Forum confiance                                                                                   juillet 2003
Henri Prévot

Extraits des notes de lecture de
« L’avenir de l’esprit »
de Thierry Gaudin (entretiens avec François L’Yvonnet)
Albin Michel 2001


On aura une connaissance plus complète de l'ouvrage de Thierry Gaudin en se référant aux notes de lecture.

On reprend ici les notes prises à la lecture de l'introduction et de la conclusion et des extraits des notes prises à la lecture des chapitres, classés selon les thèmes qui intéressent de plus près le Forum confiance.
 
 
Introduction

Conclusion

Les thèmes (le choix et l'intitulé des thèmes sont de H. Prévot)

- Le système technique, la relation entre la technique et la civilisation
- Vers une nouvelle civilisation
- Le développement du commerce ; persuasion et désinformation ; saturation
- L'homme dans le monde vivant, de l'amibe à l'éléphant et aux institutions humaines
- L'importance du contexte
- Le phénomène de "reconnaissance" ; le rôle de l'intention
- Reconnaissance et adaptation ; capacité d'innovation et de création
- Reconnaissance et mesure
- Transparence et jardin secret
- L'enseignement
- L'éthique, la justice

 

Nous invitons le lecteur à se référer à l'ensemble des notes de lecture.
 

Introduction – de François L’Yvonnet

Il ne s’agit pas de dire le vrai et le faux, mais d’explorer les possibles de l’Esprit. Foi en l’homme si on veut, mais à la condition expresse de ne pas l’arracher à son milieu, de ne point l’amputer de ce qui en lui rayonne, le tout de la nature vivante et non vivante. En ces temps de désarroi et d’inquiétude, en ces temps sombres où l’avenir semble bouché, où la promesse d’un avenir commun paraît problématique, de telles exigences ne sont pas vaines. La prospective du siècle prochain, telle qu’à grands traits esquissée pat T. Gaudin, se nourrit des acquis fondamentaux des sciences cognitives et de la nouvelle civilisation qu’elles augurent, sur les ruines de l’idéologie scientiste fondée sur l’hypothèse d’un sujet unique et omniscient, dernier avatar de la divinité. Avec le « cognitif » surgit la multiplicité des sujets, et en même temps que s’imposent d’autres paradigmes, d’autres modèles de fonctionnement de l’esprit. Ni catastrophisme : à force de crier au loup, on ne prête plus l’oreille ; ni angélisme : il ne faut pas s’étonner que les modes de fonctionnement de nos sociétés puissent provoquer des dégâts considérables.

Conclusion

La philosophie de la prospective tient en ceci : s'inspirer autant que possible de ce qu' l'on sait des fonctionnements de la vie, étant entendu que la biologie a encore beaucoup de choses à découvrir. Ces fonctionnements sont à mon avis centrés sur la notion de reconnaissance, concept central. "La reconnaissance précède la connaissance", cette formule peut être utile à chaque instant. La connaissance n'est pas une juxtaposition à la manière d'une production industrielle. C'est au contraire, à la suite d'un processus mystérieux de décantation, une articulation des éléments entre eux, une mise en scénario, une danse cérébrale qui, une fois apprise, permet de reconnaître, d'anticiper et aussi de mettre en situation pour le plaisir de vivre la reproduction du même scénario sous une autre forme.

D'où la formule "je danse, donc je suis". En réalité, les êtres vivants sont capables de déployer une grande diversité de préliminaires à "…donc je suis": pour certains ce sera "je réussis… donc je suis" ; pour d'autres "je rate…", ou "je suis plein de santé…" ou "je suis malade…"  etc.

Au quotidien, la prospective consiste à reconnaître des trajectoires en les comparant à ce que l'on sait du passé, des fonctionnements de la vie et en faisant appel à un outillage mental essentiellement constitué de transpositions ou de métaphores.

