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La France : économie, sécurité

Economie mondialisée, Sécurité nationale, Union européenne

Henri Prévot
henri.prevot@mines.org

Le texte qui suit, préfacé par Raymond Lévy,  a été édité en 1994 par Hachette-Pluriel
Il est publié ici avec l'autorisation de l'éditeur.

Ce livre a reçu le "Prix des ministères" en 1995.

on peut lire un avertissement (juillet 2016), un avertissement (20 septembre 2001),
une présentation, la préface, l'introduction, la conclusion, le
sommaire.

Un hommage au SGDN,
secrétariat général de la défense nationale

 

Préface

L'effondrement de l'Empire soviétique, daté symboliquement de la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989, a pu paraître ouvrir pour notre monde jusque-là figé dans l'équilibre de la terreur l'ère des certitudes.

Certitudes politiques d'abord. La fin du danger à l'Est pouvait être confondue avec la fin de tous les dangers  - n'a-t-on pas parlé de la « fin de l'Histoire » ? -, avec l'aube d'une ère de paix mondiale dont les grandes puissances non communistes, États-Unis, Europe, Japon, pouvaient immédiatement tirer, sur le plan de leur sécurité, les « dividendes ». Et le triomphe de la démocratie libérale à l'occidentale fournissait à la planète entière le modèle capable d'apporter à tout Etat qui voudrait bien s'en inspirer la solution de ses problèmes politiques ou sociaux, quelle qu'en fût la nature ou la gravité.

Certitudes économiques ensuite. Il était facile de confondre l'échec patent, tant de fois annoncé et si évidemment inévitable, de l'économie socialiste avec l'affirmation de l'irrésistible succès d'un capitalisme libéral qui, pourtant, connaissait autant de définitions que de régimes économiques dans les pays démocratiques et n'avait pas démontré sa capacité à résoudre toutes nos difficultés, dont au premier rang - nous le voyons aujourd'hui - celle du chômage.

Ce triomphe du libéralisme trouvait son couronnement le 15 décembre 1993 dans l'accord de portée mondiale qui mettait un terme à l'« Uruguay Round » du GATT, sous le signe du « free trade », de la libre circulation des marchandises et de la libre concurrence. De ces deux notions, l'Europe nouvelle, celle de Bruxelles, avait choisi de longue date pour elle-même une mise en oeuvre exemplaire. Le traité de Maastricht pouvait bien parler de politiques communes au niveau européen, qu'il s'agît de politique industrielle ou de politique étrangère et de défense : les partenaires européens étaient loin de pouvoir donner à ces définitions un contenu concret qui les satisfît tous. Et il y avait quelque justification à considérer que l'Europe se laissait en fait guider par une définition par trop idéale des libertés économiques, de nature à satisfaire davantage nos partenaires que nous-mêmes.

Ce faisceau de certitudes, si tant est qu'il ait été autre chose qu'un argument publicitaire, ne devait pas attendre très longtemps avant d'être ébranlé par quelques dures réalités.
Sur le plan politique, sans même parler de Tian An Men, les suites peu engageantes de la guerre du Golfe, la malheureuse affaire somalienne, le drame yougoslave, montraient bien que tout n'était pas si simple, et que nous étions encore loin d'un ordre planétaire policé fondé sur notre idée des droits de l'homme. Et les résultats d'un certain nombre d'élections à l'Est, sans même parler de l'apparition en force d'un Jirinovski, montraient bien que tout danger politique n'était pas écarté de ce côté-là.Mais surtout, à l'équilibre de la terreur succédaient de nouvelles menaces pesant sur l'intégrité même de nos nations : prolifération nucléaire, intégrismes religieux, montée de la drogue et des mafias, voire même grandes migrations susceptibles, appuyées par quelques-unes des menaces précédentes, de bouleverser nos organisations et nos genres de vie.

Contre toutes ces menaces, il faudra bien se protéger, et les « dividendes de la paix » ne resteront pas intacts... L'éradiction des maladies infectieuses qui faisaient les malheurs de nos familles jusqu'au milieu de ce siècle n'a pas pour autant rendu la médecine inutile, et le sida pourrait bien avoir avantageusement remplacé la peste.

En même temps que ce retour aux réalités politiques, un retour aux réalités économiques n'est pas inutile. Notre Europe, élève modèle en matière de circulation des biens et des personnes, peut découvrir que les États-Unis se sont faits en deux siècles, consolidés par la fin de la guerre de Sécession depuis près de cent trente ans, et que leur organisation intérieure sait traiter les principales difficultés comme les principaux dangers inhérents à cette libre circulation. L'article 301 du Code du Commerce, les règles de préférence de pavillon, le Buy American Act et maintes dispositions semblables de préférence impériale, les restrictions mises de tout temps à l'entrée des personnes et des capitaux, au moins vis-à-vis de certaines activités considérées comme stratégiques, ne sont pas une découverte pour nous. La fermeture étanche assurée par le Japon dans la plupart des domaines par sa culture ou ses structures, nous en avons fait l'expérience. Enfin, paradoxalement, au sein du pays d'Europe continentale pour lequel le libéralisme économique constitue presque un tabou, je veux parler de l'Allemagne, nous savons bien que le capitalisme est difficilement pénétrable aux ingérences extérieures.

Et voilà nos certitudes du lendemain de la chute du mur de Berlin dissoutes dans le doute, et sources de fortes questions. Et ce sont ces questions qu'Henri Prévot a choisi d'aborder dans cet ouvrage.

Enoncées et examinées sans complaisance par l'auteur sous l'angle de la sécurité, au sens le plus large du terme, elles sont la suite naturelle du terme, elles sont la suite naturelle de ce retour aux réalités esquissé plus haut.

Questions économiques d'abord. Le libéralisme économique étendu à toute la planète a-t-il un sens lorsque l'Europe est malade de son chômage, lorsque l'Afrique se meurt, lorsque des peuples entiers cherchent à gagner l'accès à nos niveaux de vie qu'ils convoitent au prix de conditions sociales dramatiques, lorsque, enfin, la moindre manipulation monétaire rend dérisoires des années de discussion sur l'abaissement des tarifs douaniers ? Et plutôt qu'un « free trade » généralisé, n'est-il pas temps de songer à une organisation commerciale mondiale, dont les termes ont été avancés du bout des lèvres en fin de négociation du GATT, sans qu'il soit donné encore un contenu à cette idée nouvelle ?

Une telle organisation devrait chercher à concilier le souci de stabilité sociale des uns avec la légitime ambition des autres, et à promouvoir une aide véritable à ces derniers sans pour autant conduire les premiers à un chaos que, accord du GATT ou pas, ils finiront par ne pas accepter, quitte à se battre économiquement, voire même à se battre tout court. Il y va peut-être de la sécurité même de notre Europe en face de peuples qui n'accepteront pas d'attendre éternellement les bienfaits du libéralisme économique. L’idée d'un nouveau « plan Marshall » a été maintes fois évoquée : elle suppose bien autre chose qu'une libre circulation vue de façon simpliste. Elle supposerait par exemple une organisation commune aux trois grandes puissances économiques que sont les États-Unis, l'Europe et le Japon, pour favoriser l'importation de produits des pays de l'Est dans des conditions acceptables pour tous. Nous sommes loin d'une telle idée aujourd'hui.

Une image simpliste pour illustrer ce qui précède : Bruxelles nous impose de laisser entrer beaucoup plus librement que ne l'aurait permis l'Accord EuropeJapon du 31 juillet 1991 des voitures japonaises en Europe : les Russes n'auraient-ils pas davantage besoin de vendre des Lada que le Japon des Toyota ?

Mais Henri Prévot aborde également un problème qui lui paraît plus préoccupant encore, et qui sous-tend sans doute tous les autres, celui de notre stabilité politique et de notre sécurité au sens classique du terme. La libre circulation des personnes, des marchandises et des capitaux était il y a peu encore, physiquement limitée. Tel n'est plus le cas aujourd'hui, avec les progrès que nous connaissons des moyens de transport et de télécommunication. Ne faut-il pas s'interroger sur les conséquences, qui sont loin d'être toutes bénéfiques, de cette disparition des obstacles physiques ? Notre sécurité n'est-elle pas menacée si, par exemple, des capitaux étrangers, voire hostiles ou mafieux, peuvent mettre la main sur le système nerveux ou circulatoire d'une nation ? Et c'est à juste titre que l'auteur nous fait remarquer que, dans l'activité économique banale, les entreprises sont loin de rechercher toujours le meilleur coût, et donnent un prix non nul à la confiance et au partenariat. Et pourquoi cela ? Sinon parce que, pour les entreprises comme pour les États, la sécurité a un prix.

La sécurité a un prix, qui peut être politique ou militaire. Les hommes de ma génération n'ont pas cessé de regretter l'absence de réaction à la réoccupation de la rive gauche du Rhin par Hitler en 1936 ; puissent les Européens ne pas nourrir semblable regret dans l'avenir, du fait de l'incapacité actuelle de l'Europe à arrêter, face aux nouveaux dangers rappelés plus haut, une position ferme commune, et à traiter des drames tels que celui que symbolise aujourd'hui Sarajevo.

La sécurité a aussi son prix économique, et l'auteur nous le montre avec beaucoup de conviction et d'efficacité, en ne négligeant aucun des aspects de ce prix. Le projet européen n'est pas absent de cette démonstration, au contraire. Il est traité avec un réalisme qui devrait tout à la fois satisfaire ceux qui sont convaincus que, au milieu de plus de cinq milliards d'habitants d'une planète constamment rétrécie, chacun des constituants de l'Europe, face notamment au concurrent américain ou japonais, n'a guère de chance hors de l'Union européenne, et satisfaire également tous ceux qui ont voté contre Maastricht parce qu'ils considéraient que l'Europe de Bruxelles ne traite pas, ou ne traite pas bien, les problèmes évoqués par Henri Prévot.Bien plus qu'à la « fin de l'Histoire », c'est à une immense mue que nous assistons aujourd'hui, et tout particulièrement nous, peuples européens, qui sentons bien les attributs principaux de la souveraineté glisser entre les mains des États pris individuellement, sans pour autant se retrouver encore dans un État fédéral, mot qu'aucun homme politique n'ose actuellement prononcer. Et c'est avec beaucoup d'à propos que l'auteur a choisi dans les premières pages de son texte l'image du changement de carapace d'un crustacé pour illustrer les risques auxquels nous avons aujourd'hui à faire face, et pour nous préparer à entendre tout ce qu'il a à nous dire sur la façon de répondre à ces risques-là.

Lisons donc ce qu'il a à nous dire : nous n'en serons pas déçus.
 


Raymond Lévy




Introduction

Un jeune malacostracé, un carcer vulgaris, un crabe pour tout dire, vivait paisiblement au fond de l'eau. A l'abri de sa robuste carapace et à l'aide de ses organes spécialisés, il gérait parfaitement ses relations avec le milieu extérieur. Et même il ignorait ce qu'est une secousse.

Mais un jour il fut pris d'une sourde inquiétude.

Un caillou était tombé sur lui. Certes ce n'était pas la première fois ; il les voyait venir, de ses yeux pédonculés, et rebondir sur sa carapace sans qu'il ne sente rien ; il en riait.

Or cette fois-ci - oh, ce n'était pas grave -, il avait senti quelque-chose.

Il court se mettre à l'abri, se cogne contre une pierre ; et là il se fait mal. Notre jeune crabe commence à avoir très peur : c'est tout son système de défense qui se démolissait. 

Il veut savoir exactement ce qu'il en est ; il se déplace lentement, repère précisément où cela le blesse et où cela tient encore ; il essaie de comprendre ; la mer serait-elle devenue acide et dissoudrait-elle le calcaire de sa carapace ? Il relance au maximum la sécrétion des hormones qui fixent le calcaire, mais rien n'y fait ; le mal progresse inexorablement. Il voit passer à proximité un drôle d'animal, une espèce de diptère ; il lance sa pince qui retombe lourdement : il s'aperçoit alors que même son système endosquelettique, où s'accrochent les muscles qui actionnent ses pattes et ses pinces, que son squelette lui aussi tombe en déliquescence.

Alors, il est pris de panique, il s'agite en tous sens, invective les dieux, Neptune et les tritons. Puis il tombe dans une profonde dépression.

Mais soudain, sursaut de l'instinct, il se bande, s'arqueboute ; il fait sauter cette carapace ramollie, s'en dégage et pour un moment se trouve nu, sans protection. Et il se gonfle, boit, mange autant d'eau qu'il le peut, double de volume et de poids ; et se dépêche, se dépêche de se construire un magnifique nouvelle armure, un bouclier à toute épreuve. En même temps, il reconstruit son squelette interne, où s'accrochent les muscles qui actionnent ses pattes et ses pinces.
 

Telle est l'histoire véridique d'un des plus spectaculaires phénomènes de la biologie, la mue d'un décapode.

Or le plus gros des décapodes, le macrocheira Kemfoeri mesure 45 cm de diamètre ; son envergure atteint 4 mètres ; ce magnifique oxhyrinque habite les mers du Japon.

Disons enfin que le crabe mou est un mets apprécié dans les restaurants de Floride, à quelques encablures de Washington.

Peut-on dire qu'il y a une autre façon, non pour un brachioure mais pour un anoure, de doubler de volume ? Celle qu'emprunta la grenouille de M. de la Fontaine.

Comparaison n'est pas raison ; mais notre pays traverse une phase de sourde inquiétude ; il sent que des moyens d'agir qui relevaient de sa "souveraineté", de son pouvoir, lui échappent, qu'il n'est plus en mesure de concevoir et de produire seul tous les systèmes d'armes, de maîtriser toutes les technologies dont son industrie et son armée auront besoin ; certes ces diptères qu'une société nationale voulait absorber (le fabricant d'avions canadien de Havilland) n'étaient sans doute pas nécessaires à sa prospérité, mais il est vexant, et fort inquiétant, de sentir que l'on n'a plus les moyens de choisir ses "proies", que l'on est surveillé dans ses moindres faits et gestes. Et que deviennent nos frontières ? Elles ne formaient pas une carapace, bien sûr, mais une membrane tout de même qui permettait de contrôler les échanges avec l'extérieur et quelque fois de les filtrer ; sur la moitié de leurs longueurs, elles disparaissent, ouvertes aux vents venus des pays limitrophes : ces pays, dont dépend notre sécurité sauront-ils filtrer les entrées et les sorties en tenant compte non seulement de leurs intérêts mais des nôtres ; sauront-ils aussi mettre suffisamment d'ordre chez eux pour ne pas exporter chez nous leur désordre? La France aura-t-elle la liberté d'intervenir à l'extérieur pour sa sécurité sans en référer...à qui ? Ou devra-t-elle attendre un improbable accord...de qui ?

Pendant que nous nous interrogeons, d'autres malacostracés, équipés d'impénétrables carapaces en matériaux composites et d'antennes et de pinces qui font le tour de l'univers, agissent sans vergogne et répandent le bruit de la "forteresse Europe" ! Quelle ironie ! Il a fallu donner des gages comme pour se disculper, mais au nom de quelle morale ?

Et d'autres, dans des négociations internationales sur le commerce ou sur les droits de trafic aérien, glissent une pointe habile dans les parties affaiblies de notre enveloppe.
 
 

Les Etats, gages de stabilité

La situation de chaque pays, de la France en particulier, est au fond encore plus délicate que celle d'un crabe en mue : lui s'inquiète des moyens dont il dispose pour se mouvoir, s'adapter à son environnement, se protéger et se nourrir ; nul n'a jamais mis en doute que c'est bien un crabe ; nul n'a contesté son identité. Or la condition première pour invoquer sa sécurité est d'être sûr de son identité. 

Préserver la sécurité d'une personne, c'est l'art de préserver la bonne santé, l'existence, la vie même de cette personne.

Or chaque personne est en permanence en relation, directe ou non, avec d'autres personnes ; chaque personne fait ainsi partie de groupes ; c'est pour elle une nécessité psychologique, une nécessité vitale. Car c'est par les relations que la personne entretient au sein de ces groupes et par les relations que les groupes entretiennent avec l'extérieur que la personne agit, s'exprime, bref se réalise.

Préserver la sécurité d'un groupe organisé, c'est l'art de préserver la vie des personnes qui le composent et aussi de préserver l'existence du groupe. On ne peut donc parler de la sécurité d'un groupe que si l'existence de ce groupe est réelle, s'il est doté d'une identité. Certains éléments du groupe n'accepteront de se sacrifier pour lui ou pour d'autres membres du groupe, c'est à dire d'y consacrer de leur peine et jusqu'à leur vie, que si l'identité du groupe est suffisamment forte. En retour ces sacrifices renforcent l'identité du groupe : il y a une relation évidente, forte et essentielle, entre sécurité et identité ; la sécurité protège l'identité ; l'identité précède la sécurité.

C'est si vrai que certains, constatant que l'agressivité peut venir d'un sentiment d'insécurité, l'imputent en définitive au besoin d'identité. Pour ceux-là il faudrait que chacun, que chaque groupe se fonde, se dissolve ... dans quoi ? Dans une société plus vaste, dans l'Europe, et l'Europe dans le monde, dans une économie de marché sans frontière ?

