'abat, c'est la fermeture : la Pologne connaît au XVIème siècle un très fort développement ; avec un millier d'écoles, le quart de la population masculine sait lire et écrire, mais au XVII ème siècle elle régresse en valeur absolue ; elle est reféodialisée ; la noblesse se targue de mépriser l'instruction. L'idée que le protestantisme et, plus particulièrement, le calvinisme, seraient à l'origine de la naissance du capitalisme moderne a eu, avec le grand historient Hugh Trevor-Roper, un contradicteur documenté et tenace, mais fort influencé par Marx. Il présente quatre arguments. 1- Pour lui l'esprit du capitalisme selon Max Weber est autant le fait du luthéranismse que du calvinisme ; or les états luthériens et d'Allemagne et de Scandinavie sont restés inertes pendant la période considérée. Sans doute mais les monarques luthériens voire catholiques (en France, Espagne, Hambourg) ont fait appel à des calvinistes pour leur développement économique. 2- De nombreux entreprenants calvinistes ne se sont jamais distingués par un véritable engagement religieux et sont calvinistes par accident ; il en prend comme preuve le fait que des calvinistes se mettent au service de papistes. Mais il ne faut pas oublier que le commerce avec l'ennemi - s'agît-il même d'armes, de munitions, de navires - n'était pas seulement toléré en temps de guerre ; il sera même reconnu plus tard comme un droit, trait qui fait partie d'une véritable éthique du calvinisme marchand. Il reste que le train de vie fastueux et les dépenses somptuaires des entrepreneurs calvinistes, leur goût des honneurs et de l'ostentation sont loin de l'"ascétisme rationnel séculier" en quoi Max-Weber voyait un trait dominant de l'idéal-type de l'entrepreneur calviniste. 3- Le vrai dénominateur commun des calvinistes n'est pas la religion mais la propension à émigrer. La Hollande a été bâtie sur l'émigration des Flamands calvinistes du Sud et les trois autres sociétés calvinistes, très largement, à partir de ces Néerlandais, eux-mêmes fils de l'immigration. Trevor met là le doigt sur un phénomène majeur : la migration des élites comme facteur de développement : la migration crée une dynamique de rupture : elle libère. Encore faut-il que la société d'accueil soit ouverte. 4- C'est dans la structure politique et sociale (villes-républiques autonomes versus Etats princiers et monarchiques) que réside la distorsion fondamentale. La collusion sociologique entre papisme et Etats monarchiques, entre bureaucratie ecclésiastique et bureaucraties princières est "le bouleversement social qui submergea les sociétés catholiques". L'Etat brisa l'élan qui pouvait se déployer dans des structures politiques plus légères. Les Princes luthériens de l'Empire ne firent pas mieux. Sans doute mais ne peut-on pas dire aussi que le désintérêt des bureaucraties ecclésiastiques pour une vie économique "qui n'était pas nécessaire à leurs besoins" a servi à la fois de modèle et de rempart aux bureaucraties monarchiques centralisées ? La voie érasmienne aurait permis une émancipation qui ne s'est réalisée que dans la rupture du schisme. A toute entreprise il faut une finalité qui la dépasse : la plus grande gloire de Dieu ou la plus grande gloire de la nation, motivation au cœur des prouesses japonaise, coréenne et chinoise. L'affrontement catholique/réformés traduit une profonde divergence culturelle qui s'exprime en affrontements sans merci. Sous la surface passionnelle, on peut découvrir trois aspects qui les opposent : la sensibilité à la nouveauté, à l'invention, au changement (dans la littérature catholique, le seul fait de la nouveauté est suspect, voire condamnable) ; la naissance d'une idéologie de la tolérance œcuménique, le rapport au pouvoir hiérarchique. Cette radicalisation de l'Eglise catholique au Concile de Trente s'explique : acte de guerre spirituelle, en réponse à d'autres, déclenchés par Luther et Calvin. On tire sur tout ce qui bouge. Même un esprit libre comme Montaigne proclame que "L'innovation est le grand lustre, mais elle est interdite en ce temps, où nous sommes pressés et n'avons à nous défendre que des nouvelletés" (Essais III, X : de mesnager sa volonté) : "quelque apparence qu'il y ait en la nouvelleté, je ne change pas aisément, de peur que j'ai de perdre au change. Et puisque je ne suis pas capable de choisir, je me tiens en l'assiette où Dieu m'a mis.". Cette attitude rejoint celle d'Aristote pour qui l'innovation du gouverné est intrinsèquement perverse : "Il pourrait sembler meilleur d'opter pour le changement. Dans les autres sciences, celui-ci a été avantageux (la médecine, les arts). (Mais) en politique il faut faire preuve d'une grande circonspection (…). Il est mauvais de s'habituer à changer les lois. La loi n'a pas d'autre force que l'usage, lequel n'advient pas sans le temps". (Les politiques). La néophobie n'est pas née de la dernière pluie. Ce comportement, la Contre-Réforme le revendique : paléopistie - confiance dans l'ancien. Chap. 9 : migrations et développement L'émigration des Huguenots n'a pas desservi la France autant qu'on a pu le dire ; mais elle a dopé d'autres économies. Plus de 50 000 Huguenots ont passé la Manche, c'est à dire 1% de la population britannique. Leurs compétences en matière technique sont mises à profit : la soie, la tapisserie, le lin, le papier, la banque. D'autres sont allés porter leurs talents, notamment dans le textile - des médecins aussi - en Hollande et en Allemagne. Les Etats d'accueil leur accordent parfois des privilèges. Le résultat est, en Angleterre, une coïncidence troublante avec l'arrivée des huguenots, d'une période d'essor international et en Allemagne, la rapide réparation des dégâts de la guerre de Trente ans. En 1764, Turmeau de la Morandière publie à Paris ses Principes politiques sur le rappel des protestants en France. Il y écrit sans détour : "Le rappel des protestants que je propose fera rentrer dans le Royaume des hommes, des talents et des espèces numéraires qui en sont sortis (…). La masse de l'argent grossira et circulera". La religion est une cause de l'émigration, mais pas la seule ; la migration des élites est encore mal connue et très difficilement saisissable. Observons simplement qu'un comportement migratoire se manifeste en société protestante, associé à une réussite économique et culturelle. L'émigrant qualifié et un vecteur de développement technique et même plus dynamique que le transfert technologique dont il est porteur : son rayonnement s'augmente de l'effort d'adaptation qu'il doit fournir ; son apport est plus fécond quand il recherche et se voit offrir une relative intégration. Quatrième partie : regards contemporains sur la divergence Chap 1 : regards sur les pays du Nord Selon Patin, médecin Français, parlant de la liberté qui est comme inscrite dans les gènes des Hollandais : "on n'a jamais pu les contraindre à recevoir les moindres conditions qui fussent un peu contraires à ce droit qui leur est naturel". Pour Courson, ambassadeur de France, "le gain est le seule boussole qui conduit ces gens-ci". Diderot note que le bien-être et le confort s'étendent à l'ensemble de la population et explique : "Depuis le plus simple artisan jusqu'au plus riche négociant, chacun compte avec soi-même et sait qu'il peut sacrifier aux dépenses accidentelles du courant de l'année". L'orientation du génie national vers le commerce façonne le pays entier. Diderot en tire des enseignements : "il ne faut point de législation, là où la nature a constitué un despote attentif, juste, ferme, éclairé, qui récompense et qui punit toujours avec poids et mesure : l'intérêt" (Voyage en Hollande). Une leçon majeure est bien comprise, mais la transposition à la France reste très … française. On avait trop réglementé. Il faut donc déréglementer. C'est encore une réponse de juriste. Pour bien voir la Hollande, Voltaire est moins armé que Diderot car il a de l'économie l'image d'une jeu à somme nulle. Mais il voit que l'explication de la réussite est dans le mental - ce qui risquerait de faire verser dans la causalité circulaire. Parmi tant d'observateurs, voici un des plus lucide, Temple. il cherche l'origine de ces performances. Il récuse l'explication par le "génie spécifique" et avance ceci : "La véritable origine et le fondement du commerce se trouvent en la quantité du peuple, serré dans une petite étendue de pays où toutes les choses de la vie sont chères et où toutes les personnes qui y ont des terres sont obligées de les ménager, et ceux qui n'en ont point sont réduits au travail ou à l'industrie." Voilà pour expliquer l'origine : le "désavantage initial" ; mais cela ne suffit pas à expliquer la persistance du développement. Temple découvre "ce qui a planté et cultivé l'industrie parmi eux" : la confiance publique et particulière dans la Constitution, les ordres établis par l'Etat etc. La banque, les taux d'intérêt bas, la garantie contre les délits commerciaux : tout cela découle de la confiance. En fait, pour Temple, il n'y a pas une cause, mais un ensemble cohérent de comportements individuels et collectifs. Il est frappant de voir cette réflexion, que nous pouvons bien dire "éthologique", éclairer si vivement la réalité hollandaise. En Allemagne, les observations de Charles Patin suggèrent que la diversité des religions, en montrant la vanité de la compétition religieuse, conduit à une sagesse solide qui laisse à l'économie son autonomie par rapport à la religion ; à l'intérieur de ce bénéfice global, apparaissent des divergences (notamment sur la répartition des richesses) qui recoupent la divergence catholiques./Réformés. En Suède, Marshall doute que le volontarisme manufacturier suffise à expliquer le développement du pays : "C'est une affaire de plus longue haleine de transformer un peuple en une nation manufacturière". Tous ces observateurs identifient clairement le facteur humain. l'auteur de ces réussites, c'est l'homme - l'homme politique, religieux, moral, mais l'homme enfin. Chap. 2 : regards sur l'Espagne Dans l'Idée d'un prince chrétien, de 1640, par Saavedra Fajardo, une suite de tableaux allégoriques décline cette "idée" : chacun a sa légende. En voici une : "Rien de meilleur ni de plus utile aux mortels, qu'une prudente défiance. Elle est gardienne de la vie et des biens de fortune". Charles Quint au futur Philippe II : "Ne donnez votre confiance à personne" ; l'exception à moitié faite pour le cardinal de Tolède confirme la règle "faites-lui confiance sur les questions de vertu ; il sera de bon conseil. Mais pour le reste, ne vous en remettez jamais à lui seul, pas plus qu'à personne d'autre". La défiance érigée en maxime de gouvernement : voilà qui vaut aussi pour la France. Fénelon écrit à Louis XIV en 1659 : "Ceux qui vous ont élevé ne vous ont donné pour science de gouverner que la défiance." Résultat : "vous avez tout entre vos mains et personne ne peut plus vivre que de vos dons". Corollaire : les intendants du royaume, qui ne relèvent que du roi, imposent des contraintes intolérables. "Il n'y a plus ni confiance ni crainte de l'autorité : chacun ne cherche qu'à éluder les règles." En publiant en 1600 L'épouse parfaite Luis de Leon rend au terme d'économie son sens premier de gestion des biens domestiques. Il proclame : "le premier devoir d'une bonne épouse est de faire naître une grande confiance dans le cœur de son mari". Il y a deux façons de générer des revenus, celle du laboureur qui obtient de son travail un revenu bien et purement acquis, car il lui vient de la nature" et celle de celui qui s'enrichit "des richesses des autres, soit en les obtenant de la libre volonté de ceux qui les possèdent, comme font les marchands, soit en les arrachant par force, à la guerre par exemple." La confiance que l'épouse parfaite met au cœur de son époux est telle que celui-ci n'aura pas besoin, pour voir l'abondance régner en sa maison, "de traverser les mers, de chercher la fortune dans les combats, de prêter de l'argent à usure, et de se mêler de trafics injustes et honteux". Cette