Henri Prévot
17 septembre 2002
Forum confiance Notes de lecture de "Trust Within Reason" - "La confiance au sein de la raison" de Martin Hollis (1998) Le texte qui suit est formé essentiellement
d'extraits du livre de Martin Hollis (de 163 pages ; la traduction est
libre). Il a pour ambition de rendre compte du mouvement des idées,
mais ne peut pas refléter la richesse de cet ouvrage qui trace de
manière très pédagogique un tableau passionnant des
relations entre la raison et la confiance, c'est à dire entre l'idée
que les philosophes se font de la raison depuis les Lumières et
la réalité humaine et historique de nos sociétés.
En remontant à la racine non
seulement des raisonnements mais aussi, si l'on ose dire, de ce qui les
précède, l'auteur montre que pour pouvoir rendre compte de
la confiance, "le lien de la société" comme dit Locke, il
faut singulièrement remettre en question la notion de la raison
qui est aujourd'hui dominante. Ce faisant, il montre les limites d'une
vision "économique" de la société, judicieuse sans
doute dans certains secteurs de l'activité humaine, mais tout à
fait insuffisante donc pernicieuse dans d'autres secteurs que l'on peut
considérer comme vitaux pour l'homme et pour les sociétés.
Introduction : pour davantage de confiance, faut-il plus de raison ou moins de raison ? John Locke a déclaré que la confiance est le lien de la société (trust is the bond of society), le vinculum societatis. C'est en effet l'expérience quotidienne. Bien que la confiance soit une évidence, c'est aussi quelque chose d'exaspérant. Locke rend compte de la confiance en invoquant une "règle de morale (morals) ou loi de la nature" édictée de façon divine, qui nous rend dignes de confiance quand nous agissons en conformité avec elle. Voyons en quoi cela s'accorde ou non avec notre nature rationnelle. Comme la philosophie moderne souscrit à la perspective qu'ont les Lumières de la raison et de la nature, de la connaissance et de la réalité, ne devons rendre compte de la confiance de façon plus profane. Ce qui n'est pas sans difficulté. La difficulté pourrait venir de la lumière, surtout si nous élaborons la raison pratique comme une rationalité instrumentale ou "économique". D'un autre côté, la difficulté pourrait venir de ce que le lien de la société défie la raison de toutes façons. Cette idée est particulièrement gênante, étant donnée la crainte contemporaine que les liens de la société libérale ne se fragilisent. Par là je ne pense pas seulement à l'augmentation de la délinquance mais aussi à la crainte diffuse que l'évolution de la société est en train d'éroder le sentiment de confiance et d'appartenance, de sorte que les gens deviennent aveugles aux besoins des autres et moins désireux de contribuer au bien commun (common weal). Si ces craintes sont fondées, deux hypothèses. La fragilité de la confiance viendrait soit du fait que les gens deviennent trop rationnels, soit qu'ils ne le seraient pas assez. Fukuyama dans " Trust : the Social Virtues " et the " Creation of Prosperity ", oppose les sociétés où il existe une "communauté culturelle" et celles qui manquent de "capital culturel", ces dernière étant en particulier celles que la rationalité économique a tellement pénétrées qu'elles ne peuvent pas tirer parti des possibilités créées par leur rationalité : "Si l'on veut que la démocratie et le capitalisme fonctionnent, ils doivent coexister avec certaines pratiques (habits) prémodernes qui consolident leur propre fonctionnement." Nous avons besoin des deux et la prospérité dépend de l'équilibre entre les deux. Cette façon d'interpréter le lien de la société est de mauvais augure, pourtant. S'il en est ainsi, il n'est pas surprenant de trouver que la confiance devient fragile, ce qui n'est pas la façon de garder au beau fixe son moral de philosophe à la fin de ce siècle tumultueux. La confiance est un sujet énorme. Le cœur de la question est ceci : comment est-elle possible, étant donné ce que Kant appelle "la socialité de l'homme asocial" ? Ce livre demande ce que la raison peut nous dire des bases de la confiance. Par " raison " j'entends à la fois une large idée des Lumières selon laquelle nous avons une capacité de raisonner en théorie et en pratique qui nous guide dans ce que nous croyons et faisons, et une acception plus précise de cette capacité qu'il vaut mieux appeler "rationalité". C'est la notion instrumentale qui est au cœur de la théorie rationnelle des choix, de la théorie des jeux et d'une approche "économique" du comportement humain. La raison (ou la rationalité) éclaire-t-elle le monde moderne ou mine-t-elle la confiance qui le rend possible ? Voilà mon sujet. Apparemment, il arrive que la raison nous enjoigne de jouer le jeu de la vie sociale d'une façon qui fait de nous tous des perdants. Cela arrive lorsque l'on fait de la confiance une affaire d'intérêt personnel. E effet, si plausible qu'elle paraisse, cette conception détruit le lien de la société en remettant en question l'utilité des vertus sociales comme le sens de l'intérêt général, le sens du voisinage, l'honneur, la bienséance et, en un mot, la réciprocité. Ces notions sont-elles des vertus morales ? La réponse est négative pour deux raisons. D'une part, elles ne sont pas assez abstraites pour être clairement universelles ; d'autre part ce qu'elles exigent ni pas assez incontestable. Mais avec une idée différente de la raison pratique, plus profonde que la prudence et plus chargée moralement, nous trouverons que la lumière de la raison éclaire le lien de la société, après tout. Pour cela le philosophe doit s'aventurer dans les rangs des théoriciens des questions sociales beaucoup plus experts que lui. Mais je ne suis pas un partisan de la division du travail. La séparation entre philosophie et sciences sociales est fluide, peut-être purement artificielle car nous appartenons à un monde qui change lorsque l'on prend conscience que les limites intellectuelles changent. En demandant ce que serait un monde où la confiance prospère à l'intérieur de la raison, nous aidons ou nous mettons des obstacles à sa construction. Les philosophes du 18 ème siècle étaient sûrs que la "vérité" était en mesure de porter un jugement sur les liens sociaux et sur les obligations ; il s'agissait je pense d'une vérité scientifique même si les sciences sociales étaient encore trop jeunes pour en être capables. Comme l'écrit Condorcet "la vérité, la vertu et le bonheur sont liés ensemble par une chaîne incassable" (Esquisse d'un tableau historique). Depuis, les sciences sociales ont certainement accru le pouvoir et le champ de la raison ; mais remarquez qu'elles en ont aussi plus ou moins fait profiter des tyrans comme Hitler ou Staline dont les machineries officielles ont usé de la vérité pour détruire les vertus et le bonheur. Le risque que courent les Lumières est que, en ne concédant rien à une nature humaine qui est irrémédiablement imparfaite, elles démantèlent de vieilles défenses contre le péché originel et laissent les démons reprendre le contrôle. Revenons à la confiance. Nous pouvons provisoirement distinguer deux sortes de confiance - savoir s'il faut vraiment les distinguer, nous le verrons plus tard. Premièrement : nous prédisons qu'un autre fera telle action comme je fais confiance à mon pommier, sûr qu'il produira des pommes et non des prunes. De la même façon, je fais confiance à mon chien en étant à peu près sûr qu'il aboiera quand un intrus se présentera. Deuxièmement, nous faisons confiance à quelqu'un en pensant qu'il fera ce qui est juste (right). Certes, je prédis que vous me rendrez le livre que je vous ai prêté ; mais encore j'ai le droit de recevoir ce livre en retour et vous êtes en faute si vous ne me le rendez pas. Il y a donc un lien entre nous. Les obligations "normatives" ont une saveur morale que n'ont pas les simples prédictions. On attend de vous que vous vous conformiez à une morale (vue comme universelle) et aussi à des normes sociales. Mais, entre les deux, y a-t-il une différence ? En tous cas il y a une différence de fond selon qu'intervient ou non un aspect "normatif". Un exemple : les fonctionnaires ne sont pas accessibles à la corruption ; la prédiction pure s'accorde alors à la prédiction normative ; mais dans certains cas, il est prévisible que quelques fonctionnaires le sont. Max Weber définit une action sociale comme "une action qui tient compte de la conduite des autres et est orientée en conséquence". Une décision sera stratégique si ce que j'attends (au sens de prédiction) de vous dépend de la façon dont je pense que vous prévoyez ce que je vais faire. La confiance est nécessaire mais en quel sens ? La simple prévision ? C'est en effet suffisant pour une simple coordination ; inutile ici de parler de confiance. Il suffit de se dire que l'autre est "rationnel", c'est à dire qu'il agit pour atteindre son but. Savoir si finalement il y a une différence entre une confiance qui repose sur la prévision et une confiance qui se réfère à des normes n'est pas évident. Les deux peuvent coexister. La première me force de vous faire confiance, la seconde me donne droit à votre confiance. Les gens n'obéissent pas aux normes seulement par prudence et les motifs de l'action fondés sur la reconnaissance mutuelle de qualités morales a un effet sur la descriptions des actions réalisées. Avoir confiance que vous suivrez votre propre intérêt est une chose et avoir confiance que vous répondrez à vos obligations en est une autre. La première forme de confiance n'a rien à voir avec le lien de la société car celui-ci implique que la confiance des uns n'exploite pas la confiance des autres. Cela conduit à s'interroger sur le véritable sens du mot "rationnel". Cela ne permet pas, pour le moment, de dire si le fait que je m'attends à quelque chose a une signification qui permette d'unifier les sciences naturelles et sociales. La Piste des Lumières - un jeu qui servira de fil conducteur tout au long du livre ou comment la rationalité empêche d’atteindre ensemble une situation optimale. Deux personnages, parangons de rationalité, n'agissent que dans le sens de leur intérêt et chacun sait qu'il en est ainsi de l'autre. Ce sont Adam et Eve. Ils vont s'attaquer à la Piste des Lumières. Celle-ci se trouve dans un désert. Elle est jalonnée de six pubs de qualité différente. Adam et Eve ont caractérisé leurs préférences pour ces six pubs par une note de 0 à 5. Ils ont convenu de cheminer ensemble et qu'à chaque pub, l'un des deux décide, alternativement, de s'y arrêter ou de continuer. Le premier à décider est Adam. Les préférences d'Adam sont, dans l'ordre, les suivantes : 1, 0, 3, 2, 5, 4 et celles d'Eve : 0, 2, 1, 4, 3, 5. Adam connaît les préférences d'Eve et réciproquement. La question est celle-ci : jusqu'à quel pub Adam et Ave marcheront-ils ? Si Adam n'est concerné que par ce que lui aime, et de même pour Eve, on s'aperçoit qu'Adam arrêtera la marche dès le premier pub ; c'est ce qui est rationnel avec ces hypothèses. En effet supposant qu'ils arrivent à l'avant dernier pub ; c'est alors à Adam de choisir ; pourquoi irait-il plus loin ? Eve donc le prévoit ; elle préférera s'arrêter au pub précédent (qui la satisfait à hauteur de 4 au lieu de 3). Ce que, bien sûr, prévoit Adam ; il préférera s'arrêter au 3 ème et ainsi de suite. On n'a pas supposé qu'Adam et Eve sont des égoïstes ; on a supposé que leur choix sont décidés en fonction de leurs préférences individuelles seulement ; ces préférence peuvent avoir de fortes composantes altruistes. Donc Adam s'arrête au premier. Eve pourrait lui promettre de ne pas s'arrêter au second. Adam ne peut pas la croire car il sait qu'elle est rationnelle et la rationalité l'empêchera de poursuivre au-delà de la seconde. L'hypothèse que chacun est guidé seulement par son propre intérêt a été formulée notamment par Edgeworth. Il pense qu'elle est vérifiée dans le commerce mais qu'elle est moins applicable au marché du travail et à d'autres activités humaines. Mais d'autres chercheurs estiment que c'est une vérité fondamentale et universelle que l'on peut traduire par une approche "économique" : Becker : " tout comportement humain peut être vu comme celui d'acteurs qui maximisent leur satisfaction (utility) à partir d'un jeu stabilisé de préférences", et cela est cohérent avec de nombreuses motivations y compris l'altruisme le plus sincère. On retrouve là le paradoxe des Lumières, à un niveau d'abstraction où la rationalité s'est séparée de la psychologie. On en arrive au point où les "préférences" seraient le nouveau nom des passions. Pour parvenir à ôter toute forme de psychologie de la théorie, un choix "rationnel" deviendra un choix compatible avec les autres choix, selon un modèle que l'on appelle ordre de préférences. Une des conséquences est de dispenser la théorie d'avoir à expliquer les choix. Inversement, si le modèle est explicatif, il faut regarder les préférences comme une expression des désirs mise en forme par des "croyances" (traduction standard de belief, notion, dont on ne donnera pas ici la définition axiomatique, qui regroupe des choses très différentes, perception d'une probabilité, connaissances, éléments relevant de la foi). La psychologie peut rester schématique mais elle ne peut être exclue tout à fait. En attendant, même les versions qui ont le moins d'implications supposent que l'action est guidée par la façon dont l'acteur classes ses conséquences. On peut discuter de ce que l'on inclut dans les conséquences, mais on ne peut pas douter que seules les conséquences interviennent dans la décision. Toutes les façons de concevoir la rationalité ont cela de commun. Cette hypothèse va très profond comme on le verra. Nous verrons aussi que la présomption d'individualisme est profondément ancrée. Adam et Eve sont au fond des individus séparés et non pas, par exemple, de façon irréductible, un couple, une équipe ou un corps collectif. Peut-on concevoir un égoïsme à la première personne du pluriel ? Ce n'est pas a priori absurde, mais ce n'est pas une idée très répandue dans les théories rationnelles et stratégiques des choix. L'égoïsme méthodologique tantôt apparaît et tantôt disparaît. Mais il est au fond toujours là, dans le fait que l'action résulte