Dans l'ensemble de ces groupes qui peuvent se croiser et s'emboîter il y a une catégorie particulière, forgée pour nous par des siècles d'histoire, la nation, structurée par un Etat. 

Ce qui fait l'identité d'une nation, et particulièrement de la France, est tellement riche et profond qu'on ne peut l'exprimer en quelques mots - il serait utile sans doute de se le rappeler plus fréquemment. Parmi les composantes de l'identité de la France, si l'on veut bien oublier ses "défauts", il doit y avoir un équilibre entre le "niveau ce vie", la qualité de la vie en commun, du tissu social, un patrimoine commun (littéraire, artistique...), un héritage religieux et, pour beaucoup, une foi, une capacité d'accueil, d'"intégration à la française", de générosité, la fierté de pouvoir se distinguer et se défendre.

Cette énumération bien imparfaite n'a comme but que de montrer que "le niveau de vie", dont on parle tant, n'est qu'un aspect de l'"identité nationale", probablement pas l'essentiel, comme l'histoire l'a montré et comme le suggèrent l'exemple d'un pays comme la Pologne dont les agriculteurs se sont privés pendant quarante ans du progrès technique pour pouvoir refuser la collectivisation, et celui d'autres pays animés par une passion fondamentaliste que nous comprenons mal.

Et lorsque la nation est structurée par un Etat, il appartient à cet Etat de préserver la sécurité des citoyens car juridiquement il a le monopole de la violence, violence interne avec par exemple la police, le droit de lever l'impôt, et violence externe, c'est à dire la guerre.

Le mot est lâché ; les Etats-nations seraient donc les fauteurs de guerre. En réalité dire que l'"Etat-nation a le monopole de la violence", c'est dire deux choses : certes les Etats-Nations ont le droit de recourir à la violence, mais en contre-partie les autres formes de groupe n'ont pas droit à la violence ; ainsi le génie français a su depuis longtemps éviter que ne se créent au sein du pays des "communautés" qui ressentiraient le besoin d'affirmer et de défendre leur identité par la violence.

Les Etats-nations ont été la cause de guerres ; ils peuvent aussi les contrôler et les éviter.

Ce que l'on voit aujourd'hui de par le monde le démontre a contrario : guerres tribales, affrontements entre "seigneurs de la guerre", entre bandes, gangs, cartels ou mafias, guerres prétendument religieuses ; au sein de grandes agglomérations comme Los Angelès, de graves affrontements se calquent sur des "communautés" rivales ou jalouses ; il y a aussi les collectivités qui ont le sentiment de former une nation et qui ne sont pas reconnues comme telles par l'Etat dont elles relèvent.

Ces désordres confirment que des nations qui ont une identité parfaitement établie et reconnue sous forme d'un Etat peuvent être les meilleurs gages d'un monde paisible. Elles doivent donc être en mesure de préserver leur sécurité.

Pour cela, elles disposent des moyens de la diplomatie, des armées et de la police ; nous n'en parlerons pas car nous considérons ici les conditions économiques nécessaires à la sécurité nationale, c'est à dire la sécurité de la population et de l'Etat - dans la suite on emploiera indistinctement les expressions de "sécurité nationale", de "sécurité du pays", de "sécurité de l'Etat" ou encore de "sécurité publique", expressions que l'on rencontre, avec une même signification, dans les textes européens.
 

Entre vie économique et sécurité du pays, une mutuelle dépendance et un écart qui risque de s'élargir

Le temps n'est plus où la bougie suffisait à remplacer l'électricité, où la charrette à cheval, la bicyclette pouvaient remplaçer la voiture en panne de carburant ou le téléphone défaillant. Les entreprises se "mondialisent" et le temps n'est plus où l'Etat, en cas de crise, pouvait prendre les commandes de la vie économique. Les entreprises "civiles" développent et maîtrisent des techniques dont l'Etat a besoin pour fabriquer des armes et le temps n'est plus où l'Etat finançait un secteur de l'armement qui pouvait vivre sans guère de relations avec le secteur "civil" ni avec les industries d'autres pays. 

Nouvelles relations, nouvelles dépendances, nouvelles vulnérabilités.

Vulnérabilité des réseaux et terrorisme international profitant de la liberté de circulation des personnes ; liberté de circulation des capitaux et pénétration du capital d'entreprises essentielles à la sécurité nationale par des capitaux d'origine incertaine ; culture de la drogue dans les pays en voie de développement ; dissémination des techniques dangereuses et liberté de circulation des produits ; nécessaire politique industrielle, une politique à long terme qui sache intégrer des objectifs non économiques : de plus en plus la sécurité nationale dépend de l'économie.

Il appartient à l'Etat, responsable de la sécurité du pays et de la population d'en réunir les conditions économiques ; or le dynamisme économique ignore l'objectif de sécurité et s'alimente de décisions multiples prises par des acteurs qui oublient la dimension nationale.

Entre sécurité du pays et dynamisme économique il y a une double et remarquable distance. Chaque acteur économique, personne ou entreprise, qu'il produise ou qu'il consomme, cherche à améliorer sa propre satisfaction. Certes la théorie démontre que si certaines conditions sont réunies, cette quête individuelle et multiple, lorsqu'elle est libre de toutes contraintes, conduit à une situation que l'on peut qualifier d'"optimale" et qu'aucune planification centralisée ne permet d'atteindre ; c'est le fondement théorique du "libéralisme" ; l'exemple soviétique donne une confirmation a contrario de son efficacité. Mais il est très frappant que l'on fasse confiance à cette organisation de l'économie même si l'on se trouve très loin des conditions pour lesquelles la théorie démontre son efficacité ; or cette confiance aveugle en la concurrence a sur la sécurité du pays des conséquences lourdes, directes et indirectes, dont on donnera des exemples.

Et l'action de la Communauté économique européenne, la CEE, a amplifié les effets de cette évolution. Aujourd'hui, depuis la mise en application du traité sur l'Union européenne, cette Communauté s'appelle la "Communauté européenne" ; ni ce changement de dénomination ni les autres modifications apportées au traité de Rome par le traité sur l'Union n'ont d'incidences significatives sur les relations entre économie et sécurité publique.
 
 

Une Communauté qui n'est pas responsable de la sécurité des Etats

L'objectif de la Communauté est économique, il est d'améliorer le niveau de vie des populations, cela par le moyen du marché. Pour réaliser ce marché, à l'initiative constante de la Commission, la Communauté stimule la concurrence et défait les liens entre les entreprises et les Etats. La Commission s'y emploie avec d'autant plus d'enthousiasme qu'elle y est encouragée de multiples façons : la théorie du libéralisme lui apporte un confort intellectuel ; de très nombreuses dispositions du traité de Rome et de la jurisprudence de la Cour de justice de Luxembourg lui procurent le substrat juridique et la base de son pouvoir ; enfin, l'affaiblissement des Etats qu'induit le libéralisme est à ses yeux la voie obligée pour qu'apparaisse la nouvelle entité supranationale qu'elle appelle de ses voeux.

Il n'est pas surprenant que cette action communautaire ait un effet sur la sécurité des Etats et leurs intérêts à long terme, malgré les précautions inscrites dans le traité de Rome ; il en est ainsi par exemple lorsqu'elle s'attaque à des secteurs qui sont liés à la sécurité des Etats, que ce soit l'énergie - gaz, électricité, pétrole -, les transports aériens ou maritimes, les télécommunications ou encore les secteurs industriels qui développent les techniques nécessaires à une défense efficace. 

Comme le droit communautaire prime le droit national, comme la sécurité du pays, directement ou indirectement, immédiatement ou à terme peut être atteinte, une critique radicale - c'est à dire à la racine - de l'action de la Communauté et de ses présupposés théoriques est sans doute utile ; nous essayons d'en faire l'analyse aux plans juridique, technique, économique et institutionnel. On y verra une grande unité de démarche, une démarche guidée par un but qui n'est pas toujours explicité. Cette analyse est nécessaire : pour pouvoir orienter la démarche communautaire, il faut en voir clairement les ressorts.
 
 

D'autres formes de coopération entre les Etats

On verra aussi que la coopération entre les Etats-membres de la Communauté ne se fait pas seulement sur le mode communautaire ; il existe déjà une Europe complexe, faite de Communauté et de coopérations intergouvernementales ; circulation des personnes avec les accords de Schengen, circulation des produits "proliférants", fabrication des armes, construction aéronautique avec Airbus sont traitées sur le mode de coopération entre Etats. Mais c'est pour ainsi dire de façon honteuse, et la Commission s'est donné le droit, c'est assez piquant de le remarquer dans chaque cas, de traiter ces coopérations avec une certaine hauteur, comme une pratique désuète qu'elle veut bien tolérer mais qu'elle pourrait faire revenir dans le droit chemin communautaire, si elle le voulait.

Car la construction européenne n'avait pas créé de lieu où puisse être établie la cohérence entre les objectifs économiques de la CEE et les préoccupations de sécurité des Etats, alors que l'intégration économique rendra de plus en plus inopérantes les mesures que chaque Etat devra prendre au nom de la sécurité du pays. Il ne paraît pas suffisant de faire le constat passif de la diminution des moyens laissés aux Etats...
 

Vers une Europe cohérente ?

Fort heureusement le traité de l'Union signé à Maastricht contient des dispositions qui, si on veut les utiliser en ce sens, peuvent combler cette grave lacune : il prévoit en effet que c'est par une coopération intergouvernementale que les Etats chercheront à la fois à préserver leur identité et affirmer l'identité de l'Union sur la scène internationale, et il donne au Conseil européen la responsabilité de cette cohérence entre les objectifs de "développement harmonieux des activités économiques" d'une part, la "protection des valeurs" ou la "sécurité des Etats sous toutes ses formes" d'autre part.

On verra enfin que le traité de l'Union donne droit de cité à ce mode de coopération qui devrait, c'est notre thèse, être délibérément développé dès lors que la sécurité nationale est en jeu, de façon directe ou non. Tout y conduit : l'analyse juridique, l'efficacité économique, la prise en compte de l'histoire, le désir des populations et, tout simplement, le "principe de réalité" : notre monde est instable, donc menaçant, et les Etats existent. Tout processus qui ferait passer les Etats par la phase d'affaiblissement que connaît le crabe en période de mue est inacceptable.

On peut normalement estimer que les objectifs relatifs à la sécurité du pays et à la défense des valeurs ont le pas sur les objectifs de bien-être. Pour ceux qui pensent ainsi, le traité de l'Union propose une voie nouvelle pour l'approfondissement de la construction européenne. Loin d'aller vers je ne sais quelle forme de fédéralisme, loin de donner de nouveaux pouvoirs à la Communauté donc à la Commission, cette voie nouvelle, faite de coopérations entre les Etats, donne la possibilité de reconsidérer les politiques économiques à la lumière d'objectifs qui ne sont pas purement économiques, et permet d'engager de nouvelles coopérations, pas nécessairement entre les Douze mais limitées, dans chaque cas, à ceux qui le souhaitent et, de toutes façons, entre Etats qui se font confiance.

Ainsi, en recherchant comment réunir les conditions économiques, industrielles et technologiques de la sécurité des Etats on verra se dessiner une forme nouvelle d'"Europe" ; alors que cette entité n'est, pour l'heure, qu'un marché objet de la convoitise des entreprises du monde entier et, pour les déhérités, une terre dont on rêve, ce que l'on appelle l'"Europe", en même temps qu'elle apprendra à décider, c'est à dire à exister vraiment, trouvera ses lettres de noblesse dans le concert international. Ce ne sera pas une entité supranationale ; ce sera comme un "alliage" fait d'une Communauté et d'un réseau de coopérations différenciées entre les Etats.

Et si l'on veut que la progression de l'Union européenne vers plus de Communauté ou vers plus de coopération internationale se fasse en toute clarté, il faut que les conséquences de toute avancée, conséquences proches ou lointaines, directes ou indirectes, soient clairement annoncées et démocratiquement acceptées.

Cette façon de progresser ne peut-elle convenir à la fois à ceux qui aspirent à une Fédération, tout en se rendant compte qu'il ne peut s'agir que d'une perspective lointaine, et à ceux qui attachent le plus grand prix à la Nation, tout en sachant qu'une coopération est nécessaire dans un monde où les économies sont très intégrées et mutuellement dépendantes ?
 
 


I

Quelles menaces ?

Les conditions économiques de la sécurité nationale

La formidable menace que faisait peser l'antagonisme entre les blocs de l'Est et de l'Ouest a disparu ; peut-être pas pour toujours, mais aujourd'hui elle n'existe pas. C'est évidemment un gros changement.

Apparaissent peu à peu les conséquences de deux autres modifications tout aussi importantes, modifications qui se sont réalisées sur plusieurs décennies et dont l'ampleur avait été cachée par cette menace majeure : 

les distances ont disparu et, par ailleurs, la sécurité du pays dépend de plus en plus du bon fonctionnement de certaines entreprises du secteur civil, de sorte que l'agression la plus grave n'est sans doute plus aujourd'hui une agression militaire.

Dire que les distances ont disparu est une banalité mais il faut s'y arrêter. Il n'y a plus de conflit localisé : tout conflit est susceptible de s'étendre ou de faire sentir ses effets partout dans le monde, ne serait-ce que parce que les parties en conflit rechercheront partout les moyens de l'emporter en se dotant des armes les plus redoutables en dépit des traités qui essaient d'interdire la prolifération de telles armes. Les causes d'un conflit peuvent apparaître très loin de l'endroit où le conflit éclatera et les parties en conflit peuvent être éloignées les unes des autres ; la conséquence évidente en est que les conflits se multiplieront.

Cette "disparition" des distances a une autre conséquence encore plus profonde : dans un monde où les communications sont malaisées, chaque acteur a une influence localement circonscrite et il y a une convergence automatique, allant de soi, entre les objectifs de ces acteurs et ceux du pays où ils vivent : dans un monde où l'on circule peu, au sein d'un pays grand comme la France les acteurs "internationaux" sont très minoritaires. Il n'est pas nécessaire de parler du "patriotisme" des entreprises - une entreprise n'agit que dans le sens de ses intérêts - ; statistiquement les entreprises travaillant en France sont "françaises", c'est à dire que, généralement, leurs banques, leurs fournisseurs, leurs clients résident en France et sont citoyens français, de même que les personnes qui habitent en France sont françaises. Or la facilité des communications, la facilité avec laquelle circulent désormais les personnes, les produits, les capitaux, les informations, tout cela est en train de modifier complètement ce paysage ; les entreprises travaillent à une échelle mondiale, oublient la dimension territoriale et par là même oublient leur nationalité.

Or, c'est notre deuxième constation, il y a des entreprises qui apportent une contribution essentielle à la sécurité nationale, celles dont dépendent la vie de la population ou le bon fonctionnement des armées et de l'Etat puisque ils recourent de plus en plus au secteur civil (ce sont notamment les prestataires de services "de base", énergie, télécommunications etc.), celles aussi qui détiennent des savoirs techniques et le potentiel industriel directement ou indirectement nécessaires à la fabrication des systèmes d'armes les plus performants.

Et c'est le moment où la doctrine du libéralisme soutient que ces nouvelles possibilités de circulation ne doivent en rien être entravées par l'action des Etats, et que les Etats ne doivent pas faire de discrimination entre les entreprises.

Nos pays d'Europe devraient s'interroger sérieusement sur les conséquences qu'aura sur leur sécurité cette nouvelle fluidité rendue possible par la technique, autorisée par la politique et exploitée par le monde économique : la nature de la menace change, en même temps que changent nos vulnérabilités et les moyens de l'agression.
 
 

DES AGRESSIONS PAR LA VOIE DE L'ECONOMIE : scénarios et scènes réelles

Une panne d'électricité

Ce jour-là un bon quart du pays se réveille sans électricité ; le téléphone fonctionne encore car les installations sont équipées de groupes électrogènes, mais les lampes restent inertes ; pas de chauffage non plus : même au fuel, un chauffage central a besoin d'électicité pour le brûleur de la chaudière et pour la pompe qui fait circuler l'eau dans les radiateurs ; seules les cheminées et les convecteurs à gaz fonctionnent.

Les nouvelles ne sont pas très bonnes : des pylones EDF ont été sabotés. Le courant ne pourra pas être rétabli tout de suite. On s'étonne : que fait la police ? C'est qu'il y a beaucoup de pylones en France, et un commando déterminé peut faire des dégâts.

On se fait une raison ; des incidents de ce genre se sont déjà produits, comme à New-York ; il suffit d'attendre chez soi, de se couvrir chaudement, de lire à la lumière de la bougie ou d'une lampe électrique et d'écouter son poste de radio à piles pour avoir des nouvelles.