Depuis Parménide la philosophie parle de l'être. Aujourd'hui est à nouveau en question la difficulté posée par la présence de ces nouveaux sophistes qui sont les publicitaires dont le métier exprime : "rien n'est vrai, rien n'est faux, tout est affaire de persuasion." Dès lors le public est bombardé de désinformation.

Dans les trajectoires de l'histoire, j'ai mis l'accent sur les implosions commerciales, car en ces circonstances une machine se met en marche, elle échappe au contrôle social jusqu'au moment où, ayant tout envahi, elle devient intolérable par rapport aux principes fondateurs que la société estime être essentiels à son être.

Le mot "cognitif", utilisé pour définir une civilisation, signifie que la reconnaissance en est le processus central, celui qui mobilisera la force de travail alors que celle-ci, à l'ère industrielle, était consacrée surtout à la production. C'est donc une transformation qualitative, touchant dans un même mouvement la technique et le social, ainsi que la consommation et la relation avec la nature.

Quant à la philosophie, il s'agit toujours de la question de l'être, mais de l'être vivant, non pas d'un être éternel mais d'un être en mouvement. Une philosophie centrée sur le sujet. L'approche cognitive interdit de penser séparément le sujet et l'objet de la connaissance.

Comment voyez-vous l'avenir de la philosophie ?

Je vous propose une vision, celle de la cicatrisation. Nous sommes arrivés à la fin de la décomposition du savoir, celle où les éléments sont séparés les uns des autres. La première de ces séparations est la célèbre "coupure épistémologique" (selon l'expression d'Althusser), celle qui sépare le sujet de la connaissance de son objet.

Avec le passage à l'ère cognitive, cette coupure commence sa cicatrisation. L'agent de cette cicatrisation s'appelle, vous l'avez deviné, la reconnaissance.
 
 

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Le système technique, la relation entre la technique et la civilisation

Bertrand Gille a introduit la notion de système technique. Il a montré comment l’évolution technique peut faire que des systèmes isolés se fondent en un même système : ainsi lorsque les moulins furent utilisés non plus seulement pour la meunerie mais comme source d’énergie, lorsque le fer fut utilisé non plus seulement pour faire des armes mais des outils aratoires. B. Gille fait observer que les sociétés tendent le plus souvent à stabiliser leur système technique pour préserver leurs structures sociales – ainsi les Chinois, les Aztèques. Parfois l’évolution est progressive, parfois le système dans son ensemble est reconfiguré, déstabilisant aussi les façons de penser et le social, enchaînement qui n’est pas voulu, bien sûr : alors il s’agit non plus d’une changement de système technique mais d’un changement de civilisation.

Pour moi, d'abord, l'histoire des techniques est indissociable de l'histoire. La question de l'évolution de l'espèce humaine n'est pas dissociable du traitement de la technique. Le moment où l'innovation émerge est celui où, par suite du contexte, l'écoute sociale est devenue réceptive…

Or les signes de la présence d’un nouveau système technique et de sa diffusion quasiment irrésistible sont déjà là. Dans tous les métiers ou presque d’importants changements étaient en vue et ils s’articulaient autour de quatre pôles : les matériaux ; l’énergie (l’enjeu étant d’économiser l’énergie, ce qui est plus facile avec l’électricité, forme d’énergie que l’on peut utiliser précisément là où on en a besoin) ; le micropocesseur ; la biotechnologie (qui, à l’époque, n’en était qu’à ses débuts).

Ces quatre pôles étaient présents au Moyen Age et lors de la Révolution industrielle.

Les périodes de changement de système technique sont en même temps des périodes de réactivation du doute sur les fondements mythologiques de la société. Il faut ajouter que ce sont aussi vraisemblablement des périodes d'explosion, ou mieux d'implosion commerciale (le VI ème siècle avant Jésus-Christ, les XII et XIII ème siècles). Les temps qui s'annoncent seront davantage encore une implosion, avec le commerce par Internet.