des désirs et des croyances, des préférences, de l'information et du mode de réaction de l'acteur (individuel). Et c'est assez pour que se pose le problème de la confiance. Chacun de nous est un chercheur de bonne affaire. Il ne peut pas résister à l'appel d'une meilleure rétribution marginale, même si c'est en contrevenant à une promesse faite antérieurement. Mais alors, comment la vie sociale est-elle possible ? Elle dépend de la confiance, et en particulier de la confiance que les promesses seront tenues - ce qui suppose évidemment qu'elle sont tenues même par celui qui trouverait son avantage à ne pas les tenir. On retrouve là une difficulté que Nietzche indique par cette jolie question : "Nourrir en son sein un animal capable de promesse - n'est-ce pas la tâche paradoxale que la nature s'est fixée avec le genre humain, le problème spécifique du genre humain ?" Plus le lien de la confiance est fort, plus la société progresse ; plus elle progresse, plus ses membres sont rationnels et plus ils mènent leurs affaires avec les autres de façon instrumentale ; et plus ils agissent ainsi, moins on peut leur faire confiance. Revenons à la Piste de Lumières : elle pose un problème bien connu en théorie des jeux, celui du "mille pattes" - expression dérivée de la forme du schéma qui le représente (voir plus loin, page 9). La logique qui semble empêcher de trouver un intérêt mutuel dans la coopération est connue comme l'induction rétroactive , et la question est de savoir s'il est possible de lui résister, au moins lorsque le jeu est joué à plusieurs reprises. La réponse n'est pas évidente car les règles standard ne sont peut-être pas parfaitement claires en ce qui concerne les relations entre rationalité, préférences et intérêt personnel. Cela nous conduit à une question plus large sur le champ et les limites de la théorie des choix rationnels et celle des jeux. Par exemple la notion de raison pratique incluse dans "agent rationnel" est-elle une idéalisation ou une déformation de celle qui accompagne le modèle qui explique l'action par une combinaison de désir et croyances ? Plus largement, il s'agit de savoir si l'on peut expliquer la confiance "au sein de" la raison ; plusieurs réponses classiques ont été données, qui seront examinées. D'abord nous essaierons une idée moins simpliste de la théorie des choix rationnels et stratégiques puis nous rappellerons que le modèle d'action désir/croyances est de toutes façons plus large que n'importe quelle théorie formelle de la décision. La raison, définie instrumentalement, a plusieurs tours dans son sac. Elle peut même laisser tomber l'hypothèse naturaliste qui suppose que la nature humaine est une figure complexe de l'ordre naturel qui modèle les sciences morales et politiques sur les sciences naturelles. Quoi qu'il en soit, le point crucial est qu'Adam et Eve n'arriveront au bout de la Piste que s'ils sont capables de promettre. Le problème général de la confiance est celui d'identifier le lien de la société, de spécifier ce qui le renforce ou le fragilise puis de dessiner les institutions et les politiques en conséquence. Ce problème a-t-il une solution qui console le philosophe de tous les crimes, erreurs et injustices qui polluent encore la terre ? Oui sans doute si la solution se trouve dans la raison. Jusqu'ici je n'ai offert qu'une définition assez lâche et générale de la rationalité et une mise en scène très artificielle pour la préciser. Le prochain chapitre essaie quelques chemins pour rapprocher tout cela. Chapitre 2 : Les périls de la prudence Tout d'abord, on commencera par une façon simple de traiter la question comme la poursuite de n'importe quel but d'une façon instrumentale avec ou sans le postulat que les questions concernant les buts sont simples elles aussi. Cela ne marchera pas si les fins sont ambiguës. Il y a trois possibilités. Ou bien, premièrement, chacun de nous fait comme il pense que c'est le mieux pour lui, à condition que ce qu'il fait convienne à nous tous. Mais il peut y avoir des tensions entre ce qui est bon pour chacun et ce qui est bon pour tous. Alors, deuxièmement, quelque chose d'autre est nécessaire. Ce peut être que les buts d'une personne rationnelle doivent être moraux en un sens tel que notre intérêt individuel est subordonné à l'intérêt de l'humanité en général. La confiance est le signe que nous sommes assez rationnels pour l'accepter. Ou bien, troisièmement, nous avons besoin de buts plus consistants qui ne peuvent pas être tous issus d'une réflexion sur notre intérêt personnel. Dans ce chapitre, nous donnons la parole à la théorie des jeux en commençant par les tentatives de Hobbes et Hume. Elle bute sur une difficulté que les sophistications techniques ne permettent pas de surmonter, une autoréférence : cela ressort des réflexions sur le schéma précis de Bentham et des tentatives ultérieures de se passer de ce qu'il y restait de psychologie. L'induction rétroactive n'est pas plus efficace si on lui donne la possibilité de jouer à plusieurs reprises. Les chapitres 4 et 5 reviennent à Hume qui cherchait un "remède dans le jugement et la compréhension" et progressent avec A. Smith jusqu'à la solution morale de E. Kant. Cela trace un cadre historique aux théoriciens du contrat social pour qui acteur rationnel équivaut à acteur autonome, mais en définitive, sans résultat. Une solution morale en effet est trop inconditionnelle. Alors, le lien de la société viendrait-il de notre capacité à penser collectivement ? Le chapitre 7 rejette la suggestion faite par Lewis et, dans une perspective différente, par Schelling et insiste pour que nous essayions un vigoureux changement de cap vers un point de vue collectif. Cela suppose une réflexion sur la prévalence des différentes conceptions de la personne et peut-être de l'équipe (chapitre 6), ce qui nous conduit loin des Lumières. Le chapitre 8 pense que la solution peut être trouvée en distinguant une réciprocité personnelle de la réciprocité générale requise par les Lumières. Cela fait appel à ce que Rousseau appelle "une changement remarquable de l'humanité" et se présente aux libéraux comme un dilemme. Vont-ils adhérer à l'idée de Condorcet que "la vérité, la vertu et le bonheur forment une chaîne incassable" ou en rester à la distinction contemporaine entre valeurs procédurales et valeurs substantives ? La seconde attitude n'a pas grand sens, comme nous le montrerons ; la première semble laisser à l'ingénieur social le soin de dicter la vérité sur ce que nous devrions faire. La question est de savoir si l'on peut trouver cet ingénieur social en remarquant que la vérité dans les affaires humaines est, pour partie, une construction. Encore faut-il qu'il ne soit pas complètement seul. Et l'histoire s'achève en décrivant cette tension qu'il essaie de résoudre. S'il y réussit, la confiance sera renforcée en étendant l'empire de la raison et non en le limitant. Jadis science et Bible étaient en harmonie ; la raison posait une question unique sur les causes, les fonctions, les finalités, le sens des choses. Avec la révolution scientifique, le monde est devenu comme une horloge. Plus besoin de rechercher de finalités. La séparation entre comment et pourquoi, entre questions morales et scientifiques n'a jamais été totale ou acceptée par tous. Tout le monde a vu le problème et on pensé qu'il était soluble, comme Hobbes : "la raison est l'allure, le progrès de la science sont la direction et le bénéfice pour l'humanité le but". Analytiquement, je pense que le problème a été déjà posé et exploré à la fin du 18 ème siècle. Nous le verrons avec Hobbes, Hume, Smith, Kant et Rousseau. La peur – avec Hobbes et le Léviathan Les agents rationnels décident en regardant l'avenir et en ne tenant compte que de ce qui les touche personnellement. Ce qui apparaît comme le résultat d'une action collective n'est que la somme de leurs choix individuels. Qualifions ces agents de prudents car ils décident à chaque instant en fonction du futur. Mais le choix rationnel de chacun peut conduire à obtenir moins qu'il n'est physiquement possible. Le remède évident est d'introduire des sanctions. J'appelle cela la peur. D. Hume fait appel à la sympathie mais l'un et l'autre font bien de nous des égoïstes guidés par notre seul intérêt personnel. Smith, avec Hume lui-même invoquent "l'impartialité". Mais même s'il est prudent d'être impartial, E. Kant nous dit que nous sommes alors sur le terrain de la moralité et que nous avons besoin d'une idée profondément différente de la raison pratique pour rejoindre la notion de devoir. Voilà donc quatre façons de rendre compte de la nature individualiste de l'homme. Et pour qui refuse l'individualisme, il y a aussi Rousseau. A eux cinq ils offrent toutes les options disponibles pour traiter du problème de la conscience d'une façon analytique. Hobbes écrivit le Léviathan en 1651 après la guerre civile d'Angleterre, terrible leçon sur l'effondrement de la confiance. Fondamentalement nous regardons seulement ce qui nous concerne directement et nous devenons ennemis dès que vous et moi voulons la même chose sans pouvoir l'obtenir tous les deux à la fois, ce qui donne naissance à trois causes de querelles : la compétition en cas de pénurie, la défiance mutuelle, la "gloire" ou, en gros, l'obsession du statut, nourrie par le sentiment que nous ne sommes pas considérés à notre juste valeur. Tel est l'état de nature. La seule façon de s'en sortir et de s'accorder tous pour créer un pouvoir qui garde tout sous l'empire de la crainte ("a power to keep all in awe"). Ce Léviathan est appelé par Hobbes Bien commun ou Etat ou civitas ; en tous cas, ce n'est qu'un homme artificiel. Il a le monopole légitime de la force pour nous protéger et faire en sorte que nos futures conventions soient effectivement mises en œuvre car "des conventions sans l'épée ne sont que des mots" (chapitre 17). La peur est la clé pour que règne la confiance. Ainsi, nous avons intérêt à former un club, chacun se privant de la possibilité de nuire à l'autre pour obtenir, en échange, une protection contre les agressions de l'autre. Mais il arrive souvent que cela ne marche pas car la peur de la police (même augmentée de la peur de perdre sa réputation) ne sera pas assez forte pour compenser l'avantage que je peux trouver à enfreindre les règles. Cela arrive plus souvent lorsque nous sommes invisibles les uns pour les autres. Par ailleurs, aujourd'hui Léviathan est fort loin d'être un homme mais un énorme appareil d'Etat et si Hobbes a raison sur la nature humaine, les agents de l'Etat ont les mêmes motivations que nous autres. Quis custodiet ipsos custodes ? L'Etat, qui prétend suppléer aux défaillances du marché, offre à ses agents un marché possible en beaucoup de ses activités. Là où il est défaillant, ce marché est repris par d'autres, comme la Mafia. Mais les sanctions ne feront pas de nous des animaux capables de promettre si cela veut dire tenir nos promesses même lorsque cela serait payant de ne pas les tenir. Hoobes, dans les derniers chapitres de son livre, essaie de s'en tirer en disant que nous acquérons le sens de nos devoirs vis à vis du souverain et, de là, vis à vis des autres. Guère convaincant. Cela n'empêche qu'il est le fondateur de la science moderne de l'action rationnelle qu'il a ainsi définie : elle a comme objet de satisfaire les désirs de l'acteur ; pour cela elle suit le indications d'un raisonnement pratique appliqué aux conséquences des différentes actions alternatives possibles. Hobbes reconnaît lui-même le défaut de sa théorie : la vertu s'enfuit dès lors qu'elle ne va pas dans le sens de l'intérêt. Comme les occasions où la peur ne suffit pas et comme aucun chasseur de bonne affaire ne peut résister à une bonne affaire, l'approche de Hobbes se tire joyeusement une balle dans le pied. Hobbes le dit au chapitre XIV : en l'absence d'un pouvoir qui s'impose à tous to keep the parties in awe, les conventions de confiance mutuelle ne sont que du vent : "les liens créés par les mots sont trop faibles pour brider l'ambition, l'avarice, la colère et les autres passions humaines". Et nous ne le suivrons pas quand il emploie le mot de confiance dans les cas où s'exerce ce pouvoir. La confiance est autre chose. Peut-être Adam et Eve devraient-ils être plus prudents dans le choix de leurs relations. Pourquoi en rester à l'idée que Hobbes se fait de la nature humaine ? David Hume offre une autre vision qui mêle l'amour de soi (self-love) à des passions plus aimables, notamment la sympathie, c'est à dire le sentiment de camaraderie (fellow-feeling), le second étant aussi fondamental que le premier. Comme Hobbes, Hume suppose que la nature humaine est universelle, ce qui appelle à ses yeux une science de l'homme avec des applications pratiques. Cela pose une question sur laquelle on reviendra : n'existe-t-il pas des facteurs sociaux, indépendants de la psychologie et cruciaux pour expliquer le comportement humain, par exemple le caractère national ? N'interviennent-ils pas aussi dans la formation des passions ? Les bébés naissent-ils avec le (même) sens du service public ? Le poids respectif de l'amour de soi et de la sympathie diffère d'un homme à l'autre, en fonction de quoi ? En fait, la question de l'existence d'une nature humaine universelle relève de la métaphysique plus que de l'observation. Et rien ne nous dit que la sympathie sera plus forte que les passions énumérées par Hobbes. Pour Hume, les passions sont moteur de l'action ; la raison indique les résultats probables d'une action. "La raison ne peut être le moteur d'aucune action de la volonté… La raison est, et ne doit (ought) être que l'esclave des passions et ne peut prétendre à aucun autre office que de les servir et de leur obéir". Le conseil donné par la raison pourra exciter certaines passions et en calmer d’autres, ce qui aura un effet, mécanique, sur l'action effective. Pour représenter sa philosophie, nous pouvons invoquer le modèle d'action dit communément "désir/croyances" (desire/belief) qui dissocie la raison pratique entre désir et croyances. Là, seul le désir est moteur, les croyances donnant un conseil. On peut aussi rapprocher le modèle de Hume du modèle "économique" standard en voyant dans le "désir" les préférences et dans les "croyances" l'information et le calcul. Mais dans notre Piste des Lumières, tenir compte de la sympathie ne change pas grand chose; en effet, si la sympathie entre en jeu, les "préférences" indiquées la prennent en compte : Adam et Eve sont toujours bloqués au premier pub. Les passions qui incitent à la coopération fonctionnent de la même façon que les autres en amenant l'acteur à agir pour les satisfaire. Il ne rendent pas Adam et Eve davantage dignes de confiance dans les situations où la confiance repose sur le fait que chacun croit (a la croyance) que l'autre va agir d’une façon qui ne maximise pas sa satisfaction. Si les passions ne sont servies que par la raison et si seules les passions sont le moteur, les agents rationnels ne nourriront pas de telles croyances car ils savent que les agents rationnels ne font jamais d'actes contraire à leur "fonction d'utilité" - c'est à dire qui ne tendent pas à maximiser leur satisfaction. Hume reconnaît qu'il y a un problème et donne l'exemple suivant : supposant deux agriculteurs ; ils doivent entrer leurs récoltes dans les deux jours, sous peine qu'elles soient détruites ; ni l'un ni l'autre ne peut la rentrer seule, même en deux jours ; à deux il leur faut un jour pour chaque récolte. Que feront les deux agriculteurs rationnels et pris l'un pour l'autre d'un sentiment de camaraderie ? Rien ; et les deux récoltes seront perdues. Certes, on peut "faire confiance" à un homme rationnel et aimable, mais dans le sens où l'on fait confiance à une horloge, avec le sens prédictif de "confiance", non le sens "normatif". Hume voit bien que nos passions ne sont pas "impartiales" entre nous et les autres, et, par extension, qu'elles ne sont pas impartiales entre ceux qui nous sont proches ou chers et les autres. Pour Hume, cette impartialité, conduit à ce qu'il appelle "les vertus naturelles" et est un trait de notre "moralité naturelle". Pourtant, les société ne fonctionnent que si les gens se comportent quelquefois de façon impartiale ; c'est pourquoi nous avons les règles de propriété et la justice, "vertus artificielles", selon Hume. La sympathie ne suffit donc pas à venir à bout du problème de la confiance entre agents rationnels. Si nous n'y parvenons pas, c'est peut-être que notre acteur rationnel est trop simple. Dans le chapitre suivant, on étudie le cas où les relations entre acteurs ne sont pas isolées mais répétées et où intervient la réputation de chacun ; mais le problème restera entier. Chapitre 3 : La piqûre du mille pattes Pour Condorcet, les progrès de la science morale et politique passent par une meilleure connaissance du fonctionnement de l'être humain et par le développement d'une "mathématique sociale" technique et précise. Ses héritiers d'aujourd'hui mettent toute leur foi dans une théorie de l'"utilité" escomptée ("utilité", mot standard souvent employé avec le sens de satisfaction) qui incorpore une conception schématique et universelle de la nature humaine, d'une façon conforme à la théorie des choix rationnels, incluant la théorie des jeux, en un tout qui resplendit de technicité et de précision. Certes, la théorie travaille non sur la réalité mais sur un type idéal et il se peut que les écarts entre la réalité et le type étudié en rendent les conclusions inapplicables. Néanmoins, le raisonnement théorique vaut d'être analysé. Les agents rationnels idéaux ont trois caractères fondamentaux - Une information parfaite : Sur notre Piste des Lumières, Adam a des croyances sur tout ce qu'il est utile de savoir et sait que celles-ci sont exactes. Cela implique-t-il que les informations ont la force de l'évidence et sont cohérentes ? Quelles relations avec les diverses théories de la connaissance ? Cela reste dans le vague. Quoi qu'il en soit, il est sûr qu'Adam a ce qu'il faut pour calculer les espérances mathématiques de satisfaction dans toutes les hypothèses imaginables (pour cela il calcule le produit de la satisfaction par la probabilité). Passons sur le fait que les philosophes peuvent s'interroger sur l'assimilation de l'incertain probabilisable avec le risque en général. Mais on peut s’interroger sur les effets d’une inévitable régression à l’infini : mon action dépend de la probabilité que je prête aux actions des autres, celles-ci dépendant de la probabilité que chacun prête à mon action. Pour éviter le difficulté, la théorie suppose que chacun sait ce que les autres savent ; ce savoir commun de rationalité (common knowledge of rationality) est une condition curieuse si l'on croit que les personnes réelles sont toujours quelque peu opaques les unes aux autres et l'on peut se demander si c'est même cohérent. Mais c'est assez plausible comme moyen d'isoler l'élément stratégique qui intervient dans les jeux entre acteurs rationnels. - Des préférences totalement ordonnées : cela n'implique rien sur les motivations de ces préférences. La question se pose pourtant de savoir s'il s'agit de préférences établies "après mûres réflexions" ; en tous cas, on ne remet pas en cause les motivations réelles des agents. - La capacité de faire des calculs sans erreurs : pourquoi pas, dans un modèle théorique ? Mais dans notre Piste des Lumières, Adam et Eve sont bloqués parce que le calcul est trop simple et non parce qu'il serait trop compliqué. Avec les hypothèses précédentes, le calcul est toujours possible. Trois façons de voir la psychologie morale - La première façon de voir est que la nature humain est universelle ; cela est clairement affirmé par Hobbes ; Hume lui apporte quelques nuances mais sans le remettre en cause. D'autres philosophes des Lumières tiennent que l'homme est universel non seulement dans son essence et sa capacité de raisonnement pratique, mais aussi dans ses capacités morales. - La deuxième façon de voir apporte la garantie que la raison peut concilier les passions et ainsi pave la voie qui conduit à la théorie des choix rationnels et à la théorie des jeux. Bentham est, parmi les premiers auteurs, celui qui l'a exposée de la façon la plus claire. Pour lui, toute passion est la source de douleurs et de plaisirs, ce qui permet de mesurer leur utilité puisque augmenter le bénéfice, l'avantage, le plaisir, le bien, le bonheur ou diminuer la douleur, le mal etc., tout cela revient à une seule et même chose, qui peut se mesurer ; Bentham propose une unité de mesure commune, l'"util". Ce raisonnement s'applique à une personne individuelle ou à une communauté. Ses successeurs émettent un doute pourtant sur la commensuralité de toutes les satisfactions, tel J.S. Mill, qui distingue les "plaisirs inférieurs" et les "plaisirs supérieurs". Alors, ils s'en tirent en limitant l'application de la théorie à "la partie inférieure des sentiments" comme dit Jevons. Ce second point de vue a néanmoins, comme le premier, l'idée que la nature humaine est universelle et que la psychologie morale est la source d'une force motrice. Mais tout cela n'empêche pas qu'Adam et Eve risquent bien d'être bloqués au premier pub. C'est pourquoi d'autres ont préféré s'éloigner de ces eaux dangereuses. - La troisième façon de voir considère que la psychologie morale substantielle est une erreur. Elle essaie d'estomper les flux psychiques jusqu'à faire disparaître toute psychologie pour laisser seule une logique de préférences totalement ordonnées. Pareto est le pionnier de cette démarche. Les gens font ce qu'ils préfèrent faire de sorte que leurs préférences deviennent un fait d'observation et non de psychologie ou autre. Alors, selon lui, "la théorie acquiert la rigueur de la mécanique rationnelle ; elle déduit ses résultats de l'expérience sans y introduire aucune entité métaphysique". Ramsey, Samuelson, Von Neuman, Morgenstern ont illustré, complété, étendu l'approche de Pareto. De même Léonard Savage, dans un contexte d'incertitude ; il va jusqu'à dire que peu importent les motivations car l'acteur se comporte comme si son jeu de préférences était celui qui, rationnellement, le conduirait à l'action qui fut effectivement la sienne. Plus besoin donc de psychologie ; la mathématique en fait son affaire, une "psychologie mathématique", ironise Edgeworth. La rationalité se définit alors dans par la cohérence des décisions prises, approche comportementale ou "behaviouriste" qui a la faveur de la plupart des théoriciens des jeux - mais pas tous. On est loin des idées de départ de Bentham pour qui l'utilité a trois fonctions : un état psychologique motivant, une mesure de la satisfaction et le principe de l'action : à savoir maximiser l'utilité. La différences entre "préférences" et "préférences révélées" n'est pas claire puisque les premières sont vues comme en relation avec l'intérieur et les secondes en relation avec l'extérieur (inner et outer). Si les préférences ne sont pas vues comme des passions, c'est à dire comme les moteurs de l'action, rien ne dit que les moteurs de nos actions peuvent être représentés par une carte d'utilité (ou de satisfaction) cohérente. Sous la forme d'utilités et de préférences, les passions sont réduites à l'état de fantômes. Les préférences sont en équilibre instable entre les passions et les procédures. Quand on demande quelle est la grandeur qu'une action conforme à la rationalité instrumentale tend à maximiser, la réponse est "utilité" ; quand on insiste, on voit apparaître "l'intérêt personnel" en passant par "satisfaction générale du désir des acteurs" pour arriver à "la valeur d'une variable dans le calcul utilitariste". On devine que quelque part convergent les éléments de substance et de procédure ; c'est sans doute sur la notion d'utilité. Mais le problème de la confiance rend sceptique. La confiance suppose que l'on s'attende à ce que les autres, quelquefois, agissent délibérément dans un sens qui ne maximise pas leur "utilité". Dans le modèle d'action rationnelle, c'est impossible à un acteur rationnel. Le mille-pattes et l'induction rétroactive Cette appellation habituelle vient de la forme conventionnelle donnée à des situations comme celle de la Piste des Lumières. On rappelle qu'il s'agit de progresser de pub en pub ; à chaque étape la décision de s'arrêter ou de continuer est prise alternativement par Adam puis par Eve. Si Adam, c'est à dire A, décide de s'arrêter ,les satisfactions d'Adam et Eve sont 1 pour Adam et 0 pour Eve. Au deuxième pub les satisfactions sont 0 et 2, au troisème 3 et 1, au quatrième 2 et 4 et au cinquième 5 et 3. Au sixième pub, les satisfactions sont de 4 pour Adam et 5 pour Eve. On voit le raisonnement d'Adam au départ : si on arrive à l'avant avant dernier pub, Eve ne voudra pas continuer car elle se doute bien que si on arrive à l'avant dernier Adam ne continuera pas ; elle y perdra donc. Donc, se dit Adam, ma satisfaction sera de 2, meilleure qu'au premier. Si j'avance, au deuxième pub Eve aura 2. Va-t-elle continuer ? Si oui, au pub suivant, j'ai 3 ; Eve, comme moi, sait que nous n'irons pas au delà du quatrième ; elle sait aussi que je le sais. Donc elle se doute que, au troisième, je ne bougerai pas. Or, si on est au deuxième, le troisième ne lui convient pas du tout ; donc si je décide d'avancer, on restera au deuxième. Ce qui ne me convient pas. Adam décide donc de rester au premier. Autre jeu plus simple – ou comment, par pure rationalité, laisser sur la table sans y toucher un million de pièces: Une pile de six pièces ; chaque joueur à tour de rôle en prend une ou deux ; si il en prend deux, le jeu s'arrête. Avec des joueurs rationnels le jeu s'arrêtera dès le premier ou le deuxième coup. Le premier à jouer est Adam. Il ne prend qu'une pièce. Eve se demande s'il est fou. Si tel est le cas, on ne peut pas savoir ce qu'il fera, la théorie du choix rationnel ne s'applique pas. Peut-être n'est-il pas fou. Quelle est alors sa stratégie se demande Eve ? Cela ne peut pas être d'aller à 3-3 parce que, entre temps, il a la possibilité de gagner 4 et, rationnel, il ne peut pas la laisser passer ; il est alors rationnel pour Eve de ne pas coopérer et de prendre deux. Si Adam n'est pas rationnel, pourtant, il peut être rationnel pour elle de coopérer - rendant ainsi possible qu'il soit un agent rationnel, avec lequel elle vient de prouver qu'il est irrationnel de coopérer. Des agents rationnels s'arrêteront dont au premier ou au second coup, et cela même s'il y a un million de pièces dans la pile. Un joueur en aura deux, l'autre aucune et toutes les autres seront perdues pour l'un et pour l'autre. C’set aussi vrai si sur la table sze trouvent un million de pièces. Visiblement, quelque chose cloche. En fait, dans la réalité, les joueurs prendront chacun une pièce. cela laisse entendre que si je vois, une fois, que l'autre joueur a une attitude coopérative, je penserai qu'il aura aussi, la fois prochaine la même attitude. Cela implique que l'abstraction qui hante le monde idéalisée des choix purement rationnels oublie quelque chose de vital dans les choix de la vie quotidienne. Pour s’en sortir la théorie invoque deux choses : les probabilités et le fait que les jeux se renouvellent. Mais la théorie des probabilités ne peut être utile pour expliquer les choix lorsque l’action de chacun dépend de l’action de l’autre. - Supposer que les joueurs doivent s'affronter à plusieurs reprises modifie leur comportement réel sans doute ; selon la théorie, on peut supposer qu'ils veuillent ménager l'avenir en étant cette fois-ci coopératifs. Mais cela ne change rien à l'affaire car il y aura toujours un dernier jeu où le joueur non coopératif l'emportera ; de la même façon, une induction rétroactive interdit une coopération dès le premier jeu. - Quid si le nombre de jeux est infini ou indéterminé et si l'on introduit alors la notion de réputation ? J'accepte la discussion technique. Cela revient en fait à ajouter de nouvelles carottes ou coups de bâton dans le jeu, ce qui se traduit par de nouvelles valeurs pour les utilités (notamment on donnera une valeur à la bonne réputation), ces valeurs changeant de jeu en jeu – ce qui n’est pas du jeu. A moins que l’on considère l’ensemble de la série comme un seul " méta-jeu " ; mais alors, on n’a en rien réglé la question de fond ; on l'a seulement repoussée plus loin. On peut ainsi la formuler : peut-il arriver, et