Forum Confiance
octobre 2002
Claude Malhomme Commentaires sur le rôle de l'Etat en matière de confiance et sur le principe de précaution L'Etat et la
confiance selon l'importance du risque
La note d’Henri Prévot (sur la monnaie de la boulangère), venant après les débats de la séance du 17 septembre (voir compte-rendu), m’amène à exprimer une certaine distance avec ce que j’ai entendu jusqu’à présent, tant sur la nécessité de l’intervention de l’Etat pour assurer la confiance dans les relations entre deux partenaires qu’avec la critique du principe de précaution. Je distinguerai, dans ce que recouvre généralement
le terme de " risque ", deux notions : l’enjeu, c’est à dire la
différence entre les différents avenirs possibles – dans
l’exemple de la boulangère, la possibilité de perdre quelques
centimes d’euros – et sa probabilité. La conscience du risque tient
à la fois à l’importance de l’enjeu et à la probabilité
qu’on lui attache. L’enjeu est généralement beaucoup mieux
perçu que la probabilité. Il peut se produire que la probabilité
soit si mal connue qu’on ne sait même pas si elle est nulle ou non
; c’est dans ce cas qu’on invoque le principe de précaution.
1) Lorsque l’enjeu est faible, Lorsque l'enjeu est faible, un opérateur peut accepter un risque puisque, même si c’est l’hypothèse la plus défavorable qui se réalise, le résultat reste acceptable pour lui. Cela ne l’empêche pas forcément de réclamer l’intervention d’un tiers pour réduire le risque, mais, intervention ou non, il adopte le comportement qui lui permet de minimiser l’espérance mathématique de sa perte. Dans le cas de la boulangère, l’espérance mathématique de la perte, en l’absence de vérification de la monnaie, est le produit d’un enjeu très faible par une probabilité qui, à l’expérience, me parait assez faible ; le résultat me paraît intuitivement inférieur au coût d’une vérification ( tout le monde n’a pas forcément la même opinion de la valeur de son temps et la même répugnance à l’effort). Donc, du moins en ce qui me concerne, je ne vérifie pas la monnaie - mais cette absence de vérification n’exprime pas la moindre confiance à l’égard de qui que ce soit. Le cas d’un enjeu suffisamment modéré pour pouvoir être accepté et d’une probabilité assez faible pour dispenser de tout effort de vérification est fréquent en économie, et pour des montants moins négligeables que l’exemple de la boulangère. Le plombier qui est appelé par un nouveau client, qu’il ne connaît pas, va néanmoins chez lui pour effectuer le travail demandé ; il sait qu’il court le risque de n’être jamais payé si le client se révèle de mauvaise foi ; il ne compte pas sur l’Etat pour se faire rendre justice, les frais d’un procès dépassant de loin le montant des factures de réparation usuelles. Il accepte néanmoins le risque parce qu’il ne sera pas en faillite s’il constate quelques impayés, que la vérification de l’honorabilité et de la solvabilité de ceux qui s’adressent à lui risque de lui faire perdre des clients, et que la perte de clients se révèle plus coûteuse que les impayés. De façon générale, le fonctionnement de l’économie repose très largement sur des comportements de ce genre, qu’on considère souvent comme exprimant une attitude de confiance, mais qui n’en relèvent pas forcément, car ils peuvent n’exprimer que le choix du risque le moins coûteux. (voir aussi l’histoire citée par Hérodote de commerce à distance sur les plages : le commerçant n’a aucune confiance mais accepte le risque de perdre les biens qu’il expose alors qu’il refuse le risque de perdre la vie). On me dira peut être que si le fournisseur, sans faire à proprement parler confiance à ses clients, croit néanmoins que la probabilité de non paiement est faible, c’est bien parce qu’il a confiance dans le fonctionnement des institutions. Sur le fond, sans contester que l’Etat puisse jouer un rôle dans l’établissement ou le maintien d’une atmosphère de confiance, je ne crois pas qu’on puisse poser en principe que si les agents économiques ont un comportement moral, c’est grâce à l’action de l’Etat. L’Etat peut lutter contre les débordements les plus importants, mais il est notoirement inefficace dans le domaine des petits litiges. Si la boulangère rend bien la monnaie, ce n’est pas par peur du gendarme, mais soit en souvenir de l’éducation donnée par ses parents, soit par peur de perdre ses clients. Quant à l’opinion du public, elle se fonde sur ce qu’il voit, y compris ce qu’on lui fait voir ; elle peut être influencée par un discours ou des actes destinés à inspirer la confiance, mais on ne peut poser en principe qu’elle est déterminée par eux. Si on veut parler de confiance dans des cas de ce genre,
il faut être conscient du sens qu’on donne à ce terme ; il
ne s’agit plus de confiance dans un comportement – qui peut être
aussi bien celui de son partenaire direct que celui de l’Etat protecteur
– mais de confiance dans une régularité statistique, analogue
à celle que l’on peut éprouver dans les lois physiques. Si,
pour passer au dessus d’un fossé, je marche sur une planche, c’est
parce que je crois, vu son épaisseur, qu’elle me supportera ; dira-t-on
que j’ai confiance dans la planche ?