Il y a bien quelques trains, avec des machines diesel ; il est heureux que la SNCF n'ait pas terminé son plan de réduction du nombre des machines. Les installations essentielles pourront tourner au ralenti grâce à des groupes électrogènes, comme les hôpitaux, les émetteurs radio, les installations de distribution d'eau. Mais il est impossible de faire le plein de sa voiture : il n'y a plus de pompes à bras dans les stations-service !

Belle aubaine offerte à toutes sortes de mouvements, de mécontents pour faire parler d'eux ; ils ne manquent pas, ceux qui revendiquent la responsabilité de cette action.

La bonne information ne sera pas connue du public ; elle arrive discrètement au plus haut niveau de l'Etat ; elle est accompagnée d'indications sur la prochaine opération, assez précises pour être fiables, assez floues pour ne pas pouvoir être prévenues. 

On comprend que ces commandos viennent d'un pays en guerre où la France s'est engagée : bien d'autres pays de la Communauté européenne ont préféré s'abstenir mais cela ne nous était pas possible. Cette équipe de saboteurs professionnels est passée par un autre pays de la Communauté ; on ne peut pas dire que les frontières de ce pays sont des "passoires" mais ces hommes ont su choisir le passage qui, pour eux, serait le moins difficile : quel que soit celui qui voudra nous agresser, il a plus de chance de trouver un passage plus aisé si la frontière est plus longue, si les administrations qui les gardent sont différentes, n'ont pas les mêmes habitudes, les mêmes sensibilités etc ; c'est mathématique ! Une fois entré, la circulation est libre.

Scénario catastrophe ? Non, car seulement le quart du pays est touché. Scénario impossible ? Très improbable aujourd'hui certes, car on voit mal qui pourrait être l'agresseur ; mais qu'en sera-t-il dans cinq, dans dix, dans vingt ans ? Et si cela n'est pas impossible dans dix ou vingt ans, dès aujourd'hui il faut s'y préparer par des études, des simulations, des équipements, par la formation du personnel.
 
 

La flotte pétrolière

Les compagnies pétrolières sont satisfaites : elles font transporter leur pétrole à très bon compte ; la concurrence que se livrent les entreprises de transport maritime est si vive que le coût du fret n'a jamais été aussi bas. Et la situation est plutôt calme ; les Etats consommateurs et producteurs, sous l'égide de l'Agence internationale de l'énergie, viennent de faire des prévisions pour les années à venir, qui donnent à peu près satisfaction aux uns et aux autres.

Or, voici que depuis plusieurs mois, le coût du fret augmente. Certes après une longue période de relative dépression, il n'est pas surprenant que plusieurs compagnies se soient désengagées du transport et aient revendu leurs pétroliers pour le poids de la ferraille mais la diminution de capacité n'a-t-elle pas été excessive ? En tous cas la hausse des tarifs surprend les experts. Ils prévoient que l'on va réarmer des bateaux que l'on avait mis de côté dans cette période de surcapacité ; c'est effectivement ce qui se passe, mais, en même temps, d'autres bateaux sont retirés du commerce de façon inexplicable, ce qui maintient une tension tout à fait artificielle. On s'aperçoit alors qu'un bon tiers de la flotte pétrolière appartient à quelques réseaux de trafiquants de drogue qui, après avoir accumulé des dizaines de milliards de dollars, ont décidé d'intervenir dans les affaires mondiales par le biais de l'économie. L'apparition de ces nouveaux partenaires sur un chaînon essentiel à l'approvisionnement de nos pays apporte quelque changement au sein de ce secteur stratégique.

Aujourd'hui, c'est de la pure politique fiction ; elle est inspirée par les sommes considérables générées par le trafic de drogue (des centaines de milliards de dollars qui s'ajoutent chaque année au pactole déjà amassé), par la réaction des compagnies pétrolières qui pour des raisons de coût ne voulaient pas être obligées de conserver une flotte de navires sous pavillon français, par les inquiétudes des armateurs français à l'égard du financement de certaines flottes marchandes, par les intentions que l'on prête à la mafia d'entrer dans des secteurs économiques "nobles", industrie du cinéma, industrie mécanique...

Le pillage technologique et la prolifération des techniques dangereuses

Un jour de 1986, stupéfaction des Américains : il aperçoivent soudain un sous-marin non signalé à moins de 10 miles de leurs côtes, un sous-marin dont la signature sonore évoque la technique japonaise ! Ils font le rapprochement avec ce que leur a appris peu de temps auparavant un ancien représentant de Toshiba en URSS : il s'agit d'un sous-marin soviétique, alors même que jusqu'à ce jour leurs hélices étaient tellement bruyantes qu'ils se faisaient entendre à 200 miles ! Les hélices sont plus silencieuses si elles sont découpées dans la masse, si la courbe de leur surface suit un dessin parfait, résultat de calculs extrêmement complexes, si enfin leur poli, leur finition sont impeccables. Seules des énormes machines-outils pilotées par logiciels informatiques peuvent approcher cet idéal. Elles doivent savoir traiter des blocs de 3OO tonnes, porter les outils jusque dans les endroits à peine accessibles, les présenter enfin sous l'angle qui les rendra le plus efficaces.

Pour garder une avance technique les pays occidentaux étaient convenus de ne pas livrer certaines machines ni certaines technologies au bloc communiste ; ce sont les accords dit "du COCOM". En fait de machines-outils, seules les machines "deux axes" pouvaient être livrées ; or les bras qui portent les outils de ces machines livrées à l'URSS par Toshiba fin 82 début 83 ont neuf axes : la tentation était trop forte puisque le prix offert par les soviétiques était, bien sûr, largement rémunérateur.

Aujourd'hui le pillage technologique et la prolifération prennent d'autres formes : lorsqu'un pays d'Afrique du Nord disposera des missiles que l'Irak a mis au point ou s'apprête à mettre au point, ou de missiles venant de Chine ou de Corée du Nord, ce ne sont pas seulement les côtes de Corse qui seront accessibles, mais la côte d'Azur, toute la vallée du Rhône et le sud-ouest de la France ; et des entreprises de tous les pays d'Europe sont fortement tentées de vendre les techniques nécessaires. La façon dont l'Irak et la Lybie ont pu s'équiper d'armes chimiques et balistiques montre à quel point la dynamique commerciale excitée par l'appât du gain ou la volonté de survivre dans une concurrence très dure peut conduire des entreprisess à oublier toute règle morale.
 
 

"Aidez-moi pour que je ne vous fasse pas de mal !"

Le roi du Maroc a fait une démarche nouvelle auprès du président de la Commission des Communautés européennes au début de 1993. Il constate que ses paysans du Rif cultivent du kif, plutôt du canabis, produit destiné évidemment à la Communauté européenne. Il le regrette, tout en demandant qu'on lui reconnaisse des circonstances atténuantes puisque la consommation de ces produits est tolérée dans certains pays de la Communauté. Il est prêt à s'efforcer de convaincre ses paysans de renoncer à cette culture mais il a besoin d'une aide européenne pour que d'autres cultures puissent être, sinon aussi rémunératrices, du moins suffisantes pour permettre aux paysans de vivre correctement. Le Maroc est un pays ami avec qui la France et la Communauté coopérent depuis longtemps ; il pouvait s'adresser ainsi à la Communauté sans qu'apparaisse la moindre nuance de menace. Néanmoins cette démarche est très significative des moyens à la disposition des pays d'Afrique et, demain, de ceux d'Europe de l'Est, pour forcer l'aide européenne.
 
 

Les réseaux de satellites

La planète entière sera bientôt couverte d'un réseau de télécommunications par satellites : chaque utilisateur aura un combiné dans sa poche qui lui permettra, sans passer par aucune installation terrestre, d'être en relation avec l'un des 70 satellites qui survoleront la terre à basse altitude pour relayer une communication entre deux points quelconques ; système idéal là où il n'y a pas d'infrastructure terrestre, système idéal aussi pour s'affranchir de ceux qui détiennent une infrastructure terrestre.

En 1992 une entreprise américaine avait obtenu pour cela une bande de fréquences, en fondant sa demande sur une simple idée car bien des problèmes techniques ne sont toujours pas résolus et l'étude de marché est encore très sommaire. Elle a fait vite car sur le spectre des fréquences, il n'y a de la place que pour trois ou quatre systèmes de ce genre.

La Communauté européenne, elle, n'a pas pris rang ; certes on en parle mais les palinodies sur la TVHD (télévision à haute définition) lui ont montré, ont montré au monde entier combien il lui est difficile de prendre pour le long terme une décision qui recueille l'accord de tous les Etats-membres. On peut imaginer qu'un autre projet dominé par les USA avec une coopération russe et un projet japonais s'inscrivent sans difficultés et que le dernier créneau soit attribué à un futur projet chinois : comment refuser ce projet à un pays d'un tel poids qui connaît un tel développement ? 

Des énormes programmes civils de ce genre permettent de financer le développement de techniques qui seront fort utiles à des applications militaires, et une partie des télécommunications échapperait ainsi complètement aux pays d'Europe de sorte que les polices européennes seraient obligées de demander à leurs homologues américaine, russe ou japonaise de bien vouloir surveiller pour leur compte les communications entre criminels et de bien vouloir leur faire part de leurs découvertes... Quant aux services de "renseignement", c'est à dire d'espionnage, il n'est pas question, naturellement, qu'ils demandent quoi que ce soit. 

Parlant de "renseignement" 

"Les forces économiques influent de plus en plus sur les décisions politiques et militaires" ; "la décennie à venir continuera à voir croître le secteur de la compétition économique comme branche du renseignement". C'est W. Webster, le directeur de la CIA, qui s'exprime, le 19 septembre 1989, devant le World Affairs Council de Los Angeles ; s'il pense ainsi, c'est que la CIA met en oeuvre une politique conforme à cette vision des choses ; et s'il pense ainsi, on peut être assuré que tous les autres services de renseignement pensent de même ; il poursuit : "nos alliés politiques et militaires sont également nos rivaux économiques" ; "les capacités d'un rival économique à créer, à capturer ou contrôler des marchés dans l'avenir ont des implications en matière de sécurité nationale" ; "la communauté du renseignement considère ces développements d'un point de vue stratégique" ; "des gouvernements ou des groupes dont l'intérêt est de menacer notre sécurité nationale, utilisent de plus en plus ce système financier fluide" ; "en dépit de la glasnost et de la perestroïka, l'activité d'espionnage de l'Union soviétique et du pacte de Varsovie n'a pas diminué". Un peu plus tard, le 19 juin 1990, le Herald Tribune titre : "l'agence américaine spécialiste du secret (la NSA) pourrait se retourner vers les échanges commerciaux" et écrit : "les milieux officiels précisent que les développements les plus prometteurs pour l'avenir de l'agence relèvent de la guerre que se feront les nations occidentales pour la suprématie économique - plus que des rivalités militaires".
 
 
 
 

RISQUES-MENACES-VULNERABILITES : ils se multiplient
 
 

Il y a menace lorsqu'il y a volonté de nuire (c'est la définition "officielle" de la menace ; avant que l'on ne perçoive cette volonté, on parlera de "risques") ; cette volonté de nuire naîtra parfois de la possibilité même de nuire, c'est à dire de la vulnérabilité de celui sur qui s'exerce la menace ; la vulnérabilité fait donc naître un risque ; mais elle-même s'exprime par rapport aux menaces potentielles. Ou encore : la menace naît d'une situation de risque ; elle s'exercera sur une ou plusieurs vulnérabilités - le plus souvent sur plusieurs ; une vulnérabilité, explicitement ou implicitement, suppose une menace etc.

Pour sortir de ce cercle magique des mots, on peut s'appuyer sur quelques constats. 

Tout déséquilibre entre des zones ou des groupes qui peuvent communiquer d'une façon ou d'une autre peut causer ou révéler un risque.

Certes il y a des situations de déséquilibre apparent qui sont très stables, tels les "empires", où une nation puissante étend sa protection sur d'autres qui la rémunèrent de diverses façons, financièrement ou par la révérence qu'elles lui consentent par exemple.

Mais l'expérience historique montre que très souvent les déséquilibres militaires sont la cause ou, à tout le moins, la marque d'un risque car une supériorité militaire peut susciter ou refléter une volonté de puissance qui n'écarte pas l'idée de l'agression, et la faiblesse militaire peut être la cause d'une crainte qui, elle-même, cherchera une "surcompensation" par d'autres voies que les voies militaires etc.

Les déséquilibres démographiques et économiques peuvent être à l'origine de mouvements de personnes, ou peuvent faire naître des demandes, des pressions économiques et politiques susceptibles d'être perçues comme un risque, ou même une menace. 

Au cours des dernières décennies, l'"équilibre de la terreur" et la partition en "blocs" politiques n'ont pas évité les déséquilibres militaires ou économiques existant par ailleurs mais en ont limité les effets.

Maintenant que la viscosité naturelle et les obstacles politiques qui gênaient ou empêchaient les échanges ont disparu, tout déséquilibre, indépendamment des distances et de la localisation géographique, est susceptible de générer une crise : des pays les plus reculés on connaît le genre de vie des pays riches, pays où il est de plus en plus facile de se rendre ; et de France, la population peut connaître la situation, la misère et la violence partout dans le monde. La suppression des distances multiplie les risques et les moyens de l'agression et notre monde apparaît aujourd'hui comme une juxtaposition d'équilibres intrinsèquement instables que s'efforcent de maintenir les relations internationales multiples qui forment ensemble la "collectivité internationale" - exercice complexe et subtil qui ne sera jamais parfaitement maîtrisé.

Un déséquilibre peut donc être la cause d'un risque ou d'une menace ; il y en a bien d'autres : la volonté de puissance, la volonté de se faire "reconnaître", le désir de revanche, l'appât du gain ; et la misère, aussi : "ventre affamé n'a pas d'oreille". 
 
 

QUELLES FORMES DE RISQUES ET DE MENACES ?

Agressions violentes et agressions chroniques :

La forme d'agression qui vient d'abord à l'esprit est l'agression violente.

Une agression militaire directe contre le territoire français est peu probable (pourtant la Grande-Bretagne a subi récemment ce genre d'agression, à la surprise générale, avec l'attaque des Malouines) ; mais des agressions militaires contre des ressortissants français à l'étranger, contre certains de nos alliés, contre des intérêts essentiels ne sont rien moins qu'improbables. Nos armées seront aussi impliquées dans d'autres conflits qui nous intéressent indirectement, lorsque l'ONU a décidé d'y envoyer des forces notamment.

La forme la plus probable d'agression violente sur notre territoire est celle du terrorisme. Un terrorisme systématique pourrait viser nos grands réseaux car la vie du pays, la vie de la population dépendent du bon fonctionnement de services de base eux-mêmes organisés en grands réseaux comme celui des télécommunications ou de l'électricité ou les réseaux financiers, commandés eux-mêmes par des réseaux informatiques.

Si ces réseaux n'étaient pas suffisamment protégés, la seule menace de terrorisme serait déjà efficace et pourrait contraindre l'action nationale.

A côté de ces situations où la sécurité du pays peut être atteinte par une agression violente, il y a bien des façons de porter atteinte directement à l'identité d'une nation, par une action durable, sourde, une action qui, à la longue, mine l'une ou l'autre des composantes de cette identité. 
 
 

Les risques et menaces les plus graves

On peut aussi classer les risques et menaces d'après leur gravité, résultat combiné de leur intensité et de leur probabilité. Ce classement est bien sûr partiellement subjectif mais il peut s'appuyer sur des faits. On ne parlera pas ici de risques assez graves tels qu'un accident sur une centrale nucléaire dans un pays de l'est, car ces risques "technologiques", qui ne peuvent pas être utilisés par une volonté hostile, ne se transformeront pas en "menace".

Quand on interroge les experts, ils rejoignent un sentiment largement partagé : les formes les plus sérieuses, les plus pernicieuses des risques et menaces correspondent à des agression progressives, "chroniques".

Parmi les risques et menaces potentiels majeurs, sans vouloir les hiérarchiser, il y a la drogue et le développement des mafias, la prolifération des armes de destruction massive et des techniques pour les produire et les projeter au loin, la dissémination d'armements classiques et le terrorisme. Il y a aussi, autre menace chronique et masquée, les conséquences sur notre sécurité de la confrontation économique, jeu combiné de l'action des entreprises et des Etats. La pression migratoire n'est pas une menace ; elle peut être un risque.

Les menaces de prolifération d'armes de destruction massive trouvent leur origine dans les pays de l'ancienne URSS pour les armes classiques, dans des pays du Moyen Orient (Iran et Syrie par exemple) et dans certains pays d'Afrique du Nord pour les armes chimiques et biologiques ; cette énumération de pays n'est certes pas exhaustive. La polifération est plus qu'une menace ; c'est un fait dont les conséquences imaginables sont redoutables. Nous y consacrons un chapitre qui montre aussi comment les Etats essaient de s'en préserver.

Le développement de la drogue est une menace sur la santé publique, sur la cohésion sociale et sur la sécurité publique, avec la criminalité occasionnée par les besoins d'argent irrépressibles des toxicomanes.