comment, que des agents rationnels puissent transgresser les diktats des valeurs d'utilité qui ont été attribuées quand les préférences ont été ordonnées selon l'ordre des conséquences telles que l’agent les a classées. Cette difficulté tient à la représentation des promesses dans un langage conséquencialiste et je n'accepte pas l'idée qu'une théorie formelle puisse trouver les ressources adéquates qui manquent au philosophe. Les réponses que j’ai formulées reposent sur l'ambiguïté de la notion d'utilité. Ce ne peut pas être une notion entièrement procédurale, innocente de toute psychologie. La psychologie qui l'accompagne relie rationalité et motivation même si il y a débat pour savoir si plaisir et douleur peuvent être aménagés pour faire le travail. Si le dénouement de toute cette affaire, avec tous les raffinements techniques, passe par l'oubli de la psychologie qui se trouve au point de départ, c'est un peu cavalier. En tous cas, la prudence est en danger. Si nous tirons nos motivation seulement de ce qui nous arrive, même dans un monde où règne la sympathie (qui, malgré tout, restera toujours partiale), pour rendre possibles les bénéfices tirés de la coopération, la prudence recommande seulement la peur des institutions, c'est à dire des pénalités légales et des sanctions sociales. Multiplier les occasions de jeux, donc de coopération, ne résout rien car, avec nos hypothèses, seul le futur est pris en considération ; le passé c'est le passé ; il ne laisse pas de traces. Chapitre 4 : Trouver un remède dans le jugement et la compréhension ? Hume nous dit que les sociétés ne peuvent vivre sans des règles impartiales de droit de propriété et de justice. La justice est une vertu artificielle qui nous offre un remède artificiel. Pourquoi le sens de la justice, celui de l'honnêteté, de la gratitude ne sont-ils pas naturels ? Parce que les vertus naturelles sont partiales, nous dit-il, comme la sympathie ou l'amour maternel. Cela laisse sur sa faim car il semble prendre comme hypothèse ce qu'il cherche à prouver. L'hypothèse est que l'égoïsme méthodologique implique la partialité même dans les vertus naturelles. Il insiste sur ce point ; mais l'on aimerait voir cela démontré. Les règles de propriété et de justice s'interposent entre nos passions et nos actions ; elles sont artificielles et sont approuvées par notre jugement. Hume reconnaît les limites de sa thèse ; il donne en effet l'exemple du malfrat intelligent (sensible knave) qui peut penser qu'un acte d'inéquité ou d'infidélité augmentera beaucoup sa fortune sans causer de grands dommages au lien social. Hume ne sait pas trop que lui rétorquer. Il finit pas dire que de tels bandits sont trop élégants pour leur propre bien : ils risquent, par leur conduite, de perdre le respect de soi-même. De toutes façons, dans le contexte de Hume, où la raison ne suffit pas à mettre en branle une action de la volonté, l'idée que la nature nous procure un remède avec le jugement et la compréhension ne convainc pas : comment le remède peut-il nous lier dans notre for intérieur ? Comment convaincre les deux fermiers de s'entraider ? Les dangers d'un choix stratégiques L’homme " perso " et inconstant du modèle désir/croyance Nous sommes dans le modèle désirs/croyances où le désir est le moteur. Les désirs peuvent ne pas être égoïstes, ils doivent être ceux de l'acteur lui-même. La psychologie de celui-ci peut être sommaire. Au moins la raison calcule-t-elle l'utilité des conséquences de l'action pour accroître la satisfaction. La prudence dira : pense à l'avenir, joue le long terme, sème pour récolter plus tard, ait une bonne réputation. C'est bien mais cela ne s'adresse qu'à des acteurs pris individuellement. Certes, la prudence peut donner ses conseils à des saints dont "l'utilité " (sentiment de satisfaction) vient seulement du sentiment de satisfaction des autres. Mais les saints sont trop rares pour fournir la solution. Adam et Eve ne sauront pas coopérer pour rentrer leur foin. La difficulté est profonde car dans le modèle "désir/croyance" les acteurs manquent de constance et, de toutes façons, l'action conjointe est toujours secondaire. En effet, il n'y a pas de corps constitué dont ils seraient les membres. Quand Adam essaie d'enfiler une aiguille, ses deux mains coopèrent efficacement car elles ne font pas des choix stratégiques individuels. Le dilemme du prisonnier est un autre exemple de l'incapacité à construire une action coordonnée. Les exemples abondent dans la vie réelle comme par exemple la surexploitation de la pêche. La prudence fait de nous tous des voleurs délicats. On ne peut pas faire confiance au malfrat intelligent dans des situations où il gagne à ne pas tenir parole. Mais dans des situations où la coopération est gagnante, on pourrait lui faire confiance. Dans certains jeux "coopératifs", la recherche immédiate de l'intérêt personnel conduit à une attitude apparemment "coopérative"; mais cela ne suffit pas à lui donner ce qualificatif. Le problème de la confiance suppose une anticipation "normative" qui puisse cimenter les accords en dépit des calculs d'utilité marginale. Le fait de répéter les jeux, comme pour le mille-pattes du chapitre précédent, n'apporte rien. La psychologie morale de Hume ne peut pas distinguer les anticipations normatives et prédictives dans le domaine des choix stratégiques. Sur la Piste des Lumières, Adam et Eve décolleront seulement si chacun accorde autant d'importance à la satisfaction de l'autre qu'à la sienne, ce qui ferait d'eux des êtres doués d'impartialité. Hume trouve le remède dans le jugement et la compréhension. Mais comment avoir conscience de ce qui est meilleur pour les deux ensemble, leurré par ce qui est bon pour chacun. Comment avoir un point de vue impartial si l'on est motivé seulement par l'égoïsme méthodologique ? L'idée de lier raison et impartialité est plus souvent associée à A. Smith. Il nous crédite de sympathie naturelle mais pas assez pour aller bien loin : un énorme tremblement de terre en Chine nous pincera le cœur mais ne nous dissuadera pas de continuer nos affaires. A. Smith nous met quand même un observateur impartial dans la poitrine. Celui-là intervient-il seulement après l'action, pour la juger, ou veut-il intervenir avant la décision ? Que dira-t-il alors à Adam ? Il oubliera qui gagne quoi pour considérer seulement le total ; il pourra considérer comme égaux les deux derniers pubs, bien meilleurs que les précédents. Dira-t-il à Adam d'avancer ? Pour diminuer sa satisfaction ? Il lui montrera d'abord l'intérêt général du dernier ou de l'avant dernier pub, incontestable. Mais voilà, Adam est affligé d'un égoïsme méthodologique et Eve le sait. Et si Adam passait un accord public avec Eve ? Cela pourrait modifier la valeur de l’utilité pour lui comme pour Eve de chaque pub de sorte que Adam et Eve, en suivant la pente de leur égoïsme, engageraient une apparente coopération; cela ne changerait pas le problème de fond. D'ailleurs, Adam, arrivé à l'avant dernier pub, pourra-t-il continuer ? Il faudrait qu'il oublie son égoïsme, qu'il n'ait pas oublié ses intentions antérieures et ses promesses, et qu'il se sente lié par elles en son for intérieur, choses incompatibles avec les hypothèses de la rationalité instrumentale. On aura plusieurs Adam dans le temps, celui qui arriverait à l'avant dernier pub serait en quelque sorte l'arrière petit fils de celui qui aurait décidé de ne pas s'y arrêter. Comment rendre compte d’un dédoublement de l’homme : l’homme rationnel d’aujourd’hui et une survivance de l’homme qui a promis ? Dans certains sociétés, les engagements des aïeux s'imposent aux arrières petits-enfants, telles les vendettas familiales sans fin. Cette perspective complique l'idée que nous nous faisons de la psychologie d'Adam, qui sera le siège d'un conflit de préférences comme l'alcoolique qui préférerait ne pas préférer le whisky à l'eau, sachant que parfois, il n'est pas facile de décider à quelle préférence il vaut mieux donner la préférence. Comment la préférence de premier ordre se traduira-t-elle effectivement en action ? Très joli problème de philosophie de la pensée, abordé par Hume avec son dicton : "la raison seule ne peut motiver aucune action de la volonté". Alors comment une "raison externe" pourrait-elle être à l'origine d'une action ? Thomas Nagel pense au contraire que l'altruisme peut guider l'action. Mais alors, n'est-il pas lui-même un sentiment interne sous-jacent dans les préférences ? Ici, bornons-nous à constater que le respect d'une promesse ne peut pas résister à une raison dominante puisque la raison reste l'esclave des passions. Encore une fois, le dénouement de cette affaire est qu'Adam et Eve restent au premier pub. Conclusion du chapitre : savoir fermer ses oreilles à ses préférences personnelles, même altruistes On s'aperçoit maintenant que le fossé à franchir tient à ce que la théorie standard des choix rationnels définit la rationalité en référence à l'utilité attendue par l'acteur pour lui-même alors que la confiance requiert que nous puissions attendre des autres qu'ils ignorent la voix de cette sirène. Pour mettre un pont, nous pouvons essayer de remarquer que la sympathie ou le souci de la réputation peuvent réduire le fossé. Cela montre que le problème est moins souvent critique qu'il n'y paraît, mais il ne nous convainc pas qu'un agent rationnel est digne de confiance lorsqu'il a intérêt à tirer parti de la confiance qu'on lui accorde. En termes de théorie des jeux, la confiance requiert un jeu hors de l'équilibre c'est à dire un choix stratégique qui n'est pas la meilleure réponse au coup de l'autre joueur. Je pense qu'il faut que l'acteur change radicalement pour offrir une voie sans encombre à la confiance. La difficulté vient de ce que les utilités (ou les satisfactions) sont des états internes des agents causés par des événements externes, et les attentes d'utilités une estimation sur leur niveau et leur probabilité. Pour parvenir à la meilleure situation, le modèle requiert que toutes les raisons soient traduites dans les satisfactions et ainsi homogénéisées et traitées instrumentalement. Si l'on doit choisir entre deux décisions, le fait qu'une décision soit conforme à un accord et que l'autre le transgresse peut affecter la valeur des utilités mais non pas la façon dont elles agissent, une fois déterminées. Cela reste une piètre image de ce que nous imaginons être nos motivations quand nous avons une raison morale d'honorer une promesse pesante. On peut être tenté par la pensée qu'une vue impartiale paie plus qu'une vue partiale. Cela demande que l'acteur refuse d'homogénéiser ses diverses motivations, contrairement au modèle. Cette idée précisément demande une nouvelle sorte d'acteur et une nouvelle sorte de rationalité. Les nouveaux Adam et Eve conservent des limites dans leur mutuelle connaissance car ils restent des personnes séparées non totalement ouvertes à l'autre. Leur rationalité instrumentale est limitée par le fait qu'ils peuvent s'élever au-dessus de leur propre point de vue - un postulat contesté qui sera discuté dans le prochain chapitre. Désormais, l'espoir initial de pouvoir faire d'un acteur un faisceau de préférences, informations et capacité de calcul s'efface, et le concept de rationalité instrumentale perd rapidement de son pouvoir. La théorie des jeux montre de façon très élégante pourquoi les vieux acteurs n'étaient pas dignes de confiance et ne propose aucun remède dans sa version standard. La raison pratique qui rendra compte de la confiance n'est pas instrumentale et un acteur est une personne qui n'a rien à voir avec un jeu de préférences. Dans la suite, l'impartialité s'effacera derrière l’équité (fairness), qui s'effacera derrière la morale. Chapitre 5 : équité et moralité L’inéquité de la justice – lorsque celle-ci ignore les faits Maintenant qu'Adam et Eve sont devenus plus complexes (ils doivent penser à tous leurs états internes et pas seulement celui du moment présent), ils peuvent réfléchir à ce que deviennent leurs préférences quand elles interfèrent avec leur intérêt, il leur faut quelque chose de plus pour agir contre leurs intérêts. Ils ont de bonnes cartes ; qu'est-ce qui les arrête ? En partie, je pense que c'est que, pour Adam seul, il n'y a qu'un point de vue, tandis que pour Adam et Eve il y en a trois, y compris celui des deux à la fois. Du fait de l'hypothèse lourde de l'individualisme, l'intérêt des "deux ensemble" est un mélange de l'intérêt de chacun et l'impartialité est, en fait, l'anonymat généralisé - un mot pour se désintéresser de l'identité des bénéficiaires des utilités. Pour aller plus loin, on essaiera deux voies : ou bien on les immerge dans les relations sociales de sorte qu'ils sont sociaux d'abord, et individuels seulement dans certains contextes, notamment en économie de marché ; ou bien on considère que le spectateur impartial a la voix d'un point de vue explicitement moral, ce que je fais dans ce chapitre. L'impartialité ressemble à une idée neutre - il peut ainsi lui arriver de recommander une distribution qui enrichit le riche contre le pauvre, à condition que la règle suivie ne favorise pas des personnes désignées en fonction de qui elles sont. Ainsi, traiter également ceux qui sont égaux, cela fait partie des fondements de la justice. Mais cela peut également causer des injustices. Il faudra distinguer ce qui est droit (right) d'un point de vue procédural et ce qui est substantiellement bon (good). Ce n'est pas anodin car le libéralisme prétend nous dire ce qui est droit sans aucune idée de ce qui est bien. Depuis Condorcet, c'est un vieux combat du libéralisme qui fait campagne pour faire des valeurs libérales une affaire de science. Donc, même si nous trouvons que la justice soulève des question morales que l'impartialité évite, nous nous devrons faire attention sur les questions de moralité et de justice. Kant nous a ouvert une voie pour élaborer la moralité en déconnectant les raisons morales des désirs et en en faisant le fondement de la rationalité. S'il a raison, la rationalité instrumentale est subordonnée à une autre plus haute. Jouer franc-jeu avec Kant (Playing fair with Kant) Il y a semble-t-il un sens naturel de la justice : "ce