Forum Confiance
le 19 août 2002
Henri Prévot Notes de lecture du livre La monnaie, entre violence et confiance de M. Aglietta et A. Orléan (Odile Jacob, 2002)
Les auteurs s’appuient sur les analyses de R. Girard et sa théorie de l’imitation ; cela leur permet de rendre compte de façon convaincante du fait que la monnaie apparaît souvent comme pacifiante mais peut être soudain le vecteur de violences brutales. La liaison, la compénétration en fait, des mondes financiers et monétaires et la globalisation des échanges donnent à cette instabilité de la monnaie une très large extension qui n’est pas équilibrée par des institutions d’égale portée. Les rappels historiques – histoire de la monnaie (à grands traits), histoires de plusieurs crises récentes – illustrent bien leur analyse. Quelques critiques : le ton employé est parfois inutilement polémique . On décèle ici ou là quelques incohérences. Des notions " lourdes " telles la " souveraineté " ou le " lien social " sont convoquées de façon, me semble-t-il, un peu désinvolte. Leurs conclusions sur l’Euro et la construction européenne peuvent paraître contradictoires et fort contestables. Leur critique du modèle standard (walrassien) me semble souvent excessive et mal ajustée car, si l'on doit en effet critiquer ses principes de base, il convient surtout de critiquer le fait d’appliquer ce modèle à des situations très différentes de celles où il peut s’appliquer (qui supposent notamment une information parfaite). Cela n’ôte rien à l’intérêt de ce livre qui donne de la monnaie une réalité " charnelle " intense, qui montre avec force combien le rôle des institutions est essentiel et qui décrit la puissance des ressorts qui étendent sans cesse le " règne de l’argent ". Concernant la " confiance ", ce livre donne de la matière utile. Il invite à prolonger la réflexion sur le lien qui unit confiance et imitation puisque celui-ci explique certainement les modes et les peurs (vache folle etc.) ; il invite aussi, par défaut en quelque sorte, à étudier le rôle de l’information. Par ailleurs, il sera intéressant d’étudier si les sources que ce livre propose de voir à la confiance (hiérarchique, méthodique et éthique avec, pour cette dernière, les principes de sécurité, croissance et justice) sont présentes aussi dans d’autres contextes. Ce qui est dit de la régulation internationale s’applique, mutatis mutandis, à d’autres domaines où la " confiance " joue un rôle important. Ces notes de lecture sont plus abondantes sur les trois
premiers chapitres. Elles sont accompagnées de commentaires écrits
en italiques qui sont, pour la plupart, renvoyés en fin de texte
- commentaires qui sont évidemment eux-mêmes contestables,
bien sûr, donc ouverts à la discussion.
4ème de couverture – extraits - : M. Aglietta et A. Orléan montrent comment la monnaie constitue la clé de voûte des sociétés humaines, comment elle les fait passer tour à tour de la violence mimétique à la confiance institutionnelle ; et comment son histoire depuis les temps les plus reculés, est celle de la dissolution et de la constitution du lien social. Pour eux, la monnaie n’est pas un phénomène économique ; c’est beaucoup plus que cela, c’est, selon l’expression de Marcel Mauss, un fait social total. … ce qui, entre autres choses, les conduit à s’interroger sur les conditions de la création de l’euro. page 8 : l’analyse mimétique de la monnaie et la théorie de la confiance doivent se concevoir comme deux éléments appartenant à un même cadre théorique. L’hypothèse mimétique (de René Girard notamment) apporte à la théorie de la confiance le fondement microéconomique dont elle manque cruellement. Page 9 : La monnaie est une expression de la communauté dans son ensemble. Pour cette raison, il n’y a de monnaie légitime qu’adossée à une souveraineté (1) D’abord, d’un point de vue théorique, nous analysons ce lien si particulier qu’est le lien de confiance. la confiance se nourrit à des sources multiples que nous explicitons : les pratiques quotidiennes, la vigilance des autorités de régulation mais également le projet de société qui est proposé aux citoyens. en conséquence, nous distinguons trois formes de la confiance : méthodique, hiérarchique et éthique. Par ailleurs, nous proposons une nouvelle lecture de l’histoire de la monnaie qui met en avant les avancées de l’abstraction au cours des siècles ; parallèlement les formes de la régulation sont soumises à des forces contradictoires et oscillent entre les deux formes polaires que sont la " centralisation " et le " fractionnement ". Cette dualité fondamentale est un des résultats de ce livre. où le phénomène monétaire apparaît comme un médium de cohésion et de pacification, mais aussi un enjeu de pouvoir et source de violence. Enfin notre analyse porte sur la politique monétaire
un regard nouveau. elle lui donne comme finalité le maintien de
la confiance. La promesse de prospérité future, étroitement
liée au plein emploi, et l’exigence de justice doivent également
être prises en compte si l’on veut que la monnaie concoure au maintien
de la cohésion sociale. (2)
Chapitre premier : les processus fondateurs de l’ordre marchand La difficulté de donner un statut théorique à la monnaie se trouve au fondement même de l’économie politique, à savoir dans sa conception du sujet économique. La problématique structuraliste appliquée à l’anthropologie a clairement montré en effet que le sujet n’existait pas. C’est le rapport social qui est élémentaire ; lui seul permet de comprendre la cohésion d’une société complexe. Cependant le structuralisme a montré ses limites en se fermant à toute conception généalogique. Il est incapable de rendre compte des transformation. " Le sujet n’existe pas " - voilà qui est asséné comme une vérité scientifique ! Mais on peut continuer à lire la suite en interprétant ainsi : le sujet n’existe pas complètement sans relations avec les autres. Par ailleurs, il nous faut considérer l’analyse marxienne de l’économie marchande avec précaution, pertinente lorsqu’elle met l’accent sur le fait que la marchandise est un rapport social, porteur de contradictions spécifiques, mais victime du " fétichisme " de l’or lorsqu’elle identifie monnaie et métal précieux. L’individualisme triomphant de la société bourgeoise à son apogée a pu trouver sa rationalisation dans la théorie de l’utilité-rareté. Il est frappant de constater à quel point l’économie politique d’inspiration bourgeoise et " l’économie politique du socialisme " se retrouvent pour célébrer les bienfaits de la technique. A la fin du siècle dernier, la révolution freudienne a jeté un sérieux doute sur cet optimisme. Il n’est pas légitime de supposer qu’il existe un champ privilégié de relations sociales, appelées " économiques ", obéissant à des conduites " rationnelles " qui seraient indépendantes des pulsions violentes de l’inconscient. Rejeter l’hypothèse d’un sujet générique, point de départ de la théorie économique dominante, mais aussi repenser la signification du rapport social élémentaire qu’est l’échange marchand sont des tâches indispensables pour comprendre la monnaie. Pour mener à bien cet ambitieux projet, nous nous sommes appuyés en priorité sur les travaux de René Girard : son " hypothèse mimétique " fournit les bases d’un renouvellement radical de notre compréhension du désir et du rapport à autrui : l’institution est le produit d’une violence qui s’exacerbe en se concentrant sur un même objet, ce qui a pour conséquence inattendue de transformer celui-ci en médiateur capable de réguler les conflits. Cette hypothèse va nous conduire à faire de l’élection-exclusion de la monnaie la forme centrale, primordiale, dans laquelle la violence des rapports marchands se trouve transitoirement contenue. Ce dernier paragraphe décrit bien l’objet de la démarche des auteurs. Cette approche permet de comprendre la force des ressorts qui font que " l’argent " envahit tout et s’impose comme critère et moteur. Ce faisant, elle semble conduire à la conclusion que ces progrès de l "l’argent " sont irrésistibles. Notre point de départ est radicalement à l’opposé de celui des tenants d’une " économie pure ". Ceux-ci partent d’un concept de sujet économique construit pour rendre le " marché " indépendant de toute détermination sociale étrangère à une logique intériorisée par le sujet. Chaque sujet individuel a toujours l’ensemble de la société dans sa tête ! Pour nous au contraire, aucune économie ne peut exister en dehors d’un réseau d’institutions. La monnaie est la première de ces institutions en un sens que nous préciserons. Ce qui distingue la logique des institutions des pures rivalités intersubjectives : la souveraineté. On ne peut comprendre le rôle médiateur des institutions sans avoir percé à jour le secret de la souveraineté et de ses attributs. (p 15). Dans la perspective " standard ", l’objet est une chose inerte, un " bien " dans une liste arbitraire, au service exclusif de besoins de consommation. Cette relation met l’individu face aux marchandises, sans autre médiation que son propre désir privé d’objet, en excluant tout regard de la société ou des autres sujets marchands. Parmi les arguments qui étayent la critique des auteurs, on en citera ceux-ci – avant de commenter : La figure du sujet unique se dresse seule. L’individuel et le social sont définitivement réconciliés par la suppression de la tension qui les unit. L’individuel s’est fondu dans le social parce que ce dernier était déjà présent avant tout échange dans la conscience de l’individu isolé. Une hypothèse joue un rôle essentiel (p 20), " l’hypothèse de nomenclature " à savoir la possibilité de définir ex ante la liste des biens soumis à l’échange. Cette liste est constituée de biens élémentaires à la qualité homogène et parfaitement connue de tous les échangistes. Or cette hypothèse, loin d’être innocente conduit nécessairement les réflexions qu’elle inspire à une analyse tronquée de l’échange. Son coup de force originel, et sa limite intrinsèque, consiste