C'est aussi une menace qui tient aux masses financières inimaginables, un "trésor de guerre", comme l'on dit par plaisanterie des disponibilités financières dont jouissent certaines entreprises, expression qui retrouverait ici sa véritable signification, qui se chiffre au total à 1 ou 2 milliers de milliards de dollars (à titre de comparaison la PIB française est de mille milliards de dollars par an) ; les chefs de réseaux de trafiquants de drogue, lorsqu'ils auront équipé leurs voitures de parechocs en nickel et leurs salles de bains de robinets en or, lorsqu'ils auront acheté chacun plusieurs villas, quelques avions et quelques yachts, voudront acquérir dans le monde des affaires une puissance reconnue et auront de multiples moyens de peser sur les Etats en utilisant les procédés et aussi les réseaux mafieux, à moins que ce ne soient les réseaux mafieux qui trouvent dans le trafic de drogue de nouvelles ressources financières : la production de drogue est en elle-même un puissant moyen de pression ; ils pourront d'autre part financer des bandes armées et des guerillas, ou bien s'offrir les services des meilleurs juristes, des meilleurs stratèges, des meilleurs techniciens, notamment en informatique, et acheter la bienveillance de qui pourra les introduire au coeur des installations sensibles et dans les cercles du pouvoir. Cela pose la question, bien mal traitée aujourd'hui, de la surveillance des mouvements de capitaux.

Il est difficile de dire l'origine de cette menace : les lieux de production se multiplient, en Amérique latine, aux USA, en Afrique du Nord, dans le Triangle ou le Croissant d'or en Asie centrale, au Liban, jusqu'au coeur de l'Europe avec des productions d'amphétamines et la culture sous serre de hashisch en Hollande ; et les chemins de transit se diversifient à l'infini, arrivant dans nos pays depuis l'Asie orientale par le coeur de l'Afrique noire, depuis le Moyen Orient par la Yougoslavie, depuis l'Europe de l'Est par la Hollande etc. Ce à quoi il faut ajouter tous les lieux de "blanchiment" des fonds que génère ce trafic.

Il y a plusieurs formes de terrorisme ; nous n'avons connu que les plus douces, celles par lesquelles une organisation ou un Etat veut attirer l'attention sur ses revendications ou encore ponctuer la conclusion d'un accord. Mais si la France entrait en conflit sérieux avec un autre pays, sous les coups d'un terrorisme qui voudrait "faire mal" elle pourrait se rendre compte de sa vulnérabilité.

Il faut parler de l'immigration avec prudence ; aujourd'hui c'est un fait : provoquée par la pauvreté des pays de l'Europe de l'Est, mais surtout par le sous-développement des pays du Sud qu'aggrave une forte croissance démographique, facilitée par la présence même, en France, de nombreux immigrés, l'immigration va vouloir s'amplifier, comme une réaction en chaîne s'alimente d'elle-même. L'immigration est un risque si nous ne parvenons pas à la contenir à un rythme qui permette l'intégration sociale des populations immigrées ou encore, autre formulation, si notre capacité d'intégration n'est pas à la hauteur du rythme de l'immigration. La pression migratoire pourrait devenir, ce qui n'est certes pas le cas aujourd'hui, une menace si un pays en tirait parti pour forcer nos décisions. Et que dire si les pays du sud de l'Europe, pour refouler les immigrants, devaient employer des moyens contraires à ce qu'ils jugent bon ; en sortiraient-ils moralement indemnes ? D'ailleurs y parviendraient-ils ? "On n'arrête pas la mer avec les bras" disait Senghor.

En Afrique du Nord, la croissance démographique est tellement forte et la situation économique tellement dégradée que l'on ne trouve aucune référence historique qui permette de concevoir l'évolution à venir : il faudrait par exemple une croissance économique très supérieure à celle des "dragons" et des "petits dragons" d'Asie du Sud-Est pour seulement contenir le chômage. En cas de bouleversement politique faisant place par exemple à l'extrémisme religieux il ne faut pas exclure une dégradation brutale de la situation sociale et diplomatique et de graves troubles qui pourraient en définitive se traduire par de très fortes pressions ; ces pays ont ou auront de multiples moyens à leur disposition, notamment celui du terrorisme.

Pénétration des stupéfiants, risques de terrorisme, gestion de l'immigration, tout cela ne peut se faire qu'en coopération avec les pays voisins ; c'est un des principaux enjeux des accords de Schengen auxquels nous consacrons un chapitre.
 
 

A côté de ces menaces facilement perceptibles, il y a d'autres formes de menace et d'agression tout aussi réelles mais cachées.

Il y a l'agression économique, celle qui va au-delà de la compétition économique généralement admise ; si elle aggrave un chômage insupportable, lourd de risques de déstabilisation sociale, si elle se traduit par la disparition de centres de décisions français ou la perte de compétences techniques et de potentiels industriels dans des secteurs essentiels, elle porte atteinte à la sécurité du pays. Ce qui fera la différence entre une compétition normale et une agression économique, ce ne sont pas des règles, ce sera la façon dont cette concurrence sera ressentie ; le droit est malhabile à distinguer l'agression économique de la compétition légitime ; la distinction est plutôt d'ordre politique. 

La concurrence économique que nous livrent les pays d'Asie du Sud-Est et notamment le Japon relève de cette forme d'agression économique : volonté farouche et systématique de conquérir des marchés extérieurs tout en protégeant efficacement les marchés intérieurs, recherche forcenée d'informations pour réussir cette conquête, mobilisation de tout le peuple pour atteindre ces objectifs.

Il y a une autre forme plus subtile de menace, comme une érosion qui augmente notre vulnérabilité : le jeu des acteurs économiques soumis à un impératif de concurrence internationale peut avoir comme conséquence de rendre notre appareil économique moins apte à répondre aux impératifs de sécurité de la nation. C'est particulièrement vrai des entreprises qui fournissent des services indispensables à la vie du pays. Toute mesure de sécurité nationale a un coût, que ce soit par exemple pour protéger ses installations contre une agression ou, dans une politique d'achats, pour donner la préférence à des entreprises qui sauront mettre à la disposition de l'Etat les techniques dont il a besoin pour la sécurité du pays. Les entreprises ne pourront supporter ce coût que si les entreprises avec qui elles sont en concurrence ont à supporter une charge équivalente. La question est d'actualité pour des secteurs comme les transports, les télécommunications, l'énergie.

Pour aborder ces questions il faut s'être dégagé de l'espèce de pression qu'exerce sur la pensée la doctrine du "libéralisme" et retrouver cette évidence : il y a des entreprises qui sont essentielles à la sécurité du pays ; l'Etat doit définir une politique à leur endroit.

A mi-chemin entre l'économique et le militaire, la nouvelle politique d'exportation d'armes des USA peut avoir un gros effet sur notre capacité à financer les recherches dont ont besoin les armements du futur : c'est notre indépendance militaire qui est en jeu, celle des Etats d'Europe également, pour autant qu'ils la souhaitent. A mi-chemin entre l'écologique et le militaire, il y a l'opposition élevée par les pays du Pacifique contre nos essais nucléaires ; là aussi il y va de notre indépendance en matière d'armes nucléaires, peut-être de notre siège permanent au Conseil de sécurité.

La situation actuelle à cet égard est peu favorable à la France : un moratoire des essais a été décidé par plusieurs pays, dont la France ; or les Etats-Unis sont le seul pays qui a déjà fait suffisamment d'essais pour être capable d'améliorer l'efficacité de ses armes sans avoir à faire d'autres essais ; ils peuvent désormais les remplacer par des simulations informatiques. Serons-nous capables de faire, seuls, de "bonnes" simulations sans autre essai ? Certes nos éventuels ennemis ne sont pas à l'ouest ; mais ce serait un très sérieux changement que de ne pas être complètement autonome en matière de technique nucléaire ; serions-nous tout à fait libres de l'employer sans en référer à quiconque ? En tous cas cela montre bien l'avantage stratégique que procurent les capacités techniques dans des domaines qui ne sont pas spécifiquement militaires.

Ce tour du monde des risques et des menaces n'est pas exhaustif ; il suffit à en montrer l'actualité et la diversité.

Les menaces les plus graves ne sont pas militaires mais les interventions militaires restent certaines ; notre potentiel militaire doit être suffisamment "crédible" pour mener ces interventions. Il doit aussi être assez puissant pour tenir en respect des pays qui nous agresseraient gravement ou seraient tentés de le faire, même si c'est par le terrorisme ou d'autres voies que l'agression militaire.

Les menaces les plus probables et les plus graves appartiennent à la catégorie de menaces chroniques, parfois masquées.

Quelle que soit la façon dont la menace peut se concrétiser, qu'elle soit violente ou progressive, pour l'éviter ou l'affronter l'économie est sollicitée de multiples façons.
 
 
 
 

ECONOMIE ET TECHNOLOGIE, NECESSAIRES A LA SECURITE DU PAYS

Contre une agression violente 

Une politique de sécurité consiste à se préparer à l'agression, mais surtout, à l'éviter. 

L'agression militaire sur notre territoire est très improbable mais elle peut être si grave qu'il est nécessaire de s'y préparer. A côté des militaires il y a pour y veiller toute une catégorie de personnes dont le mérite est sans doute trop peu reconnu, sentinelles d'un désert dont tout le monde espère qu'il restera celui des Tartares. Pour soutenir et compléter la défense militaire il faut les ressources de l'économie civile : si la guerre se prolonge, s'organiser pour continuer à vivre sous l'agression, faire que l'Etat continue de fonctionner, protéger la population, la soigner, organiser le ravitaillement pour la nourrir en situation de pénurie. Pour tous les services de base des plans de fonctionnement minimum ont été préparés ; pour l'alimentation, pour l'approvisionnement en carburant et en énergie, des plans de répartition sont prêts ; dans les entreprises du transport, du bâtiment et du génie civil ont été dressées des listes nominatives de personnels pouvant être réquisitionnés et mobilisés. Et l'appareil de production devra répondre aux besoins des armées.

Si l'agression est lointaine, il faut pouvoir "projeter des forces", matériels, personnels et ravitaillement en s'aidant des ressources civiles ; de toutes façons répondre à une "demande sociale" nouvelle, faire que la guerre cause aussi peu de morts que possible : nos soldats doivent être parfaitement protégés, la façon la plus radicale étant qu'ils soient loin de l'ennemi ; et l'ennemi lui-même ne doit pas souffrir de dommages "collatéraux". Les armes, tirées de loin, seront d'une précision parfaite : cela demande l'utilisation des techniques les plus sophistiquées, qui dérivent ou se servent d'autres techniques de bases développées de plus en plus souvent pour des usages civils.
 
 

Juste avant une agression la réaction d'un pays menacé peut être la frappe préventive. Pour être efficace et tolérée par l'opinion, une réaction préventive doit être extrêmement précise et bien ajustée ce qui suppose un renseignement de qualité. La précision du tir, la qualité du renseignement demandent elles aussi de plus en plus de technique très élaborée, en particulier dans le domaine spatial et dans ceux de l'électronique, de l'optique (vision nocturne, à travers les nuages, sous-marine et même en sous-sol), des télécommunications et de l'informatique (pour pouvoir traiter de très nombreuses données).
 
 

Mais si l'autre a envie de nous agresser, il est préférable qu'il n'en ait pas la possibilité, qu'il ne dispose pas des armes les plus meurtrières, armes chimiques, bactériologiques, nucléaires ni des moyens de nous atteindre ; qu'il n'ait pas de missile balistique ; que l'on empêche ses agents terroristes de pénétrer sur notre territoire et en tout cas de s'approcher des "installations sensibles" ; qu'il ne puisse pas pénétrer dans les réseaux informatiques ; qu'il n'ait pas introduit dans les organisations essentielles à la vie du pays des agents à sa solde, ni convaincu de travailler pour lui certains employés de ces organisations car il est très difficile de protéger ces réseaux contre des agressions venues de l'intérieur, en particulier les agressions informatiques. Or les moyens que donnent non seulement l'argent mais aussi les techniques psychologiques sont redoutables et bien peu d'entre nous peuvent affirmer à coup sûr être invulnérables. Ces techniques qui vont jusqu'à réduire des personnes à l'esclavage sont déjà bien connues des mafias et des sectes. Elles peuvent devenir une arme de guerre ; on lui a déjà trouvé un nom : la "psychopolémologie".

Il est encore préférable que l'autre n'ait pas envie de nous agresser.

On essaiera de l'en dissuader, de lui montrer qu'il en tirera moins d'avantages que d'inconvénients. Porté à un degré extrême, surréaliste, ce processus a bien fonctionné entre les USA et l'URSS et il faut en conserver les moyens, quel qu'en soit le coût, car nul ne peut dire qu'il n'y aura pas à l'avenir de grandes puissances dont la volonté d'expansion ne pourra être contenue que par la dissuasion nucléaire qui fait appel aux techniques de pointe dans le domaine de l'aéronautique, de la balistique, des matériaux, de l'électronique (le guidage, la reconnaissance d'images), l'écoute sous-marine, etc.

Il n'est pas sûr que la dissuasion soit efficace quel que soit l'agresseur. Ajourd'hui les menaces les plus graves prennent un autre visage. Certaines proviennent de pays qui n'ont pas du tout la même attitude que nos civilisations européennes et occidentales face aux perspectives de destructions humaines et matérielles ; d'autres sont des menaces indirectes ; les unes et les autres modifient toute la rationalité de la dissuasion. Il est probable qu'il n'y aura pas de réponse unique ; la dissuasion devra s'adapter à chaque situation.
 
 

Le fin du fin de la sécurité c'est que l'autre n'ait pas l'idée de nous agresser. 

C'est peut-être plus facile pour certains pays que pour d'autres.

La formule la plus simple est d'être invisible, de ne pas faire sentir que l'on existe : camouflage, modestie et discrétion. Il n'y a pas que les petits pays pour adopter cette attitude. Jusqu'ici et depuis la deuxième guerre mondiale c'est bien l'attitude de l'Allemagne et du Japon, attitude incompatible à terme avec leur stature économique et leur histoire. Et cela n'est pas la politique d'un pays qui, comme la France, a sa grandeur, son histoire, ses engagements internationaux, avec un siège de membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU, des traités d'assistance avec plusieurs pays d'Afrique etc.

On peut aussi se montrer parfaitement indésirable, sans ressources. La "politique de la terre brûlée" entre dans cette catégorie de politique. Quoi qu'elle fasse, la France n'y parviendra pas : son climat, son espace, sa réputation, ses équipements, la qualité de ses terres en font un paradis pour tellement de peuples du monde !
 
 

Une autre façon est de faire de l'autre un ami : c'est la façon la plus élégante. L'action diplomatique, les échanges culturels, notamment entre les jeunes, sont les moyens de cette politique, la reine des politiques.

On peut enfin multiplier les solidarités, les interdépendances : c'est là qu'intervient magnifiquement le commerce. Les échanges commerciaux, facteur de paix, comme le pensaient Montaigne et Montesquieu. Le commerce permet de se connaître et le cas échéant de s'apprécier, donc de se faire des amis. Le commerce peut aussi créer des liens dont les entreprises ne peuvent plus se passer. Si ces liens sont très nombreux et forts, s'ils portent sur des produits, des services essentiels à la vie du pays, ce sont les Etats qui ne peuvent plus s'en passer. S'ils sont équilibrés, ils créent une interdépendance féconde dont les uns et les autres bénéficieront également, une interdépendance facteur de paix. Autrement, facteur de puissance pour l'un, de dépendance pour l'autre, des relations déséquilibrées présentent un risque sérieux.

Développement du commerce, multiplication des échanges culturels, meilleure connaissance réciproque, interdépendance, respect de chaque pays - il ne vient à l'idée d'aucune des nations de la Communauté européenne d'en agresser une autre ni d'ailleurs de se sentir menacée par une autre. En matière de sécurité, c'est un magnifique succès du Marché Commun.

Sur ce même registre très "en amont", on s'efforcera aussi d'éviter que ne se créent des situations qui peuvent donner à l'autre l'idée de vous agresser, et ici l'on bute sur un des grands paradoxes en matière de sécurité : dès lors que vous imaginez que l'autre puisse avoir l'idée de vous agresser, cela peut induire chez vous un comportement qu'il perçoit comme une invitation à avoir précisément l'idée de vous agresser. Ce qui est vrai des relations entre deux animaux (faire le mort, montrer sa faiblesse insigne ou encore multiplier les gestes d'amitié pour écarter l'agression) est aussi vrai des nations.
 
 

Les actions diplomatiques, économiques et militaires sont très imbriquées.