confiance ne s'appuie que sur la recherche d'une frileuse sécurité. Résultat : "le peu d'industrie que le peuple démontre en tous les arts mécanique qu'il exerce" (B. Joly). Un autre voyageur anonyme : "Il faut que je remarque que cette stérilité et cette disette dont on accuse l'Espagne ne viennent pas tant de sa faute que celle de ses habitants" ; c'est une affaire de culture, "un tempérament paresseux s'empara d'eux sans aucun doute avec l'afflux d'argent apporté dans leur pays sous les règle de Philippe II" (Davenant) Les contemporains sont presque unanimes à donner une explication monétariste au déclin ibérique. Duarte Gomez Solis, une exception, juif et homme d'affaires dénonce le "mépris des activités productives" ; "Que les universités donnent plus d'importance aux arts pratiques, au commerce et à la médecine" ; en même temps, il prêche la tolérance. Autre remarque, celle de Forbonnais au sujet d'une taxe tarifée et proportionnelle à la fois. "C'est sous un autre nom, ramener l'imposition arbitraire, d'autant plus dure qu'elle sera revêtue d'une forme plus équitable en apparence". "Les sollicitations ne perdront rien de leur vieille influence et la défiance continuelle dans laquelle vivront les sujets, prescrivant les bornes étroites à leur consommation, la masse du travail diminuera, une partie du peuple perdra conséquemment les moyens de s'occuper comme auparavant, et l'Etat ses ressources. (…). Le grand mobile d'un Etat doit être la confiance et jamais la circulation des monnaies n'est aussi abondante que lorsque nulle espèce d'intérêt ne porte les hommes à cacher leurs prospérités ou leur industrie". ("Considérations sur les finances d'Espagne" pp. 185-188, se trouve à Paris, chez Lamy, quai des Augustins). Chap. 3- L'exaltation du marchand A défaut d'indicateurs précis et de données homogènes concernant le développement des échanges, on dispose, pour l'Europe classique, d'un baromètre de la mentalité économique : c'est la réputation du marchand. Là où la divergence est positive, nous voyons d'emblée s'exprimer une exaltation du marchand. Mun, Witt, Montesquieu, Gouranay, Turgot illustrent l'importance reconnue à un "esprit du commerce". T. Mun veut que son fils soit marchand tout en déplorant que beaucoup de marchands ne travaillent pas à atteindre l'excellence de leur vocation. Le modèle vient de Hollande, le "magasin de l'univers" car "la véritable valeur du commerce extérieur", c'est d'être "l'honneur du royaume, la noble profession du marchand, l'école de nos métiers, la satisfaction de nos besoins, l'emploi de nos pauvres". En France Laffemas voit dans le commerce à la fois un moyen de prospérité et un moyen de rapporter des impôts à l'Etat. En Hollande Jean de Witt constate qu'il est certain que "beaucoup de nos régents de la Hollande se soutiennent par le commerce, les manufactures, la pêche et la navigation" : l'activité économique n'est nullement interdite aux détenteurs du pouvoir. Nulle dérogeance. Pouvoirs séparés, mais circulation des hommes : il y convergence sans confusion ni concussion. Jean de Witt oppose la sécurité courtisane et bureaucratique à celle du profit et du risque personnel. Il finit par poser la question : comment faire en sorte que l'Etat s'intéresse à l'économie, non pour se la soumettre, mais pour se mettre à la disposition d'elle ? Question encore brûlante d'actualité. Montesquieu consacre deux parties entières de l'Esprit des lois aux "lois dans le rapport qu'elles ont avec le commerce" et s'interroge sur "l'esprit du commerce". Il décèle plus des correspondances que des causalités : mœurs douces, dépendance réciproque. Sa notion de "commerce entre nations", qu'il juge positivement est assez étrange. Quant au commerce entre particuliers, il ne lui paraît pas aussi honorable. Il écrit que dans "les pays où l'on n'est affecté que de l'esprit de commerce", comme la Hollande, "on trafique de toutes les actions humaines et de toutes les vertus morales : les plus petites choses, celles que l'humanité demande, s'y font ou s'y donnent pour de l'argent". Mais il dit aussi que "l'esprit de commerce produit, dans les hommes, un certain sentiment de justice sociale".(livre XX chapitre 2) ; il voit l'avantage du "commerce d'économie", c'est à dire de l'économie de marché, ("C'est le commerce qui met un prix juste aux marchandises") et perçoit le phénomène d'accumulation et la faiblesse des entreprises liées à l'Etat. "Une plus grande certitude de sa prospérité, que l'on croit avoir dans ces Etats (républicains), fait tout entreprendre ; et, parce qu'on croit être sûr de ce que l'on a acquis, on ose l'exposer pour acquérir davantage". En 1756, Turgot fait l'éloge de Jacques Vincent de Gournay, intendant de commerce, qui a appris son métier, jeune homme, sur le port de Cadix, puis a voyagé en Angleterre et Hollande, a analysé les ressorts du commerce, traduit des traités de commerce en les assortissant de remarques intéressantes qu'on lui a interdit de publier. L'application des hommes d'Etat et d'habiles négociants au commerce comme à une affaire d'Etat, dans un "conseil où toutes les parties du commerce auront un point de réunion", voilà le remède préconisé par Gournay. Turgot entend laver son maître de l'accusation d'être un "novateur" : "Ces maximes qu'on qualifiait de système nouveau, ne lui paraissaient que les maximes du plus simple bon sens : Tout homme connaît mieux son intérêt qu'un autre homme à qui cet intérêt est entièrement indifférent. Or il est impossible que, dans le commerce abandonné à lui-même, l'intérêt particulier ne concoure pas à l'intérêt général". En 1658, Huet dressait le constat de la divergence : "On n'a qu'à voir la différence entre les Etats qui font du commerce et ceux qui n'en font point". cela n'empêche pas les Etats commerçants d'accorder monopoles et chartes. Mais en Hollande, l'initiative est privée, les bénéfices sont redistribués aux actionnaires, les employés sont intéressés aux résultats - en France, la réglementation et l'impôt conduisent à la situation exactement contraire. En Angleterre, le marchand prend rang en tête de l'establishment intellectuel et moral de la nation - alors que Napoléon traite la traite de "nation de boutiquiers". Chap 4- L'obsession de la dérogeance Dans le traité de la noblesse du Chevalier de la Roque (1678), en cas de dérogeance, à la privation de la noblesse s'ajoute le mépris, l'infamie "d'être déclaré roturier" et la notion d'une "tache" impossible à effacer. Il s'étonne de constater qu'"en Hollande la dérogeance ne préjudicie point" ; de même en Suisse et dans les grandes républiques marchandes d'Italie. Le noble faux monnayeur est condamnable sans doute parce que son crime est "abominable dans ses effets" mais surtout parce qu'il est "infâme par l'action, indigne d'une gentilhomme qui devient ainsi artisan et qui exerce le métier de serrurier et des personnes les plus abjectes". Peut-on dire que ces interdictions, concernant la noblesse, n'ont pas d'effet sur la bourgeoisie ? Non sans doute car la culture ne connaît pas d'apartheid : les valeurs se diffusent. Pour Loyseau : "C'est précisément le gain vil et sordide qui déroge à la noblesse". "Ne point vendre sa peine et son labeur", c'est l'obligation d'honneur. Loyseau fait une exception pour "les juges, avocats, médecins et professeurs des sciences libérales" car leur gain "procède du travail de l'esprit et non de l'ouvrage de ses mains", et "est plutôt honoraire que mercenaire". Bacon dans son essai sur la "noblesse" souligne l'exemple suisse : "On voit les Suisses prospérer, malgré la diversité des religions et des cantons : c'est qu'il ont pour lien l'utilité et non les honneurs" - Bacon était chancelier d'Angleterre… En France Jacques Eon qui prétend ouvrir les yeux des Français affirme que "le mauvais traitement du négoce" est la cause de tous nos maux, parlant du commerce extérieur, et continue : "La première et principale cause de la ruine de notre commerce est à rechercher dans le humeurs et dans les inclinations que les Français ont contraires à cet exercice". Les Français ne sont pas moins capables ; simplement, ils s'interdisent d'exploiter leurs capacités. Un obstacle mental demeure : "l'opposition qu'on a toujours en France entre les qualités de nobles et de marchands. Or Louis XIII a promis la noblesse à ceux qui auront "entretenu cinq ans un vaisseau de deux à trois cents tonneaux". Mais on ne change pas une société par décret. Après Eon, en 1776, années de la Constitution des Etats-Unis et de La richesse des nations, d'Holbach poussera la polémique plus avant. Il jugera que, faute de pouvoir convaincre la noblesse de se rendre utile, il n'y a qu'à convaincre la société que la noblesse est superflue. Pour lui l'oisiveté est une tare, dont les nations protestantes sont exemptes. Il convient de s'en guérir. Le remède préconisé est l'éthocratie qui veut donner le pouvoir à la réunion de la politique et de la morale : colbertisme moral, respectueux tout de même de la séparation des pouvoirs temporels et spirituels - tout en s'opposant à toute religion,avec ses moines oisifs. Son réquisitoire contre la noblesse est féroce tant il est vrai que "selon les idées communes de tant de nobles vulgaires, vivre noblement c'est ne rien savoir faire, et ne rien faire". La Révolution n'est plus éloignée. La noblesse sera supprimée mais à sa place verra-t-on naître le marchand ? Jusqu'à une date toute récente, l'entreprise publique était noble, l'entreprise privée suspecte. Chap. 5 - la question religieuse La question religieuse est toujours présente. Assez vite, les politiques, sinon les religieux, l'évoquent moins en termes de vérité que de tolérance. Cette façon de poser la question et d'y répondre est en relation étroite avec la notion de liberté - politique et même économique. Certains contemporains de la divergence l'ont bien vu. Le libéralisme est à l'origine une praxis ; ce n'est qu'après avoir rencontré des résistances qu'il s'érigera en doctrine. La réflexion de John Milton (1608-1674) sur la liberté de dire n'est pas celle d'un rebelle mais d'un conquérant de l'autonomie intellectuelle. Il eut à lutter contre ses propres amis, aussi prompts que d'autres à vouloir imposer leurs vues : le libéralisme politique n'a nullement jailli de la Réforme mais la censure est d'invention récente et J. Milton n'a pas de mots assez durs contre le Concile de Trente et, pour condamner la censure, s'appuie sur l'Eglise primitive : Denys d'Alexandrie à qui on avait fait un cas de conscience de se risquer dans la connaissance approfondie des ouvrages des hérétiques fut tranquillisé par une vision venue de Dieu : "Lis tous les livres car tu es en état de discerner le bien et le mal et d'examiner convenablement chaque chose". "Sous réserve d'une certaine tempérance, l'esprit de libre examen, la confiance en l'aptitude de l'homme à juger par lui-même sont les piliers de la liberté d'expression. La foi en Dieu est une relation de confiance. Si les hérétiques sont dans l'erreur, qu'est-ce qui nous retient, sinon notre peu de confiance en la juste cause, de leur accorder colloques et rejets courtois ?" "Portons nos réformes sur les grands intérêts tant de l'Eglise que de l'économie et de la politique". Locke, dans la Lettre sur la tolérance montre l'antinomie entre le caractère purement intérieur de l'assentiment religieux et la contrainte extérieure dont dispose le magistrat civil : "Comme la religion vraie et salutaire consiste dans la persuasion intérieure de l'esprit, sans laquelle rien ne vaut devant Dieu, telle est la nature de l'entendement qu'il ne peut être contraint à rien croire par une force extérieure". "Aucune Eglise n'est tenue, au nom de la tolérance, de garder dans son sein celui qui, en dépit des avertissements, s'obstine à pécher contre les lois de cette société", mais l'excommunication ne doit pas être une condamnation. Cependant il n'accepte pas l'athéisme : "Ceux qui nient l'existence d'un Dieu ne doivent être tolérés en aucune façon. La