à rejeter l’analyse de la valeur d’usage hors du champ théorique pour n’y voir qu’une caractéristique naturelle indépendante de toute prise en compte des relations sociales d’échange. Un tel présupposé ne peut conduire qu’à une analyse superficielle de la société marchande. Plus loin, p 21 : L’individu néoclassique est donc défini dès l’origine dans un rapport aux objets parfaitement stabilisé et maîtrisé. Ici, aucun errement, aucune incertitude, aucune compétition avec les autres. L’individu est souverain et autonome en ce qu’il domine parfaitement la loi de son désir. C’est un être transparent. Aucune envie ne traverse homo economicus, aucune soif de reconnaissance sociale ne l’habite : la plénitude du sujet walrassien s’exprime dans sa totale indifférence aux autres. Par ailleurs, l’infini du désir lui est parfaitement étranger : principe de " l’utilité marginale décroissante ". Par ailleurs, aucun fétichisme aveugle ne vient perturber sa relation avec les marchandises : il est toujours prêt à abandonner la consommation de n’importe quel bien x pour peu qu’on lui propose un bien y aux caractéristiques voisines. On ne peut imaginer lien aux objets plus pacifié, plus dépourvu de névrose. Plus loin, page 22 en bas : cette utopie, on la reconnaît aisément comme étant celle de l’individualisme triomphant. Les relations entre hommes, sources d’assujettissement et de contraintes, y sont totalement occultées au profit d’une relation exclusive aux objets, au sein d’un espace de liberté formelle livrée à l’invention infinie de la technique. Le fétichisme de la marchandise y est poussé à son paroxysme. (3) La démarche, si prisée des économistes néo walrassiens, qui consiste à réintroduire la monnaie ex post comme ce qui favorise la circulation des marchandises, une fois les rapports d’échange déterminés, démontre une profonde incompréhension du phénomène monétaire. page 23- Sans un cadre institutionnel adéquat, l’exemple russe a montré avec force que la dynamique des prix est totalement impuissante à promouvoir un optimum social, fût-il parétien.(4) Il faut rompre avec la théorie de la valeur et lui substituer une analyse de la monnaie comme le processus par lequel les sociétés marchandes se structurent et accèdent à une existence stabilisée. Pour le dire de manière schématique, les économistes ont eu pour habitude de penser le prix en partant de la valeur quand, pour nous, son fondement est à trouver dans la monnaie. " Valeur versus monnaie ", telle est, selon nous l’alternative théorique essentielle ". (5) Partir de sujets indépendants et souverains, c’est se condamner à ne rien comprendre à la monnaie. A contrario, il faut analyser cette indépendance et cette souveraineté comme une conséquence de la monétisation de la société. C’est sur la possibilité de voir émerger une telle configuration qu’il faut réfléchir alors que l’orthodoxie économique procède à l’envers. Ici on parle d’individus souverains sans dire ce que cela signifie. Pour mener à bien cette tâche, il faut abandonner l’idée de valeurs pour partir de l’échange lui-même et de la violence qu’il contient. c’est ce que fait Marx dans le livre I du Capital. En effet, lorsque Marx aborde l’étude du rapport d’échange élémentaire, ce qu’il appelle " la forme accidentelle ou simple de la valeur ", qu’il dénote F1, il se place du seul point de vue scientifiquement légitime pour comprendre l’échange lui-même, celui des échangistes. Il y a cette fois deux points de vue qui ne peuvent pas être tenus simultanément, mais successivement, ce que Marx appelle la forme équivalente de la valeur par opposition à la forme relative de la valeur. Une marchandise est prise comme référence, et l’autre s’y réfère. Cette rivalité des deux échangiste quant à la définition de l’équivalent ne peut être résolue que par la présence d’un troisième terme médiateur radicalement différent d’eux, la monnaie. C’est là l’hypothèse centrale de ce livre. Il s’agit de comprendre comment la rivalité contenue dans les rapports marchands est provisoirement domestiquée dans l’engendrement d’un tiers médiateur – la monnaie – selon des formes d’organisation dont les variations seront explicitées. Ainsi l’échange ne peut être qu’un rapport ternaire, car il doit perpétuellement expulser la violence en réaffirmant la légitimité de l’institution médiatrice. Apparaît clairement en quoi consistent le fétichisme de la substance sociale, le fantasme de l’homogène et la fascination de l’universel. Une phrase en trop, inutilement polémique et qui fait surgir une troisième forme de fétichisme ! L’échange, vu par Walras, est un rapport binaire et symétrique parce que, dans l’optique du tiers médiateur, les éléments liés par la médiation appartiennent à un même ensemble, à un même espace marchand déjà là. (6) Pour certains théoriciens néoclassiques, tel Paul Samuelson, qui reconnaissent pleinement l’impact qualitatif de la monnaie, l’irruption de la monnaie engendre une coupure radicale entre l’avant et l’après, ce qui les conduit à distinguer deux types d’analyse : celle, diachronique, qui porte sur l’origine de la monnaie et celle, synchronique, qui porte sur le fonctionnement de l’économie monétaire. Mais selon nous, la question monétaire n’est jamais close : elle reste perpétuellement posée. Même au sein des économies pleinement matures, la monnaie doit continuellement faire la preuve de sa légitimité et reconduisant la confiance qui la fonde et en luttant contre l’apparition incessante des monnaies embryonnaires qui viennent remettre son monopole en question. Par ailleurs, cette dichotomie a ceci de particulièrement choquant qu’elle fait se succéder deux régimes aux propriétés monétaires absolument opposées : la monnaie, essentielle dans un premier temps, durant sa phase d’émergence, perd ensuite toute efficacité réelle du fait de sa prétendue neutralité. La théorie que ce livre cherche à construire a pour unique objet la relation marchande. Nous n’avons pas cherché à en penser l’apparition historique, au moins dans les chapitres proprement théoriques. Mais, notre idée set que la réalité institutionnelle de la monnaie connaît de grandes variations. Pour le dire de manière très brutale, notre livre introduit la possibilité d’adaptations proprement monétaires, c’est-à-dire l’existence de dynamiques qui portent sur les formes mêmes du régime monétaire. Une telle possibilité est exclue de la pensée orthodoxe. Parce que la norme monétaire est porteuse d’une extrême contrainte sur tous les acteurs et leurs stratégies, elle fait l'objet de constantes tentatives de contournement afin d'échapper à la rigueur de sa loi (refus de thésauriser, tentatives d’échanges sans monnaie). L’émergence d’une monnaie unanimement reconnue ne signifie pas l’éradication de la violence mais son extériorisation en un principe médiateur, la souveraineté. Or, dans l’optique girardienne qui est la nôtre, la souveraineté est fragile. L’unanimité qui l’a engendrée peut se déliter et les conflits qu’elle avait réussi à faire taire peuvent renaître. La monnaie est le lieu de conflits incessants. En ce sens, l’analyse que nous proposons a un incontestable composante génétique. (7). Chapitre II : marchandise et monnaie : l’hypothèse mimétique L’analyse que ce livre cherche à développer part de l’hypothèse qu’il n’est d’économie marchande que monétaire : tout rapport marchand, même dans sa forme la plus élémentaire, suppose l’existence préalable de monnaie. Il existe des économistes hétérodoxes pour faire cette hypothèse, tels C. Benedetti et J. Cartelier. mais ceux-ci considèrent alors la monnaie comme une donnée, dont il n’est pas du ressort de l’économie de faire la théorie. Or la monnaie est en perpétuelle mutation et les évolutions endogènes qu’elle connaît sont un aspect fondamental de la manière dont ces économies s’adaptent et se transforment. Il convient d’analyser avec soin ces adaptations faute de quoi, notre compréhension de l’ordre marchand resterait parcellaire. L’invariant à partir duquel nous proposerons de penser la logique d’évolution des systèmes monétaires, ce sera la concurrence des monnaies. Le rapport marchand apparaîtra comme un rapport social paradoxal au sens où il a comme finalité de séparer les individus. Les sociétaires, étant soumis brutalement à la loi de la rareté, sans filet de sécurité pour les protéger des errements du sort, ressentent un besoin spécifique de protection ou d’assurance, ce que nous appellerons le " besoin de richesse ". La richesse est ce qui permet de se protéger de l’incertitude marchande. Sur ce point, notre démarche est très proche de celle de J.M. Keynes. Mais, pour nous, il s’agit de rompre avec les conceptions issues des théories de la valeur pour penser la richesse comme étant de nature essentiellement conventionnelle : La richesse est ce qui est désiré par tous les membres du groupe. Avec la théorie girardienne de l’imitation, il nous a semblé trouver un cadre d’analyse adéquat permettant de mener à bien cette modélisation. la recherche mimétique de la richesse par tous les agents débouche sur un même bien. Cette polarisation unanime a pour conséquence de transformer radicalement la nature du bien élu en le mettant à distance des individus. Ce qui n’était qu’une forme privée et provisoire de la richesse, acquiert désormais une légitimité et voit ses propriétés stabilisées. La monnaie apparaît comme l’institution qui donne forme à la séparation marchande. Elle est monnaie par la grâce de la polarisation mimétique. Polanyi souligne que le rôle des marchés, dans la vie économique de l’humanité jusqu’au XVème siècle, n’a jamais été que secondaire : les systèmes économiques étaient organisés selon les principes soit de la réciprocité ou de la redistribution, soit de l’administration domestique, soit d’une combinaison des trois ; ce tels systèmes économiques peuvent durer fort longtemps sans que le besoin d’institutions marchande ne se fasse sentir. Puis les auteurs citent fort opportunément les travaux de Marcel Mauss Dans les société archaïques, "il y a, avant tout, mélange de liens spirituels entre les choses qui sont à quelque degré de l’âme et les individus et les groupes qui se traitent à quelque degré comme des choses ". L’opposition de l’utile au moral, du politique à l’économique, du rationnel à l’affectif ou au religieux n’y a pas atteint le développement que nous connaissons dans nos sociétés. Les échanges sont " un fait social total, c’est à dire qu’ils mettent en branle dans certains cas la totalité de la société et de ses institutions ". C’est parce qu’il y a dans les choses un pouvoir spirituel, un esprit qui demande à revenir à son lieu d’origine, ce que le mahoris appellent le hau, que le donataire est contraint au contre-don. Les taongas, objets précieux des Maori jouent un rôle central dans la définition de l’identité sociale des personnes. Ces choses ont donc un très grand pouvoir social. Dans l’échange, les acteurs sont motivés non pas les choses mais par les liens sociaux générés par le mouvement des choses. Au contraire, la marchandise est un objet anonyme ; une