Depuis l'apparition d'une crise, c'est à dire du moment où l'un des acteurs "a l'idée" d'une agression, action diplomatique, action économique, action militaire seront intimement liées tout au long du processus, avec d'incessants aller-retours. C'est ainsi qu'apparaît une nouvelle discipline, la "gestion de crises", qui comporte la phase de "maintien de la paix", avec les moyens de l'observation et de la surveillance (avec des unités légèrement armées), celle d'"imposition de la paix" ("peace making"), qui utilisera les moyens de la présence militaire, celles de l'embargo et du blocus, de l'"endiguement", des frappes limitées et ponctuelles, de l'intervention - ce à quoi il faut ajouter l'aide humanitaire et l'évacuation des populations. Là aussi l'économie est un outil : si les embargos sont souvent utilisés et souvent peu efficaces, les promesses d'aides sont un argument de poids pour tous les médiateurs. Inutile de dire que nous ne maîtrisons pas encore cette nouvelle discipline, la "gestion de crise".
 
 
 
 

Contre les agressions continues :

Les formes d'agression continue, chronique, qui peu à peu nous affaiblissent ou créent des vulnérabilités, sont très difficiles à contrer car chaque coup pris isolément est bien trop petit pour justifier une "dissuasion" ou pour déclencher une riposte ; ce n'est qu'après avoir pris conscience qu'il s'agit d'une politique systématique dont les conséquences cumulées peuvent être graves que la nation s'organisera pour réagir. D'ailleurs un agresseur cherchera, avant et pendant l'agression, à diminuer nos capacités de réaction par une action sur l'opinion, la méthode la plus raffinée étant de convaincre l'opinion qu'il n'y a pas d'agression, que l'on souffre de maladie de la persécution etc.

Il faut donc être clairvoyant. Pour cela une méthode très simple et que l'on ne pourra pas accuser de parti-pris est de voir comment se comportent nos adversaires-compétiteurs, entendre ce qu'ils disent, observer ce qu'ils font. Et il faut adopter une perspective à long terme. C'est une affaire de politique, une politique dont la composante économique est essentielle, au service d'objectifs qui ne sont pas seulement économiques.

Si l'on voulait donner à l'expression "sécurité du pays" une acception plus large qui prenne en considération la place qu'aura à long terme notre pays dans le concert mondial, on trouverait encore d'autres relations entre économie et sécurité du pays. Les négociations du GATT donnent un exemple : pour quelques centaines de milliers de tonnes de blé ou d'oléagineux cela vaut-il la peine de se fâcher avec les Américains et avec les autres Européens ? La réponse est complètement différente selon l'idée que l'on se fait de la place de la France et de l'Europe d'ici 10 ou 20 ans dans un monde qui risque de manquer de nourriture. De même l'attitude des USA qui ne veulent pas ouvrir leurs marchés de télécommunications peut être considérée comme la marque d'un protectionnisme dépassé ou comme une mesure de prudence pour pouvoir financer des recherches nécessaires aux systèmes d'armes du futur.
 
 

POUR REUNIR LES CONDITIONS ECONOMIQUES DE LA SECURITE DU PAYS

Remettre en question certains dogmes du libéralisme...

Les conditions nécessaires à la sécurité et à la défense du pays sont tellement diverses que la politique de sécurité ne peut être que globale, faisant appel aux ressources de l'Etat et du pays, en particulier aux ressources technologiques et économiques.

Ce chevauchement entre l'économie et la sécurité donne ainsi une autre couleur à la compétition économique et aux règles de base, concurrence et non intervention des Etats d'une part, libre circulation d'autre part, qui sous-tendent la doctrine du "libéralisme". 
 
 

...l'orientation par le marché, la concurrence "libre"...

Plus l'économie devient "mondiale", plus les équipements nécessaires pour réagir à une agression dépendent de techniques financées par la vente de produits non militaires, et plus les Etats devront mener une action spécifique pour disposer de ces techniques, en intervenant s'il le faut dans la vie économique.

Plus la vie de la population dépend d'indispensables services de base, plus les armées auront recours aux entreprises civiles pour leurs besoins logistiques, plus ces entreprises auront une logique internationale, et plus les Etats devront veiller à ce que ces entreprises soient à sa disposition en cas de crise.

Plus le marché européen sera "commun", plus grandira le volume des programmes de recherche, de fabrication des systèmes d'armes, et plus les Etats d'Europe, s'ils veulent être autonomes, devront rechercher des accords, entre eux d'abord, avec d'autres puissances aussi, pour que se constituent des entreprises dont ils soient sûrs de la loyauté en toutes circonstances : l'Union ne se fera que si les Etats savent faire naître des entreprises réellement "européennes" dans ces secteurs essentiels à la vie et à la défense des populations. 

La concurrence, le libre marché, l'orientation par la demande ne pourront jamais prendre en compte ces considérations de sécurité et d'autonomie. Les USA, le Japon le savent bien, qui plaident pour la "libre concurrence", qui font s'exercer cette concurrence entre leurs entreprises "nationales", mais n'ouvrent certes pas leurs marchés à l'extérieur dès lors que leur sécurité est engagée : on s'émerveille que les USA aient ouvert leur marché de matériel électrique ; on s'offusque qu'ils aient fort peu ouvert leur marché de télécommunications : ne nous rendent-ils pas le service de nous ouvrir les yeux ?
 
 

...et la liberté de circulation des personnes, de produits, des capitaux

Plus la circulation des personnes, des produits, des capitaux et des informations est aisée, et plus les Etats devront intervenir pour qu'elle ne se fasse pas au détriment de la sécurité de leur population : il faut savoir remettre en question le dogme de liberté de circulation des produits, des capitaux et des personnes. 

Ce sera une oeuvre salubre car la prolifération des produits dangereux, le trafic de stupéfiants, la circulation des capitaux qu'il génère épousent trop les structures, les canaux, les pentes naturelles d'une économie que notre société moderne est si fière d'avoir parfaitement agencée, fluidifiée, "libérée". Ce commerce illicite saura passer par les canaux les moins surveillés, tirant parti du développement des relations normales et de toute "suppression des frontières". La prolifération et le trafic de drogue ressemblent beaucoup à la "prolifération" du coca-cola américain ou des walkmans japonais, avec une incitation financière infiniment plus forte.

Préserver la morale des affaires.

Sous la pression de la concurrence, les résultats financiers sont le seul critère qui vaille ; si cette concurrence est trop forte et mal encadrée, il y a une continuité logique qui fait glisser des ventes saines et parfaitement légitimes, aux ventes appuyées par des démarches diplomatiques et des aides financières d'Etat, aux ventes accompagnées d'incitations financières d'origine privée, ce que l'on appelle la corruption lorsque ces incitations sont illicites, aux pratiques frauduleuses de la contrefaçon ou du pillage des informations, aux ventes accompagnées de menaces de rétorsion (les pratiques mafieuses), aux ventes faites par des entreprises connues mais en infraction avec des règles "molles" (guère accompagnées de sanctions) ou des règles dures - et là on parlera de prolifération -, au trafic de drogue enfin. 

Les moteurs, les moyens, la logique sont les mêmes. Les frontières sont dessinées par la législation et par la morale ; elles sont parfois brouillées.

Seuls les Etats, en accord avec leurs citoyens, pourront dessiner ces frontières et les faire respecter ; seuls ils pourront établir et faire respecter les "règles du jeu" qui éviteront que les entreprises et les personnes ne soient soumises à des pressions trop fortes. Et seule une coopération internationale peut espérer être efficace.
 
 

Apaiser ou contrôler, par les moyens de l'économie, des foyers de tension internationale

Il ne faut jamais omettre ce chapitre, un des plus importants en matière de sécurité publique car des déséquilibres économiques sans perspectives sont une des causes les plus probables de fortes tensions. A l'égard des pays en voie de développement les conditions économiques de notre sécurité vont bien au-delà de la politique commerciale : il nous faudra trouver de nouveaux modes de coopération qui fassent que ces pays forment leurs projets et trouvent leur avenir plutôt chez eux que chez nous.

Pour défendre nos valeurs, pour réunir les conditions de la sécurité nationale, au rebours de ce que recherche une politique d'amélioration du niveau de vie, les Etats se rendront compte et sauront eux-mêmes convaincre leurs populations d'un changement complet de perspective ; il ne s'agit pas seulement de leur développement mais de notre sécurité ; il faudra investir dans les pays en voie de développement beaucoup plus qu'aujourdhui, effort qui ne sera accepté que si l'on en perçoit clairement les enjeux - comme on voudra, on appellera cela de la générosité ou de la nécessité vitale ; peu importe : comme le dit le proverbe "charité bien ordonnée commence par soi-même" ; pour nous-mêmes, il faudra se montrer à l'égard des autres à la fois vigilents et charitables.

***

Selon les situations et la perception que l'on en a, les conditions technologiques, industrielles et économiques de la sécurité pourront apparaître très différentes au point d'être inconciliables, suscitant entre les administrations des débats fort animés, ce qui n'est pas très grave, suscitant dans notre politique des retournements spectaculaires, ce qui est plus difficile à expliquer à l'opinion et à nos alliés - ainsi vis-à-vis de l'Irak ou du Pakistan et de sa politique nucléaire financée partiellement par le trafic de la drogue -, suscitant entre les pays qui forment la Communauté économique européenne des oppositions qui les conduiraient aujourd'hui à l'impuissance s'ils voulaient se limiter à des décisions communes.

Dans les prochains chapitres on rappellera brièvement quelle fut la politique de la France, politique qui a perdu de son efficacité à la suite de l'internationalisation de l'économie et de la progression de la CEE, puis l'on s'interrogera sur les fondements et les objectifs de la CEE, transformée en Communauté européenne, pour constater, textes et jurisprudence à l'appui, qu'elle n'est en rien responsable de la sécurité des Etats.
 
 




II

La politique française


Au début de 1959 le général de Gaulle signait une ordonnance qui fondait la politique de défense du pays : "la défense a pour objet d'assurer en tous temps, en toutes circonstances et contre toutes les formes d'agression, la sécurité et l'intégrité du territoire ainsi que la vie de la population. Elle pourvoit de même au respect des alliances, traités et accords internationaux" (article 2).

Cette notion englobe donc à la fois les aspects civils et militaires, nationaux et internationaux, les temps de paix, de crise et de conflit ; elle équivaut à ce qu'on voit désigné dans les textes internationaux par l'expression "sécurité publique" ou "sécurité nationale", ou d'autres expressions analogues.

Tout un dispositif a été mis en place, un dispositif conceptuel, légal, administratif. Mais la politique de défense ne s'arrête pas là. Il y a eu aussi, en particulier pendant une vingtaine d'années, une belle convergence entre les besoins de la défense et la politique industrielle et économique de l'Etat.

Nous ne parlerons ici ni du dispositif militaire, ni de la politique étrangère, deux composantes évidemment essentielles de toute politique de sécurité nationale et de défense, mais seulement des relations entre économie et défense.
 

LE DISPOSITIF REGLEMENTAIRE ET JURIDIQUE 
 

La défense non militaire s'exerce pendant la crise, bien sûr, mais aussi avant la crise, en temps normal - si une crise sérieuse intervient, on se dira alors qu'il est bien regrettable que les préoccupations de défense aient été si peu partagées avant la crise...

Pendant la crise il faut protéger les populations, maintenir l'ordre public, assurer le bon fonctionnement des services de l'Etat, la sauvegarde des installations et ressources d'intérêt national.

Pour cela il faut que l'Etat puisse acquérir et répartir, si besoin par voie autoritaire, tous produits et tous services. Les moyens juridiques dont il dispose sont ceux de la "réquisition" des biens, des services ou des personnes et la "mobilisation des personnes". 

La mobilisation des personnes ne peut toucher que les citoyens français, où qu'ils se trouvent, en France ou à l'étranger.

Par contre, sur le territoire national toute personne, toute entreprise, tout bien peut être réquisitionné, qu'il soit français ou étranger. Mais cette commodité juridique ne doit pas faire illusion car il est possible qu'en cas de difficulté les étrangers quittent le territoire du pays, de même que les biens étrangers, s'ils sont mobiles, ainsi des camions par exemple ; et les étrangers peuvent être moins enclins à obéir aux réquisitions ou même, faute d'accords internationaux, peuvent être rappelés chez eux.

Hors du territoire national seuls les navires et les avions immatriculés en France peuvent être requis.

Il y a donc, en matière de défense, une discrimination en fonction de la nationalité, même au sein de la Communauté, ce qui est bien normal, puisque les responsabilités de sécurité publique et de défense sont directement liées au territoire et à la nationalité.
 
 

Avant la crise, la politique de défense vise à diminuer la vulnérabilité du pays contre toute forme d'agression, et à faire en sorte que les mesures du temps de crise soient efficaces.

* Des plans de répartition ont été préparés pour l'approvisionnement en produits pétroliers (le plan Cerez) et en produits alimentaires.

* Les points et les réseaux sensibles doivent faire l'objet de protections spéciales, protection interne à la charge de l'exploitant, et protection externe à la charge de l'Etat. Parmi les réseaux et points sensibles, il y a le réseau électrique moyenne et haute tension, les centrales nucléaires, quelques grosses installations chimiques, les principaux noeuds de télécommunication, les gros postes de commande de la SNCF.

* Les grands prestataires de service que sont la SNCF, France Télécom, EDF, GDF, TDF etc doivent prendre des précautions pour des raisons de défense ; ils ne les prendraient pas spontanément car elles vont au-delà de ce que demande un bon fonctionnement commercial ou même un bon "service public". Ces obligations portent sur la vulnérabilité des équipements, sur des équipements de secours, sur la formation et la sensibilisation du personnel, sur la façon d'oeuvrer en cas de pénurie (plan minimum, respect de priorités).

* La circulation de certaines informations, connaissances, technologies peut affecter les "intérêts fondamentaux de la nation"

Le nouveau code pénal a créé une nouvelle rubrique, celles des "intérêts fondamentaux de la nation" ; c'est une catégorie assez large dont les contours seront précisés par la jurisprudence. On y trouve ce qui a trait à la confidentialité, à la divulgation de certaines informations, de certaines connaissances scientifiques, à la vente de certaines technologies ou de certains produits. Toute atteinte aux "intérêts fondamentaux de la nation" est un crime passible d'une peine maximum de 15 à 30 ans de détention criminelle.

Le "secret défense" est un cas particulier. Les composantes de la défense sont maintenant tellement diverses qu'il est impossible de dire a priori quelles sont les informations qui présentent un caractère de secret de la défense nationale : c'est à l'émetteur de l'information de décider si celle-ci doit faire l'objet de mesures de protection et à quel niveau. La réglementation actuelle fixe trois niveaux de classification de mesures de protection : "très-secret-défense", "secret-défense" et "confidentiel-défense". Ces mesures portent notamment sur le transfert et le stockage de l'information. Les personnes qui reçoivent ces informations doivent avoir une habilitation qui correspond au niveau de classification des informations. Cette habilitation est donnée par l'administration après une enquête des services du ministère de l'Intérieur qui porte surtout sur les possibles vulnérabilités des personnes en cause et qui a pour objet, tout autant que de préserver le secret, de ne pas exposer les personnes à une pression qu'elles auraient du mal à supporter. Seules les personnes de nationalité française peuvent être habilitées. Les entreprises qui ont à utiliser des informations classées doivent elles-mêmes recevoir une habilitation. Il ne suffit pas d'être habilité pour pouvoir recevoir une information classée ; il faut aussi avoir "besoin d'en connaître" - si cette règle avait été respectée, il n'y aurait pas eu d'affaire Temperville au CEA.

On voit que la protection du secret est recherchée en associant deux sortes de moyens : une réglementation sur les pratiques et une procédure d'habilitation de personnes, avec une enquête individuelle qui permet de vérifier que l'on peut faire confiance à la personne ou à l'entreprise.

La divulgation involontaire d'une information présentant un caractère de secret de la défense nationale est un "délit" passible d'une peine d'emprisonnement maximum de 5 à 7 ans selon les cas. En cas d'imprudence ou de négligence la peine prévue est de 3 ans d'emprisonnement - pour avoir oublié son porte documents dans le métro par exemple, s'il contient des documents classifiés. Si la divulgation est volontaire, il s'agit d'un "crime" passible d'une peine de détention criminelle d'une durée maximum de 15 à 30 ans selon les cas lorsqu'elle est faite au profit d'une puissance ou d'une organisation étrangère (un pays, une mafia ou un réseau de trafiquant de drogue par exemple).
 
 

La "protection du patrimoine scientifique et technique national" devrait sans doute faire partie des intérêts fondamentaux de la nation. Cette notion de patrimoine scientifique et technique national peut surprendre : le résultat de la recherche fondamentale n'est-il pas, par nature, disponible à tous, pour le bien de l'humanité ? Quant à la recherche appliquée, n'existe-t-il pas des méthodes pour en protéger la propriété ? Et n'appartient-il pas à ceux qui les possèdent d'en contrôler l'usage ? Pourquoi donc l'Etat s'intéresse-t-il à cela ?

Les techniques dont a besoin l'armement, celles qu'utiliseront les armements hostiles, sont de plus en plus développées et mises en oeuvre dans des laboratoires et des usines civils, publics ou privés. Il n'est pas possible de les classer tous "confidentiel-défense". L'administration demande donc aux responsables de ces laboratoires et de ces usines d'être très vigilents quant aux personnes qu'ils reçoivent pour des visites ou des stages : elle leur demandera même de refuser l'accés à certaines catégories de personnes dont on pense qu'elles ne viennent qu'à des fins d'espionnage. De même la cession à l'étranger de certaines techniques doit faire l'objet d'un accord de l'administration.