parole donnée, les contrats, le serment qui forment le lien de la société humaine ne peuvent avoir de solidité chez un athée". La religion minimale ainsi requise s'apparente-t-elle au garde-fou social prôné par Voltaire ? Ou à la sainteté du contrat social, dont les sceptiques sont, selon Rousseau, passibles de mort ? John de Witt, énumérant les principaux moyens favorables au développement place, avant même les libertés juridiques, la liberté de religion. Il parie sur la compétition spirituelle pour éviter une main mise du religieux sur l'Etat. Tolérance religieuse et République, République et commerce : double collusion d'intérêts. Pour Temple, l'activité commerciale prédispose excellemment à la communication démocratique, à la concurrence des idées, à la compétition pour les charges électives, à la tolérance. Dans les Lettre persanes le bon Uzbek se prenait à penser qu'il y avait du bon dans la pluralité des religions à l'intérieur d'un même Etat. L'esprit des Lois émet cette hypothèse : "la religion catholique convient mieux à une monarchie, et la protestante s'accommode mieux d'une république". Relier cela à la météorologie est hasardeux : quelle différence entre Flamands du Sud et du Nord ? Sauf à considérer que le mot "climat" sous la plume de Montesquieu était une précaution oratoire qu'il fallait décrypter. Tolérance, accueil, échange, émulation. dans le domaine religieux et dans le domaine économique, les valeurs, les pratiques sont analogues et, agissant les unes sur les autres, se confortent mutuellement. Chap 6- Devant le "mal français". La France apparaît écartelée entre son dynamisme et ses paralysies. A côté du colbertisme, il y a eu au XVIII ème siècle un libéralisme français. Il faut lui rendre hommage mais aussi conter ses déboires. En 1758 les Considérations sur le commerce et en particulier sur les compagnies, sociétés et maîtrises, texte dont l'auteur est inconnu, pourrait bien avoir été écrit par Gournay. L'auteur déplore la durée des apprentissages inutiles qui décourage les étrangers qui voudraient s'installer en France et incite des jeunes Français à s'établir à l'étranger. Plus profondément il oppose à la France "les nations où ce ne sont pas les inspecteurs qui font les règlements" mais "les fabricants habiles, les négociants consommés". Le vice caché, ce sont les monopoles détenus par les compagnies, maîtrises et jurandes. En Angleterre, les arts se sont retirés des villes où ils étaient contraints pour s'installer dans des villes libres - qui sont devenues prospères - où on a osé penser qu'il fallait plus d'exécution que de règlement. Au contraire, les règlements français mettent l'innovation hors la loi. C'est davantage à l'intérieur que Gournay est libéral car il a une politique protectionniste et il préconise de n'apporter que des changements progressifs. Mais Turgot a préféré les grands coups. Son Eloge de Gournay se résume en une proposition : le régime corporatif, voilà l'ennemi. Il dénonce aussi la précision méticuleuse des règlements. Il se hâte de remonter à l'origine du mal : le trop grand désir de bien faire. Il est tenté de devancer la critique en entravant l'action. Or vouloir intervenir en tout "c'est, en supposant tous les consommateurs dupes et tous les marchands et fabricants fripons, les autoriser à l'être, et avilir toutes les parties laborieuses de la nation". Selon Turgot, M. de Gournay estimait que le rôle de l'Etat était d'établir la concurrence. Puis Turgot est passé à l'acte avec son édit de 1776 qui entend abroger "les caprices du régime arbitraire et intéressé" des corporations. La Rochefoucault Liancourt, en visite en Angleterre, trouve à la prospérité anglaise des explications de caractère éthologique. Tout tourne autour de facteurs comme la réputation, l'estime ou le mépris : la considération porte à concourir à la prospérité quand le dénigrement ou la méfiance constituent des entraves. Parmi les formes de communication sociale qui favorisent le mouvement, il donne une grande place aux clubs. Il note aussi que la religion met l'accent sur la responsabilité personnelle plus que sur la discipline hiérarchique. En France, l'Ancien Régime sera mis à bas par une crise de défiance, avec les mentalités anti-économiques qui imprègnent les élites, avec le bon-vouloir colbertiste. Selon Bouillé, émigré en Angleterre après l'échec, à Varennes, de la fuite du roi, le mépris public des commerçants a eu comme effet que "cette classe d'hommes, très estimable chez les nations commerçantes, est très méprisable en France par les défauts de notre constitution, qui fait qu'il n'y a dans le commerce que des espèces d'aventuriers d'affaires, qui ont leur fortune à faire et qui le quittent quand ils l'ont faite. Aussi n'ai-je vu parmi ces gens-là que fraude, mauvaise foi et friponnerie". Chap 7- Penser la liberté : Spinoza, Locke Dans la société de développement, nous avons vu partout la liberté. Et cette liberté n'a guère besoin de définition. Elle suppose seulement que l'on fait confiance à l'entreprenant pour qu'il entreprenne au mieux des intérêts de son entreprise, donc de la société. Que l'on fait confiance au commerçant pour qu'il vende ses produits avec le meilleur rapport qualité-prix. Que l'on fait confiance au consommateur pour qu'il achète en choisissant le produit qui répond le mieux à ses besoins et à ses moyens. Cette liberté tombe sous le sens. Elle se définit surtout par opposition. Mais cette réflexion reste bornée par son empirisme même. Il est temps de s'intéresser à des penseurs de la liberté qui ont voulu voir les choses au fond : Spinoza qui veut bâtir sans elle, Locke qui en fait l'alpha et, plus tard, Marx qui en fait l'oméga. Spinoza ou le système de la nécessité Spinoza bâtit un système philosophique absolument original, faisant preuve d'une belle liberté. Mais toute sa doctrine semble écarter l'idée de liberté. Pour lui le sage est celui qui vit sous le règne de la Raison, c'est à dire de faire nécessité vertu : la liberté n'est autre que la "nécessité comprise". Une seule substance, Dieu ou la Nature, est déclarée "cause immanente". Pourtant l'homme jouit d'une "indépendance intérieure", dans la limite de la paix sociale. La politique doit garantir la sécurité, condition de la liberté. Les actes seront donc restreints, mais la pensée est le domaine réservé de l'individu et de la liberté, indissolublement associés - cette liberté ne doit pourtant pas avoir l'intention "d'introduire quelque nouveauté dans l'Etat, de sa propre autorité". Spinoza définit un devoir de non-ingérence de toute autorité sociale dans la vie intellectuelle. L'Etat n'a rien à redouter de cette liberté si désarmée, si timide. Un exemple ? "Prenons celui de la ville d'Amsterdam, qui, bien que bénéficiant de cette liberté, connaît un accroissement de sa prospérité, à l'admiration de toutes les nations". La "concorde" réside dans la neutralisation des divergences d'opinions sous l'effet du "prestige efficace de la Souveraine Puissance". "Dans cette florissante république, (…) pour prêter de l'argent à quelqu'un ils ne s'informent que d'une chose. Est-il riche ou pauvre ? A-t-il coutume d'agir de bonne foi ou avec déloyauté ? La religion ou la secte ne les touche en rien.". Mais c'est oublier un peu vite que ce pragmatisme marchand, précisément, est caractéristique de l'esprit réformé. Locke, la tolérance et la confiance Peu importe la forme de gouvernement, pourvu que gouvernements et gouvernés aient présent à l'esprit que tout pouvoir politique procède de la communauté au service de laquelle il s'exerce. le consentement passif de celle-ci lui suffit. Corollairement, la révolution lui paraît justifiable, si la communauté n'a pas d'autre moyen de faire entendre son dissentiment. Ce qui scelle le passage de l'état de nature à la société civile, Locke l'appelle "trust". Ce terme juridique correspond à une responsabilité confiée en dépôt. Rois, ministres, assemblées même ne sont que des dépositaires de la confiance. Il semble bien que si Locke a privilégié ce mot, qui lui appartient dans son acception politique, c'est pour éviter celui de contrat, qu'utilisera Rousseau, et qui ferait penser que le prince et le peuple, l'Etat et les citoyens, sont des contractants à égalité. Le pivot entre l'Etat de nature et l'état politique est la notion de propriété, à qui Locke donne une importance centrale. En attribuant à l'individu le droit de propriété, Locke veut limiter le pouvoir d'un Etat qui, pour Hobbes, est absolu. Dans cette perspective, le pouvoir absolu n'est donc pas le pouvoir de faire seul les lois, mais celui de décréter seul l'impôt. Mais rien ne paraît interdire les monopoles. La confiance et le consentement de la majorité, l'autorité partagée et qui s'oblige à éduquer à l'autonomie ceux sur qui elle s'exerce, telles sont les bases que Locke propose pour le gouvernement civil. Nous avons vu des penseurs assez nombreux à être lucides sur le fait que les bouleversements procèdent de l'homme et qu'une prospérité matérielle et une activité humaine jusqu'alors inconnues sont liées à certaines valeurs et certains comportements. Or l'ampleur prise par le phénomène industriel va susciter des explications dogmatiques et des systèmes et nous allons y perdre le sens du "jaillissement inépuisable de la liberté". Cinquième partie : Impasses des théories du développement Adam Smith : une théorie non libérale de la liberté économique Smith a émancipé la théorie économique de sa subordination à la réflexion politique. A l'opposé d'Aristote, pour A. Smith l'homme est par nature un animal économique. Mais dans cette émancipation Smith, en fait, échange un joug contre un autre. L'auto-régulation de la vie économique doit s'étendre à la vie politique. Adam Smith réfléchit d'abord sur la division du travail, source d'efficacité. Elle proviendrait d'une propension naturelle de l'homme à faire des trocs, et apparaîtrait de façon "lente et graduelle" de sorte que la distorsion entre les économies se résorbera avec le temps - sans analyse plus poussée. Mais A. Smith introduit une autre notion : "l'homme a presque continuellement besoin du concours de ses semblables". A ce besoin répond, dans le mécanisme du marché, l'intérêt - qui remplace la bienveillance ou le pacte "d'amitié" des rapports féodaux. L'homme trouvera le secours de ses semblables en faisant appel à leur égoïsme (self love). Le mérite de Smith est d'avoir souligné le caractère essentiel de l'échange. A. Smith peste contre le politique interventionniste de l'Europe. Mais qu'est cette "pleine liberté" qu'il réclame ? Il semble s'intéresser beaucoup plus à la "grande machine dont les mouvements réguliers et harmonieux produisent une infinité d'effets agréables". Il veut montrer qu'un intérêt général procède du libre jeu des intérêts particuliers. L'homme ne choisit pas son intérêt ; c'est son intérêt qui le dirige. "La recherche de son propre avantage le conduit naturellement, ou plutôt nécessairement, à préférer précisément l'emploi le plus avantageux à la société" Naturally, or rather necessarily : il n'est pas certain qu'Adam Smith ait forgé une doctrine libérale du libéralisme. Chap 2- Marx : penser l'échange ou refuser de le penser C'est à l'échange que Marx s'attaque, dès les premiers chapitres du Capital. Il s'en prend à ceux qui s'en sont faits, selon lui, les chantres plus que les penseurs : ainsi, Destutt de Tracy, pour qui "l'échange est une transaction admirable dans laquelle les deux contractants gagnent toujours". La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s'annonce comme une "immense accumulation de marchandises" : telle est la première phrase du Capital. Marx distingue une "valeur d'usage", qui est son utilité, et une "valeur d'échange", "qui est arbitraire et purement relative". Tout rapport d'échange est caractérisé par l'abstraction de la valeur d'usage. Et la valeur d'usage est trop concrète : elle dépend trop de la subjectivité de l'utilisateur, réel ou potentiel. Le seul étalon objectif est la valeur