fois l’échange marchand achevé, les individus sont quittes
; et l’échange vise à accroître l’utilité (entendre
: la satisfaction) des individus concernés. Si les choix individuels
ne visent plus seulement l’utilité mais aussi le renom, la microéconomie
traditionnelle ne peut pas en rendre compte. (8)
" Dêméler les hommes et les choses " conduit à ce résultat étonnant d’un monde de purs objets, un monde de l’indifférence généralisée, qui pourrait même être dit " désocialisé " dans la mesure où les relations aux autres y ont disparu pour laisser place au seules relations aux choses. Dans les sociétés que nous connaissons, de nombreux secteurs de la vie sociale ne sont pas encore soumis à la loi de la marchandise. On peut même penser que les résistances qu’oppose la société à cette transformation ont des racines profondes. Il ne faut pas y voir les scories d’un âge dépassé que le progrès à venir viendra nécessairement balayer. Ces résistances échappent à la théorie néo-walrassiennen parce que celle-ci ne conçoit pas que des formes d’échange autres que l’échange marchand puissent conduire à la satisfaction des individus. (9) " Les marchés du travail, de la terre et de la monnaie sont sans aucun doute essentiels pour l’économie de marché. mais aucune société ne pourrait supporter, ne fût-ce que pendant le temps le plus bref, les effets d’un pareil système fondé sur des fictions grossières, si sa substance humaine et naturelle comme son organisation commerciale n’étaient pas protégées contre les ravages de cette fabrique du diable ". Malgré ses difficultés et ses limites bien réelles, il n’en demeure pas moins que la société marchande s’édifie progressivement en s’approfondissant. La thèse que l’on va développer est que cette incroyable puissance d’expansion trouve ses racines les plus profondes dans le lien privilégié qui existe entre l’économie marchande et les valeurs individualistes. Adam Smith : " il est rare que les gens d’un même métier se trouvent réunis, serait-ce pour quelque partie de plaisir ou pour se distraire, sans que les conversations finissent par quelque conspiration contre le public, ou quelque machination pour faire hausser les prix ". Cette propension systématique de la théorie économique à suspecter du pire les individus est bien mise en évidence par Olivier Favereau : chacun pense que l’autre va tricher et veut s’en préserver sans exclure de tricher soi-même. (10) Si l’individu n’a d’autres dettes que celles qu’il a volontairement contractées et s’il peut s’en libérer au moment voulu, alors cela signifie que la société n’a aucune prise sur les individus, qu’elle n’a aucun pouvoir spécifique. Elle n’a rien à revendiquer en propre. Or dans toutes les société holistes, l’homme naît endetté : il est en dette avec sa communauté, avec sa famille et avec ses dieux. Or ces dettes, non seulement il ne les a pas contractées, mais également, il ne peut s’en libérer. Le rapport marchand détruit les liens personnels de dépendance, comme les liens traditionnels de solidarité et leur substitue un monde de marchandises et de dettes volotnaires. Alors l’individu peut se laisser emporter à son rêve de toute puissance. Les seules limites qu’il connaît sont celles, provisoires, que lui impose la technique. Une telle réalité met le chercheur dans
l’embarras : est-il possible qu’une société se construise
sur de telles bases ? Comment l’autonomie des choix débouche-t-elle
sur un ordre stable ? (11)
Dans " la monnaie, l’intérêt et les prix ", Don Patinkin a tenté d’introduire dans la logique walrassienne la monnaie comme un bien à introduire comme variable de la fonction d’utilité. Or, pour les auteurs, réduire la relation monétaire à la recherche individuelle d’une utilité intrinsèque, c’est avant tout refuser de voir que la monnaie est, d’abord, une relation entre acteurs économiques qui repose sur de la confiance des représentations collectives et des attentes stratégiques. Cette dimension sociale disparaît totalement derrière l’utilité. Pour Don Patinkin, l’utilité spécifique de la monnaie est d’éviter les désagréments causés par la désynchronisation entre dépenses et recettes. Pour les auteurs cette position est sujette à caution. A l’évidence, écrivent-ils, le choix de détenir de la monnaie est fortement conditionné par ce que pensent les autres : s’ils refusent d’accepter cette monnaie, alors celle-ci n’a plus aucune utilité. Pour cette raison de fond, il est impossible de réduire la rapport à la monnaie à une relation purement privée, de type objectal, indépendante du choix des autres, ce qui condamne, plus fondamentalement la notion même de valeur appliquée à la monnaie. (12) Dans une économie fondée sur la séparation, chacun dépend des autres et du groupe d’une manière totalement opaque puisque l’action collective s’y construit comme le résultat non intentionnel, non programmé ni encadré, du libre choix de tous. C’est cette même idée fondamentale qu’on retrouve chez Marx lorsqu’il parle d’" anarchie marchande " pour qualifier le fait que la production y est la conséquence imprévisible d’une multitude de décisions indépendantes. La société marchande est, pour cette raison, une société de l’opacité radicale et de l’imprévu. Le manque, la pénurie ou la famine pour certains alors que d’autres bénéficient de plus qu’ils n’ont besoin, loin d’être considérés comme des scandales, y sont analysées comme l’expression de régulations sociales tout à fait légitimes. C’est dans nos sociétés que la rareté s’impose comme une puissance autonome, sans appel, qui règle la vie des individus, sans considération pour leur dignité sociale. (13) Ensuite, les auteurs abordent la question de l’incertitude. Ils notent qu’une incertitude probabiliste pourrait être prise en compte par la théorie mais que, en réalité, l’incertitude marchande n’est pas probabilisable, ce que les théoriciens walrassiens veulent ignorer pour pouvoir appliquer leur théorie. Face à l’imprévisibilité des circonstances à venir, l’achat de marchandises spécifiques devient inefficace. Ce qu’éprouve l’individu marchand est d’une intensité bien trop grande pour trouver une réponse satisfaisante dans l’accumulation de marchandises. L’exigence de sécurité qui le taraude trouve ses racines dans la séparation marchande elle-même en tant qu’elle isole les individus et les plonge dans un monde opaque, incertain et d’autant plus menaçant qu’il sait ne rien pouvoir attendre d’autrui. Privés de la protection des solidarités traditionnelles, soumis aux diktats de la rareté, les gens cherchent désespérément a stabiliser les bases de leur existence, c’est à dire conjurer provisoirement la menace de l’exclusion. Ce paragraphe (page 63) me paraît au cœur de la pensée des auteurs. Il soulève de nombreuses questions. Il ne fait pas la différence entre ce qui relève des hypothèses de la théorie, ce qui relève d’une politique et ce que l’on observe en pratique. Il ne fait pas différence, parlant " d’opacité ", entre ce qui est objectif et ce qui est perçu, psychologique, différence essentielle. Surtout, il ne veut pas voir qu’il y a TOUJOURS, en plus de la dynamique marchande, d’autres dynamiques, sociales et politiques, pour " créer du lien social ". Dire que la première ne crée pas de lien social ne suffit pas à la condamner. Nous partirons de cette exigence de sécurité pour construire la nécessité d’une présence active et mettre en évidence la forme particulière que cette présence active revêt dans l’économie marchande, en l’occurrence la monnaie. Notre approche et celle de Don Patinkin divergent en ceci qu’il nous est apparu nécessaire de sortir du rapport objectal : ce qui est fondamentalement l’objet de la demande des individus, c’est la protection de la société. On retrouve là une des fonctions les plus essentielles de la souveraineté. C'est nous qui soulignons car les deux dernières lignes sont importantes. Dommage que le terme de souveraineté ne soit pas défini. La liquidité de la richesse fait d’elle un talisman qui protège de tous les ennuis potentiels que l’incertitude marchande peut faire naître. (14) Notre désir de détenir de la monnaie comme réserve de richesse est un baromètre du degré de défiance que nous éprouvons à l’encontre de nos propres calculs et conventions concernant l’avenir… La possession de monnaie calme notre inquiétude. On évoque ici la confiance en un double sens : celle que l’on accorde à ses propres calculs et celle que l’on accorde aux conventions sont de nature fort différente à mon avis. Les auteurs analysent ensuite le troc ; ils en montrent les limites pratiques et, plus fondamentalement, ils décrivent les situation incohérentes auxquelles il peut conduire. Incohérence qui s’explique parfaitement par un défaut d’information des acteurs. L’incertitude inhérente à la situation dans laquelle personne n’est capable de donner un sens précis au désir d’autrui faute de monnaie admise par