2) Avec un enjeu modéré et une probabilité non négligeable, Dans ce cas, l’opérateur commence à avoir
intérêt à chercher une protection ; la question qui
se pose est de savoir s’il doit rechercher cette protection par son action
propre, par exemple en vérifiant la qualité des personnes
avec qui il pense entrer en relation, ou s’il demande à d’autres
de prendre en charge collectivement le travail de prévention du
risque. La prévention collective peut en outre être aussi
bien publique que privée : la normalisation et la certification,
qui sont des facteurs importants de réduction du risque, sont, même
en France, du domaine privé, tandis que la police ou la répression
des fraudes sont du domaine public. L’Etat a un rôle dans le développement
de la confiance ; mais il est loin d’avoir un rôle exclusif.
3) Lorsque l'enjeu est élevé C’est seulement quand l’enjeu est élevé
que l’intervention de l’Etat tend à devenir obligatoire, sans que
ce soit automatique : certains risques à enjeu important mais à
probabilité faible sont acceptés mais traités par
la technique de l’assurance.
II- Sur le principe de précaution. Le principe de précaution a été doublement critiqué comme manquant de base scientifique et traduisant une mauvaise foi, tant de la part de l’Etat qui fait semblant de traiter les problèmes que du public qui fait semblant de croire qu’ils sont traités. La demande des citoyens On ne peut juger le principe de précaution en faisant abstraction du fait que l’Etat n’a pas pour vocation de faire régner la morale ou la rigueur intellectuelle, mais d’aider la société à vivre en paix. Son rôle est moins d’agir que de réagir aux demandes qui lui sont adressées ; de fait, il agit principalement sous la pression. Deux exemples : 1- Parce qu’ils refusent un risque, les opérateurs adoptent un comportement qui affecte le fonctionnement de l’économie. Le consommateur cesse de manger du bœuf par crainte de l’ESB, l’épargnant d’investir en bourse par défiance dans la sincérité des comptes ; l’Etat intervient afin que les opérateurs reprennent leurs opérations. 2- Sans modifier leurs comportements économiques, les électeurs sont mécontents et le font savoir à leurs élus. Un risque peut avoir peu d’influence sur les comportements, mais être si ressenti que le personnel politique ne peut s’en désintéresser ; le sentiment d’insécurité dont on a tant parlé au moment des élections ne semble pas avoir eu beaucoup d’influence pratique sur les comportements, en dehors des voyages dans les quelques mois qui ont suivi le 11 septembre 2001. L’inquiétude sur l’effet de serre n’a pour l’instant aucun impact sur quoi que ce soit, en dehors des attitudes politiques. L’Etat intervient, moins pour corriger un dysfonctionnement qu’en raison de l’enjeu électoral. La réponse de l'Etat La réponse de l’Etat à la demande qui lui est adressée n’a aucune raison de correspondre exactement à cette demande; son objectif est d’obtenir le retour à une situation normale, c’est à dire dans le premier cas de rétablir les équilibres économiques et dans le second d’éviter que l’électeur se débarrasse de l’élu en place - parfois sans même attendre les élections. Il a d’autant moins de raisons de répondre exactement à la demande que celle-ci est parfois mal formulée. L’électeur qui se plaint de l’insécurité ne demande pas la disparition de la délinquance : il sait très bien que ce n’est pas possible ; il demande que les coupables soient recherchés et, quand on les trouve, punis. Même si la répression est un facteur de sécurité, l’exigence de justice est plus forte que celle de sécurité. De même pour l’épargnant. L'épargnant qui achète des actions n’a sans doute pas la sécurité pour premier objectif. Mais il lui est désagréable de se voir escroquer avec l’apparente bénédiction des autorités de l’Etat. Quant à l’Etat, il n’a aucune raison de chercher la sécurité absolue de l’épargne, objectif d’ailleurs hors de portée : la seule chose qui lui importe vraiment est que l’économie soit correctement financée. La ruine de quelques épargnants, déplorable au même titre que les cambriolages, assassinats et accidents de voitures, doit être sanctionnée si elle résulte de comportements coupables ; mais elle ne réclame de dispositions particulières que si elle perturbe le fonctionnement de l’économie. L’illustration de cette motivation très particulière de l’Etat est donnée par la loi sur la répression des fraudes ; il a toujours existé des fraudes sur les produits, sans que l’Etat s’en préoccupe particulièrement. La loi sur la répression des fraudes a été la réponse non pas aux fraudes elles-mêmes, mais aux émeutes des vignerons qui protestaient si violemment contre les trafics auxquels ils attribuaient leurs malheurs qu’il a fallu leur envoyer la troupe. Devant le décalage parfaitement accepté entre la revendication exprimée et la réponse, on devrait dire, plutôt que de parler d’hypocrisie, que le public ne soumet pas l’Etat à une obligation de résultat, mais à une obligation de moyens ; on ne lui demande pas de régler les problèmes mais de les traiter. Le principe de précaution exprime, en termes plus élégants, une réponse classique : je fais ce que je peux avec ce que j’ai.
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