travail car "toutes les marchandises ne sont que du travail cristallisé". Il dénonce "le caractère fétiche de la marchandise" ou encore son "caractère mystique". Que l'échange soit lui-même un travail, et que la circulation d'une marchandise puisse augmenter sa valeur, cela n'effleure pas l'idée de Marx. Tout travail a une valeur selon lui ; or rien n'est plus faux. Pourquoi la notion d'échange souffre-t-elle chez lui d'un tel discrédit ? Sans doute du fait que cela suppose que l'on reconnaisse à chacun des échangistes un droit de propriété sur l'objet échangé. Or la propriété privée est pour Marx l'objet d'une défiance qui confine à la phobie, voire à la xénophobie : "L'échange des marchandises commence là où les communautés finissent, à leur point de contact avec des communautés étrangères…" (Livre I, 2ème section, chapitre 5). Et si au contraire, le commerce était un échange libre, engageant la responsabilité des partenaires, supposant la confiance, suscitant des hommes de contact ? Quand enfin Marx parle du marché, l'ambivalence de la marchandise (objet utile, objet de transaction) est dogmatiquement décrite comme contradiction. La vente et l'achat, corrélats inséparables, sont appelés thèse et antithèse. Etrange jonglerie conceptuelle. L'abstraction y culmine. La réalité économique s'y évapore. Marx s'en prend à Condillac, qu'il veut ridiculiser. Or que dit celui-ci ? Des choses bien concrètes : "la valeur est principalement dans le jugement que nous portons de l'utilité des marchandises." L'échange seul révèle la valeur, résultat d'une comparaison vivante de deux estimations concrètes. L'échange est affaire d'hommes. Et c'est bien cette perspicacité qui lui a valu les foudres de la dialectique marxienne, pour laquelle tout marché est un marché de dupes. Quant à l'innovation, dont on a vu le rôle déterminant en matière de développement, Marx n'y voit qu'une façon d'exploiter le travail humain à meilleur compte. Et , pour Marx, l'innovateur court à la faillite. Il décrit la très difficile introduction de la machine à tisser les rubans, son inventeur étouffé ou noyé en 1529, sa machine brûlée publiquement un siècle plus tard à Hambourg. A lire Marx, on croirait entendre sa voix se joindre à celle des briseurs de machines. "Dans les annales de l'histoire réelle, écrit Marx, c'est la conquête, l'asservissement, la rapine à main armée, le règne de la force brutale qui l'a toujours emporté. Dans les manuels béats de l'économie politique, c'est l'idylle, au contraire, qui a de tout temps régné". La genèse du salarié est donc entachée d'un "péché originel". Or les premiers cris contre le sort fait aux ouvriers est jeté le 24 mai 1823 par Lamennais dans le Drapeau Blanc, un quotidien ultra-royaliste, puis bien d'autres ont suivi, comme l'archevêque de Montpellier, Mgr Thibault ; en 1841 la loi sur le travail des femmes et des enfants est le résultats de l'influence de la philanthropie, des catholiques et de la société industrielle de Mulhouse. Et c'est l'honneur de l'église catholique, en 1845 - trois ans avant la publication du Manifeste communiste d'avoir dénoncé, par la bouche de Mgr Giraud, archevêque de Cambrai, "cette exploitation de l'homme par l'homme qui spécule sur son semblable comme sur un vil bétail". Après l'indignation, il y aura d'un côté l'action efficace des innovateurs sociaux et de l'autre une théorisation qui se tournera vers les rêveries du passé et se détournera des ressorts du développement. Chap 3- Marx : l'édifice de la défiance N'est-il pas remarquable qu'un matérialiste athée comme Marx ait accordé une grande importance à la distorsion confessionnelle que nous avons amplement constatée, expression selon lui d'une distorsion économique ? Retenons deux de ses hypothèses. La recherche d'une dynamique du travail et de l'industrie est tout à fait étrangère à Marx. Il met en scène un moine vénitien qui essaie d'adoucir les rigueurs sociales de l'économie et un ministre anglican pour qui la faim apparaît "par une pression paisible, silencieuse et incessante, comme le mobile le plus naturel du travail et de l'industrie, qui provoque aussi les efforts les plus puissants". Il n'est pas surprenant qu'il se sente plus proche du moine vénitien. "Le protestantisme est essentiellement une religion bourgeoise". Il voit que la protestantisme a poussé plus loin l'abstraction : "le système monétaire est essentiellement catholique, le système de crédit essentiellement protestant". Dans ce "essentiellement" on sent poindre quelque chose de l'"idéal type" de Weber. Le capital, et avec lui l'économie de la société bourgeoise, aurait ceci de commun avec la religion qu'ils constituent une abstraction, une fantasmagorie. L'histoire a démontré que sa vision est erronée. Néanmoins, il a eu le mérite de pressentir, sur un mode certes destructeur mais non sans clairvoyance, la composante mentale des rouages de l'économie. Il place la psychologie de l'échange à la base du processus d'accumulation du capital. Cette vision, croyant lui porter un coup fatal, en révèle peut-être le fondement. On est tout étonné de le voir se gausser de l'organisation bureaucratique : "la bureaucratie est la république prêtre. La bureaucratie tient en sa possession l'Etat". Or ce qui n'a jamais été qu'une métaphore en occident est devenu réalité dans le communisme marxiste… Marx bâtit sa théorie sur la défiance : défiance envers l'échange, le commerce, envers l'individu, l'initiative individuelle, l'esprit d'entreprise, envers l'émulation et la concurrence, envers le crédit, les institutions monétaires et financières, envers toute mutation des rapports de production, envers le progrès scientifique et technique. En fait une défiance envers l'homme dans le liberté et dans sa relation sociale. "Dans les société bourgeoises, le capital est indépendant et personnel, tandis que l'individu qui travaille n'a ni indépendance ni personnalité. Il s'agit donc d'abolir la personnalité, l'indépendance, la liberté bourgeoise" dont les figures sont "la liberté de commerce, liberté d'acheter et de vendre". La liberté ne peut être que le résultat d'une libération, ce n'est pas une donnée immédiate de la conscience : "ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence sociale, mais inversement leur existence sociale qui détermine leur conscience". L'homme est asservi ; la négation de cet état ne restaure pas l'individu car "c'est seulement dans la communauté que la liberté personnelle est possible". Il n'y a pas là une banale affirmation que l'homme est social. Il y a là le concept d'une fusion abstraite des deux faces de l'humanité - personne et communauté -, réconciliation par laquelle serait parfaite la liberté personnelle, dans une communauté parfaite. Jamais on n'évoque la possibilité d'une compétition fructueuse, d'une saine émulation, où s'accomplirait la liberté individuelle ; jamais on ne ressent la fécondité de la tension entre l'individuel et le social, chacun s'appuyant sur l'autre et chacun irréductible à l'autre. Dès lors pour Marx, la relation personnelle entre le travailleur et le produit de son travail ne peut se recouvrer que par le plus grand détour qui puisse être : le collectivisme, la "possession commune de tous les moyens de production". Toute les aberrations totalitaires sont validées d'avance par cette philosophie paradoxale de la liberté. Marx affirme que l'individu se retrouvera pleinement lui-même à travers une socialisation absolue. La société n'existera que pour n'être pas sociale. Dans cette bouillie dialectique, l'individu n'est plus une personne réelle, ni la société une collectivité vécue. Chacun des deux termes a tué l'humanité de l'autre. Chap. 4- L'approche de Max Weber de la divergence occidentale Longtemps la seule alternative à la sociologie marxiste de l'économie a paru être celle de Weber. Curieusement son livre l'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme, écrit en 1904, n'a été traduit en français que soixante ans plus tard, sans éveiller beaucoup d'écho. Son originalité fut d'essayer de montrer comment la morale protestante favorisait l'esprit du capitalisme. Pour lui, ce qui distingue l'action économique capitaliste, c'est qu'elle est pénétrée de rationalité : le capitalisme est une "organisation rationnelle de l'entreprise liée aux prévisions d'un marché régulier, et non aux occasions irrationnelles ou politiques de spéculer". Toute notre civilisation moderne est justement marquée par le progrès de la rationalité : on la voit à l'œuvre non seulement dans capitalisme mais aussi dans le développement des sciences et des techniques et dans l'élaboration du droit, perspectives que M. Weber laissera en friches alors qu'il aurait été intéressant d'étudier les corrélations entre elles et le développement économique. Son objectif est donc limité : il s'intéresse au facteur mental ; il est conscient - et il le dit - que ce ne peut être qu'un facteur parmi d'autres, bien moins important que les conditions économiques. Curieusement, en conclusion de l'Avant-Propos des Essais de sociologie religieuse il écrit "Rencontrant sans cesse en Occident, et là seulement, certains types bien déterminés de rationalisation (…) on est naturellement conduit à y voir le résultat décisif de qualités héréditaires". En attendant que la science puisse le confirmer, il faudra bien se contenter des sous-facteurs culturel et religieux "connaissances qui sont dès maintenant à notre portée" - Kurt Samuelson n'avait peut-être pas tort de voir dans M. Weber un émule de Gobineau… M. Weber distingue le capitalisme moderne du capitalisme originel. Quant au premier, on est loin des explications par la religion puisque son ethos ne serait qu'un mécanisme d'élimination concurrentiel à la Darwin. Et si l'on observe de la rationalité dans le processus, cela n'implique certes pas que chaque acteur soit rationnel, bien au contraire. Le capitaliste moderne est déterminé par un système qui lui préexiste : il faut survivre. "Il n'est pas question de soutenir qu'il est actuellement nécessaire à la perpétuation du capitalisme moderne que chacun, patron ou ouvrier, fasse siennes les maximes éthiques" qui ont constitué le premier capitalisme. (L'Ethique etc. Plon 1964, p 53). A fortiori¸ la question du référent religieux, aujourd'hui, n'est plus d'actualité (pp73-74). Mais pour qu'un tel système ait pu être sélectionné, encore faut-il qu'il ait pris naissance. M. Weber fait justice de "la doctrine simpliste du matérialisme historique". Il constate l'antériorité d'une esprit capitaliste par rapport à l'infrastructure de l'ordre capitaliste. Il prend l'exemple de la Nouvelle-Angleterre, où c'est la "superstructure" qui peu à peu a rassemblé les "conditions" du développement capitaliste. Max Weber s'interroge donc sur l'existence de "l'arrière plan d'idées qui a conduit à considérer ce type d'activité, dirigé en apparence vers le seul profit, comme une vocation envers laquelle l'individu se sent une obligation morale". Mais il a beau décrire "l'entrée en scène" de l'esprit du capitalisme, il n'en explique pas l'origine. Le ressort de cette entrée en scène est la vertu de confiance : "le premier novateur s'est très régulièrement heurté à la méfiance, parfois la haine, surtout à l'indignation morale. Comment ne pas reconnaître que seul un caractère d'une force peu commune peut garantir son sang-froid à un entrepreneur de ce 'style nouveau' ? De plus (…) ce n'est qu'en vertu de qualités éthiques bien déterminées et fortement développées qu'il s'est trouvé à même d'inspirer à ses clients et à ses ouvriers une confiance absolue en ses innovations". Cette notion de confiance n'est évoquée par M. Weber qu'en passant. Il en revient à la rationalité. La naissance et la croissance du capitalisme ne sont pas un phénomène spécifique. Elles sont le point d'application de la "vie et de la pensée rationnelles". Dès lors il suffit que la Réforme procède d'une émancipation à l'égard du traditionalisme pour qu'elle offre à l'esprit du capitalisme une idéologie