tous, engendre une menace diffuse qui rend le besoin de richesse d’autant plus pressant. Chercher la richesse, c’est chercher ce qui est désiré par tous. L’indétermination radicale de la richesse est un fait fondamental qu’il faut absolument respecter. E ce stade du raisonnement, et devant ces difficultés, s’impose l’hypothèse girardienne de mimétisme. La vérité de la richesse comme de la monnaie est de nature intersubjective. Tel est le résultat fondamental qui sa constituer le fil directeur de ce livre. Plus qu’un résultat, c’est une hypothèse explicatrice, intéressante. Les auteurs transposent donc la démarche de René Girard.. Ils décrivent l’émergence de la monnaie, triomphant de la lutte entre les objets capables de focaliser l’imitation, lorsque tout le monde finit par partager la même vision de la richesse. Indifférenciation des acteurs, polarisation des croyances, indétermination de l’objet et autoréalisation de l’état final. René Girard voit dans cette unanimité l’expression même de la violence sociale, celle de la foule coalisée contre une même victime. Nous partageons cette conclusion : l’unanimité de tous les sociétaires est une situation de violence extrême parce que tous s’y déchirent pour un même bien. La force de la pensée girardienne est de comprendre qu’entre l’ordre et la violence extrême et indifférenciée telle que l’unanimité la produit, la différence set infime. c’est là le point fondamental. L’individu A cesse d’une vouloir à l’individu B, et réciproquement, puisque tous deux découvrent soudain que leur rivalité personnelle avait pour unique cause l’influence maléfique qu’exerçait à leur ainsi la victime, devenue bouc émissaire. En l’immolant, on éradique le mal. rené Girard parle à ce propos de " violence fondatrice ". Le meurtre sacrificiel permet à la société de s’instituer et de gérer rituellement sa violence. En matière économique, on obtient un résultat analogue. La rivalité demeure mais la voici profondément transformée par l’existence d’un accord général sur ce qui est recherché. (15) C’est une analyse logique du rapport marchand qui a été conduite. De ce point de vue le passage de la violence essentielle à la violence fondatrice doit se comprendre comme un modèle abstrait qui a pour fonction de dévoiler la nature cachée de la monnaie. Ce modèle nous dit que la monnaie ne procède ni du contrat, ni de l’Etat, mais de la polarisation mimétique spontanée des individus marchands en quête de protection. (16) Sans la monnaie, l’économie marchande ne peut échapper au chaos (p 93). Il faut toute la force des institutions marchandes, au premier rang desquelles la monnaie, pour donner forme sociale aux besoins humains et les sortir de leur naturelle indétermination. En l’absence de ces institutions, les forces concurrentielles n’ont aucun caractère structurant. L’idée que le lien marchand serait un lien " naturel " émergeant " spontanément " des besoins, est tout simplement absurde. (17) La construction mimétique se distingue radicalement de la construction mengerienne (une construction récente qui présente plusieurs points communs avec la construction proposée ici) par le fait que, à travers la liquidité et la richesse, ce qu’il s’agit fondamentalement de penser est l’émergence d’une base stable d’évaluation des biens et des personnes. De ce point de vue, les finalités des deux modèles sont fort différentes. Chez Menger, comme les notions d’utilité et de besoins suffisent à résoudre la question des évaluations, seule est en jeu la possibilité de réaliser plus efficacement les transactions. Dans notre analyse, l’incertitude des sujets a pour objet principal l’évaluation. Ce sont les fluctuations des rapports d’échange qui nourrissent les difficultés des échangistes. Personne ne sait exactement quelle est la bonne évaluation. Cela déclenche un processus d'exploration mimétique dans lequel chaque échangiste détermine son choix à partir de l’observation de ce que croient les autres. Ce processus cognitif collectif conduit à l’unanimité du groupe sur un même objet. Cette élection spontanée est ce qui rend possible la formation d’une évaluation socialement légitimée. Lorsque les auteurs écrivent " Personne ne sait exactement quelle est la bonne évaluation ", pensent-ils que l’apparition d’une monnaie répondra à cette difficulté ? Certes, elle offre un moyen de mesure (monnaie de compte) mais elle ne suffit pas à l’évaluation. D’autre part, cette fonction de monnaie de compte, pour faciliter les transactions, n’implique pas nécessairement un processus mimétique : elle peut être imposée par une autorité et acceptée par tous pour sa commodité. Chapitre III : Monnaie et société p 98 Résumons nos résultats et avançons dans notre caractérisation de la monnaie. A la question théorique originelle "Comment expliquer qu’une société constituée d’individus poursuivant leur seul intérêt personnel ne soit pas conduite à la guerre généralisée de tous contre tous et au chaos ? " nous avons répondu " à cause de la monnaie ". Donc les auteurs tiennent pour valable l’hypothèse que les individus sont guidés seulement par leur intérêt personnel, ce qu’ils semblaient contester plus haut. C’est elle (la monnaie), et non la valeur ou l’intérêt
individuel, qui permet à la société marchande d’exister.
elle est l’institution fondatrice qui donne forme aux rapports d’échange
et sert de médiation entre les individus. Elle y réussit
par sa position d’extériorité : elle s’impose aux échangistes
comme ce qui est unanimement désiré et permet de tout acquérir.
Elle représente la société en tant que force unique
hiérarchiquement supérieure à l’ensemble des sujets
rivaux qui constituent ce qu’on peut appeler le " privé ". Cette
capacité de la monnaie à exprimer ou représenter la
totalité sociale est acquise par le jeu de la polarisation mimétique.
Le rapport à la monnaie n’est pas de nature objectale ; à
travers la monnaie, ce n’est pas l’utilité qui est recherchée,
mais la reconnaissance du groupe, reconnaissance indispensable à
la vie de chacun. (18)
Simmel (avec qui les auteurs se sentent beaucoup d’affinités) se range dans le camp des institutionnalistes. Il représente la monnaie comme une norme fondamentale, un expression abstraite du collectif. Au lieu de considérer l’échange comme une interdépendance entre des sujets économiques qui ont des structures de préférence préalables, donc exogènes à l’échange, il le définit comme une forme abstraite qui conditionne les structures mentales des individus en médiatisant leurs actions. La monnaie exprime l’interdépendance sociale à l’insu des individus parce qu’elle est pure quantité. C’est parce que sa qualité s’exprime dans une quantité homogène que les sujets de l’économie marchande peuvent devenir rationnels. Ne pourrait-on pas en dire autant du système de prix du modèle standard ? Il s’ensuit que le développement de l’économie marchande et l’approfondissement de l’abstraction de formes monétaires de plus en plus détachées de leurs supports symboliques décrivent une même trame historique. La monnaie ne peut donc avoir aucune valeur substantielle
pour la garantir. L’attitude subjective à l’égard de cette
abstraction sociale est la confiance, c’est à dire le postulat que
la monnaie sera toujours acceptée dans l’échange par des
tiers inconnus de chacun. D’un côté, la confiance collective
dans la monnaie est promesse d’harmonie dans les échanges ; de l’autre,
le pouvoir de l’argent déclenche des crises qui sont des facteurs
de désordre dans l’ensemble de l’économie. C’est pourquoi
la confiance ne peut se passer de régulation ni celle-ci de la puissance
publique. (19)
Notre approche de la monnaie est " chartaliste " ou " institutionnaliste " ; elle s’oppose à l’approche " métalliste ", encore appelée " réaliste ". Selon le courant " réaliste ", la monnaie tire sa valeur de sa garantie. Les partisans de l’approche réaliste de la monnaie ne peuvent avoir aucun discours intelligible sur la confiance, même s’ils en parlent à tout bout de champ. A quoi bon se préoccuper de la confiance si la monnaie est neutre ? Plus profondément, l’approche réaliste contemporaine repose sur une théorie de l’économie de marché comme ensemble cohérent de contrats incitatifs entre agents privés. Or la confiance n’est pas un contrat. C’est un rapport de chaque agent privé à la collectivité dans son ensemble. La première forme de la confiance est la méthodique. Fondée sur la routine ou la tradition, elle procède de la répétition des actes qui mènent les échanges à bonne fin. Il existe aussi une confiance hiérarchique que l’autorité politique imprime sur la monnaie. L’histoire de la monnaie est donc aussi entrelacée avec celle du processus multiséculaire qui a conduit à l’avènement des nations démocratiques. Les attributs de cette confiance dépendent, bien sûr, du principe de légitimité. Plus fondamentalement, l’essor de l’abstraction monétaire crée l’abstraction de l’individu. La personne humaine rationnelle, libérée de tout autre lien social que l’échange volontaire, devient une valeur universelle. Le bien-être de la personne humaine est un devoir intériorisé dans la raison individuelle. c’est donc une attitude éthique. Il s’ensuit que la confiance éthique borne l’exercice de l’autorité politique sur la monnaie. Il existe des monnaies dans les Etat non démocratiques. Par ailleurs, est-ce vraiment par la grâce de l’abstraction monétaire que la personne devient une valeur universelle ? Pour être légitime d’un point de vue éthique,
les politiques de la monnaie devraient être conformes à un
ordre monétaire. Cet ordre est censé subordonner l’exercice
de la régulation monétaire au primat de la conservation de
la valeur des contrats privés dans le temps. Le XX ème siècle
a été celui de la généralisation du salariat
et de déploiement des droits sociaux devenus partie intégrante
du bien-être de la personne humaine. Assumer la dette sociale est
une responsabilité politique qui fait retour sur la régulation
de la monnaie contemporaine.
