FORUM CONFIANCE
Compte rendu de la troisième rencontre du séminaire La Confiance et l'incertain : le rôle de l'État 7 octobre 2002, Ecole des Mines de Paris
Cette rencontre, qui
a bénéficié de la participation de Pierre Rosanvallon,
réunissait : Eric Binet, Jean-Pierre Dupuy, Thierry Gaudin, Claude
Malhomme, Michel Matheu, Dominique Moyen, Gérard Piketty, Henri
Prévot, Claude Riveline, Marie-Solange Tissier, Sylvie Caidonne,
Rodolphe Greif, Jacques Lévy, Philippe d'Iribarne, Jean-Michel Yolin,
Pierre Bivas, Laura Cardia-Vauneche.
Après une présentation de l'œuvre de Pierre Rosanvallon par Jean-Pierre Dupuy, a été abordé le sujet de la réunion : quels rapports entre la démocratie et la crise de la confiance que l'on observe aujourd'hui chez nous? Quelles lumières nous propose l'expérience des Etats-Unis ? La discussion a surtout porté sur la confiance entre la population et les institutions. [Cf. le mot de Sieyes: "La confiance vient d'en bas, l'autorité vient d'en haut."] Pour rendre compte
de cette réunion, comme pour les précédentes, le parti
a été pris de rédiger un texte qui reflète
la teneur de ce qui y a été dit, en l'organisant et sans
indiquer le nom des intervenants. Pour mieux connaître la pensée
de Pierre Rosanvallon, il est possible de se référer à
ses ouvrages (voir quelques titres à la fin de ce compte-rendu)
ou, à défaut, aux notes de lecture de "La démocratie
inachevée" sur notre site internet.
De la procédure unique de l'élection à la multiplicité des procédures La confiance est, indissociablement, à la fois un rapport, c'est à dire une relation, etla qualité de ce rapport. La relation peut se codifier par une ou par des procédures ; la ou les procédures, en retour, suffisent-elles à fonder la confiance c'est- à-dire à refléter - ou à engendrer, ou à consolider - les multiples facettes de cette qualité de relation, qui évoquent l'autorisation ou le consentement, la loyauté, la proximité et la ressemblance, la communication, la confidence, la convergence des intérêts, la sympathie, la dépendance, la compréhension du peuple et bien d'autres choses encore ? Une procédure très particulière semble y réussir en démocratie : l'élection. Aux Etats-Unis à la fin du 18ème siècle, deux visions de l'élection ont fait l'objet d'un débat intense et d'une très grande profondeur, au Congrès de Philadelphie et à l'occasion des conventions de ratification dans chacun des treize états [cf. les Federalist papers, 1787-1788]. Les antifédéralistes étaient les champions d'une vision très locale avec une démocratie directe : les élus sont placés sous le contrôle direct des électeurs. Au contraire, dans leur vision de la démocratie représentative, les fédéralistes considèrent que le corps de représentants est d'une nature différente du corps électoral et présente sur celui-ci une supériorité car il existe une aristocratie naturelle que l'élection permet de révéler ; ensemble, les élus, grâce à une répartition des tâches, sont plus efficaces que le corps électoral. Pour les antifédéralistes, les élus sont une image en réduction d'un corps électoral unifié ; l'élection célèbre l'unanimité du corps électoral ; poussée aux limites de sa logique, cette forme de démocratie conduit aux élections par acclamations et à la pression totalitaire d'un peuple qui se veut homogène. Au contraire, pour les fédéralistes, l'élection est une opération beaucoup plus complexe qu'une transposition en modèle réduit de la société. En effet, elle permet à chaque électeur d'investir dans son choix sa propre échelle de valeurs et la composition de toutes ces singularités produit un résultat considéré comme légitime. Ainsi la légitimité fait appel à toute la palette de sentiments qui forment la confiance sans que ne se pose la question des échelles de valeurs et de leur hiérarchisation. . C'est ce qui fait la supériorité procédurale de l'élection. Une autre procédure a les mêmes qualités objectives que l'élection : le tirage au sort. A ce propos, la dernière élection présidentielle aux Etats-Unis pourrait accréditer l'idée que parfois le résultat d'une élection s'apparente à celui d'un tirage au sort puisque l'écart entre les deux candidats fut inférieur à la variabilité imputable à des phénomènes aléatoires, telles les maladies mettant quelques électeurs dans l'impossibilité d'aller voter. Pourtant, même si certains théoriciens ont montré les vertus de l'élection par tirage au sort et rappelé qu'elle fut dans l'antiquité la méthode démocratique par