d'élection. En 1500, M. Weber constate que le contrôle ecclésiastique sur l'individu est beaucoup plus fort dans la Réforme calvinienne que dans l'Eglise catholique. Ce serait donc contre cette forme de calvinisme que la mentalité capitaliste se serait développée, d'où l'embarras de M. Weber. Il présente l'esprit du capitalisme "surgissant drapé dans une éthique". Cette éthique est celle du travail. Le travail n'est pas un triste moyen pour vivre. Le travail, au contraire, doit s'accomplir comme s'il était un but en soi - une vocation, ce qui conduit à l'idée de Beruf, dont la connotation missionnaire d'appel est largement attestée dans Luther. Mais, pour celui-ci, l'idée de Beruf "favorisait dans l'ensemble une interprétation traditionaliste" différente de la justification morale par la "seule foi". Mais Luther n'est pas allé au bout de son idée, laissant une ouverture par laquelle l'éthique capitaliste a passé. Pour expliquer malgré tout la coïncidence entre développement et protestantisme, M. Weber est conduit à une vision un peu compliquée : l'entreprenant calviniste serait un désespéré qui quête dans son entreprise un signe d'élection, à laquelle il est prédestiné ou refusé, sans qu'il y puisse rien. Les élus, réfractaires au fatalisme, se prouvent leur élection, ce qui les rend attentifs et diligents dans leurs tâches. Le lien établi par Weber est extrêmement lâche. La simple recherche de signes de la grâce divine pouvait-elle réellement constituer l'esprit capitaliste ? Passe encore s'il ne s'agissait que d'œuvres de charité - mais pour rendre compte de l'activité du capitaliste bourgeois… L'esprit du capitalisme s'épanouit dans une éthique de la confiance en soi, incompatible avec un contexte de prédestination. Nous avons vu que c'est du côté d'une affinité culturelle qu'il aurait fallu chercher : liberté, responsabilité, confiance. Max Weber se rapproche de cette analyse lorsque il suppose que l'activité économique pourrait être liée la désaffection de la vie sacramentelle : alors, l'homme livré à lui-même se trouve libéré de la hiérarchie religieuse et de contraintes inhibitrices. Autre contradiction : la religion Réformée n'a pas de mots trop durs contre la richesse et les biens matériels. Weber répond que néanmoins, "l'esprit de religiosité ascétique a donné naissance au rationalisme économique parce qu'il réservait ses récompenses à ce qui, pour lui, était déterminant : les motifs rationnels conditionnés par l'ascétisme". L'ascétisme, condition de la rationalité économique : la formule est séduisante, mais ce tour de force dialectique semble porter à faux. En effet, pour l'ascète, le travail est le moyen de se détourner de l'unclean life, et non un moyen de produire des richesses. M. Weber passe beaucoup de temps à faire des distinctions entre les différentes formes de protestantisme mais, dans tous les cas, il lasse peu de place au choix libre devant une "complexité innombrable ou l'"énorme enchevêtrement d'influences réciproques". Et il oublie complètement d'approfondir la comparaison majeure : entre le protestantisme dans son ensemble et le catholicisme de la Contre-Réforme. Il est passé à côté de la réalité historique fondamentale : le capitalisme, qui avait fait dans l'Europe du sud les progrès les plus rapides, y a été bridé par la Contre Réforme. Dans un maître ouvrage, postérieur, Economie et société, Max Weber laisse plus de place à la liberté mais statistiquement, c'est le déterminisme qui l'emporte : l'usage, la coutume, l'intérêt personnel. M. Weber constate que les couvents ont pu être des entreprises efficaces ; ainsi la hiérocratie peut, soit stimuler, soit compromettre le développement. En tous cas le cloître est la première entreprise économique rationnelle de l'Occident. Mais il ne dit pas pourquoi les fondateurs d'ordre n'ont pas inventé la société industrielle de marché. En fait Weber n'a pas osé enlever aux conditions économiques leur primat. Il s'est intéressé au fonctionnement mental mais s'est refusé à lui donner son autonomie. Comme Marx et Smith, il a été aveuglé par son ambition causale, même si, plus qu'enx, il a été sensible au rôle des facteurs culturels et à leur lien avec une histoire. Chap. 5- Braudel ou l'histoire sans acteurs Comment Braudel, le mieux armé sans doute pour affronter l'énigme du développement dans les sociétés modernes, a-t-il pu passer à côté ? On est d'abord surpris de l'importance qu'il accorde aux mécanismes et aux structures matérielles, au détriment d'une attention aux acteurs du développement. Quand il évoque "la partition de toute économie-monde en zones concentriques, de moins en moins favorisées à mesure que l'on s'éloigne de son pôle triomphant", l'image peut bien avoir une valeur descriptive. Sa vertu explicative laisse à désirer. Protestant contre "l'opinion si répondue de Schumpeter sur le rôle décisif de novation et d'entraînement de l'entrepreneur", Braudel met en avant La Bruyère : "Il y a même des stupides et j'ose dire des imbéciles qui se placent en de beaux postes et savent mourir d'opulence sans qu'on les doive soupçonner en nulle manière d'y avoir contribué de leur travail ou de la moindre industrie", mais grâce à la chance. Il démonte la thèse de M. Weber : "Les pays du Nord n'ont fait que prendre la place occupée longtemps et brillamment avant eux par les vieux centres capitalistes de la Méditerranée. Ils n'ont rien inventé. Ce qui est en jeu, chaque fois, c'est le déplacement du centre de gravité de l'économie mondiale, pour des raisons économiques, et qui ne touchent pas à la nature propre ou secrète du capitalisme". Disant cela, il n'explique pas. Ce n'est pas dans le mental mais dans le social que Braudel découvre les conditions du développement : le capitalisme "exige une certaine tranquillité de l'ordre social, ainsi qu'une certaine neutralité, ou faiblesse, ou complaisance de l'Etat". Dans les mutations enregistrées il croit voir une "loi", selon laquelle l'économique précède le social, qui précède à son tour le mental. L'explication "mentaliste" est, pour Braudel, suspecte de verbalisme avec le risque de tautologie. Comme il l'écrit dans la conclusion de l'Identité de la France, les hommes font moins l'Histoire que l'Histoire ne les fait. Une véritable histoire des mentalités en
ce qui concerne l'économie reste à faire. P. Thuillier s'y
est attelé ; pourtant, même lui ne reconnaît pas l'autonomie
du facteur mental ; ce n'est qu'un variable intermédiaire, elle-même
conditionnée par la nature de la société.
Sixième partie : Eglise catholique et modernité économique Nous introduirons plus tard les notes de lecture de cette partie, aussi intéressante que les autres. Elle retrace l'évolution profonde de l'attitude
de l'Eglise, incapable de lutter contre la montée en puissance de
la Raison, puis de plus en plus consciente des bouleversements sociaux.
Après le Syllabus, qui garde la marque de l'enseignement traditionnel,
Rerum Novarum, puis plus tard le concile de Vatican II, les encycliques
Populorum Progressio, Centesimus annus et bien d'autres textes manifestent
une profonde évolution de l'attitude de l'Eglise.
Septième partie : une éthologie de la confiance Chapitre 1 : Jalons pour une découverte de la confiance Quelle psychologie, quelle mentalité, quelle motivation fondent l'économie ? Tout ce qui précède nous permet déjà de répondre : la psychologie et la liberté, la mentalité de la confiance, la motivation de la responsabilité. Cette réponse, il nous faut l'affiner. Nous trouvons les premiers jalons chez Montersquieu et Hegel et aussi chez le protestantisme des puritains. Montesquieu ou les ambiguïtés du "climat". La lecture de l'Esprit des lois montre que Montesquieu ne se laisse pas enfermer dans le système qu'il a construit. Son goût de la liberté, l'expérience intime qu'il en a, l'empêche d'aller u bout du déterminisme. Plutôt qu'en termes de physiques, Montesquieu pense en termes d'une dynamique qualitative imprécise : selon les nations, les mêmes causes n'ont pas forcément les mêmes conséquences. Il pressent que plus une nation est développée, plus les causes morales la gouvernent. Il n'y a de déterminisme "climatologique" que pour ceux qui le veulent bien. L'esprit des peuples", "le caractère des nations" poussent à lutter contre l'état de léthargie plus ou moins imposé par les conditions naturelles. L'éthos de la confiance chez Hegel L'étonnement n'est pas moindre de lire, sous la plume d'un philosophe auquel on impute la paternité des totalitarismes de droite comme de gauche, l'éloge de la confiance - c'est à dire du risque assumé et investi par l'intelligence humaine ne comptant que sur elle-même. [A noter que c'est la première fois, page 354, qu'on lit dans ce livre une définition de la "confiance"]. Hegel, le chantre de l'Esprit absolu dans l'Etat, rend hommage, dans ses Leçons sur la philosophie de l'Histoire, à l'âme courageuse réduite à elle-même. Opposant les Phéniciens aux Babyloniens et aux Egyptions, Hegel écrit : "Chez les Phéniciens, nous rencontrons pour la première fois l'audace de naviguer sur mer, ainsi que l'industrie qui transforme de façons multiples, pour l'usage et l'ornement des hommes, les objets naturels" et "à l'audacieux courage du navigateur, on doit reconnaître le principe que l'homme ne compte que sur lui-même, qu'il doit bâtir à partir de lui-même, que l'individu doit se faire lui-même ce qu'il doit être". Ce principe est l'éthos de l'autodétermination et du courage. L'antinomie est complète entre une passivité qui obéit à une puissance et donne sécurité et une confiance active. "Le respect de la nature disparaît devant la confiance spécifique de l'homme en lui-même et devant l'intelligence qui sait dominer la nature". Hegel n'a pas aperçue la divergence entre catholiques et protestants en Europe, mais en Amérique du Nord et Amérique du sud. "Du fait de la religion protestante, naquit la confiacne réciproque des individus, la foi en leur caractère, car dans l'Eglise protestante les œuvres religieuses sont toute l'activité de cette vie. Chez les catholiques, au contraire, le fondement d'une telle confiance ne saurait exister, car dans les affaires du monde, il ne règle que la force et la soumission volontaire ; les formes qu'on y appelle constitutions ne sont que moyens de fortune et ne mettent pas à l'abri de la défiance." Qu'y a-t-il à ajouter à ce texte admirable, tout ordonné sur les concepts de confiance et défiance ? Michael Walzer note que vivre dans les communautés puritaines dans lesquelles des générations ont fait l'apprentissage du self-government et de la participation démocratique, c'est vivre d'une vie politique autant que sociale, fondée sur des valeurs et des comportements - sur un éthos - profondément différents de ceux qui prévalent à la cour du roi ou dans la mouvance de l'évêque. La discipline de ces communautés apprend la maîtrise de soi, fonde "des relations impersonnelles, contractuelles entre les hommes, qui permettent une coopération de type professionnel, où n'entrent aucun lien d'affection ni aucun des risques de l'intimité". Le libéralisme capitaliste assume tout cela mais, ce qui le différencie de façon si frappante du puritanisme, c'est son "extraordinaire confiance dans les potentialités de la "maîtrise de soi", dans la raison humaine, et dans la relative facilité avec laquelle on peut parvenir à l'ordre. Cette confiance du libéralisme supprime la nécessité de la répression. Bien entendu le puritanisme des "saints" est, numériquement, un cas limite. Mais, à travers la révolution de 1640, il a infléchi le cours culturel de l'Angleterre. L'éthos de la confiance compétitive n'est pas le fait de communautés prédestinées, dans le cadre d'une mystique ou d'une théologie. Elles sont plutôt le fruit d'une libre élection du destin personnel. Elles résultent d'une volonté de se dépasser soi-même dans une entreprise risquée mais rationnelle. Chap. 2 : Bastiat : psychologie du commerce et psychose de l'Etat C'est une véritable philosophie de l'économie qui