Unité de compte, elle permet d’exprimer, pour chaque chose, une valeur. La logique d’équivalence (entre un objet et sa valeur) est par essence violente car elle nie toute différence autre que celle qui oppose le privé au social via la monnaie ; toute hétérogénéité devient insignifiante. Elle implique une soumission brutale des projets privés aux normes centralisées et nécessite, par conséquent, l’existence de processus d’intégration /exclusion jusques et y compris à des mesures coercitives. On a cité cette phrase car elle reflète une analyse marxienne de la monnaie, mais sans être sûr d’avoir bien compris. Où est la violence alors que rien n’oblige personne à n’évaluer un objet que par sa valeur monétaire ? Moyen de circulation, la monnaie permet de payer des objets. La violence essentielle se transforme en contrainte monétaire. Les rapports enter marchands sont soumis à l’obligation de payer.Cette fonction apparaît comme le plus essentielle pour la communauté des marchands. la monnaie est le fluide de la circulation générale de marchandises, la circularité des échanges imposant la destruction des signes monétaires. p 113- Mais la circulation des marchandises ne saurait être close. La césure provoque l’accumulation de monnaies entre des mains privées. Alors qu’en tant qu’unité de compte et de moyen de circulation, la monnaie n’était présente que de manière idéale et symbolique, c’est désormais la " monnaie " réelle qui se donne à voir, pour reprendre la terminologie de Marx. Avec le moyen de réserve, la monnaie est la source d’un pouvoir privé, le fameux pouvoir de l’argent, parce qu’elle assure à son détenteur l’initiative de la circulation. Alors que la monnaie et tant que médium de l’échange est signe de vie, sa recherche pour elle-même dans l’accumulation des trésors est mortifère car elle bloque le mouvement économique. Voilà décrite en quelques mots, l’ambivalence de la monnaie. Là réside, sans doute, une des principales sources des difficultés que soulève l’analyse de la monnaie, puisque l’information sur le futur ne sera jamais parfaite. L’accumulation des trésors est-elle mortifère ? dans les systèmes à unité de compte
abstraite, la question déterminante set celle des règles
d’émission. Déterminer quelles dettes et quels droits peuvent
être monnayés par l’institution d’émission et en fonction
de quels objectifs exprime, de la manière la plus exemplaire et
la plus forte qui soit, les valeurs d’une communauté marchande.
On comprend par exemple que la généralisation du salariat
ou le développement de l’actionnariat conduisent à une modification
en profondeur des règles monétaires. Notre hypothèse
selon laquelle la monnaie représente la totalité sociale
trouve ici une forme concrète d’expression. Dans les règles
monétaires se donne à voir un projet social global où
la place de chacun est précisée et où les buts à
atteindre sont fixés. S’y trouve exprimée la société
comme " communauté de destin ". La confiance éthique a pour
fondement l’adhésion collective à ce projet. (20)
Les théories monétaires en vigueur sont impuissantes à déterminer rigoureusement les trois fonctions de la monnaie et à démontrer leur articulation nécessaire comme nous venons de le faire. Elles se contentent généralement d’énumérer empiriquement ces fonctions et elles sont bien embarrassées pour les prendre toutes en compte. S’il en est ainsi, c’est parce qu’il manque à ces théories une analyse sérieuse de la monnaie comme institution. La cause en est à chercher dans leur hypothèse fondatrice : la valeur. Or la théorie subjective de la valeur qui inspire l’approche monétaire orthodoxe décrit une économie " réelle " sans monnaie. Le problème qui se pose est l’intégration de la monnaie après coup dans un univers conceptuel qui l’exclut. La théorie quantitative de la monnaie, contrainte par l’hypothèse de neutralité, doit supposer que le comportement privé de détention des réserves est stable. Benedetti et Cartelier, refusant de prendre en compte théoriquement les variations institutionnelles de la monnaie, refusent expressément la possibilité de sa privatisation partielle à travers le crédit, parce qu’il n’admettent pas l’existence de la fonction de réserve et qu’ils ne reconnaissent pas la dimension temporelle des processus économiques. Notre propre élaboration théorique nous conduit sur d’autres voies. La souveraineté attachée à l’ordre monétaire doit être exercée effectivement ; ce qui exige une puissance politique. Se pose le problème de l’autonomie de cette puissance peut reconnaître au pouvoir monétaire privé sans que sa légitimité soit gravement contestée. Nous montrerons que ce problème ne comporte pas de réponse exclusivement ni même principalement technique. Les questions posées ici par les auteurs sont
évidemment fort importantes. Elles semblent se concentrer sur la
façon de prendre en compte la fonction de monnaie de réserve.
Cette question ne serait pas difficile en avenir certain. C’est donc l’incertitude
qui crée la difficulté. La réponse aux questions qu’elle
pose se trouve dans les institutions.
Chapitre IV : les trajectoires de la monnaie. p 124- la vérification de l’hypothèse que la monnaie précède le développement de l’économie, conforte incontestablement notre position théorique selon laquelle on ne peut observer des sociétés marchandes que monétaires. Les traces écrites de l’époque sumérienne à Ur au III ème millénaire font état d’argent frappé à la tête d’Ishtar, la déesse mère symbole de la fécondité et de la mort. La monnaie prend des formes de monnaie privée issue de l’endettement, qui font de la rivalité marchande un rapport contradictoire entre créanciers et débiteurs. Ce rapport, dont est issu le capitalisme est réglé par la monnaie et modifie en retour les règles de la souveraineté. Notre genèse théorique de la monnaie a aussi montré que le rapport des membres de la société à la monnaie est la confiance. En retour, les sources de la confiance influencent ses formes et leur agencement. C’est sur ce système de la confiance que se fonde la régulation de la société par la monnaie. La mise en évidence des modes de régulation dans différents systèmes monétaires historiques est un apport de ce chapitre. La dimension la plus fondamentale de la monnaie est d’être l’unité de mesure des valeurs. Elle donne à la monnaie un caractère fiduciaire irréductible. La première trajectoire historique est donc l’évolution des formes de la confiance. La deuxième section étudie la centralisation dans la technologie des paiements. Les relations d’échange y apparaissent comme des réseaux de réseaux. Ce processus est perpétuellement renouvelé car l’innovation dans les formes de paiements subit l’épreuve de leur acceptabilité sociale. La troisième section évoque les avancées de la régulation. Celle-ci est ancrée dans les systèmes de paiements eux-mêmes et a pour raison d’être la conservation de la confiance. p 127- La monnaie (vers 3000 avant JC) est restée idéale pendant des millénaires sans circuler comme moyen de paiement, donc sans que les échanges marchands n’apparaissent. p129- Il ne faut pas croire que le monnayage ait donné un essor aux échanges marchands dès son origine phrase qui semble contredire la précédente – en fait ici, monnayage veut dire pièces de monnaie dont le cours est garanti par l’Etat alors que plus haut la " monnaie " est de l’or, non une pièce frappée. Avec le cours légal, la confiance hiérarchique rendait possibles les réformes monétaires. La maturité du système monétaire athénien a engendré une pensée monétaire très élaborée au IVème siècle, notamment celle d’Aristote. La cité est représentée comme un réseau de dettes réciproques. Il en ressort une cohésion sociale qui estt vitale pour la permanence de la cité, mais menacée par la cupidité privée. Charlemagne inaugura un processus qui aboutit avec Louis IX quatre siècle plus tard. Ce processus est une innovation radicale : c’est l’invention d’une monnaie de compte purement abstraite, par laquelle les monnaies circulantes se définissent : la livre tournois en France, la livre sterling en Angleterre. Cela génère des systèmes monétaires dualistes. En 1266 Louis IX fixe souverainement la valeur des pièces en termes d’une unité de compte abstraite dont aucun nombre n’est inscrit sur les pièces. Il offre ainsi à ses successeurs la possibilité de décréter des mutations monétaires sans avoir à remodeler les poids et titres des pièces en circulation. Au fur et à mesure que se développait le crédit privé, source de l’essor du capitalisme, la défiance vis-à-vis de la monnaie de compte était une entrave à l’utilisation productive de l’épargne. Tout lien avec le métal a été coupé en 1971. La monnaie poursuit sa trajectoire vers une représentation conforme à son essence : un opérateur social objectivé dans des nombres. Le système qui le fait fonctionner est une construction institutionnelle : institution pour définir et mesurer conventionnellement la variation du pouvoir d’achat de l’unité de compte ; : institution pour formuler et mettre en œuvre des stratégies de contrôle de l’économie par la monnaie ; institutions d’opinion publique et institution d’autorité démocratique pour légitimer ces stratégies. Que veut dire " institutions d’opinion public " ? Par ailleurs, l’autorité légitimante n’est pas forcément démocratique. La monnaie et la technologie des paiements : au 13ème siècle, avec la lettre de change, ce n’est rien de moins que l’invention du capitalisme. Ce fut une invention monétaire privée. Pour faire les compensations entre lettres de change, il fallait pouvoir les évaluer ; pour cela les corporations de marchands banquiers ont inventé des unités de compte privées. La compensation multilatérale des positions interbancaires sur les livres de la chambre de compensation avec règlement des soldes nets est la matrice de la centralisation des paiements. elle fait bien apparaître l’ambivalence de la monnaie, puisque c’est une organisation collective dont la cohérence provient de la coopération entre concurrents. Situation assez banale en fait, puisque c’est celle de deux joueurs qui s’affrontent tout en coopérant pour mettre en action les règles du jeu dont ils ont convenu. Cette contradiction a été résolue
par la formation d’une structure hiérarchique avec pour pivot la
banque centrale s’imposant comme la banque des banques. Le système
américain au début du 20 ème siècle était
fait de chambre de compensation régionales à statut privé.