excellence de désignation des gouvernants, cette méthode n'est plus en général pratiquée. [Cependant, dans le Bien public du 24 octobre 2002, on apprend qu'une commune de la Côte d'Or constitue des comités consultatifs de quartier par tirage au sort entre les habitants.] En France, la démocratie a généralement été fondée sur l'idée que les vertus propres de l'élection suffisaient à en faire le mode unique de légitimité. Il n'est que de voir avec quelle vigueur Ledru-Rollin, un chaud partisan du droit de pétition sous le Second Empire, s'y est fermement opposé dès lors que le suffrage universel fut instauré. La démocratie se trouve ainsi enchaînée dans une procédure unique, avec une simple délégation de l'électeur à l'élu. Aux Etats-Unis, depuis le débat entre fédéralistes et antifédéralistes, les rapports de force entre institutions ont conduit à la pluralisation des modes d'expression démocratiques. A côté des élections, un très grand nombre de décisions sont prises dans les Etats sur le mode du référendum (par exemple, pour fixer les normes de teneur de fluor dans l'eau, pour arrêter les modalités du transport scolaire, etc.) ; et des procédures de recall permettent aux électeurs de mettre fin au mandat de leurs élus, procédures qui relèvent de la démocratie directe chère aux antifédéralistes. En France, aujourd'hui, le débat sur la confiance réintroduit la question de la nécessité de la pluralité des procédures afin de prendre en compte la pluralité des valeurs. En effet, aujourd'hui, on ne peut plus imaginer que la confiance soit concentrée: elle est disséminée. Le problème de l'Etat a toujours été de construire l'ensemble capillaire qui permettrait le lien entre institutions et population. Avant l'instauration du suffrage universel, ceux qui y étaient opposés prétendaient que ce lien pourrait être forgé sur la base de l'intérêt individuel. Puisque la confiance est aujourd'hui en crise, ne faudrait-il pas la déconstruire et en distinguer les composantes pour la reconstruire et lui permettre de s'exprimer dans la multiplicité de procédures adéquates ? Le concours et le rôle des élites La procédure du concours a pour objectif de choisir "les meilleurs". L'idée du concours est profondément ancrée en France, pays catholique. Concours et élection sont des modes de sélection à la fois parallèles et concurrents comme le montrent les réflexions de Saint-Simon, Comte ou Guizot, ce qui conduit naturellement à des conflits de légitimité, en particulier sur ce point essentiel : qui, de l'élu démocratique dont la perspective est la prochaine élection, ou de l'élu du concours pour qui cette échéance n'existe pas, est gardien du long terme? C'est une vraie question qui n'a pas trouvé de réponse qui mette tout le monde d'accord. L'esprit du fédéralisme américain se méfie de "l'individu le meilleur" alors qu'en France, les personnes qui présentent le plus de qualités sont censées agir au mieux, d'où le prestige des "grands Corps de l'Etat". Mais la procédure du concours nécessite l'existence d'un jury, donc d'une procédure pour désigner le jury - selon quels critères ? Puis le jury doit classer les candidats selon une échelle de valeur ; comment celle-ci aura-t-elle été dressée ? Le marché Pour les tenants du libéralisme économique, le marché présente également cette qualité d'être neutre par rapport aux valeurs et de réaliser lui aussi une synthèse de la diversité des valeurs, synthèse d'autant plus légitime que la composition des critères et des valeurs se fait à l'insu des agents. Mais l'expérience montre aujourd'hui que la recherche de l'intérêt individuel, si elle peut s'accompagner en effet, d'une désaffection de l'élection, n'est pas propre à consolider le lien entre individus et institutions. La loi et les règles En France, les philosophes des Lumières ont vu dans la Loi le rempart contre l'absolutisme ou les caprices du pouvoir personnel : la rationalité absolue de la règle a été posée comme principe par les physiocrates, tel Turgot. Rousseau plaidait également pour un gouvernement des hommes par la loi et non par les hommes. De nos jours Rawls essaie de fonder un mécanisme hypothétique de formation de la loi indépendant des caractéristiques individuelles puisque dans ce modèle, les citoyens les ignorent volontairement au moment de la délibération collective (concept du "voile d'ignorance"). Le recours aux règles pose deux questions complémentaires : ces règles sont-elles immuables ? Doit-on les appliquer strictement ? Les