naît sous la plume de Bastiat (1801-1850). Elle est essentiellement fondée sur une psychologie. Il voit quatre droits naturels et imprescriptibles : la propriété, la liberté, la sûreté et la résistance à l'oppression. Il joint le droit de propriété aux trois autres pour la seule raison, fruit du raisonnement et de l'observation, que si le capital, s'il se sent menacé, "se cachera et désertera. Et que deviendrons alors les ouvriers ? Seront-ils plus occupés quand les capitaux auront disparu ?" L'histoire a abondamment confirmé ce pronostic. "L'appropriation est un phénomène naturel, providentiel, essentiel à la vie et la propriété n'est que l'appropriation devenue un droit par le travail." Selon Bastiat, les socialistes "commencent pas supposer que les hommes (…) sont dépourvus d'initiative". L'homme n'est pas entre les mains d'une Providence qui voudrait à sa place. Il n'est pas non plus soumis aux "mains invisibles" qui voudraient le façonner. "Tous (les socialistes) ont vu entre l'humanité et le législateur, les mêmes rapports qui existent entre l'agile et le potier" - point de vue largement partagé en France, au delà des socialistes. Pour lui "l'Etat, c'est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s'efforce de vivre aux dépens de tout le monde". "Sous un prétexte ou sous un autre nous demandons à l'Etat (toute sorte de choses) en nous disant ' par ce moyen j'arriverai à mon but en toute quiétude de conscience'. (…) Le pillage réciproque n'en est pas moins pillage parce qu'il est réciproque". Pour que cette spoliation soit possible, il faut exalter l'Etat. Bastiat épingle cette déclaration de la Constitution de 1848 (reprise par la Constitution de 1958) : "La France s'est constituée en République pour appeler tous les citoyens à un degré toujours plus élevé de moralité, de lumière et de bien-être". Il écrit : "N'est-ce pas abonder dans le sens de cette bizarre illusion qui nous porte à tout attendre d'une autre énergie que la nôtre ?". Pour lui, ce trait de dépendance intéressé du public envers l'Etat est latin, au contraire de l'attitude anglo-saxonne. Il y a compétition entre deux cultures, et il y a deux façons différentes de s'armer pour cette compétition. La nôtre a pour but de protéger et pour effet de fragiliser. Le protectionnisme conduit à l'asphyxie et mène aux conduites agressives. "voilà bien le régime prohibitif. Il aspire à donner à l'esprit de trafic une impulsion différente de celle qu'il reçoit de son propre intérêt ; et il ne veut pas voir que la prime énorme donnée au travail privilégié se prélève, non sur l'étranger, mais sur le consommateur national". De la même façon, il a été un critique féroce du colonialisme à la française. : "Une nation avide de conquêtes ne saurait inspirer d'autres sentiments que la défiance, la haine et l'effroi". Le mérite revient à Bastiat d'avoir brossé le tableau psychologique, encore assez imprécis pais assez complet, qui réunit des traits si divers et apparence, de la société latine : le caractère étatique de la propriété, la survalorisation de l'Etat, le refus de l'échange, le protectionnisme, l'esprit de clientélisme et de dépendance, les colonialisme agressif, la conquête de marchés réservés, la peur de la concurrence, en un mot la société de défiance. Marx, le chantre même de la société de défiance croit en trois lignes dédaigneuses faire justice de celui qu'il appelle un "commis voyageur du libre-échangisme". L'histoire à son tour fait justice, et de ce mépris, et de la méprise qu'il révélait. Chap. 3 : Schumpeter : la personne au centre Contre l'interprétation wébérienne, Schumpeter fait valoir qu'"une intelligence et une énergie dépassant la norme expliquent, dans neuf cas sur dix, le succès industriel et, notamment, la fondation des positions industrielles." Que l'on remonte aux origines de l'homme ou que l'on descende la hiérarchie technique, là où ne compte que le travail, Schumpeter montre qu'il est le lieu de "différences naturelles de qualité" : plus même que la "force physique ou l'agilité", l'intelligence et la force de travail". "Les promesses (de gain) sont assez fortes pour attirer la grande majorité des intelligences exceptionnelles et pour identifier le succès avec la réussite des affaires. Cette réussite suppose néanmoins une part de chance qui ajoute à son attrait ; le jeu des affaires ne ressemble pas à la roulette, mais plutôt au pocker". Injustice féconde. Nous ne sommes pas dans le jeu de rationalité de Max Weber. La réussite capitaliste reste le fait d'une personnalité. La mobilité sociale que provoque cette sélection permet de dire que l'entrepreneur s'est choisi lui-même. Son accomplissement est moins l'oeuvre d'un système que la sienne propre. L'impulsion motrice du succès est l'innovation entrepreneuriale, créatrice parce que destructrice, confiance dans l'avenir parce que volontiers iconoclaste du passé. Vingt ans après Schumpeter, Hirschman montre les risques d'une société de marché qui tend à "miner les fondements moraux de toute société". la thèse initiale du "doux commerce" peut reprendre du service ainsi le Traité du commerce de Samuel Ricard (1704) : "Par le commerce, l'homme apprend à réfléchir, à avoir de la probité et des mœurs, à être prudent et réservé dans ses propos et ses actions. Sentant la nécessité d'être sage et honnête pour bien réussir, il fuit le vice, ou de moins il a un extérieur plein de décence et de gravité par crainte de nuire à son crédit" A côté de l'entrepreneur de Schumpeter, il y a le commerçant de S. Ricard. Chap. 4- Hayek : l'éloge du bricolage La complexité de l'économie moderne ne rend-elle pas nécessaire un Etat régulateur ? Hayek a entrepris de démontrer que la réponse est négative, et que l'exercice d'une autorité omnisciente et toute-puissante s'avère contre-productive. La force de sa démonstration est de partir de l'observation micro-économique. Dans un article écrit en 1945, il dénonce dans la planification l'illusion de la "connaissance de règles générales" qui seraient applicables en tout temps et en tout lieu. La planification doit être décentralisée ; elle est réalisée par le marché. Seuls les acteurs d'un marché disposent des informations fines et peuvent les utiliser ; eux seuls peuvent rattraper, utiliser pour les corriger les imperfections, les "irrationalités". Hayek voit poindre chez beaucoup de grands hommes d'affaires, d'économistes, de responsables politiques la phobie du changement. Mais l'économie, c'est de la vie, de l'imprévisible, une adaptation perpétuelle. Cette phobie du changement s'accompagne de l'illusion statistique, qui masque les phénomènes émergents. Par ailleurs, "nous devons considérer le système des prix comme un mécanisme permettant de communiquer l'information". Cette démonstration n'a qu'un défaut. Elle était conçue pour répondre à la tentation du globalisme, ainsi qu'à celle du contrôle de la vie économique réelle par le pouvoir politique ou technique, voire par le pouvoir des confrères économistes. Voici qu'elle finit par démontrer que l'économie libérale est une machine - et que son résultat est rationnel. Et voici qu'il faut quelque chose à côté du marché : "S'il faut décentraliser sur l'homme de terrain, celui-ci ne peut pas décider sur la seule base de sa connaissance de son environnement immédiat. Il faut aussi lui communiquer les informations supplémentaires dont il a besoin pour adapter ses décisions au schéma des changements d'un système économique plus large". Chap 5 : Quand les économistes découvrent une inconnue : le mental Robert Lucas, l'un des "maîtres de Chicago", dans un brillant article, intitulé : "On the Mechanics of Economic Development" a démontré l'insuffisance des analyses traditionnelles du "résidu de Solow" (ce qui reste quand on a ôté du taux de croissance l'influence du facteur travail et du facteur capital). Il proposait de faire intervenir ce qu'il nommait un "tiers facteur" : le capital humain. Ce tiers facteur explicatif de la production dépend lui-même de la production ; en même temps il en est pour partie indépendant. Denison a proposé d'ajouter au capital et au travail, un "facteur résiduel" - qui est un fourre-tout puisqu'il incorpore la formation, la taille et l'organisation du marché, l'affectation des ressources etc. et un facteur culturel comme la motivation (désir de "rattrapage" par exemple). Hirshman préfère étudier les "agents" plus que les "causes" du développement. Reste que ce facteur culturel, dont la perspective interactive met surtout l'accent sur le rôle de la combinaison des facteurs, plus que sur leur existence, est difficile à cerner. On explique tout après le développement, rien avant. Les réussites initiales du développement restent inexpliquées. Le "tiers facteur immatériel" n'est pas forcément une autre façon d'appréhender les acteurs individuels, ou de prendre en compte les hommes selon d'autres critères que leur force de travail. Il peut aussi agir, et s'évaluer, à travers les performances de l'organisation sociale, et particulièrement de l'organisation des entreprises. Motiver des hommes pour un travail, c'est identifier l'accomplissement de leur travail avec la satisfaction d'un de leurs besoins fondamentaux qui, selon Maslow, s'ordonnent ainsi : les exigences physiologiques, la sécurité, les lieux sociaux, l'estime et enfin l'accomplissement. S'opposent donc un type d'entreprise autoritaire, paternaliste et un autre type de gestion participative par objectifs où les individus peuvent poursuivre leurs fins à travers celles de l'entreprise, deux types qui reflètent la divergence des deux éthos contraires, que nous avons vus s'opposer terme à terme depuis le XVI ème siècle, et que l'on peut qualifier de défiance et de confiance. Pour O. Gélinier, qu'est-ce que le défi américain ? Le défi "d'entreprises qui ont maîtrisé la dynamique des énergies humaines". Selon lui, "il faut être pénétré d'une profonde confiance dans les ressorts de la nature humaine, dans son aptitude à découvrir des solutions utiles et à tirer enseignement de l'expérience". D'autres recherches veulent rendre compte du "facteur humain" ; leur diversité même montre qu'il s'agit d'un facteur réel qui ne doit pas être traité sur le mode résiduel comme un sous-produit des deux autres que sont le capital et le travail. Ce tiers facteur, compétition, respect de l'individu, de la propriété et de l'initiative privées, le goût du risque responsable, l'innovation, la confiance, la recherche, la valorisation de l'activité commerciale (ensemble que l'auteur appelle au détour d'une phrase "confiance") est plus nécessaire encore que le capital ou le travail : à partir de rien, l'entreprenant peut créer. Chap. 6- Anthropologie du développement Il n'est pas indifférent que ce soient des économistes du développement qui aient les premiers prouvé l'existence et la puissance du facteur culturel : le développement est irréductible à la détermination. L'état natif de l'homme est un état de déséquilibre - et dans ce déséquilibre s'inscrit la possibilité d'adopter les comportements d'un éthos de la confiance. Dès qu'il apparaît, l'homme est un être de progrès, de dépassement. L'homme a pu échapper à la mécanique évolutive, pour créer une évolution libre et créatrice. Certes, cette indépendance se réalise en société. Mais, alors que dans les sociétés animales, le changement s'identifie le plus souvent à la mort, les sociétés humaines ne meurent que d'immobilité. Les neurobiologistes Changeux et Danchin ont montré que, chez l'homme, la surabondance des connexions neuronales possibles autorise une total liberté de programmation. Les cerveaux étroits des animaux obligent à utiliser des sortes de "circuits imprimés". Notre liberté est née dans le triplement de notre capacité crânienne depuis les préhominiens. Si l'espèce a sélectionné ses "grosses têtes", c'est parce que, à chaque étape, les meilleurs cerveaux ont utilisé leur surcroît de neurones pour progresser, pour s'imposer. Il y a une solution de continuité entre l'animal et