n'est pas juste" savent dire les enfants. Mais cela ne dit rien de son origine, innée ou culturelle, ni de son degré d'universalité ; rien non plus de sa force vis-à-vis des autres passions. "Moral" est un mot piégé. Il est souvent utilisé en sociologie pour parler des "mœurs", les habitudes sanctifiées qui prennent différentes formes et aident à faire fonctionner les rouages sociaux. En ce sens il est utile d'être moral, mais ce n'est pas de cela que je parle. La tradition aristotélicienne travaille sur les vertus réelles des acteurs telles qu'on les observe et élabore le point de vue du spectateur à partir de cette phénoménologie morale. Alors, la place et le caractère de la raison posent problème et je reprends l'argument de Hume qui dit que nos sentiments sont corrigés par le jugement et la compréhension. La raison demande alors que la moralité se fonde sur des principes. Dans l'optique des Lumières, on est plutôt conduit vers Kant et l'idée d'un point de vue moral unique inscrite dans sa philosophie morale. La volonté droite (good will) convaincra Adam de tenir sa promesse car elle ne dira pas "respecte ta promesse si… ou quand… ou … ". Elle dira simplement "respecte ta promesse". On peut donc faire confiance à l'acteur kantien. Mais la rupture brutale avec les attendus de la raison pratique fondés sur la prudence et l'intérêt personnel cela soulève plusieurs objections. Peut-on comme cela séparer les faits des valeurs ? Nous ne pouvons pas sauter si légèrement au-dessus de la distinction entre fait et valeur. Condorcet nous dit que la nature nous livrera ses secrets avec les progrès de la sciences ; et parmi eux le secret de la vérité et de l'éthique pour le meilleur de la société. Cette vision a été honnie par les romantiques et les post-modernes qui lui imputent la Terreur et les totalitarismes ; d'autres montrent qu'il est en contradiction avec la "loi de Hume". Mais Kant n'est pas Condorcet. L'autonomie de Kant est profondément différente de l'idée que propose Condorcet de la liberté comme l'assouvissement des désirs. Kant nous offre une base pour une action rationnelle, de là une raison pratique, qui introduit une notion nouvelle de rationalité avec une charge morale, qui conteste donc la primauté de la notion instrumentale qui nous a servi jusqu'ici. Savoir si on accepte l'offre est critique. Les enjeux sont élevés. D'abord, la science moderne a disjoint observations des faits et affirmations sur les valeurs. La révolution scientifique a cassé la vielle équation qui reliait sens, raisons, fonctions, buts et cause. Mais quelques philosophes comme Condorcet pensaient que les desseins de Dieu pouvaient être transférés sur la nature. Il nous dit : "La capacité de l'homme de former et combiner des idées fera naître entre lui et ses camarades des liens d'intérêt et de devoir auxquels la nature elle-même a souhaité attacher la part la plus précieuse de notre bonheur et les plus douloureux de nos maux". Mais Hume et Kant ont réalisé qu'un tissu externe de sentiments moraux ne pouvait pas être remplacé simplement. Kant dit qu'un être rationnel n'agit que selon des maximes qui valent de façon universelle pour toutes les situations semblables. Ainsi il propose une procédure pour discerner si une conduite est morale ou non, approche qui a convenu à bien des théoriciens politiques ; en particulier sa notion de "royaume des fins" offre une trame idéale pour les idées libérales sur les droits de l'homme et les libertés - et aussi pour les discours qui distinguent le droit (formel) et le bien (substantiel). Les théoriciens du contrat social : Rawls Pour trouver des remèdes au fait que nos inclinations ne sont pas fiables, en faisant appel au jugement et à la compréhension l'éthique rationnelle a tendance à tomber entre la nature et l'artifice. Mais l'espoir rebondit sans cesse et les tentatives pour mêler les deux solutions continuent. Aujourd'hui, le remède à la mode est trouvé dans les contrats. Dans " la théorie de la justice ", J. Rawls fait de la justice (justice) le lien de la société. "La justice est le première vertu de la société", dit-il dans le premier chapitre qui porte pour titre : "la justice comme équité" (justice as fairness). Le but est de convaincre des égoïstes que des institutions justes fonctionneraient dans leur propre intérêt s'ils ne savaient pas si elles les avantageraient ou non. Ils ont donc avantage à se placer sous "un voile d'ignorance". Depuis, il présente la société juste comme "un système équitable (fair) de coopération entre des personnes libres et égales", une phrase porte manteaux pour un ensemble finalement bien équilibré de postulats Rawlsiens : "Equité" est une notion procédurale, qui tombe à un cheveu de l'épaisse conception du bien et de tout ce que cela implique, "Coopération" implique une notion de conduite adaptée, à la Kant, suffisante pour se débarrasser des passagers clandestins, pourtant, puisque une société juste est une association d'individus, sans avoir à recourir à un but moral collectif. La "liberté" envisagée ici laisse assez de place pour une discussion sur les mérites des versions positives et négatives entre les disciples de Rousseau (les "anciens") et Locke (les "modernes"). "Egalité" pose une contrainte sur la distribution du pouvoir et des ressources sans rien concéder aux égalitaristes. "Personne" veut dire individus qui sont essentiellement participants de la vie en société, munis de la capacité d'avoir le sens de la justice et du bien ; pourtant cette conception n'appelle pas une doctrine métaphysique de la nature du moi. Ces nuances soigneuses marquent un changement non dans les principes de la justice recommandée mais dans les raisons pour lesquelles on a fait appel à elle. Le secret du voile de l'ignorance est celui-ci : supposant que l'on n'aime pas le risque, on apprécie que la justice favorise les moins bien lotis. La moralité est, pour ainsi dire, la meilleure assurance risque pour ceux qui ne sont pas encore nés. Cela montre-t-il comment il peut être rationnel pour Eve de faire confiance à Adam ? Non, je le crains. Car lorsque, le voile d'ignorance levé, Adam aura les informations qui étaient cachées, et ne se sentira pas lié par le contrat passé. Rawls pense répondre en disant que ceux qui ont convenu de la constitution ont un sens de la justice "purement formel" qui garantit leur loyauté. Mais glisser un sens de la justice, mince ou consistant, au milieu des sentiments innés est une ruse qui ne résiste pas à un maximisateur cohérent. Rawls est à deux doigts de l'admettre. Il suffit de voir comment il a évolué depuis son premier livre où la Justice était un peu comme les idées de Platon jusqu'à Political liberalism où sa théorie de la justice est présentée non pas comme universelle, mais comme s'appliquant aux démocraties occidentales telles qu'elles sont apparues depuis les guerres de religion. Les principes n'ont pas changé mais leurs justifications ne sont plus métaphysiques mais politiques. Une vraie conception de la justice pourrait impliquer que les obligations s'imposent pour le simple motif qu'elles ont été souscrites. Il n'en est rien avec une conception qui repose sur un consensus historique. La tentative la plus achevée pour rapprocher la moralité de l'intérêt personnel éclairé du maximisateur d'utilité instrumentalement rationnel a été faite par David Gauthier. Avec lui, les conventions sont passées sans voile d'ignorance : chacun connaît ce qui est en jeu pour les autres. Il réussit sa tentative mais seulement dans le cas où chaque joueur sait qu'il a avantage à respecter sa parole et sait en même temps que les autres joueurs savent qu'ils ont intérêt à respecter leur parole et savent que lui-même sait etc. Donc il sera honnête seulement avec ceux qu'il connaîtra pour honnêtes ; mais ceux-là peuvent changer aussi d'un jeu à l'autre. Et pourquoi le fort ménagerait-il le faible ? Au contraire, les acteurs formeront des cartels, pour être plus forts. Il n'y a aucune raison pour que cela conduise à une moralité humaniste et libérale comme nous le dit Gauthier. Les théoriciens du contrat social sont donc des conséquantialistes qui adoptent le point de vue moral quand cela les arrange. Ils ne sont pas conformes à l'individu autonome de Kant. Revenons sur la notion d'action rationnelle : est rationnel un acteur qui choisit les moyens pour atteindre une fin définie, à savoir la satisfaction d'un désir existant ou d'un intérêt. La distinction entre fait et valeur bloque ensuite toute question sur la rationalité des fins, pourvu que les désirs des agents soient cohérents et réalistes. Pour Kant, si une maxime passe l'examen d'un point de vue moral, il est rationnel de l'appliquer. Là où les considérations morales ne s'appliquent pas, les raisons instrumentales entrent en jeu ; mais celles-ci sont dominées par les raisons morales lorsque les deux peuvent être appliquées. Le point critique n'est pas tellement de passer des faits aux valeurs, mais d’adopter un point de vue universel. La prudence pourrait conseiller de s'en méfier. A l'aide d'un jeu très simple où la solution la meilleure pour chacun et pour le bien général est évidente, on montre en effet rapidement qu'il est impossible de formuler une règle générale pour parvenir à l'optimum. Devant cette situation, on peut contester radicalement l'individualisme, ce qui sera essayé dans le chapitre suivant. Une autre voie est de considérer que l'élément moral dans la confiance n'a pas les caractères kantien car le lien de la société est plus conditionnel et stratégique que ne peut l'accepter une analyse découlant de l'impératif catégorique. Les impasses d’une attitude kantienne rigide Certes, les Kantiens font la différence entre les maximes, universelles, et leur mise en application, qui dépend des circonstances. Sans doute sont-ils flexibles à l'intérieur d'un cadre rigide. A ce propos on peut se poser la question du rapport entre devoir et inclination, illustrée par cet exemple de Rüdinger Bittner. Eve est à l'hôpital ; elle reçoit des amis parmi lesquels des Kantiens qui sont venus par devoir. Ils feront attention de lui montrer qu'ils viennent pour elle-même et non par devoir ; mais elle, les connaissant, saura qu'ils font semblant. Leur respect pour toutes les personnes échoue à être un respect pour elle. Conclusion On a vu d'abord que l'égoïsme méthodologique du modèle désirs / croyances rend impossible la confiance et, en conséquence, se montre inefficace. L'injection de passions plus aimables, comme la sympathie, n'a pas changé grand chose. Ce chapitre a montré que "Une théorie de la justice" (Rawls) et "Morale par accord" (Morals by aggreement ;Gauthier) s'appuient sur l'individualisme. Rawls : "le moi vient avant les fins qu'il affirme". C'est à peine surprenant si la société est vue comme une association d'individus et si le contrat social est vu comme quelque chose qui est rendu rationnel par l'intérêt personnel mutuel (mutual self-interest). Mais ce n'est pas moins vrai du point de vue moral, traité comme la profession de foi du Kantien sincère et comme une source de motivations des actions pour la seule raison que ces actions sont justes (right). En effet, l'autonomie kantienne est précisément une célébration de la dimension morale de l'individualisme kantien. Ce qui rend les Kantiens dignes de confiance est leur détermination indéfectible à agir sous la conduite du devoir, indépendamment de ce que cela peut donner sur les autres. Ce n'est pas leurs relations avec les autres, sauf dans la mesure où ils traitent les autres comme des fins en eux-mêmes et s'ils s'interdisent de les exploiter. Dans ce schéma très abstrait, les gens se reconnaissent mutuellement comme des moi distincts de leurs particularités humaines et sociales et se traitent mutuellement de façon impersonnelle et équitable, comme cela est demandé par les maximes universelles qui guident leur action morale. Cela fait l'affaire et les rend dignes de confiance mais, je devine, non pas d'une façon qui révèle le secret de la confiance. Le problème de la confiance réside en ce que Kant désigne comme " la socialité de l’homme asocial ". Si l’homme était complètement asocial, il n’y aurait pas de confiance ; s’il était totalement social, pas de problème. Comme il y a les deux éléments, nous devons déterminer le degré d’élasticité du lien social. Kant nous propose une moralité tellement inconditionnelle que la progression le long de la Piste des Lumières ne dépend pas du tout de la confiance. En conséquence, il ne saisit pas le caractère conditionnel de la confiance de tous les jours et ne nous permet pas de nous demander quelles relations sociales génèrent la confiance à l’intérieur de la raison. Le chapitre suivant présente quelques pensées de Wittgenstein sur les jeux dans la vie sociale. On pourra dire alors que les gens sont sociaux avant d’être individuels et pluriels avant d’être singuliers. Une équipe où chaque joueur recevrait une forte rétribution pour les buts marqués par lui-même aurait de piètres résultats. Si l’entraîneur, sans changer le mode de stimulation, sait montrer à ses joueurs l’intérêt que présente un jeu coopératif, chaque joueur pourra mieux se rendre compte de l’intérêt, pour lui, d’un jeu coopératif et sera incité à faire des échanges bilatéraux, eux-mêmes pouvant s’étendre à des échanges multilatéraux. Mais cette nouvelle norme de jeu sera précaire ; et les arrières, le goal voudront eux aussi marquer des buts. Les choses ne seront guère améliorées si l'entraîneur offre une prime par but sauvé. Dans une autre équipe, la règle est de se demander à chaque fois que l’on a le ballon quelle maxime d’application universelle suivre. L’ennui est que cela prend du temps et que, si les maximes sont trop simples, l’adversaire les devine. Pour tenir compte des conséquences pratiques, faut-il faire du jeu une affaire d’impératifs hypothétiques ? Les joueurs, en bons Kantiens, l’ont refusé en disant que chaque joueur doit être considéré par les autres comme autonome. Cela a donné des matches où chaque joueur de l’équipe avait un comportement admirable mais où l’équipe ne gagnait pas face à des équipes qui ne se souciaient guère d’éthique ou d’esthétique. En tête du championnat, on