Il faut bien sûr que les responsables soient eux-mêmes convaincus de l'utilité de ces précautions, la DST et les fonctionnaires compétents s'y emploient ; assez régulièrement ils sont bien aidés par l'actualité.

Le pillage technologique et économique est une réalité qui ne cesse de se confirmer : les services de renseignements de tous les pays se sont reconvertis vers ce genre d'activité comme l'ont confirmé des affaires récentes ; les nouvelles SRP, sociétés de renseignement privées, se font concurrence pour capter les meilleures informations au profit d'une entreprise ou même d'un Etat etc.

Il serait souhaitable que les informations de ce genre soient mieux protégées par la loi, de même que d'autres informations économiques ; les procédures pourraient s'inspirer de celles qui protègent le "secret-défense", en maintenant un équilibre entre les nécessités de la sécurité publique et la liberté du citoyen.

La "prolifération" est la vente de tout ce qui peut être utilisé pour fabriquer des armes de destruction massive (armes biologiques, chimiques, bactériologiques, atomiques), et aussi les missiles par lesquels elles multiplient leur pouvoir destructeur ("prolifération balistique") : il s'agit des équipements de productions, des produits intermédiaires, des "précurseurs", des savoir-faire ; quelquefois il ne s'agit pas de vente, mais de cession "amiable" ou forcée, ou encore d'une livraison par imprudence ou naïveté. On voit dans le Journal Officiel de longues listes de ces produits dont les exportations sont soumises à autorisation de l'Etat.

Pour s'adapter à l'évolution des entreprises, la jurisprudence ou le droit devra traiter de nouvelles situations que l'internationalisation des entreprises rend très ambiguës : comment traiter la circulation d'informations et de technologies au sein de groupes multinationaux ?

La sécurité des systèmes d'information se pose aussi en termes nouveaux. Les informations transmises par voie informatique ne peuvent plus être protégées par leur "contenant" (une enveloppe, une armoire etc) car elles sont "dématérialisées" ; leur support, un ensemble de "bits", peut être émietté, éparpillé sur les réseaux de transmission, puis sur les supports informatiques ; par ailleurs l'expression et le transfert mêmes de cette information peuvent générer des ondes qui la dévoilent. On peut protéger certaines informations en les transformant, par la cryptologie, en quelque-chose qui ne peut être compris que du destinataire. On peut aussi protéger non pas telle ou telle information en fonction de son degré de confidentialité mais tout le système de production et de transfert. L'ensemble de ces moyens forme la SSI, sécurité des systèmes d'information.
 
 

* Une intervention directe de l'Etat dans les échanges commerciaux :

L'Etat peut forcer les entreprises à se protéger, peut les contraindre dans leurs échanges scientifiques ou techniques et, en cas de crise peut agir par la réquisition ou la répartition : alors il se donne le droit d'intervenir directement dans la vie économique, au mépris des règles d'une économie "libérale". Cette irruption pose deux genres de question : est-ce bien nécessaire ? Est-ce efficace ?

Si l'Etat doit recourir aux ressources civiles, pourquoi ne le ferait-il pas par contrat ? Pourquoi même ne pas préparer des contrats "en blanc" qui seraient activés au moment de la crise ? Cela se pratique en effet . Mais l'on est obligé de prévoir le cas ou de tels contrats ne pourraient pas fonctionner : s'il faut envoyer des avions civils avec leurs équipages dans des régions où il y a des risques, cela ne peut pas se faire par contrat ; l'Etat doit manifester son pouvoir propre.

Quant à l'efficacité, une action dirigée autoritairement par l'Etat ne peut se justifier que dans des cas extrêmes, lorsque les mécanismes du marché ne fonctionnent plus, ou lorsqu'ils créent une situation politiquement insupportable. On pourrait imaginer qu'en cas de pénurie l'Etat paie au prix fort les services dont il a besoin, choisisse de laisser les prix ajuster la demande à l'offre et apporte les corrections voulues non pas en forçant les flux de produits et de service mais en augmentant l'offre, s'il y a des stocks stratégiques, et en aidant financièrement les usagers prioritaires. 

Au début d'une crise, c'est bien ainsi qu'il procèdera. Au moment de la crise du Golfe par exemple, lorsque l'on a craint une pénurie de pétrole, les prix ont augmenté de 20 ou 30 % à la pompe. L'Etat a décidé une ponction dans les stocks stratégiques, ce qui a eu un effet réel sur les prix, très sensibles dans ces circonstances aux volumes offerts. En même temps l'Etat s'apprêtait à mettre en oeuvre le plan de répartition. Il l'aurait fait s'il avait ressenti que les prix devenaient insupportables, notion qualitative et dont il est seul juge car le fait qu'un prix est supportable ou non est purement psychologique ; cela dépend de l'augmentation du prix plutôt que de son niveau absolu, de l'impression que peut avoir la population que cette augmentation bénéficie aux compagnies pétrolières ou à certains intermédiaires, de l'aide éventuellement reçue par certains utilisateurs (agriculteurs, chauffeurs de taxi etc). Même si la gestion de la crise peut être "rationnellement" plus efficace en s'aidant du marché, l'Etat pourra donc choisir la voie de la réquisition et de la répartition. Dans les pays du Nord de la Communauté européenne, qui sont de culture plus commerçante, la hausse de prix sera beaucoup mieux acceptée que chez nous et le recours aux mesures autoritaires sans doute plus tardif.
 
 

L'emploi de méthodes autoritaires en cas de crise est en quelque sorte le signe de l'échec des mesures de prévention et de protection. Elles ne suffisent pas. La politique de "défense" ou de sécurité de l'Etat commence bien plus en amont, par la politique étrangère - dont nous ne parlons pas - et aussi par une politique économique qui donne au pays les moyens de sa puissance.
 

UNE ACTION COHERENTE SUR L'ECONOMIE

"Les mesures économiques de défense et celles visant, sur le plan le plus général, à un meilleur rendement des potentiels nationaux doivent se compléter et s'appuyer réciproquement. Les premières sont rendues possibles par les secondes qu'elles assurent en retour d'une meilleure sécurité".

Voilà ce que l'on peut lire dans la directive générale du Premier ministre du 29 septembre 1959.

La politique de défense comportait une indépendance totale en matière d'armement, armement classique - chars, missiles, canons, navires, munitions etc. - et armement nucléaire - avec ses trois composantes, les missiles terrestres, les bombardiers et les sous-marins stratégiques. 

Cette volonté d'indépendance a eu sur la politique industrielle de la France un effet extrêmement profond et fécond.

Le Centre d'énergie atomique a certes été créé avant la décision de se doter d'une arme nucléaire ; mais la synergie entre arme nucléaire, propulsion nucléaire de sous-marins stratégiques et fabrication de centrales électriques nucléaires est évidente ; elle nous a permis d'acquérir une relative indépendance énergétique (le pétrole ne représente qu'un tiers environ de nos consommations d'énergie), ce qui est une autre composante de la sécurité. Pour emporter la bombe atomique, il fallait des lanceurs. Il y a peu de différence entre un lanceur balistique et une fusée spatiale. La France a été à l'origine du programme spatial européen, dont on voit maintenant bien d'autres applications et dans le domaine civil (pour l'agriculture, l'étude de la terre, les télécommunications) et dans des secteurs en relation avec la sécurité du pays, pour les télécommunications encore, pour le guidage des missiles, mais aussi pour la surveillance et le renseignement, nécessaires par exemple à la prévention des crises. 

Pour porter la bombe atomique mais aussi des armes classiques, les armées avaient besoin des avions les plus performants, en vitesse, maniabilité, équipés des dernières ressources de l'électronique et de l'optronique ; là aussi l'effet d'entraînement sur l'aéronautique civile et sur l'électronique professionnelle est patent. 

Il fallait aussi des ordinateurs puissants. Les USA avaient refusé la vente d'un supercalculateur Cray ; c'est l'origine du lancement du "plan calcul". Alors que tous les autres développements civils et militaires se sont traduits par de brillantes réussites, le résultats du "plan calcul", qui voulait susciter une industrie informatique nationale, sont pour le moins controversés.

Ces résultats contrastés invitent à s'arrêter un instant sur ce que d'autres appellent le "modèle français de politique industrielle" pour en voir les vertus et les limites.
 
 

Le "modèle français" de politique industrielle

A-t-on le droit d'en parler ?

Il paraîtrait que la France n'a rien à dire sur le sujet : sa tradition colbertiste, les échecs cuisants de sa politique industrielle la discréditent à jamais de sorte qu'il suffit qu'elle pose une question sur l'efficacité d'un marché libre et concurrentiel pour que les oreilles se ferment et que des sourires entendus s'échangent.

L'appareil industriel de la France a sans doute été parfois gêné par les interventions réglementaires et financières de l'Etat, comme le contrôle des prix. Quant au "jeu de meccano", c'est à dire le rapprochement autoritaire d'entreprises, ou la répartition des départements d'une entreprise entre plusieurs autres, il a été rarement couronné de succès : l'Etat et ses services ne peuvent pas avoir une connaissance assez fine des entreprises et de leurs ressorts pour être sûrs d'agir à bon escient. 

Certes la politique industrielle de la France a connu des échecs : informatique, machine-outil, construction navale ; y en a-t-il beaucoup d'autres ? 

On cite parfois la politique textile qui n'a pas empêché le déclin de l'emploi, mais il ne faut pas se méprendre : l'action de l'Etat à l'égard de ce secteur a visé à ralentir une évolution, pour des raisons sociales, tout en alertant les entreprises sur la nécessité de se moderniser sans cesse en intégrant un progrès technique extrêmement rapide ; et la méthode adoptée il y déjà vingt ans, des accords négociés, ne peut-elle être aujourd'hui considérée comme une politique d'avant-garde ?

L'industrie française est en général moins forte que celle de deux autres pays, l'Allemagne et le Japon - mais, en proportion de son PIB ou en performance, elle est aussi forte ou plus que celle de tous les autres pays. La France a su arrêter ses mines de charbon plus vite que l'Allemagne et dans de meilleures conditions que la Grande-Bretagne et redresser, après des années de politique erronée, sa sidérurgie. Et dans bien des secteurs, la politique "colbertiste" a conduit au succès.

La construction aéronautique et spatiale, le matériel ferroviaire, les centrales nucléaires, les industries des télécommunications, l'électronique professionnelle, les industries de l'armement, l'industrie pétrolière - dans tous ces secteurs, l'implication de l'Etat a été déterminante.

Certes tout cela s'est fait avec de gros financements publics et l'on peut se demander quels résultats auraient été obtenus si ces financements avaient été employés différemment. Il reste que les services rendus, en coûts et qualité, supportent fort bien la comparaison avec ce que l'on voit dans d'autres pays ; en témoignent les exportations : avions, télécommunication, radars, emport de satellites, TGV ; là où nous n'exportons pas, n'est-ce pas que les marchés, aux USA, au Japon, dans certains pays de la C.E.E., ne sont pas parfaitement ouverts ?
 
 

Pourquoi l'action de l'Etat a-t-elle été efficace ?

La première raison est une vision stratégique qui fut à l'origine de programmes guidés par un objectif à long terme ; souvent, cet objectif concernait la sécurité de la France : arme nucléaire, indépendance énergétique.

Les industries, les services qui ont participé à cette politique industrielle étaient tous portés par ce même objectif, par la même volonté. Il y avait une fierté, une complicité entre tous, personnels et responsables des grands prestataires de service et des entreprises industrielles, entre responsables des entreprises et responsables de l'administration, souvent issus des mêmes écoles.

Et lorsque l'action a été efficace, on constate que les mêmes conditions ont été généralement réunies. Le fait le plus marquant est que l'Etat a été acheteur, et plus précisément, qu'il n'y a eu qu'une administration cliente (le cas de l'informatique montre malheureusement que cette condition est sans doute déterminante).

C'est une formulation simplifiée car ce n'est pas toujours l'Etat qui a été client ; mais lorsque ce n'était pas lui, c'était une grande entreprise nationale, la SNCF, EDF etc, une entreprise qui était assurée de son marché, puisqu'elle exploitait un monopole et qui pouvait mener une action à long terme guidée par le service public. Les entreprises de transport maritime forment le contrexemple : soumises à une concurrence très forte, elles ne pouvaient pas rémunérer les chantiers navals à la hauteur de leurs dépenses.

Dans le compte d'exploitation d'une entreprise la ligne la plus dotée n'est pas celle des crédits d'impôts, des emprunts bonifiés, des subventions ; c'est celle des ventes ! Et la différence est grande. Ce n'est pas seulement une question financière : alors que l'administration qui subventionne un investissement n'attend qu'une chose de l'entreprise, la réalisation de l'investissement, le client, lui, veut un produit parfait, ce qui met en jeu tout le fonctionnement de son fournisseur.

Lorsqu'une entreprise a un gros client, elle sait l'écouter ; et lorsque ce client est compétent, il peut faire beaucoup pour la santé et la qualité de son ou de ses fournisseurs : fixer des caractéristiques du produit à un haut niveau, participer à la recherche, à la mise au point des produits. Lorsque l'Etat ou les entreprises nationales ont eu plusieurs fournisseurs qu'ils ont su mettre en concurrence, ce fut une concurrence modulée, intelligente, "non destructrice".

Il n'y aurait pas Alcatel sans la Direction générale des Télécommunications, GEC-Alsthom, ses TGV et ses centrales nucléaires sans la SNCF et EDF etc.

Mais il convient de parler de ces réussites au passé : le contexte a tellement changé qu'une politique purement nationale, même si elle n'est pas dépourvue de moyens, est insuffisante. Qu'a fait la CEE, que fera la Communauté européenne en la matière ? Y a-t-il même une coopération entre les Etats et quelle forme prend-elle ?
 
 


III

L'objectif de la Communauté européenne

est-il économique ou politique ?


Jusqu'à aujourd'hui, avant la mise en oeuvre du traité sur l'Union européenne, la construction européenne repose sur une ambiguïté qui lui a permis de progresser mais qui a déjà créé un malaise dont témoignent les résultats des référendums de 1992 au Danemark et en France et qui risque désormais de lui nuire. L'objectif affiché de la Communauté économique européenne, CEE, c'est à dire le développement harmonieux des activités économiques par le moyen du marché, est un objectif économique, mais il a des implications politiques profondes sur lesquelles les Etats se sont parfois prononcés, auxquelles dans la pratique quotidienne ils ont consenti le plus souvent par abstention.

Depuis la signature du traité de Maastricht en décembre 1991, il y a eu en France une prise de conscience qui se traduit par une plus grande attention des élus aux progrès de la construction européenne. 
 
 

Un objectif économique : le "développement harmonieux"...

"La Communauté a pour mission par l'établissement d'un marché commun et par le rapprochement progressif des politiques économiques des Etats-membres, de promouvoir un développement harmonieux des activités économiques dans l'ensemble de la Communauté, une expansion continue et équilibrée, une stabilité accrue, un relèvement accéléré du niveau de vie et des relations plus étroites entre les Etats qu'elle unit" (article 2 du traité de Rome).

Même si dans l'esprit de ceux qui sont à l'origine du traité de Rome il y avait l'intention d'aller plus loin, l'objectif de la "Communauté économique européenne" est économique, comme l'indique son nom. L'article qui le décrit ne parle que de niveau de vie, de développement, bref de bien-être. Qui pourrait n'être pas d'accord sur de tels objectifs ? Rien de plus facile apparemment pour unir et faire travailler ensemble.

Mais l'union peut-elle être profonde sur de telles bases ? Pourquoi ne pas avoir parlé d'union politique, d'union dans l'effort, dans la négociation et s'il le faut dans l'opposition à d'autres pays ?

Ce ne sont pas les tentatives d'union ou de rapprochement dans ce sens qui ont manqué depuis la fin de la guerre, sans même parler de l'OTAN. 

Dès 1948 un traité aussi ambitieux dans sa formulation que vague dans son contenu avait été signé, le 17 mars à Bruxelles, entre la France, la Grande Bretagne et les pays du Benelux ; il portait sur une collaboration en matière économique, sociale et culturelle et en cas de légitime défense. Un peu plus tard, devant la montée en puissance et en hostilité de l'URSS, les Américains délarent qu'ils veulent "des Allemands en uniforme" avant la fin de 1951. Pour répondre à cette exigence, le gouvernement français de M. Pleven conçoit le projet d'une Communauté européenne de défense, la CED : il s'agissait à la fois de créer une force contre le communisme, d'éviter que les Allemands ne créent une armée autonome, et de faire un pas supplémentaire vers la construction européenne. Logiquement mais imprudemment, le projet du gouvernement ne se bornait pas à une coopération militaire limitée mais allait carrément jusqu'à l'union politique. Ce projet a suscité l'opposition des nationalistes qui constataient que sans armée il ne peut pas y avoir d'Etat, de ceux qui, si peu de temps après la guerre, ne pouvaient pas faire suffisamment confiance à l'Allemagne, et enfin des pacifistes. Il fut repoussé par le Parlement en septembre 1954.