La vulnérabilité du système n’a fait que s’aggraver
avec l’usage de la monnaie scripturale jusqu’au paroxysme de 1907. Cette
expérience a démontré la nécessité d’une
banque centrale capable de fournir une offre élastique d’un moyen
de règlement unique et unanimement accepté et d’assumer la
responsabilité d’un prêteur en dernier ressort. L’invention
d’une plus grande diversité de moyens de paiements privés
ne sape pas l’influence des banques centrales. Elle la renforce au contraire.
Car la complexité des paiements, le gonflement des volumes et la
réduction des délais accroissent le risque systémique
que les arrangements privés sont incapables de maîtriser.
C’est pourquoi l’intégrité des systèmes de paiement
va bien au-delà des questions techniques. Elle s’inscrit dans une
régulation de l’économie par la monnaie via la finance. (21)
Au 19ème siècle, la volatilité des taux longs nominaux fut très faible : un écart type inférieur à 0,3 ; cela indique que régnait une confiance éthique, le prêteur étant confiant que sa créance serait remboursée en valeur réelle ; d’ailleurs, à l’époque, personne ne se préoccupait d’inflation ou de hausse des prix et cela à juste titre puisque les hausses étaient suivies de baisses. p 161 : la confiance est menacée lorsque l’incertitude sur l’évolution future des dettes met en doute la pérennité des paiements ou la mesure des valeurs économiques sur la base de l’unité de compte. Le premier processus est la crise financière, le second est l’inflation débridée qui peut conduire à la perte de repères collectifs. Les monnaies nationales autoréférentielles ont modifié les poids respectifs des formes de confiance. C’est la confiance hiérarchique qui est devenue prépondérante. Le problème de la régulation par des autorités
monétaires nationales non coopératives d’une finance globalisée,
instable et porteuse de forces de contagion puissantes est le défit
du siècle qui débute. Les deux écueils que sont le
trop ou le trop peu de monnaie sont atteints par des systèmes monétaires
trop favorables aux débiteurs ou aux créanciers. Ces systèmes
polaires sont les cas limites d’une lutte de deux tendances entre la centralisation
et le fractionnement qui sont toujours présentes dans la finance.
Chapitre V : les systèmes monétaires et leurs crises Il résulte des analyses de ce chapitre que la monnaie se doit d’être à " bonne distance " des acteurs économiques, ni trop loin ni trop près. Le respect de cette double contrainte et ce par quoi la monnaie s’impose comme une médiation adéquate : désirée sans l’être trop. C’et là une nouvelle manière d’exprimer l’ambivalence monétaire. Préférence pour la liquidité et production : là, un modèle très simple et très intéressant montre que l’exacerbation du désir de monnaie (une préférence forte pour la liquidité) se fait au détriment de la richesse réelle qui est constituée par les marchandises produites. La monnaie ne fonctionne aussi bien que quand elle disparaît : vers la consommation et la production. Et pourtant, sans monnaie réelle, pas d’économie marchande. Tel est le dilemme monétaire. Dans un " système fractionné ", le financement privé repose intégralement sur le lien direct du créancier et du débiteur, chacun étant en relation, de façon indépendante avec le système monétaire. Alors, il peut y avoir des crises financières sans crise monétaire (comme sous l’Empire romain). Si les créanciers n’ont pas accès à un système monétaire, ils seront amenés à en créer un : par exemple les bourgeois du 18 ème siècle ont créé les billets car ils n’avaient pas accès aux capitaux métalliques ; autre exemple : les " patacones " argentins. Dans un système homogène, le financement privé est assuré exclusivement et directement par la banque centrale. C’est fréquemment sous cette forme que se trouve présenté le rapport monétaire. Les conditions particulières de l’élection-exclusion s’y trouvent occultées : est mis en avant l’unification de l’espace économique mais conçue comme une propriété définitivement acquise sur laquelle il n’y aurait plus lieu de s’interroger. Personne ne la remet en doute parce que la violence est supposée avoir été éliminée définitivement. Lorsque toute la monnaie émise par l’institut d’émission apparaît dans les mains des agents uniquement sous la forme de moyens de circulation, la régulation est parfaite. Mais rien ne l’assure a priori ; la différence, si elle est positive, il est essentiel qu’aucun doute ne vienne remettre en question la capacité de la monnaie à permettre une thésaurisation efficace. Pour bloquer une dynamique généralisée de méfiance, pour empêcher le retour de la violence réciproque, le système homogène doit sécréter une mythologie de la stabilité et du consensus communautaire. Les fondements violents de la monnaie doivent être masqués. Le rapport monétaire doit propager une confiance absolue en sa légitimité. La préférence pour la liquidité, la volonté d’un Etat de réduire ses déficits peuvent se traduire par un sous-emploi : Bénassy : Des échanges physiquement possibles et avantageux pour tous restent non réalisés si 1 peut produire et si 2 veut acheter, mais plus tard seulement, et si 1 ne peut pas disposer de finances. Si 1 se finançait directement auprès de 2, 2 lui prêterait. Mais 1 est financé par un système central qui ne sait rien des intentions de 2. " Il y a là clairement un problème informationnel lié au fait que l’échange monétaire, dissociant les achats des ventes, ne permet pas de transmettre les contreparties désirées dans chaque échange ". Cette analyse fait ressortir en toute clarté la propriété essentielle du rapport homogène : faire écran entre le débiteur et le créancier. La relation 1/2 a été remplacée par une relation globale entre débiteurs et créanciers. p 195 - dans le monde de l’équilibre walrassien, seule importe la solvabilité car on peut toujours, sans dommage, échanger ses marchandises – qui apparaissent donc toute comme parfaitement liquides. La spécificité de l’analyse monétaire provient du fait que s’y trouve introduite une contrainte nouvelle et énigmatique : la liquidité. Ou plutôt du fait que, faute d’une information parfaite sur l’avenir, toutes les marchandises n’ont pas la même liquidité ; il a fallu créer une liquidité, la monnaie. La liquidité financière est le résultat
d’une invention institutionnelle, le marché financier organisé.
Suit une description du fonctionnement d’un marché financier. La
demande de liquidité financière a comme effet que se trouve
désigné un même bien désiré par tous
et inversement. Seule l’action de la banque centrale se portant acquéreuse
(directement ou indirectement) des titres peut apporter à la communauté
financière le message qu’elle attend, à savoir que " la baisse
n’ira pas plus loin ".
Chapitre VI : les vicissitudes de la politique monétaire américaine La politique monétaire au service de la confiance : il existe deux sources de confiance. L’une est symbolique et procède de la souveraineté à laquelle se réfère la société où est émise la monnaie. L’autre est éthique, elle a un fondement universel et confère à l’institution qui est en charge de la régulation de la monnaie sa légitimité. (22) Le lien collectif que la source symbolique produit est la croyance. Dans ce cas, la logique théorique d’élection et d’exclusion qui engendre la monnaie comme représentation de la société dans son ensemble et mise en scène par les cérémonies et les rituels religieux et profanes qui célèbrent la souveraineté de la nation. Il existe un aspect de cette logique, sur le mode mineur : la croyance dans la sécurité engendre la confiance " méthodique ". La grande majorité des transactions dans la communauté d’affaires est empreinte de sécurité dans les périodes calmes. Ces collectivités privées sont en quelque sorte " organiques " au sens de Hayek. elles sont tissées par la tradition, les routines et la répétition des transactions. Il s’agit d'un mode d'appartenance où les agents économiques se sentent membres d’un club, où par conséquent la parole donnée a une grande valeur collective qui écarte l’incitation à tromper autrui au sein de la communauté. C’est une confiance méthodique qui réduit sensiblement le coût de la gestion privée des risques. La source symbolique de la confiance ne suffit pas à définir les conditions d’exercice de la politique monétaire. elle en laisse l’orientation indéterminée. Une raison de la contestation de la souveraineté monétaire par l’universalisation des rapports marchands est la promotion de l’individualisme qu’entraîne la pénétration de la marchandise dans tous les rapports sociaux. La confiance hiérarchique dont dépend la politique monétaire est plus soumise à la critique qu’elle n’est renforcée par la croyance. En mal de souveraineté, la politique monétaire doit faire preuve de sa légitimité. C’est la source éthique. On peut identifier trois principes de légitimation (éthique). D’abord un principe de garantie : " l’ancrage nominal " affaibli par la perte de pouvoir d’achat de la monnaie. Puis le principe de croissance ; il fait partie d’un ordre civique et postule que la politique monétaire doit permettre à la société de mobiliser toutes ses ressources pour créer des richesses. Enfin le principe de justice ; un aspect primordial est certainement l’accès au crédit qui, dans le capitalisme, est très inégalitaire. D’où viennent ces " principes " ? Cette analyse du système de confiance nous permet de tirer deux leçons générales concernant la politique monétaire. L’affaiblissement des sources symboliques de la souveraineté et le besoin de répondre à des critères éthiques ont provoqué une changement institutionnel majeur : la délégation de la responsabilité à des banques centrales indépendantes. Mais la pondération des trois principes à la racine de la source éthique est d’ordre politique. Aux Etats-Unis, le " monetary control act " de 1980 fait passer d’une gestion de la structure des taux d’intérêts à la recherche d’une maîtrise des agrégats monétaires. p 235- La politique monétaire contemporaine ne peut pas être instrumentale ; elle doit être communicationnelle. Mais elle doit se garder d’un autre piège, la réflexivité. La finance ne peut s’affranchir de sa dépendance à l’égard de la liquidité. Or cette dernière est régie par les principes suivant lesquels l’autorité responsable de la monnaie préserve la confiance. Ces principes ne peuvent oublier sans péril que la monnaie est le premier lien social, l’institution dont la cohésion des sociétés dépend au premier chef. Pour qui en douterait, il n’est que de rappeler la destruction de la société argentine par une règle monétaire qui a maintenu envers et contre tout un principe constitutionnel de convertibilité intégrale. Le premier lien social est-il réellement la
monnaie ?