l'homme. Sa capacité d'être libre lui permet de s'adapter beaucoup plus vite que selon les schémas darwiniens : l'évolution "culturelle" rend inutile l'évolution "darwinienne". Cependant, qui peut le plus peut aussi le moins. L'histoire des sociétés humaines est l'histoire de cette ambivalence, où se mêlent plus ou moins d'autonomie et plus ou moins de soumission. Aux éducateurs revient la redoutable mission d'exploiter ou d'inhiber les prédispositions humaines à la liberté. Cette transmission de la culture ne saurait se réduire à la transmission génétique : entre l'une et l'autre, il y a toute la différence de la réactivité, dont l'homme a le monopole : l'enfant, l'élève l'apprenti peuvent réagir. A Sumer, l'éducation des futurs scribes, à Sparte ou à Rome, celle des jeunes aristocrates sont trois modèles fondamentalement différents dont chacun atteignit à peu près son objet et assura pour une longue période la pérennité du modèle social recherché - mais dont aucun ne prenait de grands risques du côté des données élémentaire du développement : liberté, créativité, responsabilité. A l'inverse, s'autoriser les ressources de la liberté, de l'autonomie individuelle, les exploiter dans le temps de l'éducation, cela suppose une très forte confiance en l'homme - ce facteur par excellence du développement. Défiance, confiance : deux réponses - individuelles et sociales à la condition humaine. L'homme est largement le maître de son évolution. Chap. 7- Lorentz : une éthologie de l'être inachevé. John Stuart Mill a redéfini l'éthologie comme "la science déductive des lois qui déterminent la formation du caractère" ; il s'agit, dans son esprit d'une approche déterministe. Pourtant, même si une telle approche est globale, n'est-ce pas préjuger du comportement humain que de le supposer a priori régi par un déterminisme strict ? Korad Lorenz a montré que, appliqué à l'homme, le behaviorisme (l'animal est guidé par des stimulations externes) d'une part, le finalisme (l'animal est guidé par son instinct), d'autre part, conduisent à de grandes difficultés. Pourtant K. Lorentz ne défend pas une éthologie de la liberté. Au niveau de la "psychologie des profondeurs", les "pulsions" ne seraient que les productions endogènes d'un influx spécifique d'action. De nombreuses fonctions communément considérées comme des activités de la morale traditionnelle et responsable sont en réalité à classer avec les comportements sociaux innés des animaux supérieurs, comportements dont les analogies avec la morale sont purement fonctionnelles". Les comportements supérieurs, auto-déterminés, viendraient se loger dans une plage de variation côtoyant (l'expression est de Lorenz) des motivations issues de mécanismes déclencheurs innés : il voit "un élargissment des schémas déclencheurs innés impliquant une perte de sélectivité des mécanismes réactionnels". Comment passe-t-on de la sélection naturelle à la sélection culturelle ? "Nous voyons une des propriétés constitutive de l'homme, et peut-être la plus importante d'entre elles, dans son adaptation perpétuellement curieuse et scrutatrice au monde des choses, dans l'activité spécifiquement humaine consistant à construire activement, par extension progressive, son environnement propre". L'homme est un "être en devenir". Or cette capacité d'adaptation active et créatrice peut être soit stimulée soit inhibée. Lorentz était aussi sensible au risque qu'entraîne cette capacité d'adaptation créatrice : prenant l'exemple d'une écrevisse qui mue il constate : "Toujours et partout la marche du développement est exposée aux dangers". Selon lui, les conflits entre la volonté de stabilité et d'adaptation créatrice, entre développement et résistance doivent se produire. La résistance fait partie du jeu. Et la partie se joue au sein de chaque individu et au sein de chaque groupe - de sorte que l'on peut dire (ce que Lorentz ne dit pas mais qu'il ne pourrait contredire) que le choix d'un mode comportement de développement ou de résistance est libre. Le choix de la stabilité est celui des "sociétés froides" de Lévy-Strauss, "équilibre statique d'adaptation structurelle qui, chez d'autres organismes, peut durer pendant des époques géologiques entières". Ces réflexions montrent que la divergence observée en Europe n'est pas un événement singulier, mais qu'elle a un sens permanent et traduit un phénomène reproductible. L'homme cherche à s'accomplir parce qu'il est inaccompli. Il lui revient de choisir entre une adaptation dynamique ou une adaptation statique - l'inné jouant un rôle "conservateur" et pouvant provoquer un "blocage". Il confirme aussi que behaviorisme et finalisme ne suffisent pas à expliquer l'histoire car l'un et l'autre participent au même fatalisme. Innovation, anticipation, calcul, confrontation, échange, adaptation : si ces comportements se sont révélés féconds, c'est qu'ils n'étaient pas contraints mais émanaient de l'initiative d'hommes libres et responsables. Chap. 8- Pour une éthologie de la confiance Gardons bien en main les deux bouts de la chaîne : l'histoire et l'anthropologie. L'historiographie permet de mesurer la singularité de la divergence et d'en cerner les circonstances, mais elle nous renvoie à l'anthropologie pour une recherche de sens. Celle-ci nous donne des clés pour mesurer la puissance du facteur humain, mais elle ne sait comment rendre comte de l'événement. Il y a trois façons de sortir du cercle vicieux. La première consiste à refuser de le voir : on se cache l'ampleur et la nouveauté du phénomène (occultation que l'on découvre, occultée elle-même par l'abondance du talent, chez Braudel). La deuxième est une variante déterministe de la première, qui dénature le phénomène de développement car nous pensons avoir démontré que le propre du développement est précisément son indétermination. On ne trouvera jamais une cause qui soit suffisante et invoquer une convergence fortuite de toutes ces causes, c'est encore renoncer à expliquer ce qui fait l'unité dynamique du phénomène. Serait-ce parce qu'on est protestant que l'on est économiquement plus apte ? Ou serait-ce parce qu'on a une mentalité économique que l'on suscite le protestantisme ou au moins que l'on s'y rallie ? En fait les forces bridées par l'organisation politique et sociale héritée de la chrétienté ne sont pas nées de la Réforme : celle-ci a révélé celles-là, comme celles-là ont conforté celle-ci. Derrière les combinaisons de capital et de travail, derrière les mutations technologiques et sociales, les structures de l'échange et les jeux de la conjoncture, il y a , il y a toujours eu, il y aura toujours, les décisions et les renoncements des hommes, leur énergie ou leur passivité, leur imagination ou leur immobilisme. "Ne sors pas au-dehors, dit St Augustin, rentre en toi-même, la vérité habite à l'intérieur de l'homme". C'est en nous que réside le développement. L'enfouir ou le faire fructifier dépend de nous. L'éthos de la confiance - ici, entre "" nous reproduisons intégralement le texte de A. Peyrefitte "" Il s'agit de dégager des dispositions mentales et des comportements cohérents, qui soient en mesure de libérer l'homme individuel et social de l'obsession de la sécurité, de l'inertie des équilibres déjà atteints, du poids des autorités ou de la poix des coutumes. Il s'agit de le mettre sur le chemin, non de la rébellion, et de la destruction, mais de la construction d'un monde où la satisfaction des besoins matériels et l'épanouissement des aspirations naturelles puissent bénéficier des progrès constants. Pour décrire cet éthos, il convient de le baptiser - le choix d'un concept fédérateur est une partie arbitraire. Liberté pourrait convenir ; mais le mot est trop chargé d'interprétations diverses et même contradictoires ; et il ne renvoie pas assez à un comportement concret. Depuis de longues années, nous nous sommes arrêtés à celui de confiance. Et nous avons eu plaisir à le relever, on l'a vu, dans le vocabulaire des meilleurs analystes de la société et de l'économie ; jusqu'à Maurice Allais à une date toute récente, qui l'identifiait comme en passant : "Que l'on considère la mise en place de la démocratie ou celle d'une économie de marché, le facteur majeur de succès, c'est l'établissement de la confiance, de la confiance à l'intérieur, de la confiance à l'extérieur". La confiance ne se commande pas. Elle vient du fond de nous même. La considérer comme la matrice d'une société, c'est l'envoyer à l'intériorité, c'est affirmer que la société ne relève pas d'une fabrication. Ce concept a aussi l'avantage de souligner la totale interdépendance entre le personnel et le social : la confiance en soi, la confiance en autrui, c'est le même mouvement de l'âme. Elles ne peuvent guère être pensées ni vécues, l'une sans l'autre. Pas de confiance sans fiabilité. Confiance oblige. Je ne peux, autrui ne peut, avoir et garder confiance en moi, si je ne suis pas digne de cette confiance : "régulier", c'est à dire rigoureux, ferme, fidèle à mes engagements, à mon projet, à mes devoirs. Et, tout en accordant spontanément ma confiance à autrui, je ne peux la lui maintenir que s'il s'en montre, lui aussi, digne. On pourrait faire une liste de comportements qui procèdent de la confiance, ou du moins la supposent. La Confiance en soi : il en faut, pour vouloir l'autonomie, prendre des risques, rechercher l'épreuve de ses capacités, accepter de prendre des responsabilités ; pour oser se fier à son propre jugement, au lieu de s'en remettre et se soumettre au jugement d'autrui ; pour affronter la concurrence et même apprécier l'émulation ; pou fonder une famille et vouloir de enfants. La confiance en autrui : elle est nécessaire pour accepter de déléguer, de décentraliser ; tolérer les divergences d'idées, de doctrines, de religion ; savoir travailler en équipe ; rechercher l'association ; éduquer ses enfants dans l'esprit de la confiance et soi. Plus généralement, la confiance dans l'homme : elle facilite l'accueil à l'innovation ; l'affirmation qu'il existe des droits naturels ; la croyance que la solution des problèmes collectifs se trouve dans le mouvement ; que l'homme peut changer, mais aussi rester lui-même dans le changement ; que les contraintes du milieu naturel ne sont pas de droit divin ; que l'homme peut faire mieux que s'y adapter, qu'il est en son pouvoir de les desserrer, de les transformer, d'y échapper ; que la maladie et la malnutrition, "la peste et la famine", peuvent être vaincues ; que le désir d'accéder à la prospérité est sain ; qu'elle n'est pas seulement un bien rare, à la quantité fixe, et qu'elle s'accroît de ce que chacun lui apporte ; que le savoir n'est pas non plus un bien réservé à quelques-uns, ou à quelques catégories de la société ; que chacun en est capable, et y trouvera de quoi améliorer son sort personnel et faire ainsi progresser la société. Confiance en Dieu, enfin : admettre que les hommes, en s'affermissant dans leur dignité et leur bien-être, en exerçant au mieux leur raison, en faisant fructifier leurs talents, ne s'éloignent pas mais - s'il existe - se rapprochent d'un Dieu créateur, bon et juste. Chacune de ces propositions se retourne aisément. On trouverait, dans cette même grille mais inversée, les comportements d'une société de défiance : gageons que si le lecteur interroge sa propre expérience, il y reconnaîtrait bien des traits de notre société. "" fin de la reproduction mot à mot du texte de A. Peyrefitte. On pourrait méditer la parole du Christ, interrogé par les pharisiens sur l'avènement du règne de Dieu : "Le royaume de Dieu ne vient pas à vue d'œil. Et l'on ne dira pas : 'Le voici, ici ou là.' Oui, le royaume de Dieu est en vous". De même le développement ne viendra pas comme un événement extérieur. Que la confiance ait une position centrale, on en verra une confirmation dans le sort que lui fit le Concile de Trente, qui n'y vit qu'orgueil et outrecuidance : cet homme est dangereux qui agit dans la confiance en soi (fiducia) et non dans la soumission à une autorité extérieure. Si