Cet échec montrait l'impossibilité de créer une Europe fédéraliste à qui les Etats auraient confié de façon irréversible leur principale mission, celle de la défense. Mais un courant européen existait.

Il s'exprima d'une part dans le traité de Paris, le 23 octobre 1954, qui a modifié le traité de Bruxelles pour en faire l'Union de l'Europe Occidentale, l'UEO, avec la France, l'Allemagne, les pays du Benelux, la Grande-Bretagne et l'Italie, et d'autre part à Messine en juin 1955, dans la relance de négociations pour la création d'un marché commun généralisé, bien au-delà de ce qui avait déjà été convenu pour le charbon et l'acier avec la CECA. Le traité instituant la Communauté économique européenne fut signé à Rome en mars 1957, en même temps que le traité instituant la Communauté européenne de l'énergie atomique.

Les débats sur la CED avaient été dramatiques ; ils avaient durement divisé à peu près tous les partis ; la question de la nation avait été posée. Les deux traités de l'UEO et de la CEE en portent les stigmates. Le premier est purement intergouvernemental, il ne crée lui-même aucune structure administrative ou "exécutive" commune, les décisions sont prises à l'unanimité, sauf à convenir d'une autre modalité. Il institue un Conseil qui devra créer "tous organismes subsidiaires qui pourraient être jugés utiles". Seule fut créée l'Agence pour le contrôle de l'armement explicitement prévue ; elle a cessé de fonctionner au fur et à mesure que l'Allemagne retrouva la possibilité de se doter librement d'armements. Les pays d'Europe ont confié leur défense à l'OTAN (la France a quitté l'organisation militaire intégrée de l'OTAN mais est restée dans l'alliance militaire), de sorte que l'UEO est restée une coquille vide jusqu'au début des années 90. 

Quant au traité de Rome, il se garde soigneusement d'aborder les questions qui relèvent de la souveraineté des Etats, en particulier ce qu'il appelle l'"ordre public", la "sécurité publique", ou la "défense", ou encore les "intérêts essentiels de la sécurité" des Etats. Chaque fois que l'une ou l'autre est en cause, les Etats peuvent prendre des dipositions nationales qui s'écartent des règles du marché commun.

Donc l'objectif du marché commun porte sur le "développement harmonieux des activités économiques" et n'a rien à voir avec la sécurité des Etats. Cela a été confirmé par l'Acte Unique Européen qui, en février 1986, a élargi les compétences de la CEE et facilité le mode de prise de décision. On peut déjà voir une source de difficultés : la défense et la sécurité publique vont à l'encontre des objectifs de la Communauté puisqu'aucune mesure relative à la défense ou à la sécurité ne peut contribuer à l'augmentation du niveau de vie ; si tel était le cas elle serait en effet mise en oeuvre spontanément et l'on ne penserait même pas à en parler comme d'une mesure de défense ou de sécurité.

...par le moyen du marché et de la concurrence

L'article 2 du traité de Rome ne se borne pas à dire le but ; il dit aussi les moyens : "par l'établissement d'un marché commun et par le rapprochement des politiques économiques des Etats membres". On peut même remarquer que l'énoncé des moyens précède celui des buts : il ne s'agit sans doute pas seulement d'une commodité de style ; la réalisation du marché passe avant tout.

Parmi autres choses, ce "marché commun" sera fait d'un "régime assurant que la concurrence ne sera pas faussée" et d'"un espace sans frontières intérieures dans lequel (est assurée) la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux". Dans le traité lui-même et dans tous les textes émanant de la Communauté, la référence à la concurrence est constante ; quant à la liberté de circulation, les textes de la Commission en parlent comme des "quatre libertés fondamentales". Comme dans tout texte fondateur on peut trouver dans le texte du traité de Rome plusieurs interprétations parfois contradictoires : ailleurs il est dit que la coopération entre entreprises et que les monopoles et "droits spéciaux" sont possibles dans certains cas. Mais la Commission et la jurisprudence de la Cour de Justice ont choisi une lecture qui privilègie la concurrence et les quatre libertés "fondamentales" de circulation. On verra plus loin quels peuvent en être les effets sur la sécurité des Etats.

Une volonté politique efficace et fructueuse

Il a fallu au départ une impulsion politique très forte pour faire la Communauté Economique Européenne ; le démantèlement des droits de douanes et des contingents internes, l'harmonisation du tarif douanier furent des entreprises lourdes, réussies et fructueuses. La Politique agricole commune est une vraie politique avec un objectif à long terme, des moyens, une solidarité, l'expression d'une volonté commune face à l'extérieur et l'implication politique permanente des Etats. Au début des années 80 il ne se passait plus grand chose ; la CEE a été relancée avec l'Acte Unique Européen qui n'a pas changé le projet du traité de Rome, mais a fixé une date, le 1er janvier 1993, pour la réalisation du "marché intérieur", une des deux composantes du "marché commun", et élargi la pratique du vote à la majorité qualifiée. Malgré son apparence d'objectif purement économique la réalisation du marché intérieur est bien une oeuvre politique qui aura des conséquences non seulement sur la vie des entreprises mais sur la vie des gens et sur le rôle des Etats.
 

En l'absence de moyens financiers...

En 1993 le budget de la Communauté économique européenne est de 70 milliards d'écus dont la moitié pour la politique agricole commune, en y incluant le fonds d'orientation FEOGA, 30% pour les autres "fonds structurels", c'est à dire pour l'aménagement du territoire, les aides "régionales" qui vont aux entreprises implantées dans certaines régions, et pour l'aide à l'emploi ou à la formation, 6 % pour les actions extérieures et 4 % pour la recherche.

Si l'on ôte les frais internes et les réserves, soit 7%, on voit quels moyens financiers restent pour les autres politiques : moins de 3% du budget.

Il y a aussi les crédits de coopération avec les pays en voie de développement qui figurent dans un budget annexe.

... une construction juridique

La Communauté et particulièrement l'organe qui l'anime, la Commission, devaient s'affirmer face aux Etats, autres institutions publiques, qui disposent, eux, du pouvoir politique car ils émanent de la seule source de pouvoir que reconnaissent nos démocraties, l'élection par les citoyens.

Lorsqu'elle n'a pas de moyens financiers, que reste-t-il à une institution publique dotée d'une responsabilité et qui ressent le besoin vital de s'affirmer ? Le discours et le moyen du droit.

La Commission s'est bien essayée au discours, mais elle en a très vite rencontré les limites - ce qui ne peut étonner puisque le discours n'est efficace que s'il vient d'une autorité politique.

La Commission de Bruxelles a donc utilisé systématiquement l'instrument du droit et elle a trouvé dans la Cour de Justice un bon allié. C'est ainsi que la Communauté est devenue une construction juridique. Cet instrument du droit fut utilisé aussi loin que le permet le texte du traité et même au-delà de ce que pouvait laisser entendre une première lecture : ce fut une surprise pour les députés français d'apprendre que le droit communautaire prend le pas sur les lois françaises même les lois postérieures aux textes communautaires - le plus petit des réglements de la Commission est plus fort qu'une loi votée par le Parlement et le gouvernement ne doit pas appliquer un loi qui le contredirait - ; ce fut une surprise d'apprendre qu'est condamnable non seulement une mesure qui affecte les échanges mais une mesure qui est de nature à les affecter "directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement" ; ce fut une surprise d'apprendre que dès lors qu'un domaine de compétence est réservé par le traité à la Communauté, avant même qu'aucune décision n'ait été prise, les négociations avec les pays tiers doivent être menées par la Commission et non par les Etats puisque le résultat des négociations peuvent affecter d'une façon ou d'une autre les échanges internes.

La Cour fut toujours conduite par le souci de l'"effet utile", c'est à dire par le souci de rendre efficace ou de ne pas rendre inefficace l'action de la Communauté dans les domaines qui sont de son ressort, quitte à "inventer" des dispositions qui n'avaient pas été prévues par le traité, ce qui étend de proche en proche ses prérogatives. Et lorsqu'une affaire a été traitée par la Communauté, elle devient de sa compétence de façon irréversible : la combinaison de ces effets, effet d'"extension" et "effet de cliquet", donne des résultats impressionnants.

Disant cela, il ne s'agit pas de critiquer la Cour ni la Commission. 

Elles ont lu le premier considérant du traité de Rome qui dit que les Etats sont "déterminés à établir les fondements d'une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens". Chaque fois qu'elles bridaient l'action d'un Etat, qu'elles coupaient une relation entre un Etat et une entreprise, elles avaient conscience de faire une oeuvre nécessaire à l'émergence d'une Union et en même temps elles étaient en résonnance avec les thèses du libéralisme, vertus de la concurrence et "moins d'Etat", qui dans les quinze dernières années se sont largement imposées.

Et il ne faut jamais oublier que, sauf dans quelques domaines où la Commission a pouvoir de décision, c'est le Conseil qui prend les décisions et que le Conseil est formé des représentants des Etats. 
 
 

Quels sont les moyens d'agir de la Commission ?

Là où la Communauté est compétente, la Commission a un pouvoir d'initiative sans limite et exclusif puisqu'elle est la seule à pouvoir faire des propositions au Conseil ; ce pouvoir d'initiative a trouvé une efficacité accrue depuis que l'Acte Unique européen a fixé la date du 1er janvier 1993 pour la réalisation du marché intérieur et qu'il a disposé que toutes les directives tendant à réaliser ce marché seront décidées par le conseil à la majorité qualifiée.

La Commission a le pouvoir de contrôler que les Etats appliquent le traité et de faire à leur encontre auprès de la Cour de Justice des "recours en manquement" ; elle s'attachera en particulier à supprimer tout obstacle aux échanges entre Etats membres, à supprimer les monopoles et droits spéciaux, à surveiller et limiter les aides publiques apportées par les Etats aux entreprises y compris les prises de participation d'un Etat dans une entreprise publique. Ce pouvoir de la Commission est de très grande portée ; on verra comment elle en use dans des secteurs en relation directe avec la sécurité publique.

Elle instruit des dossiers individuels d'entreprises pour autoriser ou refuser toute opération de "concentration" d'entreprises, au dessus d'un certain seuil (elle les a le plus souvent acceptées). De façon générale elle décide elle-même les sanctions imposées aux entreprises qui méconnaissent les règles du traité. Elle choisit librement la suite qu'elle donne à ses observations jusqu'à saisir la Cour de justice de Luxembourg.

Là où elle dispose d'un budget, elle peut accorder des subventions, ce qui lui donne une parcelle de pouvoir. A l'égard des entreprises non agricoles cela se limite aux aides à la recherche, à un stade assez "en amont", qu'elle appelle "précompétitif" : il s'agit de recherches dont les entreprises acceptent de partager les résultats assez ouvertement.

Vis à vis de l'extérieur, elle représente la Communauté et les Etats dans les négociations commerciales avec les pays tiers, sur mandat du Conseil. C'est elle par ailleurs qui engage des procédures de défense à l'égard d'importations - qui se limitent en fait à des procédures anti-dumping engagées souvent trop tard alors que le traité n'interdit pas d'autres mesures comme les droits de douane et les limitations quantitatives.

Comment agit la Commission ?

Le monopole de l'initiative donne à la Commission un pouvoir considérable dont elle sait user avec habileté. Elle a par exemple la possibilité de faire des communications, de rédiger des "livres verts", premiers linéaments d'une politique car sur un sujet sensible, elle ne présentera pas d'emblée une proposition de décision. Elle peut faire faire des études dans tous domaines sans en référer à quiconque. Elle peut faire des recommandations aux Etats.

Lorsqu'il s'agit d'élargir le domaine de compétence de la Communauté, elle saura se montrer accommodante et très respectueuse du désir des Etats ; elle proposera parfois de ne rien changer à la pratique actuelle ; une chose, pourtant aura changé, essentielle ; un transfert de compétence des Etats vers la Communauté.

Pour tout cela elle dispose donc d'une base juridique forte, de quelques rares moyens financiers, de la force d'analyse et de propositions de son personnel et de tous les experts qu'elle met à son service. Elle dispose aussi du pouvoir que donne la durée : elle sait retirer un dossier et attendre pour le présenter à nouveau que les circonstances lui soient favorables. Lorsqu'elle sent une difficulté, elle n'essaiera pas de la forcer ; elle proposera seulement des périodes transitoires, des périodes d'adaptation ; dès lors que les Etats commencent à discuter de la durée de ces périodes, la Commission sait qu'elle l'a emporté. Et elle dispose bien souvent de l'arme dissuasive qu'est la saisine de la Cour de Justice.
 
 

Une certaine incapacité à construire

Le droit permet de fixer un cadre à l'action des personnes sans faire de différence entre elles ; la puissance publique peut ainsi rendre plus facile l'action des personnes et des entreprises et la Commission a beaucoup fait en ce sens.

Le droit peut obliger ou interdire, mais il ne cherche pas à obtenir l'adhésion. Par le droit, la puissance publique ne pourra donc pas être l'architecte d'un projet, d'une coopération entre des entreprises qu'elle aura choisies.

Il faut pour cela la capacité de négocier, de convaincre.

Les Etats tirent cette capacité de leur légitimité démocratique et de leurs moyens financiers. La question n'est pas icide savoir s'ils en font ou non un bon usage ni quelle efficacité conservent ces moyens avec l'internationalisation de l'économie. Il suffit de constater que la Commission n'a guère cette capacité de construire. Elle l'a montré dans le secteur des composants électroniques, où les tentatives de rapprochement qu'elle a entreprises ont échoué, et avec l'affaire de la télévision à haute définition où, pour emporter l'adhésion unanime qui lui était nécessaire, elle a dû réduire considérablement son projet - qui se limite aujourd'hui à la promotion, sans aucune obligation, d'un format d'image de télévision (le 16/9) et ne porte plus ni sur la norme ni sur aucun programme industriel (il est habituel de considérer aujourd'hui que le projet initial de la Commission, qui avait à l'époque reçu une très large approbation, était "mauvais" - sic transit...).
 
 

Avec les Etats, connivence, compétition et lutte de pouvoir 

Les relations entre la Commission et les Etats sont traversées de multiples courants : sur chacun des dossiers, non seulement tous les Etats ne partagent pas le même avis, mais encore les différents services de la Commission et des Etats sont eux-mêmes divisés et tâchent de faire progresser leur point de vue en nouant des alliances de circonstance. Là où elle n'a pas elle-même un pouvoir de décision, la Commission tient compte de l'opinion des Etats, telle qu'elle la perçoit ; elle essaiera de formuler une proposition qui puisse recevoir un consensus, une position moyenne donc. Lorsqu'un Etat, la France par exemple, s'oppose à la Commission, ce peut donc être le signe qu'il est en désaccord avec un grand nombre d'autres Etats.

S'il faut éviter de faire de la Commission un "bouc émissaire", il faut aussi constater quelques tendances de fond, d'ailleurs tout à fait compréhensibles. La première est la tendance qu'a la Commission à élargir son domaine. Une autre tendance bien naturelle est que les Etats, leurs administrations et leurs élus, freinent une évolution qui leur enlève des moyens d'action. 

Mais il s'agit désormais de bien autre chose que d'une classique compétition entre administrations : les domaines abordés par la Communauté sont maintenant en relation avec la sécurité publique (circulation des produits à usage civil et militaire, services de base...) alors qu'en matière de sécurité publique et de défense, les textes et la jurisprudence affirment la responsabilité de l'Etat - comme on le verra dans le chapitre qui suit. C'est une responsabilité essentielle de l'Etat, une des trois ou quatre qui le fondent ; il est normal que l'on emploie à son sujet des mots un peu solennels comme celui de "souveraineté". La Commission de son côté minimise systématiquement les effets sur la sécurité publique de la politique qu'elle défend et soupçonne les Etats, notamment la France, de prendre prétexte de la sécurité publique pour conserver leur emprise sur l'économie.

En définitive il s'agit d'une lutte où chacun emploie les moyens à sa disposition : le droit, la guerre des tranchées, l'effet de surprise, le lobbying, les arguments techniques, la "guerre psychologique", l'utilisation de l'information, la recherche d'alliances, l'appui de l'opinion publique, la patience, le "sens du terrain" etc.

La Commission a un gros atout : elle ne peut pas perdre un terrain acquis à la cause communautaire. Si elle a l'impression parfois de ne pas réussir, c'est en comparant ce qu'elle obtient à ce qu'elle avait espéré, ce n'est jamais en comparant ce qu'elle possède aujourd'hui à ce qu'elle possédait auparavant puisque le "respect des acquis communautaires" fait partie des principales règles du jeu. Cette constatation doit être nuancée par la mise en oeuvre du "principe de subsidiarité" qui limite les compétences communautaires à ce qui est réalisé plus efficacement par la Communauté que par les Etats. Mais elle reste fondamentalement vraie : les compétences confiées à la Communauté ne peuvent pas être reprises par les Etats.