Chapitre VII : les crises contemporaines de la finance libéralisée L’interaction stratégique des intérêts contradictoires conduit à une sous-évaluation latente du risque bancaire dans les phases d’expansion du crédit. C’est un terrain propice à la transformation du risque individuel à un risque systémique que seule une politique de réglementation prudentielle très dure et de supervision bancaire très précoce et très dure pourrait contenir. La mise en œuvre d’une telle politique dans un environnement de globalisation financière est très improbable. Puis sont décrites plusieurs crises. La désintégration du système bancaire russe, la fermeture du marché des bons du Trésor (GKO) et l’effondrement du change ne prirent que deux semaines, du 14 au 28 août. La nouveauté de cette crise fut le double moratoire unilatéral imposé par le gouvernement russe sur la dette publique et sur les obligations étrangères. La panique déclenchée par cette décision allait gagner l’ensemble des Bourses et des marchés de dette privées du monde entier avec d’abord le défaut de LTCM. p 270- La hiérarchie des actifs financiers a été démantelée par le brouillage généralisé des repères. Des marchés considérés comme parfaitement liquides ne l’étaient plus. Les dynamiques destructrices qui s’étaient emparées des marchés financiers ne pouvaient être renversées par leur seule logique. Seul le recours à l’institution garante de la souveraineté monétaire pouvait éviter le désastre financier. Il serait bon de rappeler de temps en temps ce qu’est cette souveraineté monétaire . On distingue trois sortes d’usage du crédit : productif, pour produire, spéculatif, pour acquérir des actifs patrimoniaux non produits, substitutif pour financer de la consommation en substitution à des revenus réels. La globalisation financière a accru le volume et la structure du crédit en renforçant les composantes spéculative et substitutive. p 279 - Dans la plupart des crises, on a rencontré le prêteur en dernier ressort. Toutefois l’exemple du Japon nous alerte sur l’existence de crises financières que la seule action du prêteur en dernier ressort ne permet pas de résoudre : les opérateurs attendent de profondes restructurations des banques (après que soit trouvé un accord de partage des pertes etc.). A contrario l’action de la Réserve fédérale des Etats-Unis en septembre – octobre 1998 a complètement dissipé une défiance généralisée à l’égard des engagements financiers privés ; elle a réussi à bloquer la crise profonde de liquidité en surprenant tout le monde par une baisse des taux inattendue. p 281- La monnaie est irrémédiablement
duale, lien social et vecteur d’appropriation privée. La résolution
des crises qui présentent des faillites génératrices
de pertes définitives rétablit l’assemblage hiérarchique
des institutions financières, associations de logiques centralisées
et décentralisées, seul capable de se mouvoir dans l’ambivalence
de la monnaie. C’est pourquoi la souveraineté de la monnaie est
politique. Ce n’est pas du marché mais de la démocratie qu’elle
se recommande. Le prêteur en dernier ressort a les attributs de la
souveraineté dans l’ordre de la coordination des marchés.
Mais elle lui est conférée par une légitimité
politique supérieure dans l’ordre de la cohésion sociale.
Quel que soit le développement des marchés, la monnaie est
et demeure un phénomène social total.
Chapitre VIII : Innovations et perspectives monétaires au tournant du millénaire L’intégration dans les systèmes de paiement de nouveaux moyens de paiement pose les problèmes les plus épineux de sécurité et de stabilité. La naissance de l’euro pose un problème original de légitimité. La gouvernance monétaire mondiale, qui est aujourd’hui limitée à l’endiguement des crises systémiques dans l’urgence et à des directives coercitives du FMI assorties de carottes financières sous la tutelle non légitime du G7, n’est pas satisfaisante. Au sujet de l’euro, il est frappant qu’en deux ans d’existence, la transformation des structures productives en Europe a été bien plus grande (mesurée par les montants de capital qui ont changé de propriétaires dans les restructurations) que dans les douze années précédentes cumulées depuis le lancement du projet de marché unique. C’est le résultat d’un changement des règles de gouvernance : en France, l’explosion du système des noyaux durs, en Italie et en Espagne, le démantèlement d’un système corporatiste ; en Allemagne, la remise en question du cœur du capitalisme rhénan, de la symbiose des grandes entreprises et des banques. Dans le secteur financier les concentrations ont été spectaculaires mais sont restées nationales. L’euro et les nations : on nous disait que ce vaste espace allait devenir autonome et prospère. Ces prévisions ne se sont pas réalisées. Les différences entre la Réserve fédérale des Etats-Unis et la politique de l’euro sont considérables. La première n’accorde aucune signification à la masse monétaire qui ne dit rien sur les capacités d’endettement de l’économie.la BCE au contraire en fait son indicateur privilégié. Tout le monde sait que la BCE s’est intégralement appropriée l’héritage de la Bundesbank dont les stéréotypes sont connus depuis fort longtemps. C’set la posture de la banque centrale d’un pays de taille moyenne dont l’obsession inflationniste était partagée par l’opinion publique. Des trois principes (de la confiance éthique), garantie, croissance, justice, la BCE n’en retient qu’un ce qui la met et en conflit avec les gouvernements. Attention ! Elle a reçu son mandat et son indépendance des gouvernements. La BCE se comporte aujourd’hui comme la FED en 1928 qui a décidé d’augmenter les taux d’intérêt avant de maintenir une politique restrictive. La confiscation des finalités de la politique économique par des institutions au contrôle démocratique peut obérer le succès de l’euro. La légitimité à long terme de l’euro est menacée par l’émiettement de la protection sociale qui est entrepris au nom d’une doctrine qui se recommande de l’euro. Vouloir séparer la demande de garantie de prix stables dans le temps d’un côté, celle d’un partage équitable du revenu de l’autre, dégrade la qualité du bien collectif monnaie aux yeux des citoyens. L’effacement des symboles de la souveraineté coupe l’euro d’une source de confiance, comme aucune autre monnaie ne l'avait fait jusqu'ici. Pourtant les premiers pas de l’euro fiduciaire montrent que la confiance éthique est bien présente. L’omniprésence du marché suscite une forme
de libéralisme économique sournois qui grignote, à
coups de directives obscures la protection sociale. or le capitalisme n’est
légitime en Europe que contraint au partage social qui est le socle
de la démocratie.