Le vrai point de départ de l'économie que nous connaissons aujourd'hui n'est pas A. Smith mais J. Locke, avec ses prises de position religieuse et son manifeste libéral : en effet, il pose un principe qui sera, me semble-t-il, le vrai fondement de l'économie libérale, celui du no bridge. Dans le domaine économique, cela veut dire que je n'ai pas à vous imposer des préférences, vous avez les vôtres, j'ai les miennes, la seule manière d'arbitrer, c'est d'organiser le marché. Cette position "libérale" est en même temps cognitive.

La question du rapport du religieux et de l'économique est volontairement hors du champ de pensée des économistes. Or il me semble que cette question est essentielle. 
 
 

Vers une nouvelle civilisation

En travaillant sur la politique d'innovation il est apparu que ce qui se produisait en cette fin du XXème siècle était d'un ordre de grandeur comparable à la Révolution industrielle En 1848, la classe dirigeante européenne s'est trouvée en face d'un prolétariat urbain en pleine révolte, et elle n'avait rien vu venir. Michel Chevalier, qui deviendra conseiller de Napoléon III vitupérait contre l'égoïsme de la bourgeoisie. C'était l'époque du Guizot du "enrichissez-vous". Nous sommes aujourd'hui dans une époque Guizot. Les gosses qui meurent de faim dans les banlieues du tiers monde, on sait bien que cela existe, on a vu des photos. Le travail du prospectiviste est aussi d'anticiper ce genre de situation.

Nous pouvons dire, en imitant Saint Simon : l'ancien pouvoir spirituel, c'est la science. Elle n'a pas rempli sa mission de pouvoir spirituel ; elle n'a pas pu prévenir les débordements des pouvoirs temporels mais s'est mise au service de la destruction. Aujourd'hui les débordements sont liés à cette mondialisation économique : urbanisation, multiplication inéluctable des banlieues, la situation sera explosive, la guerre économique deviendra une guerre mafieuse et sectaire, aussi physique qu'économique. Le développement de l'économie cognitive fait remonter l'argent sale de partout ; par un processus d'autorenforcement, la drogue vient réactiver des éléments qui existent déjà, les orientant de manière à exploiter la faiblesse psychique des individus.

Arrêtons-nous au changement de stratégie mis en œuvre par la classe dirigeante au XIX ème sièlce : les grands travaux et l'éducation de masse. Aussi faisons-nous le pronostic que vers 2020, une crise de jeunesse équivalente à ce qu'a été 1848 pour la révolution industrielle se produira et qu'on n'en sortira que par de grands investissements structurants et par une autre façon de dessiner l'aménagement de la planète. 
 
 

Le développement du commerce ; persuasion et désinformation ; saturation

Savoir distinguer ce qui est de ce qui n'est pas, cette question situe historiquement le propre de la démarche philosophique. L'être ne peut pas ne pas être. L'arbre ne peut pas ne pas pousser. Son être est dans ce mouvement.

La période contemporaine ressemble à celle des sophistes, où seul comptait le fait de persuader, règne non pas du mensonge mais de la désinformation. Aujourd'hui la puissance du système de désinformation est telle que se développeront nécessairement dans les années à venir des discours et des forces de réaction contre cette désinformation et contre la surinformation.

Il faut le répéter, le point faible des sociétés modernes et dans le psychisme.

Aujourd'hui j'ai le sentiment que les saturations commerciales aboutissent à des prises de pouvoir, par les oligopoles, lesquels deviennent vite insupportables, provoquant l'émergence de forces sociales suffisantes pour mettre fin au système…

Ceux qui ont un capacité entrepreneuriale d'invention ou de gestion, s'ils n'arrivent pas à l'exercer comme chef d'entreprise, le feront d'abord comme dealers, avant de se confronter plus directement aux chefs d'entreprise eux-mêmes. C'est ce qu'on est en train de préparer… ( au XII ème siècle la société a su envoyer au loin, dans les Croisades, les trop nombreux chevaliers formés à se battre sans en avoir la possibilité légale).
 