réponses - disons pour simplifier - latines et anglo-saxonnes sont inverses. Le monde latin a tendance à considérer que la raison permet de former une loi parfaite, donc stable, mais prend ses aises dans l'application de cette loi ; le monde anglo-saxon modifie ses règles beaucoup plus facilement mais les respecte rigoureusement, à la lettre. En France, des relations personnelles permettent (permettaient ?) de faire "sauter" une amende ; au Brésil la façon dont la loi est appliquée dépend de celui qui la fait appliquer et de celui à qui elle s'applique. Aux Etats-Unis, le policier qui arrête un conducteur pour excès de vitesse se réfère à la Constitution et récemment un grand cinéaste iranien n'a pas pu se rendre aux Etats-Unis pour y recevoir un prix car la procédure pour obtenir un visa d'entrée s'appliquait à lui avec la même rigueur qu'à tout autre Iranien. Il est difficile d'interpréter la montée du judiciaire que l'on observe dans maints pays : pour les uns, il s'agirait d'une revanche sur le suffrage universel des notabilités qui font jouer la loi à leur profit ; pour les autres, c'est au contraire la revanche du peuple sur les notables qui prend appui sur la loi. On retrouve le même genre de débat au plan international. Les Etats-Unis pensent que leur façon d'appliquer la loi, indépendamment des personnes, n'est pas dans les faits universelle – même si en droit elle devrait l'être. C'est la raison qu'ils invoquent pour refuser que ne s'applique intégralement à leur égard le traité de Rome créant la Cour pénale internationale, le CPI. Ils expliquent qu'ils craignent que la dissymétrie de puissance n'engendre une dissymétrie de jugement : ils prévoient comme une revanche judiciaire. En reprenant une distinction introduite par Rawls, il serait possible de dire qu'aux Etats-Unis on ignore toute définition substantielle de la procédure pour appliquer des procédures pures : il y a de multiples procédures et chacune est sacrée. Le fait que l'application de la loi ne puisse pas être manipulée est certainement générateur de confiance entre personnes privées et institutions. D'ailleurs on observe une corrélation entre la façon dont les lois sont respectées et le degré de cohésion sociale tel qu'il est reflété par le taux d'évasion fiscale (50 % dans un pays comme l'Argentine où 20 % de la population possèdent deux passeports). Mais ces règles, respectées à la lettre, doivent tenir compte de l'évolution de la société ; elles apparaissent souvent comme des règles du jeu qui évoluent en jouant, en fonction des rapports de force, ce qui peut donner l'impression, vu d'un pays latin, que ces règles sont "bricolées", élaborées de façon approximative. Il faut que survienne une catastrophe pour qu'apparaissent leurs graves imperfections, comme le montre le réexamen, suite à la catastrophe boursière, des règles de contrôle des entreprise Pourtant, ces règles se réfèrent à quelques principes de base, immuables, tels que le respect des droits de l'homme. L'évolution du monde, de ce point de vue, est profonde : la défense du groupe tend à s'effacer derrière la défense individuelle. La multiplicité des procédures est-elle favorable à la confiance ? Pour fonder les relations entre personnes et institutions, pour refléter la diversité des échelles de valeurs, la procédure unique de l'élection ne suffit pas. Pour représenter la pluralité des valeurs, les règles et les procédures se multiplient, comme l'avait prévu Hegel, selon qui l'histoire de la modernité est le développement de la particularisation. Cette particularisation se manifeste de multiples façons. Il en est ainsi par exemple des "autorités indépendantes" créées par l'Etat ou, dans un autre domaine, des procédures de "gouvernance" avec la création de "comités". L'Union européenne amplifie cette dissémination des pouvoirs, non par multiplication à l'intérieur d'un Etat mais par addition à l'intérieur d'un ensemble plus vaste, ce qui ne rend pas plus facile l'expression démocratique sans que l'on puisse dire si le déficit démocratique est causé par l'extension géographique ou reflète, à cette échelle, les difficultés présentes dans chaque Etat. Au niveau mondial, l'évolution est également sensible : apparaissent des acteurs très puissants autres que les Etats, agissant selon une stratégie à long terme et qui ne tirent pas leur légitimité de l'élection. Ainsi, des organisations non gouvernementales sont reconnues par certaines Commissions de l'ONU. La question se pose de savoir