Cette conclusion générale est un plaidoyer vibrant pour une Europe fédérale, condition nécessaire à la survie de l’euro. On peut s’étonner de la démarche : tout le livre tend à montrer qu’il ne peut pas y avoir de monnaie sans une souveraineté ; il dit aussi que la souveraineté est quelque chose qui se construit au long des siècles, qui suppose l’adhésion des peuples, qui ressortit de la " croyance " etc. Dans le dernier chapitre, cohérents avec ce qui précède les auteurs se montrent sceptiques sur les conditions dans lesquelles l’euro a été créé et mettent en lumière sa fragilité. En conclusion, ils affirment que, du moment que l’euro
semble bien accepté, c’est que les peuples de l’Union européenne
veulent absolument faire une Europe fédérale ! (23)
COMMENTAIRES Ces commentaires sont faits avec modestie car je ne suis certes pas un spécialiste de la monnaie ni de la théorie de la valeur ; ils peuvent servir à amorcer une discussion qu’il serait intéressant d’avoir avec l’un ou l’autre auteur. 1- Sans doute, mais les auteurs emploient souvent cette notion de " souveraineté " sans en donner le sens. Or, si la souveraineté est une et indivisible, selon la constitution, ses modalités d’expression dépendent de la matière et des possibilités d’action ; elle peut demeurer intacte même si les moyens sont faibles – cf. les réflexions de certains détenus politiques qui disent conserver, en prison, leur liberté. 2- A ce stade, on attend que le mot confiance soit davantage défini : la " promesse de prospérité future ", dont la monnaie est le support, suggère la notion de " confiance en l’avenir " ; de son côté la monnaie a besoin que le citoyen fasse " confiance " en ceux qui en sont responsables ; enfin la " cohésion sociale " appelle l’idée de la confiance de chaque citoyen en ses semblables - trois acceptions du mot " confiance " qui sont liées sans doute, mais bien différentes tout de même. Après avoir lu le livre, on regrette que la notion de " confiance ", qui peut revêtir tellement de significations différentes, n’ait pas fait l’objet d’une analyse plus fouillée. 3- Il est essentiel d’analyser toujours plus finement les hypothèses et les présupposés de l’économie classique puisque celle-ci sert de référence à la politique économique - il y a en effet beaucoup à dire. A plusieurs reprises, M. Aglietta et A. Orléan présentent leur ouvrage comme une contribution théorique. Cela suppose que l’on définisse les concepts et que l’on se garde d’employer des mots riches de connotations sans les avoir d’abord cernées. Or ils se laissent parfois entraîner par leur passion et leur texte prend l’allure d’un pamphlet, avec toutes les faiblesses de ce genre littéraire et leur analyse des faiblesses intrinsèques de la politique libérale laisse sur la sa faim . Quoi qu’il en soit, il faut analyser le comportement des acteurs en avenir incertain puisque la théorie classique et néo-classique n’ont pas voulu le faire. Par ailleurs, il faut étudier hors des schémas classiques, les économies en oligopoles, situations où les " jeux d’acteurs " ont un effet dominant, ce que la théorie classique, par principe affiché, veut ignorer. Et il est bon de s’intéresser à la distribution sociale. Tous ces sujets sont traités dans ce livre ; d’où son intérêt. 4- En effet, les hypothèses de la théorie classique disent elles-mêmes clairement qu’il existe des conditions préalables. Cette théorie ne décrit pas une genèse, comme les auteurs l’avaient d’ailleurs noté au préalable. 5- On en est là au stade de l’assertion et, dans la suite du texte, je n’ai pas vu justifier davantage cette alternative " essentielle ". 6- Puis, encore une fois, les auteurs reprochent à la théorie classique de ne pas expliquer la genèse de l’institution pacificatrice, ce qu’elle n’a pas voulu faire. Ils ne disent pas que pour les " libéraux ", le tiers médiateur présente la caractéristique, vue comme très favorable, d’être anonyme, puisque c’est " le marché " ; il faut, en arrière plan, une autre institution qui permette au marché de fonctionner. 7- Ce passage est plutôt contradictoire avec l’affirmation que les auteurs ne cherchent pas à penser l’apparition historique de la monnaie. En plusieurs endroits, on les sent osciller de l’analyse logique à l’analyse historique. 8- Pourtant, dans ce cas, pour un individu, " l’utilité " du bien qui a un effet favorable sur son renom sera plus grande : pour chaque individu, la valeur d’un bien peut dépendre de la valeur accordée par les autres ; cela se traduit dans sa courbe d’utilité. 9- Il serait intéressant d’analyser pourquoi cette théorie myope a tant de succès auprès des décideurs. Après avoir lu le livre et l’analyse qu’il présente, on a au contraire le sentiment que les ressorts de la monnaie sont tellement forts que l’imprégnation monétaire et marchande de notre société est un processus inéluctable. Les auteurs citent ensuite Polanyi, pour qui la forme marchande est une forme immature au sens où elle ne permet pas une juste expression des intérêts sociaux les plus vitaux et les plus fondamentaux. 10- Constater que la théorie prend en compte une vision pessimiste ne saurait être en soi une critique de cette théorie tant que l’on n’a pas montré qu’elle se trompe. 11- Poser ces questions ne me paraît pas très sérieux : c’est faire semblant d’ignorer que la théorie walrassienne 1- ne prétend pas représenter tous les aspects des relations sociales – elle n’a jamais supposé que l’homme est asocial, 2- traite de situations existantes, 3- suppose que sont réunies des conditions lourdes (atomicité, information parfaite) donc 4- implique l’existence d’institutions pour préserver et maintenir ces conditions. Encore une fois, plus que les limites de la théorie, ce qui est contestable, c’est de l’utiliser hors du cadre que ses auteurs ont eux-mêmes tracé. 12- Or, à ce stade, les auteurs n’ont pas fait la démonstration de ce qu’ils affirment. En particulier ne peut-on imputer, plus simplement,l’échec de la tentative de Don Patinkin, au défaut d’information ? Il est exact que la théorie walrassienne ne rend pas compte de situations où l’on ne peut pas faire l’hypothèse d’une stabilité minimale du contexte, ce qui est une vraie question. Mais alors, les difficultés de raisonnement qui apparaissent ne concernent pas seulement la monnaie. C’est vrai de tout investissement, c’est à dire de tout achat dont l’utilité s’étale dans le temps – on retrouve à l’origine des difficultés le défaut d’information sur le futur. 13- La théorie walrassienne ne dit RIEN de la justice sociale ; elle dit que cela ressort d’un autre registre que l’économie, attitude de modestie qui a son mérite. Par ailleurs, cette théorie n'interdit nullement que l'Etat compense par des subventions ou des taxes les effets que le marché ignore, les effets "externes". Ce n’est pas avec de telles critiques que l’on peut faire progresser la discussion, qui est nécessaire, sur les mérites et les limites de la société de marché. 14- L’incertitude ressentie par l’homme est un fait qui précède et dépasse largement celle qui peut naître du marché ! Pour réduire l’incertitude, la richesse est un moyen parmi bien d’autres, même dans une société où le marché a sa place. Il reste qu’il est exact qu’un des buts de la richesses est de diminuer l’incertitude. 15- On notera que cette transposition retient l’idée du rôle moteur de l’imitation et de l’apparition d’un consensus. Il manque néanmoins la victime et l’immolation. Or l’une et l’autre, par l’intense émotion qu’elles suscitent, sont essentielles dans la prise de conscience de la société et la mise en place d’institutions acceptées de tous. La confiance accordée par chacun à ces institutions provient sans doute d’un sentiment aussi fort qu’ambigu de courage et de culpabilité assumés collectivement. On ne retrouve pas l’équivalent dans le processus décrit dans ce livre pour la création de la monnaie : difficile de faire une équivalence, comme le tentent les auteurs entre un bouc émissaire sacrifié et un objet convoité – ce dernier ne souffre pas, que l’on sache. Néanmoins, la comparaison est éclairante en ce qu’elle décrit le passage d’un état de conflit à un consensus – notons ici une contradiction : tantôt les auteurs reprochent à d’autres théories de ne pas décrire la genèse de la monnaie et tantôt ils nous disent qu’ils n’entendent pas décrire la genèse de la monnaie (p 85) mais seulement un processus logique (p 86). On peut retenir de cette approche explique la nature méta-stable de la monnaie, c’est à dire stable mais sous la menace constante d’être gravement déstabilisée. Les auteurs vont plus loin. 16- On voit mal comment une explication logique peut suffire à rendre compte de la métamorphose d’une violence – sauf à considérer que le mot violence est seulement un outil pour le raisonnement logique - d’autant plus qu’en l’occurrence, contrairement au processus décrit par R. Girard, il n’y a pas de bouc émissaire. 17- On veut bien suivre mais d’une part, on ne sait pas qui prétend que le lien marchand émergerait spontanément, d’autre part les auteurs procèdent par affirmations non démontrées ; enfin, cette critique n’est pas très neuve : l’hypothèse walrassienne de l’information parfaite suppose l’existence d’institutions pour procurer cette information. 18- On suit bien les auteurs sur les premières phrases. Puis on a l’impression qu’ils dérapent. Comment écrire que la " monnaie représente la totalité sociale " ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Enfin, à travers bien des acquisitions ou des richesses, et pas seulement la monnaie, c’est bien la reconnaissance du groupe qui est recherchée ; la théorie walrassienne permet d’en rendre compte aisément en intégrant la reconnaissance du groupe dans la fonction d’utilité. Le plus important est de faire apparaître la monnaie comme un tiers dans l’échange marchand. Ce n’est pas certes le seul ; il y faut aussi le juge pour garantir les contrats, le linguiste pour définir les mots employés, la police pour maintenir l’ordre. La monnaie en est un autre. 19- On est étonné de lire que la confiance est un " postulat ", sauf à dire, pourquoi pas ? - mais ce n'est pas anodin -, que la confiance naît d'un acte de volonté. Et peut-on dire que les crises sont dues au " pouvoir de l’argent " ? Cette expression " grand public " ne saurait être une explication suffisante. Par ailleurs, dans les lignes précédentes, on a glissé d’un des aspects de la monnaie, qui aide l’échange, vers un autre, qui donne de la sécurité pour l’avenir. 20- Tout cela n'est-il pas excessif ? Même si c'était la réalité, encore faudrait-il que soit connu et exprimé le lien entre la " place de chacun " et la " communauté de destin " d’une part, la monnaie d’autre part. 21- " La multiplicité… renforce l’influence des banques centrales " est une phrase intéressante en ce qu’elle peut être transposée : " la diversité des modes privés de régulation ou de contrôle (autorégulation, co-régulation, " ordres " professionnels etc.) renforce le rôle d’un contrôle par l’Etat car lui seul a les moyens de la force légitime – mode de contrôle en dernier ressort en quelque sorte. 22- Ces " vérités " assénées sont sujettes à commentaires,semble-t-il. Qu’est ce qui relève de la définition, du postulat, qu’est-ce qui est le fruit de l’observation et de l’analyse ? D’autres idées sont-elles possibles ? 23- L’argument du lien entre sentiment de cohésion et monnaie est retourné par un tour de passe-passe. Ne peut-on pas dire plutôt que la façon
dont l’euro a été accueilli ne signifie rien tant qu’il n’a
pas affronté de crise (ce qui peut venir lorsque les Allemands nous
ferons des remarques à la suite de la première grande grève
! ). S’il résiste à une crise sans que l’Europe n’ait de
structure fédérale, cela infirmera les hypothèses
des auteurs (dont on peut penser que le lien qu’ils établissent
entre monnaie et société est trop fort) ; s’il souffre, cela
confortera la thèse des auteurs. Quant à la troisième
circonstance : un euro fort avec une Europe fédérale, je
ne pense pas que l’on puisse l’expérimenter avant longtemps. En
tous cas peut-on penser que l’on fasse une Europe fédérale
pour sauver l’Euro ?
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