trouve l’équipe des Trois Mousquetaires avec sa devise "Un pour tous et tous pour un " ; chacun s’identifie complètement à l’équipe. Ils gagnent car ce sont les seuls à utiliser cette maxime. Chaque joueur est très correct avec les autres de son équipe, mais hargneux et méprisant à l’égard des autres équipes. Si on se demande quelle est la place de la confiance dans leur comportement, il faut d’abord voir que "identification complète" peut s’entendre de deux façons. Premièrement cela peut signifier que chacun, ayant comme première le succès d e l’équipe joue délibérément la confiance, soit, s’il est égoïste méthodologique, parce qu’il y trouve son plus grand plaisir, soit, sinon, par devoir kantien. Deuxièmement, ayant fait de l’appartenance à l’équipe leur mode de vie, il obéissent à ses normes de façon aveugle et sans aucun doute critique ; en cela ils ressemblent plus à des fourmis qu’à des êtres humains intelligents et l’on peut se demander s’ils sont capables de promettre. Peut-il exister un individualiste qui donne la préférence à l’équipe ? Ce peut être un être doté d’égoïsme méthodologique et dont la fonction d’utilité reflète cette préférence ou un Kantien dont la vue de l’universel s’est rétrécie. Les jeux de la vie sociale Revenons au football : certaines de ses règles sont " organiques " (constitutive rules) : sans elles, on ne dirait plus qu’il s’agit de football. Celles-ci s’incarnent dans des règles pratiques (regulative rules). La différence entre les deux n’est pas toujours très nette mais on sent bien une différence entre " le ballon se joue au pied " et les règles du hors jeu. Les règles pratiques s’effacent derrière des coutumes, des habitudes qui définissent des rôles. S’attachent à ces catégories de règles des devoirs moraux gradués : tu dois ; tu devrais ; on attend de toi que tu… Ce sont des ombres d’obligation qui ne sont pas présentes dans la notion de prédictibilité stratégique. Cela va de l’art de contrôler la balle à la loyauté. Comment appeler cela ? Des obligations quasi-morales ? Notion à appliquer avec circonspection. Sont-elles de même nature chez les amateurs et les professionnels, qui, eux, jouent pour de l’argent ? Dans la réalité sociale, les règles auxquelles obéissent les joueurs vont bien au-delà des règles connues de tous. En tenant leur rôle dans la société, les gens ne sont pas des marionnettes. Réfléchissant sur la confiance, on est obligé de considérer la façon dont les règles sont interprétées voire plus ou moins transgressées. Prenons l’analogie avec le théâtre les normes sont-elles secrétées par le groupe ? Sommes-nous des acteurs en chair et en os interprétant à notre façon un rôle écrit par quelqu’un d’autre ? Soit, mais si le monde entier est un théâtre, sur quoi débouchent les sorties de cette scène ? Sur une autre scène, sans possibilité d’un endroit, pour la vie privée, qui ne serait pas une scène ? Le joueur amateur met le masque de temps en temps ; quant à l’acteur professionnel, supposant même qu’il ne soit que les rôles successifs qu’il joue, ou encore un président de la République, disparaît-il comme personne ? Les règles du jeu dictent-elles l’action ou font-elles de nous leur créature ? En fait les règles à la fois rendent capables et contraignent et, pour les deux aspects à la fois, elles émergent dans l’interprétation tout en gouvernant ceux qui les interprètent. Nous, qui interprétons les règles, appartenons à la réalité que nous construisons et, en apprenant les règles, nous devenons des personnes particulières ; et pourtant nous sommes en dehors de la construction qui est ce que nous décidons ce qu’elle doit être. Nous, qui façonnons l’action, sommes des êtres sociaux avant que d’être des êtres particuliers et sommes pluriels avant d’être singuliers. Un jeu ne peut être joué que si les règles existent déjà et si nous sommes plusieurs ou, en tous cas, seulement avec des témoins. Allant plus loin, peut-être mes motivations privées sont-elles d’aller d’une scène de théâtre à une autre ; alors il n’y aurait pas plus d’intimité secrète que de langage privé. Cette analogie avec le théâtre conduit à commenter l’expression de " quasi-moral ". Selon Wittgenstein, la moralité de l’action comme sa signification, tient au contexte. L’obligation qui repose sur un chercheur de ne pas falsifier ses résultats est un devoir moral et, en cela, dépasse sa condition de chercheur et n’est pas attachée à sa rémunération ; mais l’obligation faite à un mafieux d’être tueur n’est pas un devoir moral. Or la mafia est une organisation très efficace dans l'art de faire de la confiance un marché (in the business of marketing trust). Les questions que cela pose se posent aussi à propos des entreprises qui voient dans le marché une jungle. Cette suggestion de Wittgenstein, que les obligations sont toujours internes aux pratiques locales, nous met mal à l’aise. On observe qu’il en est bien ainsi de nombre d’obligations. C’est une des raisons pour lesquelles le caractère absolu des normes nous donne la nausée. Les commentateurs qui craignent que la progression de la rationalité économique et technologique ne détruise les vertus sociales et ne pourrisse le tissu social notent parfois avec soulagement qu’il y a des forces de résistance, comme celles de la parenté, du patriotisme, du nationalisme et de la religion fondamentaliste. Mais ces forces, si elles ne sont pas corrigées, peuvent unir ceux de l’intérieur par le sentiment de supériorité. Ce sont des forces obscures, souvent effrayantes dans leurs effets et capables de prospérer seulement là où ne parvient pas la lumière de la raison. Rappelons que dans un premier temps, nous avons essayé de considérer que la rationalité est le calcul fait au service des passions ou des préférences . Puis nous avons considéré que c’est une délibération conduite du point de vue de la morale ; mais cela ne nous a pas éclairés sur la confiance. Wittgenstein suggère que la rationalité serait de suivre une règle. Les acteurs sociaux suivent des règles, organiques et pratiques, et ces règles peuvent donner des raisons d’agir. Les raisons d’agir seront donc ajoutées à l’ensemble des règles que suivent les acteurs sociaux. Comprendre ce que font les gens, c’est au moins dans un premier temps, reconstruire leurs raisons d’agir. Pour Wittgenstein, est rationnelle une personne qui a des règles et dont les raisons d’agir dérivent de ces règles. Mais cela pose une question en amont : sur quoi est fondée la rationalité des règles ? Question qui peut être récurrente. On arrive alors à une trame universelle, un socle, mais très pauvre qui a beaucoup plus affaire à notre situation physique qu’à nos prédispositions culturelles. Quoi qu’il en soit, le problème de la confiance paraît très simple : il devient rationnel de faire confiance à quiconque suit une règle qui le rend fiable – expression assez vaseuse, à la réflexion. Quelle est la rationalité des règles ? Voilà une question à ne pas poser. Lorsqu’on pose des questions sur la rationalité des règles, comme sur les préférences, on nous arrête en nous rétorquant que, bien que des questions délicates se posent sur la transitivité des préférences ou des pratiques, à la fin des fins les pratiques et les préférences sont des " données ". Ou bien on disloque proprement vos questions. Par exemple, si vous posez des questions sur la qualité du fonctionnement de la société, on vous répond que la question ne se pose pas puisque les sociétés ne sont pas des mécanismes mais des cultures. Pourquoi les gens devraient-ils accepter le lot qu’ils ont reçu ? Question non pertinente puisque les gens, comme vous et moi, ne sont pas aveugles ni ligotés, mais seulement guidés. En tout cas tout cela ne répond pas à la question : les règles sont-elles leur propre garantie de rationalité ? Wittgenstein ne répond pas, mais il ne voit pas les acteurs sociaux hors de l’histoire humaine. Les livres de règles sont toujours incomplets ; la réalité de la règle dépend toujours de la façon dont elle est interprétée. En jouant le jeu, nous contribuons aussi à le construire. Le joueur ne sera jamais réduit à un numéro. Notons pourtant qu’il peut y avoir une autre raison qui écarte le joueur de la règle car il peut y avoir une différence entre respecter une règle et y souscrire. Ainsi, nous sommes juste encastrés (embedded) dans les règles, sans y être perdus. Le problème de la confiance demeure. Si la rationalité est internalisée et si elle consiste à faire ce qui est localement convenable, tout ce qui assure la confiance sera considéré comme rationnel, ce à quoi aucun penseur éclairé ne peut souscrire. Comment empêcher que l’on fasse une vertu de tout ce qui est quelque part considéré comme tel ? Prenons l’exemple de l’honneur. Les demandes de réparation s’imposent absolument dans des situations qui ne se présenteraient pas en leur absence. Vu de l’extérieur, cela paraît donc comme auto-référentiel. La façon de considérer ces règles distingue l’intérieur de l’extérieur. La façon dont elles s’imposent dépend de chaque groupe. Une promesse sera tenue, au moins à l’intérieur du groupe car c’est une question qui touche à l’identité de celui qui l’a faite. On pourra faire confiance mais cela ne veut pas dire que celui qui a fait une promesse mérite la confiance. Là où la confiance repose sur une définition du moi qui distingue entre ceux de l’intérieur et ceux de l’extérieur, la raison non seulement soulève des objections théoriques mais, la progression des Lumières aidant, la déboulonne en pratique. Conclusion La question de départ est non pas pourquoi les gens font confiance, mais pourquoi il est rationnel qu’ils fassent confiance. Un homme fidèle à la tradition des Lumières sera déconcerté de trouver que la confiance est possible seulement dans la mesure où les gens ne sont pas pleinement rationnels. Rappelons-nous comment nous en sommes venus à explorer l'idée que la confiance trouve sa source localement. Nous ne sommes pas parvenus à expliquer la confiance avec la théorie des choix rationnels. Nous avons essayé à partir d'un point de vue universel ; sans succès. Nous avons essayé ensuite un moi moins atomisé, davantage inscrit dans la société. Si cela ne pouvait apporter une lumière que dans le cas où cette rationalité est internalisée dans des règles particulières de raisonnement pratique au sein d'une forme de société, nous devrions assurément être mal à l'aise. Ce malaise est dû en partie à ce que nous devrions rompre la chaîne entre vérité, vertu et bonheur. Pour la préserver il nous faut un point de vue universel d'où faire un tri entre les différentes façons d'inscrire la personnalité individuelle dans les relations sociales. Certes, le fait que l'on se demande "qu'est-ce que la justice" ou "pourquoi devrait-on vivre" n'est pas en lui-même la preuve qu'il est possible d'atteindre un point de vue situé très loin - situé nulle part. Mais c'est un signe. Existe-t-il des raisons morales externes ou internes ? Une plus grande difficulté est le dilemme au sujet
de ce qui est personnel et ce qui est impersonnel. La confiance apparemment
a à faire avec le premier, la raison avec le second. Les pensées
libérale et communautariste sont fondamentalement différentes
; et la confiance évite encore la première
Chapitre 7 : Le lien de la société L’entreprise conjointe Le lecteur se rappelle la démarche suivie pour pouvoir rendre compte de la confiance au sein de la raison ; en vain jusqu'ici. Pourtant, comme Hume, j'espère trouver un remède dans le jugement et la compréhension à ce qui est irrégulier et incommode dans nos affections. Ce chapitre va essayer d'en trouver un en amenant nos acteurs rationnels à penser en termes d'entreprise conjointe. Ce n'est pas un mince changement. Il s'agit d'équiper ces acteurs pour qu'ils puissent agir en personnes raisonnables essentiellement, même si c'est n'est pas complètement, sociales qui résolvent le problème de la confiance au travers de liens qui impliquent une réciprocité générale. Les personnes raisonnables ne se bornent pas à des raisons tournées vers le futur et ont une psychologie morale qui les met à distance de leurs préférences. Elles agissent en suivant des maximes qui conviennent aux entreprises conjointes. Elles savent aussi qui elles sont et quelles sont leurs appartenances, chose gênante. Par exemple les liens de famille, d'amitié, de l'honneur, de la communauté, de la nation leur procurent non seulement une place mais aussi, plus ou moins, une identité. Conceptuellement, les identités sociale et personnelle devront être décrites de façon que l'on voie clairement si on accepte ou refuse la remarque de Rawls : le moi vient avant les fins qui sont affirmées par lui. Politiquement, nous devrons donner un sens à l'idée fragile de communauté libérale. Commençons avec une réflexion sur le côté de la circulation routière. Tout le monde sent qu'il est préférable de rouler du même côté ; pourquoi la gauche ? On nous explique que c’est parce qu'il est apparu un jour que ce côté a émergé, un peu par hasard. Puis cette convention s'est renforcée elle-même. En fait, selon cette explication, il y a quelque part un tour de passe-passe : on nous aurait dit d'abord : si la voiture que tu rencontres roule à gauche, roule à gauche et si elle roule à droite, roule à droite. Et cela se serait traduit un jour par "Roule à gauche !" ; on serait passé de prémisses hypothétiques à une conclusion catégorique. Comment naissent des conventions ? On peut montrer que dans les échanges multiples apparaissent des "points focaux", qui sont les prémices des conventions. Si Adam et Eve sont invités indépendamment à indiquer une date de l'année, le but étant qu'ils donnent la même, Adam donnera peut-être Noël mais certainement pas sa date de naissance. Autre exemple décrit par le tableau ci-contre. Il serait scandaleux que Adam et Eve ne jouent pas l'un et l'autre X. Mais la prudence doit donner comme règle : si Adam joue X, joue X et si Adam joue Y, joue Y. D'où vient cette élément inconditionnel : joue X ! Hume propose les réponses qui, encore aujourd'hui, sont le plus suivies. Premièrement, il invoque "la coutume ou la pratique" qu'il décrit comme " le grand guide de la vie humaine" et le fondement