comment "démocratiser" cela. Ces procédures multipliées sont-elles suffisantes pour forger la confiance, le lien de la société ? Jamais les règles de gestion d'une trésorerie n'ont rendu impossible qu'un trésorier ne parte avec la caisse ; les meilleures procédures deviennent perverses si les hommes qui les appliquent sont pervers. Existe-t-il une méthode (une procédure) pour élaborer des procédures dignes de confiance, c'est-à-dire génératrice de confiance entre les personnes ? Comment arbitrer entre les résultats incompatibles de plusieurs procédures légitimes traitant du même objet ? Bref, la légitimité, entendue comme une autorité issue de procédures conformes à la loi, peut-elle être assimilée à la confiance ? Ne peut-on pas dire, plutôt, que la confiance est ce quelque chose de vague que l'on invoque lorsque l'on ne sait pas le mesurer ni l'expliquer ? Il semble bien en effet ressortir du débat français que l'on appelle confiance tout ce qui sort de la procédure de légitimation. Dans une acception plus large du mot, on peut néanmoins penser que les procédures peuvent, plus ou moins, engendrer de la confiance, à tout le moins réunir des conditions favorables à l'émergence de la confiance, ne serait-ce que par le fait qu'elles mettent des personnes en relation tout en introduisant des médiations qui évitent des réactions irraisonnées et dommageables. L'introduction du temps, du délai est à cet égard souvent décisive. La multiplicité des procédures a aussi pour effet de diversifier les relations entre personnes, de favoriser ainsi une meilleure connaissance entre elles, pouvant faire émerger des intérêts communs. Mais il est clair que les procédures, aussi fines et diversifiées soient-elles, n'épuisent pas la question de la confiance. La principale responsabilité de l'Etat est de faire en sorte que les personnes aient des conditions de vie sereines et, en particulier, qu'elles entretiennent entre elles des relations paisibles ou plutôt, plus modestement, d'éviter les discordes : l'Etat en quelque sorte doit trouver et appliquer des "règles d'hygiène". Pour régler les relations entre personnes et institutions, l'élection ne suffit plus. Il s'est créé tout un ensemble de capillarités par où circule la confiance. Se forment des "zones de confiance" dont les fondements et les contours sont très variés, intérêts communs, valeurs communes, sur des territoires ou au sein de réseaux. La procédure très particulière de l'élection joue un rôle spécial du fait de ses caractéristiques : fondée sur l'égalité de tous, c'est la seule qui fasse abstraction des valeurs particulières, des compétences et des critères de sorte que c'est la procédure qui divise le moins, selon Tocqueville. Si elle ne prétend pas être la source exclusive de légitimité, elle pourra apparaître à nouveau comme un fondement de toute procédure légitimante et, ainsi, retrouver sa force. L'Etat, qui trouve sa légitimité dans l'élection, répondra à la demande de la société en se déprenant de certaines tâches, en reconnaissant d'autres formes de légitimité notamment celles des corps intermédiaires. Pour mettre en œuvre la multiplicité et la diversité des relations de confiance entre personnes et entre personnes et institutions, il créera de nouvelles procédures pour leur permettre de s'exprimer, et il reconnaîtra la légitimité de procédures créées sans lui. Il lui appartient de faire de l'ensemble de ces capillarités et de ces procédures de légitimation un faisceau suffisamment cohérent. Cela dit, force est de constater qu'il n'existe pas de bonne pensée de la pluralisation des procédures. Des règles qui se multiplient n'auront jamais la qualité formelle qu'avait l'élection. Et ce qui donnait à l'élection cette qualité ne relève pas des règles - de quoi cela relève-t-il? Chaque pays a sa façon de nouer la confiance. Un prochain colloque se penchera sur une comparaison ethnologique pour tenter de dégager des règles communes. Dans une telle démarche, la rationalité française a sa place car tout à la fois nous avons foi en l'universalité de la nature humaine et nous connaissons mieux que beaucoup d'autres la diversité des hommes. The Federalist Papers, Alexander Hamilton, John Jay et James Madison, 1787-1788. Pierre Rosanvallon: Le Sacre du citoyen (1992) sur l'avènement du suffrage universel; Le Peuple introuvable (1998) sur la représentation; La Démocratie inachevée (2000), une histoire de la souveraineté du peuple en France; tous ouvrages publiés chez Gallimard. |