 

L'homme dans le monde vivant, de l'amibe à l'éléphant et aux institutions humaines

L’homme est déterminé par ses habitudes, par sa culture. Les ethnométhodologues analysent des processus, des déroulements, des scénarios et montrent qu’on les retrouve dans tout le règne animal, plus ou moins amplifiés. L'excès de silence enferme, parce que l'univers aperçu est indistinct, comme si on était dans la brume, incapable de s'orienter.

Il y a le règne animal, il y aussi le niveau sociétal et je prétends que les êtres immatériels, les personnes morales (entreprises, associations, Etats-nations etc.), tous ces êtres quasi-pensants relèvent aussi d’une philosophie cognitive et que la manière de s’en occuper doit s’inspirer du fonctionnement cognitif. Les institutions sont aussi des être cognitifs. Il se pose à leur sujet la question inverse du problème de Minsk : comment, avec une collection de cerveaux sélectionnés pour leur intelligence on arrive à construire, en les interconnectant, un être globalement stupide. La plupart des organisateurs inspirés par le scientisme ont tendance à construire des dispositifs non vivants et à faire comme si ils étaient vivants ! 

Sur internet nous nous trouvons dans la situation des chasseurs cueilleurs : trop d’informations ; comment baliser un univers aussi complexe ? Les plus habiles sont ceux chez qui se manifestent des aptitudes très anciennes qu’avait l’espèce humaine à l’époque : on retrouve des gourous, une forme de chamanisme moderne.
 
 

L'importance du contexte

Lorsque l'on fait communiquer des êtres vivants partie d'un être collectif, la communication - si elle peut se réduire dans certains cas à très peu de choses - par le contexte, va signifier énormément. Il y a dans toute communication, d'une part de la redondance, d'autre part de la contextualité. Et cela ne peut certes pas être normé contrairement aux rêves d'utopiques, même nourris des meilleures intentions, comme Ledoux, Godin, Bentham et aujourd'hui l'architecture des HLM.
 
 

Le phénomène de "reconnaissance" ; le rôle de l'intention

Chaque fois qu’un code génétique se déploie dans un milieu vivant, il se passe des phénomènes de reconnaissance. Francisco Varela a bien fait le lien, depuis l’échelle cellulaire jusqu’à la reconnaissance des idées ou des individus, voire entre Etats, tout cela relève d’une même phénomène. On ne peut connaître que ce que l’on a déjà reconnu et non l’inverse comme on le croit d’ordinaire. Les troubadours, chantant l’amour courtois, nous le montrent bien ; et n’est-ce pas lorsque l’on renonce à connaître une personne que l’on peut la reconnaître ? Lorsqu’il s’agit de reconnaître du vivant, les éléments concrets ne sont que des balises. Héraclite : « Un, l’art, savoir qu’une intention, quelle qu’elle soit, anime toute chose à travers toute chose ». Cette question de reconnaissance est centrale dans le registre des sciences cognitives.

Ainsi, un machine ne saura pas « reconnaître », aussi puissante soit-elle, car l’homme ne saura pas comment la programmer – impossibilité qui est de même nature que celle, démontrée par Gödel, de construire un système logique complet (c’est à dire telle que toute proposition puisse être démontrée vraie ou fausse).

L’expérience fondatrice en matière d’éthologie humaine s’est produite, à mon avis, hors du cercle des éthologues. C’est la thèse de Birtwhistell, dans le cadre de l’école de Palo Alto : sur neuf secondes de vidéo pendant lesquelles Gregory Bateson donnait du feu à l’une de ses patientes, Doris, Birtwhistell a écrit cinq mille pages ! Il a observé l’événement sous tous les angles possibles. Son résultat essentiel est qu’il n’y pas un personnage plus un autre personnage, mais une sorte de ballet dans lequel les deux comportements se répondent l’un à l’autre. Nous sommes vraiment ici au cœur de la question de la reconnaissance comme le montre F. Alberoni qui, à l’image du choc amoureux, identifie dans toute relation cette période initiale qu’il appelle « l’état naissant », sorte d’état amoureux, où le fonctionnement intense de la reconnaissance donne naissance à un être nouveau : ils « font un enfant » en esprit. Cet être est la vie même mais il est mortel car vie et mort sont indissociables. 