de tous nos raisonnements. Mais comment se fait-il qu'une habitude ou une coutume devienne une norme ? Il y a une différence entre coutume et habitude. Alors que l'habitude menace de vider une action de sa signification, une coutume est souvent une source de signification. Le seule fait que coutume ou habitude ont été établies ne suffit pas à faire qu'il est rationnel de les respecter. Apportent-elles une aide dans la poursuite d'objectifs non définis seulement par elles ? L'habitude, qui est psychologique, répond mieux au modèle d'action désir/croyances que la coutume, qui implique une signification sociale. Mais aucune des deux ne rend rationnel de suivre des normes pour une raison extérieure à elles-mêmes qui s'imposerait et supprimerait les raisons de ne pas tenir ses promesses. Deuxièmement, Hume nous dit que "la nature nous fournit un remède, dans le jugement et la compréhension, à ce qui, dans nos affections, est irrégulier et incommode". Ce qui est incommode est notre partialité envers nous-mêmes ; le remède est d'adopter un point de vue impartial. L'idée est que Adam et Eve feront bien de suivre chacun quelque règle générale ou principe adressé à quiconque dans leur situation. Ici par exemple de choisir la stratégie qui conduit au seul produit préféré de tous. On pourra appeler cela le "principe de coordination". Magnifique ! Mais il y a un problème : pour que tout le monde le suive, il faut que chacun le suive ; et le principe n'occultera pas le conseil : choisis Y si un autre choisit Y. D'où vient qu'on a laissé disparaître ce conseil conditionnel que l'on a introduit pour faire d'Adam et Eve des agents rationnels ? Les deux réponses les plus convaincantes sont celles-ci 1 : Adam et Eve sont chacun passés d'un point de vue individuel à un point de vue universel ; ou 2 : ils ont joué comme une équipe. * Les libéraux préfèrent essayer le point de vue universel, car il leur paraît moins menacer l'individualisme. Tel est le cas dans la situation de "rouler à gauche" car chacun s'y retrouve ; mais ce n'est pas toujours si simple ; ainsi dans ce jeu où A joue d'abord puis B. Si A ne joue pas les satisfactions sont 0 et 0 ; si A joue et que B ne continue pas, elles sont -1 et 4 ; si B continue, elles deviennent 1 et 1. Du point de vue extérieur, la solution la meilleure est (-1,4), bonne pour B - et certes pas la meilleure pour A. Certes, on pourra contester la possibilité de comparer les préférences des acteurs ; pourtant dans la théorie utilitariste, c'est bien inévitable. Un autre dira que ce n'est pas une raison parce que A a joué le jeu de la coordination une fois, pour qu'il le joue toujours. Quoi ? Il ne le jouerait que lorsque ce serait à son profit ? Alors, il ne facilite par la coordination car la première règle est qu'un joueur ne s'y engagera que s'il est sûr que les autres s'y engageront. Un utilitariste qui cesserait de l'être quand le résultat lui est défavorable est-il un utilitariste sincère ? Et si par principe, la coordination était limitée aux jeux qui bénéficient à chacun des deux joueurs, on peut supposer qu'elle aurait des effets négatifs sur des tiers. Certes, on peut introduire ces " externalités " en modifiant les "utilités" du jeu, mais cela élargit carrément notre problème de deux personnes seulement à des questions sur le bien de toute l’humanité. * La deuxième solution, c'est l'équipe. La façon dont l'équipe répartit bonus et malus entre ses membres dépend seulement d'eux et ne soulève pas de question sur le bien de l'humanité en général. L'équipe remplace les conseils conditionnels par des exigences inconditionnelles. Pour empêcher les conseils conditionnels de refaire surface, les relations au sein de l'équipe doivent être plus fortes que celles d'une simple association, ce que l'on peut traduire en disant que les membres d'une équipe expriment des "nous-intentions" quand on leur demande ce qu'il vont faire. Il y a deux façons de considérer une équipe : soit comme une entité qui transcende ses membres, soit comme une relation organique entre des personnes distinctes. On peut retrouver ces deux solutions dans tous les cas de figure : dilemme du prisonnier, mille-pattes, régression à l'infini. La différence entre les deux façons de voir est la suivante : dans la première, chacun des joueurs accepte de jouer hors de l'équilibre en adoptant le point de vue distant ; dans le second, chacun contribue à la majoration d'un bien commun, comme membres d'une même entité. Question : des équipes peuvent elles être ainsi à la première place ? Les théoriciens des choix rationnels ne s'y résolvent pas. Devant les jeux de type régression (comme le jeu qui consiste à prendre sur une pile une ou deux pièces de monnaie), ils supposent que A n'est pas tout à fait sûr que E va tuer le jeu ; il est donc rationnel qu'il tente le coup. Mais on peut montrer que l'introduction de telles incertitudes conduit à des complications sans nom. Le paradoxe nourrit le paradoxe et la théorie implose. J'en conclus que les agents réellement rationnels ne se bornent pas aux motivations tournées vers l'avenir ; il ne peut pas être vrai que le passé est toujours du passé, de sorte que, dans un jeu, chaque choix successif est comme un nouveau jeu. La question est alors de savoir si la théorie des choix rationnels peut trouver une place pour des agents motivés par l'esprit d'équipe. Je suggère que les personnes "raisonnables" font la différence entre les amis, les ennemis et les étrangers. Ces ambiguïtés peuvent-elles être traitées comme des incertitudes ? Eve, en voyant le premier pas du mille pattes, peut-elle savoir si Adam s'engage dans une stratégie d'équipe ? Non ; il peut aussi bien lui tendre un piège. Les joueurs ne peuvent pas être aussi clairs l'un pour l'autre que cela est postulé par le concept de "Savoir commun de rationalité". Deux personnes ne se connaissent jamais complètement. En faisant d'Adam et d'Eve des abstractions, en les ôtant de leur environnement social normal et normatif, on perd l'information qui guide leur vie de tous les jours. Il est curieux de considérer que cette perte d'information sera plus que compensée par le "savoir commun" . Abandonner l'hypothèse du savoir commun ne me fera pas deuil si la théorie peut lui survivre. Le peut-elle ? L'énigme de l'induction rétroactive m'oriente vers cette conclusion provisoire. Les personnes en chair et en os ont des raisons pour l'action qui sont autres que des figurations abstraites. Ces raisons ne sont pas des sentiments, qui peuvent être représentés par des utilités, mais des caractère normatifs de la situation dont ils ont partiellement hérité et qu'ils ont partiellement créés. Voilà pourquoi l'agence conjointe, qui pourrait résoudre leur problème, ne peut pas être introduite dans la théorie standard sans la bouleverser. C'est pourquoi celle-ci est seulement conditionnelle. Elle s'applique complètement lorsque les résultats de l'action peuvent être représentés en "utils", et bien des interactions sociales peuvent être représentées par son style d'analyse. Mais, comme elle ne peut dissoudre les paradoxes avec ses seules ressources, ce n'est pas une théorie générale de la raison pratique. En fait la science économique n'est pas plus une discipline totale que l'économie n'est un domaine isolable de la vie sociale. Conclusion : lorsque l’équipe prend la première place Les fermiers ont rentré leur moissons ; à qui doit-on attribuer ce bon résultat : à eux ou à leur équipe ? C'est le point crucial. La réponse qui me tente est de dire que l'équipe peut être vue comme un condensé en lieu et place des fermiers, à condition que leurs relations implique une forme convenable de réciprocité. Cette réciprocité ne s'exprime pas seulement en motivations tournées vers l'avenir, comme je vais le montrer. Chapitre 8 : La confiance à la lumière de la raison Le but maintenant et de montrer que les citoyens d'une communauté locale peuvent aussi être les citoyens du monde. Entre ceux qui se grattent mutuellement le dos, la réciprocité est, à l'origine, bilatérale ; je te gratte, tu me grattes, si je t'ai gratté hier tu me grattes aujourd'hui ; mais le cercle peut s'élargir ; une association se forme où chacun a des crédits et des dettes. Il en est ainsi des mutuelles de baby-sitting. En général les motivations sont amicales et tournées vers l'avenir. Il n'en est pas toujours ainsi : voir la vendetta entre Capulet et Montaigu dans Roméo et Juliette, dont les raisons se trouvent seulement dans le passé. De toutes façons, ce n'est pas toujours une affaire d'avantage mutuel. Prenez l'exemple de l'auto-stop. Pourquoi charger un auto-stoppeur ? Parce que vous vous souvenez de votre jeunesse ? Parce que votre fils fait du stop ? En effet, Hume suggère que vous avez de la sympathie pour lui et que cela peut guider vos actions mais cela n'a rien à voir avec la réciprocité. Par ailleurs, rationnellement, cela n'aura aucun effet sur le comportement des automobilistes la prochaine fois que votre fils fera du stop. Dire que "quelqu'un que je ne connais pas a aidé quelqu'un d'autre l'année dernière" a une inférence sur "je devrais aider quelqu'un maintenant". Cela paraît absurde mais c'est un fait d'observation. Considérons l'exemple des donneurs de sang. Pourquoi le font-ils ? Interrogés par Titmus dans le cadre d'une enquête, ils répondent en majorité : "parce que je peux avoir besoin de sang un jour". D'un point de vue de rationalité "économique", cette raison n'a aucun sens. C'est la même chose pour l'exercice du droit de vote. La banque de sang comme la démocratie sont des biens publics qui dépendent de la contribution de chacun (même si l'abstention est pénalisée par une amende, je tiens que l'amende réveille la motivation citoyenne mais ne la remplace pas). Au contraire un individu guidé par la rationalité instrumentale, qui soupèse les coûts et les avantages pour lui-même, agira en passager clandestin et choisira de ne pas contribuer. La réponse la plus fréquente des donneurs de sang est donc une couverture pour une motivation non économique qu'ils n'ont pas envie de dire. Les donneurs sont mus par "un altruisme créatif " (non pas pur de toute autre motivation, certes, puisque certains avaient le sentiment de répondre à un devoir et d'autres à la vague impression que cela pourrait lui être utile un jour). Selon Titmus, à travers l'altruisme créatif, "la personne (the self) se réalise avec l'aide d'autres anonymes", une composante vitale d'une société féconde. Cela apparaît dans les réponses qui arrivent, en nombre, au second rang : "d'autres gens ont besoin de sang" et "je connais quelqu'un qui est mort car il n'a pas pu être transfusé". On peut traduire les deux en maximes kantiennes universelles ; on peut aussi les lire comme ayant une signification plus locale, sans en faire des individus égoïstes. Dire que la motivation est relativement égoïste, sachant que cet égoïsme se rapporte à ma communauté et que, comme sous-produit, il réalise mon moi (self ) pourrait être une façon de commenter la "socialité de l'homme asocial". Penser "c'est notre sang", c'est pour ainsi dire de l'égoïsme méthodologique à la première personne du pluriel où le "nous" est une affaire d'appartenance. Comme dit Titmus, c'est une affaire de "dons entre étrangers", les étrangers étant des personnes inconnues mais appartenant à notre réseau. Quand cela marche-t-il ? Une question m'a souvent tracassé. Pourquoi ceux qui contribuent au bien public s'irritent-ils contre les passagers clandestins dans certains cas et non dans les autres ? Sans doute est-ce une logique du "suffisamment". Il faut être suffisamment nombreux pour penser que l'action à laquelle on participe est efficace, ce qui n'empêche que quelques-uns seront donneurs même s'ils sont seuls. Pour ceux qui s'épanouissent dans les réseaux, par cette réciprocité générale ils expriment de façon rationnelle qui ils sont et à quoi ils appartiennent. Les obligations créées par une réciprocité entre membres ne sont pas évidemment morales ni moralement neutres. Elles peuvent entrer en conflit quand les personnes appartiennent à plusieurs réseaux. Comment établir des priorités ? Cela nous amène à la politique. Quelle est la façon politique de traiter les obligations qui accompagnent la réciprocité ? Rawls montre bien que "un système juste de coopération entre personnes libres et égales" implique la réciprocité. Dans "Une théorie de la justice", il introduit cette idée dès les premières pages. Mais il s'agit là plutôt d'une réciprocité "mutuelle" (comme dans "avantage réciproque"). Ainsi, comme cela apparaît lorsqu'il parle de l'éducation des enfants, ce qui est à la base, c'est la réciproque envers ses bienfaiteurs. Dans "Libéralisme politique", Rawls introduit ce qu'il faut pour une réciprocité générale. Les membres d'une société bien ordonnée sont carrément "des personnes raisonnables", plutôt que des individus à la rationalité économique, la différence tenant à la réciprocité généralisée. Il écrit : "l'idée de réciprocité s’intercale entre l'idée d'impartialité, qui est altruiste (être mû par le bien général), et l'idée de l'avantage mutuel, entendue comme le fait que chacun soit avantagé, tenant compte de la situation présente et future de chacun, les choses étant ce qu'elles sont". Rawls tient cette forme de réciprocité comme fondamentale pour pouvoir rendre compte d'une société bien ordonnée. Or il n'en dit guère plus. Cela me laisse perplexe. Ce qui "s'intercale" pourrait être une distribution qui reconnaît à la fois le bien général et les obligations particulières. Mais étant donné le robuste individualisme de Rawls, ces prétendants exercent des pressions incompatibles avec l'altruisme, malgré une tonalité kantienne nous obligeant à agir comme des utilitaristes, et avec l'intérêt mutuel, malgré une tonalité utilitariste nous obligeant à nous borner à nos propres créditeurs. Je n'arrive pas à voir comment " un moi (self) qui vient avant les fins qui sont affirmées par lui " peut faire l'affaire. "Un changement remarquable chez l'homme" Rousseau, pour une solution politique qui enfouit l’homme dans la société Dans le Contrat social, Rousseau cherche une forme d'association "par laquelle chacun, uni à tous, n'obéit pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant" (livre 1 chapitre 6). Il la trouve dans une société de citoyens où chacun accepte l'obligation centrale, à savoir se soumettre à la volonté générale du corps des citoyens et obéir à toute règle en toute matière qu'il aura décidé de réglementer. C'est sans doute un peu trop fort pour les libéraux. D'ailleurs comment mêler des individualités si celles-ci disparaissent ? Pour Rousseau, la "liberté morale" est une forme "d'obéissance à la loi que l'on a prescrit pour soi-même". Bien qu'il ajoute des conditions sévères pour qu'émerge la volonté générale, des sociétés différentes peuvent prescrire des façons différentes de vivre comme citoyens. Cela dépend de la façon de construire l'interrelation entre les citoyens comme personnes séparées et le pouvoir commun par lequel ils forceront les dissidents. Les préférences individuelles sont à la fois consultées et construites dans cette élaboration civique. Bien que nous soyons ce que nous sommes, non ce que nous voulons, nous avons une liberté collective morale pour déterminer ce que nous devrions être. Cela crée une profonde ambiguïté qui, si elle penche du côté du collectif et du communautaire, conduit droit au totalitarisme, ce dont on a accusé Rousseau. Rousseau a localisé la clé du problème au fond de l'intimité personnelle, dans la dialectique entre raison et sentiment, ou entre raison et nature et nous offre une solution politique. En effet l'homme est plus libre puisqu'il jouit d'une liberté morale au lieu d'une liberté naturelle. Est-ce que son moi est ainsi réalisé ou créé ? Le moi est-il créé par la nature ou par la société ? Le "je" est-il absorbé dans le "nous" ou les deux sont-ils distincts ? Sans aucun doute, les deux à la fois. Les conditions sociales nécessaires à l'émergence de la volonté générale sont celles par qui s'exprime sans contrainte notre vrai moi, chacun séparément mais tous ensemble. Nous oeuvrons alors à l'unisson. La volonté collective n'est pas une découverte collective mais une création collective. Pour les dissidents, c'est un processus sinistre qui les "force à être libres" ; c'est pourquoi les libéraux s'en méfient. Mais Rousseau a montré que pour que la citoyenneté soit assez robuste pour assurer la confiance, une société doit être plus qu'un club d'individus rationnels guidés seulement par leur intérêt personnel qui veulent se faire gratter le dos. Faut-il enfouir le moi dans la société ? La raison regimbe. Ce serait trop, en effet, comme le montre l'exemple du sens de l'honneur. Existe-t-il une forme d'association assez forte pour garantir la confiance mais sans exiger un monopole local de ce qui doit être vu comme les bonnes raisons d'agir d'une manière digne de confiance ? Les relations réciproques comme l'amour, l'amitié, l'honneur et le patriotisme prolongent le moi dans une communauté plus large qui en effet nous donne la possibilité d'asseoir (settle) qui nous sommes et à quoi nous participons. Mais elles ne nous définissent pas de façon immuable. Une communauté qui écrase les personnalités est intolérable pour tous les hommes et toutes les femmes raisonnables. Les sciences morales et politiques où les modèles représentatifs de la réalité suscitent la réalité La Piste des lumières ne peut être parcourue que par ceux qui se laissent guider par le Bien commun pour agir en partenariat. Mais les partenariats qui ne sont que tactiques ne résolvent pas la question de la confiance et la grande question reste de savoir si l'expression de communauté libérale contient une contradiction interne. Ses membres peuvent-ils conserver leur distance critique tout en acceptant leurs obligations locales ? Cela dépend de la façon dont on rattache la raison pratique, telle que la conçoivent les sciences sociales, à la liberté humaine, telle que la conçoit l'éthique. Condorcet envisageait une nouvelle science morale et politique, équipée pour réconcilier les intérêts de chacun avec les intérêts de tous. Il pensait que les conflits viennent de l'incompatibilité des désirs ou de l'imperfection des institutions, ou des deux à la fois. Sa stratégie était de remédier à l'un et à l'autre. Alors, tous les désirs pouvant être satisfaits, l'homme sera libre ; c'était sa conception de la liberté. Il fallait pour cela implanter dans la pensée de chacun une idée appropriée de ce qu'est le bien de la société. Projet hautement manipulatoire. Condorcet n'a pas vu le problème car il pensait qu'il suffisait de révéler les bons sentiments que la nature avait mis en nous - ce qui soulève des objections. En effet, comme nous n'avons pas que des bons sentiments, il est imprudent d'enlever tout obstacle à leur épanouissement. Par ailleurs, comme tous nos sentiments ne sont pas innés, il faut se demander d'où les autres viennent. Enfin si l'ingénieur social donne implicitement à la liberté une définition positive et si on ne parvient pas à exclure les préférences asociales, peut-on partir du principe que "les intérêts et le devoir sont liés" ? On est donc fondé à trouver que ce libéralisme est frelaté et même que des monstres sont engendrés, non par le sommeil de la raison, mais par la raison elle-même. Est-il possible de garder intacte cette chaîne entre vérité, vertu et bonheur ou doit-on opter pour un libéralisme procédural qui, en séparant le vrai (right) du bien, brise la chaîne ? Aujourd'hui, la mode est de choisir la deuxième réponse. Les valeurs procédurales deviennent celles d'un individualisme substantiel (substantiv individualism, par opposition à " individualisme méthodologique ") à qui il manque de se référer à une métaphysique du moi. Sans une incursion dans ce qui traite de la substance on ne peut pas expliquer à des personnes illibérales pourquoi le libéralisme n'est pas simplement une option parmi d'autres. Alors que les sociétés démocratiques deviennent plus diverses, des personnes et des groupes intolérants haussent la voix et acceptent de moins en moins d'être liés par un prétendu consensus général. Cela annonce ou bien un effondrement des sociétés libérales ou une mise en application des valeurs libérales sur un mode que la raison ne sait pas expliquer - mise en application que l'art de la manipulation enseigné par les sciences politiques peut rendre moins douloureuse. De toutes façons, le dénouement n'est pas une société libérale. Voici une suggestion, en repensant les bases des sciences morales et politiques. Le point de départ serait de considérer que le monde social est un tissu intersubjectif fait de significations partagées qui sont conservées ou évoluent lorsque nous négocions leur interprétation entre nous. Alors, il est plausible de considérer que l'occurrence des événements dépend de la façon dont ils sont attendus. Il est plausible également de penser que les attentes prédictives et normatives peuvent les unes et les autres avoir cet effet, ce qui injecte des éléments d'interprétation et de création dans l'histoire de la vie sociale. Plus nous pensons en ces termes, plus les sciences sociales ont besoin d'une méthode de Verstehen (compréhension) qui voie la construction à travers les yeux des acteurs sociaux parce que sa réalité dépend de la façon dont ils en viennent à la voir. En quelque sorte, les sciences sociales se mordent la queue. Savoir si leurs hypothèses sont vraies dépend de la réponse à la question de savoir si les acteurs eux-mêmes les tiennent pour vraies Cela fait de la science politique, comme de la politique elle-même, l'art du possible. A la réflexion, les valeurs ne peuvent pas être étudiées de façon neutre. Elles sont imprégnées de théorisation et l'idée de la façon dont la vie sociale doit être organisée est une partie de cette réalité intersubjective. Certes nous ne pouvons pas être en bonne santé, riches et avisés en pensant seulement que nous le sommes. Les images virtuelles ne donneront pas à boire à celui qui a soif. Le relativisme a de mauvais côtés, lorsqu'il infère que toute idée partagée est à la fois vraie et justifiée. Les sciences sociales semblent internaliser non seulement la dimension sociale des faits sociaux mais même les critères pour organiser et juger cette internalisation. Or une construction a besoin de quelque chose qui n'a pas été construit. Comme cela paraît impossible aux empiristes, il semble que nous soyons dans une impasse. On peut l'éviter si l'on croit que nous avons un savoir a priori ou, de façon plus subtile, que le sentiment qu'on en a besoin est suffisant pour que nous sachions que nous l'avons. Sinon, toute notre pensée devient incohérente, puisqu'elle est engluée dans un relativisme qui se réfute lui-même. Il nous faut donc des propositions qui se trouvent au-delà du doute. Parmi elles, se trouvent celles qui disent que le doute est possible. Je ne vois pas d'autres possibilité pour donner un sens à l'unicité des catégories de Kant et à toutes les réflexions qui ont suivi. Par ailleurs, l'interprétation du monde n'empêchera pas que des gens meurent de faim. Les théoriciens de la vie sociale doivent garder la vie sociale en perspective et ne pas considérer qu'elle trouve en elle-même la garantie de sa valeur. Alors, la raison renforce-t-elle ou fragilise-t-elle le lien de la société ? J'ai peur que la rationalité instrumentale, "économique" ne puisse détruire la confiance et, de là, la confiance dont les marchés ont besoin. En effet, il n’est pas rationnel – au sens de la rationalité instrumentale – de faire confiance à ceux qui sont rationnels en ce sens-là. En nous voyant comme des personnes qui ont des raisons d'agir interdépendantes, nous ouvrons la voie à une société libérale qui se présente comme une communauté où la confiance est garantie par le respect mutuel et une réciprocité générale entre personnes raisonnables. Cette approche permet de distinguer les vertus véritablement civiques de celles qui sont seulement fonctionnelles dans la perspective d'une société viable mais hégémonique. La confiance se fragilise dans notre monde. Est-ce parce que nous devenons plus rationnels ou moins rationnels ? Cela dépend du sens que nous donnons au mot raison. La confiance vient sous deux formes, prédictive et normative, selon que l'on attend ou que l'on s'attend à , et la seconde détient la clé de l'énigme. Sur notre Piste des Lumières, il a fallu bloquer le processus d'induction rétroactive. On a cru un moment que ce pouvait être en répétant le jeu souvent, mais ce n'est pas la réponse. Si l'acteur est égoïste et n'est motivé que par les conséquences de son acte, donc par le futur, il est dans l'impasse. Hobbes n'apporte pas la réponse car, dans les faits, nous pouvons échapper souvent aux sanctions. Hume introduit la sympathie parmi les causes de préférence, mais cela ne règle en rien la question. Plus généralement, l'égoïsme méthodologique (l'acteur est conduit par ses propres préférences), même s'il s’accompagne d’altruisme (alors, les préférences personnelles dépendent de la sympathie éprouvée pour les autres) conduit à l'impasse. Pour rendre compte de la confiance, il faut changer notre idée de la raison. Kant propose une solution rationnelle, mais, dans les faits, l'impératif catégorique fait peur : nous ne voulons pas ignorer l'élément conditionnel qui intervient dans la confiance (si je fais cela, tu feras cela). Or les raisons conditionnelles ne sont pas kantiennes, mais elles sont, pour ainsi dire, quasi-morales et, si l'on écarte l'égoïsme méthodologique, peuvent être de bonnes raisons impersonnelles. Cela suggère une nouvelle base qui doit quelque chose à Kant et quelque chose à la réciprocité généralisée. Mais les deux approches ne peuvent pas être combinées. Aussi, nous avons essayé de remplacer les acteurs kantiens par des agents liés à un lieu et à des conditions locales. On a vu bien vu apparaître des règles organiques ou pratiques, et les premières ont pu être qualifiées de "quasi-morales". Mais cette approche pose le problème plus qu'elle ne le résout car ces règles sont intersubjectives et lient seulement entre eux ceux qui sont à l'intérieur du groupe. Nous sommes inscrits dans la vie sociale mais non pas perdus en elle. La base rationnelle reste un problème. Pour amener des acteurs rationnels à penser en termes d'entreprises conjointes, nous pouvons proposer des équipes dont les agents mettent l'intérêt collectif en premier. C'est assez pour que les agents ne tiennent plus compte seulement du futur mais aussi de leurs engagements passés. Mais cette réciprocité générale peut aussi bien conduire aux vendettas qu’à la prise en charge d'auto-stoppeurs et au don du sang. Aussi, ne sait-on pas si les libéraux peuvent être d'accord avec Condorcet pour qui "la vérité, la vertu et le bonheur sont liés par une chaîne incassable ". En abandonnant la relation entre vrai et bien et en définissant le bien par des procédures, ils ne peuvent pas donner à chaque communauté le droit de dicter à chacun sa conduite - pour la bonne raison que le bien ne peut pas être défini seulement par une procédure. Notre ignorance présente n'est pas un obstacle suffisant. Bien sûr, elle nous aide à regarder le bien comme, en partie, une construction plus qu'une découverte. Si ce n'était qu'une construction, le libéralisme pourrait-il toujours gagner ? En somme, nous devons dire que les libéraux sont des citoyens du monde qu'ils construisent sur des principes libéraux. Une société bien ordonnée peut être fondée sur la vérité de la raison qui se tient hors de toute construction et sert de critère, et il y a une histoire positive universelle à dire au sujet de la liberté. Mais cette composante universelle ne donne pas tous les détails de la liberté, ce qui nous laisse un champ ouvert pour construire nos règles. La raison pratique repose sur une compréhension constructiviste de l'action libre et du bien commun tout en soumettant ses constructions à un test de vérité universel et a priori. Cela donne une base universelle à la confiance entre personnes raisonnables. Cela forme les citoyens que les libéraux ont depuis toujours espérés - finalement des citoyens du monde. Une arrogance combative sur les questions doit aller avec une saine humilité sur les réponses. Le triomphe de la raison repose en un futur incertain |