le concept de confiance mérite une place d'honneur, celui-ci ne signifie pas qu'il renferme à lui tout seul tout l'éthos, et que celui-ci puisse en être rigoureusement déduit ; l'exercice serait quelque peu artificiel. Le rapport de l'homme à l'argent : une attitude libérée face à l'argent (on pourrait la qualifier de confiante) met, si l'on ose le jeu de mot, de la liquidité dans la société pour commercer, consommer, investir, créer de l'emploi, pratiquer le mécénat etc. pratiquement sans aucune limite. L société d'entreprise et l'extension du salariat : la société de confiance est celle où l'éthos de confiance pénètre à l'intérieur de la société. La prévalence de la relation marchande, bien au-delà du commerce : elle affecte le travail, oriente la production, fait la police de la gestion des entreprises, règle les services etc. ; dans tous ces domaines, l'argent mobilise l'offre et la demande. Mais ce n'est pas lui qui décide. Le marché constate ce qui se passe entre des acteurs libres de leurs moyens, de leurs désirs, de leurs décisions. L'éthos de la confiance est celui 'une société qui croit que cet anti-système est le meilleur. Le marché, avec ses dizaines de millions de centres de décisions autonomes et, chaque année, ses milliards d'actes d'échanges est le grand jeu ordonné de millions de libertés, face à des milliards de sollicitations concurrentes, un immense mouvement d'adaptation, individuelle et collective, à la diversité mouvante de la vie. Ne prétendons pas que ce système est parfait ; reconnaissons simplement qu'il est le plus efficace levier du progrès économique. La combinatoire du développement Nous avons proposé un répertoire de douze critères auxquels on peut reconnaître une société développée ou en voie de développement : la mobilité sociale / l'acceptation et la recherche de la nouveauté / l'homogénéisation de la société / la tolérance aux idées hétérodoxes / le pari sur l'instruction / la recherche d'une organisation politique qui soit perçue comme légitime par le plus grand nombre / L'autonomie de fonctionnement de la sphère économique / une économie qui repose sur la coopération du plus grand nombre / la santé publique / la natalité maîtrisée et responsable / une organisation des ressources alimentaires rationnelle et quotidiennement négociée : un violence maîtrisée par un pouvoir policier et judiciaire considéré comme légitime. Le coût social du développement dans l'histoire ne doit pas être exagéré, mais il ne doit pas être ignoré ; désormais, il ne doit pas être accepté. Marx nous l'a rappelé : "le chemin de l'enfer est pavé de bonnes intentions". Il faut rompre avec la vision éthérée, naïve et angélique du progrès industriel, social, politique et culturel comme allant de soi. Mais non renoncer pour autant à l'exigence d'un développement de l'homme par et pour l'homme. Un possible toujours présent Tels que définis, l'éthos de confiance et la combinatoire du développement ont une valeur universelle. mais leurs statuts sont différents. La combinatoire constate et analyse un phénomène historique qui date des XVII et XVIII siècles. En revanche l'éthos de la confiance est présent dans toute société humaine. La catalyse qui déclenche le développement ne s'est effectuée que par un mélange indébrouillable des circonstances et des permanences, de l'histoire et de l'anthropologie, dans une mise en tension soudaine de l'éthos de la confiance, sous l'effet de la conjoncture où l'événementiel a d'ailleurs sa fort part : la confiance hollandaise s'est exaltée dans la lutte. L'éthos caché Il importe de retrouver, caché derrière le développement, cet éthos de la confiance, le "tiers facteur immatériel" dont la présence ou l'absence, ou plus justement le degré d'activité, valorise ou inhibe les deux facteurs matériels du capital et du travail. On a trop cru que le développement dépendait seulement de ces deux facteurs. Il ne faudrait pas croire que l'éthos de la confiance produira partout les mêmes résultats : d'autres modes de passage au développement que ceux que nous avons connus, d'autres incarnations de l'éthos de la confiance sont possibles. Le Japon en a administré une preuve éclatante : l'imitation a réussi au Japon parce qu'elle a été pratiquée comme une recherche de la perfection, à l'instar de la répétition à l'infini des mêmes gestes ou des mêmes formes artistiques dans le drame lyrique du nô. C'est tout de même un paradoxe de notre époque que le marxisme ait mobilisé tant d'énergies pour imposer ses illusions que les peuples lui aient consenti de si énormes sacrifices, souvent avec un enthousiasme non feint, et que les sociétés de développement se soient montrées incapables de susciter la même adhésion. Quand donc les pays les plus "favorisés" mettront-ils
autant d'énergie que naguère les pays socialistes, à
faire partager à autrui leur credo ?Quand répandront-il les
"faveurs" dont ils ont bénéficié, c'est à
dire les vraies richesses, celles de l'initiative libre, rationnelle et
concurrentielle, celles qui permettent seules de créer durablement
les richesses d'esprit ?
Conclusion - Un combat pour demain Nos sociétés de développement, le risque les menace aussi, si elles méconnaissent l'éthos de confiance qui a sous-tendu leurs progrès. On ne pourrait arrêter le développement sans briser l'énergie qui tient ces sociétés ensemble, et ruiner, justement, leur confiance en elles-mêmes. Dans toute société, confiance et défiance sont présentes et luttent l'une contre l'autre, dans la société et en chacun d'entre ses membres, et toute société a besoin d'un secteur "hiérarchique" où l'éthos de confiance s'efface plus ou moins. Prenons garde, le processus du développement est réversible. Aujourd'hui, on observe que la divergence en Europe fait place à la similitude sur l'idée et le fait du développement et, paradoxalement, celle-ci connaît une crise profonde, à la fois objective et morale, une crise de confiance, où le problème de la répartition des richesses se pose de façon aiguë, non seulement entre pays mais à l'intérieur même des sociétés dites avancées que gangrènent ghettos mafias et sectes : il est urgent de prendre conscience de ce qui fonde et construit un développement harmonieux. Nous pouvons discerner cinq crises Crise de l'Etat et de l'administration : remettons en honneur le principe de subsidiarité ; la compétence de chaque échelon doit être définie selon un repérage clair ; elle doit être dotée des moyens d'exercer, dans la confiance, les missions qui lui auront été confiées. Philippe Auguste, Saint Louis et Philippe le Bel avaient créé un Etat, un droit, une administration centralisée, les trois attributs nécessaire à l'existence d'une nation. Quand vient Louis XIV, les Français, malmenée par cinquante ans d'administration italienne et par les convulsions de la Fronde idéalisent le pouvoir absolu du trône. Cent ans passent et Malesherbes, ministre de Louis XVI, le déplore sans détours en 1772 : "On a travaillé à étouffer en France tout esprit municipal, à éteindre jusqu'aux sentiments des citoyens ; on a interdit la nation et on lui a donné des tuteurs. Cette tendance étatiste, la Révolution la renforce. Aujourd'hui, avec la décentralisation, nous "délocalisons", c'est à dire que nous transférons le cancer administratif de la capitale vers autant de métastases provinciales. On a transféré un pouvoir de décision sans l'assortir des modalités de contrôle appropriées. L'exploitation des marchés publics par les clientèles locales évoque l'administration des provinces de l'Empire par quelques proconsuls aussi gourmands que dénués de scrupules. La vraie subsidiarité n'est pourtant pas un mythe. Mais elle suppose bien plus qu'un attirail juridico-politique : la confiance. Au siècle dernier, un philosophe, économiste et mathématicien considérable Cournot, écrivait : "la confiance est le ressort moral, le ressort de gouvernement, qu'aucun règlement ne peut remplacer. Vainement décentraliserait-on par voie réglementaire, c'est à dire sur le papier : si l'esprit de méfiance, si la jalousie des attributions personnelles, si le goût de certains détails se trouvent chez l'autorité supérieure. Ni argent-idole, ni argent-tabou : il faudra régler nos comptes avec l'argent. Le mobile de l'entrepreneur n'est pas cette "exécrable soif d'or" déplorée par Virgile, mais le succès de l'entreprise elle-même ; le profit joue son rôle d'indicateur. La remoralisation de la vie économique et politique dans nos sociétés passe par cette nécessité : retrouver la confiance dans un juste fonctionnement de l'outil monétaire, ni tabou ni idole. Servir Dieu, c'est refuser Mammon, l'idole, mais c'est aussi être gérant. L'homme est gérant de ce qui lui a été confié - la création, les biens de la nature, et ceux de la société, au nombre desquels l'argent joue un rôle essentiel. La religion de Jésus libère les forces d'émancipation et de vitalité et voue aux ténèbres le serviteur qui n'a pas fait fructifier l'argent à lui confié. Le berceau de l'avenir Pour croître, il faut croire : mais en quoi ? En nous-mêmes et en notre avenir. Et d'abord au renouvellement des générations. En vain chercherait-on dans toute l'histoire de l'humanité, un seul exemple de développement économique et social, sur fond de régression démographique. Dans un pays qui a déjà effectué son décollage économique, l'accroissement de la jeunesse stimule l'activité et renouvelle production et consommation, selon une relance naturelle. Jamais les "jeunes" n'ont été aussi peu nombreux, proportionnellement. Mais jamais ils n'ont été aussi nombreux à être exclus du monde du travail. Il y a un lien entre ces deux seuils de détresse. Menaces sur l'entreprise L'entreprise se trouve chargée de responsabilités sociales qui ne sont pas les siennes, retour inattendu vers un ancien paternalisme tellement décrié. Elle se trouve donc soumise à des normes de plus en plus nombreuses qui entravent sa capacité d'innover, de réagir, d'agir. Briseurs de machines, canuts de Lyon ; le partage du travail Tout aussi grave est une croyance qui tend à s'installer : que l'industrie, après avoir donné du travail à de si grandes masses d'hommes et de femmes, le leur enlève. Derrière l'industrie, c'est le progrès technologique que la défiance atteint. Quand l'Occident en vient à douter de la vertu créatrice de l'innovation, il entre en régression. Certes, le progrès technique détruit des emplois ; mais les pays qui souffrent le plus sont ceux qui ont raté le train des nouvelles industries créées autour de nouvelles technologies. Evoquer un "partage du travail", c'est se placer dans une hypothèse fixiste ; le contraire même de l'esprit de développement, l'éternelle erreur du "jeu à somme nulle". Se battre pour le "maintien d'emplois", c'est mener un combat défensif au lieu d'attaquer. Il n'y a pas d'autre réponse que d'aller toujours plus loin sur la voie du développement - sans lui assigner de limites a priori. Pas d'autre issue que de sur-développer la société de confiance. Vouloir le développement Il n'y a pas de "droits acquis" dans une société de développement ; et surtout il ne doit pas s'y installer une mentalité de droits acquis. Le développement a été, est, sera un combat. Combat intérieur, en chacun d'entre nous, pour substituer l'énergie à la résignation, l'invention à la routine. Combat au sein de la société pour que dans les institutions et dans ses acteurs, les forces de la confiance l'emportent, à chaque niveau, sur celles de la défiance. Une société d'entreprise ne sera pas faite que d'entreprenants. Mais c'est une société où ceux qui ont le pouvoir de décider, de créer, d'enseigner, de juger adhèrent dans leur grande majorité aux comportements qui font une société de développement. Nous en sommes encore loin, très loin. C'est pourquoi, mais lecteur, si j'ai pu vous communiquer
un peu plus de confiance en la confiance, ne refermez pas ce livre comme
une consommateur satisfait. Parlez, écrivez, agissez.
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