Dans l'examen du fonctionnement du cerveau, on est obligé - par rapport à un modèle mécanique - d'accepter deux choses étranges. D'abord, à l'interface entre deux neurones, interviennent des médiateurs chimiques, des sortes de molécules odorantes. L'autre aspect, c'est le mouvement permanent. Dans un cerveau, on repasse par les mêmes circuits avec un certain rythme ; ce rythme est rapide (le millième de seconde). Le mouvement de reconnaissance, c'est la détection interne qu'on est passé par des circuits où l'on était déjà passé, circuits qui s'emboîtent dans d'autres circuits qu'ils vont activer avec leur rythme propre. En quelque sorte, une danse de neurones. Les grands artistes peintres sont ceux qui sont capables d'aller "toucher" ce fonctionnement cérébral ; ils créent alors une réalité qui est encore plus forte que l'objet réel. Les disciples de Bateson à Palo Alto disent que la réalité n'est qu'une construction cérébrale : la feuille que l'oeil voit verte toute la journée envoie en réalité des radiations très différentes selon l'heure du jour.

On retrouve le mouvement de la danse, répétition et différenciation - pensons à la phrase d'Héraclite : "on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve". Le danseur, de même repasse par le même endroit pour pouvoir s'en échapper et faire des variantes. Un mouvement qui n'est ni totalement répétitif, ni totalement linéaire.
 
 

 Reconnaissance et adaptation ; capacité d'innovation et de création

De la cellule à une organisation humaine, il y a entre ces mécanismes de reconnaissance beaucoup plus qu'une analogie ; il s'agit de savoir, dans une certaine mesure, accueillir l'imprévu, ce qui demande de limiter la portée d'un fonctionnement de type mécanique générateur d'erreurs persistantes et d'occasions manquées. 

L'autopoïese ( se faire soi-même) n'est plus possible si l'on se borne à reproduire le présent. A la fin du XX ème siècle l'essentiel de ce que nous avions entre les mains nous a échappé. Le diagnostic, au plan de la reconnaissance à l'intérieur de notre système économique est extrêmement préoccupant.

L'histoire des entreprises montre que, selon l'idée centrale de Shapero, l'activité entrepreneuriale exprime une sorte d'énergie vitale qui consiste à vouloir affirmer son existence en se faisant reconnaître parce qu'on a créé quelque chose. A la racine, il y a quelque chose qui est de l'ordre de la reconnaissance, un processus vital, dont le bon fonctionnement est essentiel à la vie des organisations et des sociétés.

Revenant sur les conditions de l'innovation : en Chine la centralisation et la stabilité foncière de l'Empire du Milieu ont fait que l'innovation n'a pas essaimé. Dans le cas de l'Occident médiéval, l'apparition d'un nouveau système technique au XII ème siècle est vraisemblablement due au fait que la classe dirigeante s'était absentée pour faire les Croisades. 

Il est très intéressant d'essayer de comprendre comment une civilisation change son être même. Les technologies sont des organes extérieurs au corps. Avec la morphogénèse des objets techniques, on sent le fonctionnement de la vie dans ses déploiements organiques. Il est important de repérer dans l'histoire les mues, des changements simultanés de la technique et de la civilisation (comme au XVIII ème siècle) qui s'accompagnent de transformations de la philosophie : avec la révolution industrielle, la réquisition de visibilité (cf. Bentham) et la réquisition heideggérienne - la réquisition des choses et celle de l'information, la surveillance - sont deux mouvements simultanés sur lesquels s'appuie effectivement toute une machine de pouvoir.
 
 

Reconnaissance et mesure

La reconnaissance suppose que les gens aient les moyens d'agir, donc qu'ils aient l'information qui, elle-même, passe par la mesure.

Le rôle de la mesure va plus loin qu'un service pour une fonction. La mesure rend les choses visibles, ce qui modifie le comportement humain ; la mesure est comme un miroir qui objective. Allons plus loin : substituer une élection à un rapport de forces, c'est substituer une mesure de l'opinion publique à un rapport mafieux, c'est donc une objectivation de la relation. Au plan de la géopolitique planétaire, c'est un point très sensible ! A mesure que l'on s'accorde pour substituer un processus métrologique à des rapports d'exploitation ou des rapports de force, on progresse dans un comportement de modernité… Ce qui ne sera pas une partie de plaisir étant donné la complexification croissante des échanges planétaires.
 
 

Transparence et jardin secret

On peut montrer que, pour des raisons intrinsèques à ce que nous sommes, il est impossible à un être humain d'expliciter toutes les règles auxquelles il répond. Lorsque l'on a enfoui un certain nombre de choses dans les réflexes, cela demande un effort considérable de les ressortir sous forme de langage. De même, dans les systèmes d'intelligence artificielle connexionnistes, il y a un jardin secret : si la machine a appris à faire des choses, elle les fait sans que l'on sache comment elle l'a appris. Le cerveau humain est sans cesse en apprentissage, il se prépare sans cesse à affronter des situations nouvelles, voisines de situations connues mais différentes - notamment dans le rêve - ce qui implique qu'il soit possible d'oublier.

Le cas de Bentham et de son Panopticon (grâce auquel il a été fait citoyen d'honneur de la France pour avoir humanisé les prisons) montre à l'évidence la double réquisition de la civilisation industrielle : l'ordre et la visibilité (pas de jardin secret !) : une connaissance sans reconnaissance.
 
 

L'enseignement

Nos modes d'enseignement sont bien loin de l'adage "la reconnaissance précède la connaissance". La reconnaissance consiste à partir d'une situation complètement confuse et de parvenir à y introduire un balisage. Cette méthode serait même applicable aux mathématiques. L'enseignant devrait amener l'apprenant à devenir actif, alors qu'on lui demandait d'être passif. Se pose alors une question majeure : comment susciter une attitude active alors que tout, dans le monde moderne, pousse les gens à la passivité ?

A mon avis, le grand point faible de nos enseignements, c'est qu'ils n'offrent pas aux élèves les moyens d'une véritable sécurité dans leur vie après l'école. Le système économique et financier donne des signes très inquiétants d'instabilité, qui ont balayé hier l'économie de l'Indonésie, demain ce sera celle de l'Amérique du Sud, puis peut-être après-demain celles de l'Europe… Les personnes lucides vont essayer de reconstituer des zones d'autonomie, des îlots qui permettront de résister à ces tempêtes financières. Ils ne peuvent le faire qu'en ayant un certain nombre de garanties non monétaires, par exemple des îlots d'autosubsistance, les SEL (systèmes d'échanges locaux, LETS en anglais). Or l'école n'apprend aucunement à être autonome.
 
 

L'éthique, la justice

Lorsque j'enseignais à l'ENA, autrefois, je rappelais à mes auditeurs, avec un succès mitigé, que la déontologie existe aussi. Sans elle, le monde devient une foire d'empoigne invivable. Malheureusement les forces montantes ne vont pas dans ce sens. Sans doute, un marchand qui n'a pas d'éthique risque de perdre ses clients, mais seulement dans la mesure où ceux-ci s'en aperçoivent.

La science n'a pas su être le fondement d'une grande morale ; elle n'a pas assumé son rôle de pouvoir spirituel. On peut espérer que la paradigme cognitif, et notamment la reconnaissance, s'accompagne d'un retour de l'éthique - car lorsqu'il y a reconnaissance, il y a enrichissement par la reconnaissance, ce qui devrait faire barrage à la cupidité.

Tout le monde a besoin d'un ordre juridique mondial non hégémonique qui se superposerait - et non se substituerait - aux ordres nationaux, tel que ce à quoi travaille Mireille Delmas-Marty : un judiciaire planétaire avec de exécutifs et des législatifs nationaux.