Dans cette lutte entre les Etats et la Commission, les Etats doivent donc se montrer très sourcilleux, vétilleux : ils doivent imaginer les conséquences proches ou lointaines, réelles ou virtuelles, de tout transfert de responsabilité vers la Communauté. Et c'est là qu'intervient un aspect de la "guerre psychologique" : la Commission saura proposer des modifications raisonnables, des mesures utiles ; un Etat pourra-t-il, sans paraître mesquin ou soupçonneux, s'y opposer au nom d'un scénario improbable et lointain ? Comment refuser une amélioration immédiatement tangible pour respecter une responsabilité qui n'aura peut-être jamais à s'exercer ?

Les exemples des transports, de l'énergie, des télécommunications et ceux de la circulation des personnes et des produits montrent comment procède la Commission pour élargir le jeu du marché et le champ communautaire dans des secteurs qui affectent la sécurité publique ; ils montrent aussi que les Etats disposent de moyens pour préserver la sécurité publique et que la Commission sait parfois se rendre à leurs arguments. On verra également le décalage entre le côté trivial de l'action quotidienne d'une part, la nature des enjeux d'autre part car en arrière-plan, c'est le mode de construction européenne qui est en cause, et peut-être aussi la place que les pays d'Europe voient pour eux-mêmes dans le concert mondial.

Plutôt que d'attendre les prochaines initiatives de la Commission pour réagir ensuite à ces initiatives au nom de la sécurité publique, les Etats n'auraient-il pas intérêt à faire plus souvent des propositions eux-mêmes, puisque la sécurité publique est de leur responsabilité
 
 




IV

La sécurité publique et la défense,

une responsabilité des Etats

Dans la suite, les mots et expressions "sécurité", "sécurité publique", "sécurité de la nation", "sécurité de l'Etat" auront la même signification, qui englobe aussi la "défense" ; la France donne à "défense" un sens assez large, alors que la signification britannique se limite aux aspects militaires.

Comme la sécurité publique ne fait pas partie des objectifs de la Communauté économique européenne, il est bien naturel que l'on trouve dans le traité des articles qui donnent aux Etats la possibilité de prendre des mesures relatives à la sécurité publique, même si elles s'écartent des règles générales du traité.

Il y a un débat permanent sur la possiblité de recourir à ces articles, avec parfois comme une forme d'autocensure des Etats. Ce débat a été porté à deux reprises à la Cour de Justice ; dans les deux cas, elle a donné droit aux Etats, créant une jurisprudence qui donne corps à la notion de "conditions économiques ou industrielles de la sécurité".

Nous sommes sur le terrain juridique, cher à la Commission ; il est probable que si un Etat déclarait haut et fort que telle ou telle mesure s'impose à lui pour des raisons touchant à ses intérêts essentiels et qu'il n'est pas question qu'il ne la prenne pas, l'affaire serait traitée sur un mode politique et non pas juridique ; c'est ainsi que fut "non réglé" le différend qui s'est terminé par le faux "compromis de Luxembourg" ; et c'est ainsi que la France a traité le volet agricole des négociations du GATT. Mais il est normalement préférable de pouvoir s'appuyer sur les textes.
 
 

LES TEXTES

Dans le traité de la Communauté européenne, il y a deux sortes d'articles : ceux qui s'adressent au temps de crise et ceux qui s'adressent au temps normal car il faut bien en temps normal prendre des mesures qui nous permettent d'éviter la crise ou de mieux y résister.

Pour le temps de crise:

En cas de crise intérieure ou extérieure les Etats ont le pouvoir de prendre des mesures autonomes, même si ces mesures faussent les conditions de la concurrence. Il leur est seulement demandé de se concerter avec les autres Etats pour éviter autant que possible que le fonctionnement du marché commun ne soit affecté. A ce stade la Commission n'intervient pas ; c'est une affaire de coopération entre les Etats. Ce n'est que si elle estime que les conditions de la concurrence sont faussées qu'elle étudie avec l'Etat en cause si les mesures prises unilatéralement peuvent être adaptées ; si elle y voit un abus elle peut intervenir auprès de la Cour, de même que tout Etat membre.
 
 

Pour le temps normal 

"Aucun Etat membre n'est tenu de fournir des renseignements dont il estimerait la divulgation contraire aux intérêts essentiels de sa sécurité" (art 223 a).

Un Etat peut aussi "prendre les mesures qu'il estime nécessaires à la protection des intérêts essentiels de sa sécurité et qui se rapportent à la production ou au commerce d'armes, de munitions et de matériel de guerre" ; mais ces mesures ne peuvent altérer les conditions de la concurrence dans le marché commun que s'il s'agit de produits destinés à des fins spécifiquement militaires (article 223 b). Nous reviendrons plus loin sur la fabrication et la vente des matériels d'armement.

D'une façon très générale un Etat peut prendre des mesures justifiées par des raisons d'ordre public ou de sécurité publique pour réglementer la circulation des produits ou des capitaux, le droit de créer une entreprise ou de proposer ses services, même si c'est à l'encontre du traité de Rome (articles 36, 56, 66).

Selon l'Acte Unique Européen signé en 1986, des directives de la Communauté décidées à la majorité qualifiée peuvent forcer les Etats à modifier leurs législations ou réglementations ; un Etat pourrait donc se trouver contraint de mettre en oeuvre des dispositions qui lui paraissent diminuer la sécurité publique ou porter atteinte à l'ordre public ; dans ce cas il a la possibilité de prendre des mesures correctives (article 100 A.4).

On pourrait donc estimer que l'Etat a toutes les possibilités dont il a besoin ; à moins que l'on ne s'inquiète du rôle d'arbitre donné à la Commission et à la Cour, puisque les mesures prises par les Etats ne doivent pas aller au-delà de l'objectif de sécurité recherché ; n'est-ce pas pour elles un moyen de s'immiscer dans ce qui relève de la souveraineté des Etats ?
 
 

Où l'on parle - enfin ! - des conditions économiques, industrielles, technologiques nécessaires à la sécurité des Etats.

Avant de voir deux cas de jurisprudence, faisons un tour du côté de l'article 30 de l'Acte Unique Européen (l'AUE) ; cet article 30 forme à lui seul le titre III de l'AUE, qui traite de coopération politique entre les Etats, alors que les autres articles, pour l'essentiel, modifient le traité de Rome. Il se trouve dans cet article 30, au point 6, deux phrases merveilleusement rédigées : 

"Les Hautes Parties Contractantes (...) sont disposées à coordonner davantage leurs positions sur les aspects (...) économiques de leur sécurité". Et : "Les Hautes Parties Contractantes sont résolues à préserver les conditions technologiques et industrielles nécessaires à leur sécurité. Elles oeuvrent à cet effet tant sur le plan national que, là où ce sera indiqué, dans le cadre des institutions et organes compétents".

Il s'agit de constatations ("les Etats sont résolus...") et de déclarations d'intention ("sont disposées..."). Même si ce n'est pas du droit positif, ces constatations et ces intentions, formulées dans un texte qui veut faire avec les dispositions communautaires un "acte unique", ne sauraient être incompatibles avec le droit communautaire. Sans créer du droit, elles éclairent donc le droit communautaire.

La Cour de Justice est en effet très respectueuse des responsabilités des Etats en matière de sécurité publique comme le montrent deux arrêts qui portent sur deux aspects essentiels, les services de base et la libre circulation de produits dangereux pour la sécurité du pays.
 
 
 
 

DEUX CAS DE JURISPRUDENCE
 
 

La sécurité d'approvisionnement en produits pétroliers, l'arrêt Campus-oil

En 1981, les quatre compagnies pétrolières, quatre "majors", qui se partageaient la seule petite raffinerie d'Irlande ont informé le gouvernement qu'elles arrêteraient bientôt l'exploitation de la raffinerie : les coûts de fonctionnement étaient tels qu'elles préféraient reporter la production sur d'autres raffineries notamment en Grande Bretagne. Le gouvernement irlandais, fort mécontent, décida 

1 de nationaliser la raffinerie,

2 d'obliger tous ceux qui distribuaient des produits raffinés sur le territoire de la république à acheter à la raffinerie nationale 35 % des quantités qu'ils distribuaient,

3 de les obliger à payer ces produits au prix fort, un prix qui permette à la raffinerie d'équilibrer ses comptes.

On peut remercier le gouvernement irlandais de ce coup de sang.

En effet ces décisions ont été contestées en justice, ce qui nous permet d'avoir un des plus beaux arrêts de la Cour de Justice de Luxembourg, complet, bien argumenté, un arrêt qui fait droit, avec sagesse et largesse, à la notion de sécurité publique. Cet arrêt montre aussi comment traiter les relations entre les aspects économiques, qui relèvent de la Communauté, et les aspects non économiques, qui relèvent des Etats.

Naturellement ce ne sont pas les majors qui ont intenté une action contre cette décision, mais des petits distributeurs, Campus-oil et d'autres, qui ont bénéficié de l'appui de la Commission, outrée de cet accroc aux règles sacro-saintes du libre-échange. Comme c'est la règle, la High Court d'Irlande a demandé à la Cour de Luxembourg ce qu'elle en pensait : peut-on recourir à la notion d'"ordre public" ou de "sécurité publique" pour autoriser des mesures qui contreviennent radicalement aux règles du marché commun ? Obliger un opérateur privé à acheter à une entreprise nationale à un prix fixé par l'Etat, diable !

La Cour constate que "les produits pétroliers sont fondamentaux pour l'existence d'un Etat dès lors que le fonctionnement non seulement de son économie mais surtout de ses institutions et de ses services publics essentiels et même la survie de sa population en dépendent". "Une interruption de l'approvisionnement peut dès lors gravement affecter la sécurité publique de l'Etat".

L'avocat général donne de la "sécurité publique" des éclairages intéressants : elle est attachée au "bien-être de l'Etat, afin de garantir le fonctionnement des services essentiels et l'approvisionnement" ; "elle ne se limite pas à la sécurité militaire extérieure", ni à "la sécurité intérieure au sens de la défense du droit et de l'ordre" ; elle tend à préserver la "stabilité et de cohésion de la vie d'un Etat moderne".

On peut donc invoquer un de ces articles du traité de Rome qui donnent la possibilité aux Etats de prendre des mesures pour leur sécurité, ici l'article 36. La Cour nous dit qu'une mesure prise au titre de cet article peut contrevenir aux règles du Marché Commun. Fort heureusement sinon la portée de cet article qui "vise à sauvegarder des intérêts de nature non économique" aurait été complètement annihilée.

Cela ne soumet pas la matière, ici les produits pétroliers, à la compétence exclusive des Etats ; disant cela, la Cour constate que la matière n'est pas non plus de la compétence exclusive de la Communauté ; compétence partagée donc, l'approvisionnement étant du ressort de l'Etat en ce qu'"il dépasse les considérations de nature purement économique" ; ce qui, a contrario, limite effectivement les compétences communautaires au "purement économique".

Tout aussi intéressant : ce n'est pas parce que la Communauté a déjà pris des mesures qui avaient comme objet ou qui pouvaient avoir comme effet d'améliorer la sécurité d'approvisionnement qu'un Etat se trouve privé de la possibilité de prendre des mesures autonomes. Or la Communauté avait déjà pris une batterie de mesures dont la Commission a magnifié les effets, mais qui pour la Cour étaient davantage des déclarations d'intentions, révocables précisément dans les circonstances où elles auraient été le plus utiles.

Et encore : pour répondre à un besoin de sécurité publique, la Cour fait une différence essentielle entre les contrats à long terme entre l'Etat et les pays fournisseurs et les contrats passés avec des entreprises commerciales. Et l'Etat est fondé, naturellement, à prendre en temps normal, "dès à présent", des mesures permanentes dont l'utilité ne se ferait sentir qu'en temps de crise.

La Cour a admis que le coût de ces mesures de précaution, car toute mesure de sécurité à un coût sinon on n'en parlerait même pas, soit pris en charge non par l'Etat mais par les consommateurs. On peut estimer que l'Etat aurait atteint le même niveau de sécurité en perturbant beaucoup moins le fonctionnement du marché s'il avait laissé les prix s'établir au niveau du marché et s'il avait pris en charge le déficit d'exploitation : il n'aurait alors eu à intervenir qu'auprès d'un acteur économique et il n'aurait fixé ni prix ni quotas minimaux. La Cour a laissé l'Etat libre des moyens.
 
 

Cet arrêt Campus-Oil donne donc une base très large et très satisfaisante pour recourir à tous les articles du traité de Rome qui se réfèrent à la notion de sécurité publique.

Il dit aussi qu'il faut y recourir avec sagesse et ce qu'il dit est de bon sens.

L'invocation de la "sécurité publique" ne doit jamais être un prétexte qui cache un motif purement économique. Il faut que les mesures servent effectivement le but recherché, et il faut que ces mesures soient juste suffisantes pour atteindre le but recherché - ce que les juristes traduisent en parlant de principes de "causalité" et de "proportionnalité".

Cette expression de "principe de proportionnalité" pourrait induire en erreur ceux qui ne sont pas juristes, dans la mesure où elle évoque un équilibre entre l'amélioration de sécurité d'une part, les perturbations apportées au marché d'autre part ; or il n'en est rien ; la Cour dit exactement qu'il faut éviter des entraves aux importations "disproportionnées" par rapport aux objectifs recherchés, et explique immédiatement que ces entraves ne doivent "donc" pas porter atteinte "plus qu'il n'est indispensable aux échanges communautaires" ; il serait sans doute plus clair de parler de principe de "juste suffisance"...
 
 

Il y a d'autres enseignements à tirer de cet arrêt.

* Lorsque les considérations de marché et de concurrence d'une part, des considérations de sécurité des Etats d'autre part sont en jeu, la sécurité des Etats prime ; cela va de soi pour tout esprit non averti. Est-ce le fait d'une espèce d'intoxication propagée par l'air du temps ? Cela semble parfois perdu de vue.

* Lorsqu'il y a divergence sur une même matière entre des considérations économiques qui relèvent de la Communauté et des considérations de sécurité publique qui relèvent de la plus haute responsabilité des Etats - on peut parler de sa souveraineté - il faut un arbitrage ; un tel arbitrage relève de l'Etat et de lui seulement. S'il était fait par un autre que l'Etat, ce serait insupportable car il revêt une dimension politique qui n'appartient qu'aux Etats.

D'ailleurs la Cour, bien qu'elle y ait été invitée par la Commission, a eu la prudence de ne pas s'engager sur ce terrain ; elle a seulement vérifié qu'il y avait bien une amélioration de la sécurité d'approvisionnement ; elle ne l'a pas mesurée ; encore moins l'a-t-elle comparée au "poids" des perturbations apportées au fonctionnement du marché. Et un observateur ingénu peut légitimement estimer, dans le cas Campus Oil, que l'augmentation de sécurité, si elle existe, est en l'occurence bien mince : peut-on vraiment penser que l'Irlande aurait durement manqué de produits raffinés ? La Cour s'est visiblement refusé de se poser la question ; elle a seulement constaté que les mesures prises par l'Irlande diminuaient effectivement cette probabilité.
 

La circulation des produits sensibles : l'arrêt Richardt

En mai 1985 un camion qui allait vers Roissy change de destination car le vol sur Moscou qui devait emporter sa cargaison a été annulé ; il se dirige vers l'aéroport de Luxembourg. Sa cargaison, préparée par M. Richardt, est précieuse et redoutable : trois tonnes d'appareils destinés à la gravure de circuits intégrés par source ionique, une étape clé dans la fabrication de puces pour un atelier de production de mémoires à bulles, ces composants électroniques ultraminiaturisés, résistants aux chocs et aux explosions nucléaires, que l'on retrouvera dans le cerveau des systèmes d'armement comme les lance-roquettes multiples, les satellites etc. Ces équipements avaient été achetés aux USA et étaient accompagnés des documents requis pour un transit à destination de Moscou, documents qui avaient été émis par erreur puisque ce matériel fait partie des listes de produits dits COCOM dont l'exportation vers l'URSS était interdite - une instruction judiciaire a d'ailleurs été engagée à ce sujet.

Les douaniers luxembourgeois arrêtent le camion, constatent qu'il s'agit d'un matériel COCOM, ne tiennent pas compte des documents en question et confisquent le matériel. M. Richardt, un virtuose du transfert technologique à hauts risques, un expert de la réglementation et de ses points faibles, un homme qui aime jouer au grand jour pour se faufiler dans les moindres failles, est tombé sur un os. Il contre-attaque devant les tribunaux qui demandent à la Cour son avis.

Là aussi l'arrêt de la Cour est plein d'enseignements.

Il apporte des précisions sur la façon de considérer les "produits duaux", ces produits qui peuvent avoir une utilisation civile et une utilisation militaire.

Il se trouve que la Commission et les trois Etats qui avaient interrogé la Cour étaient bien d'accord : le Luxembourg était fondé à interdire le transit de ce produit qui présentait un risque pour sa sécurité ; la Cour l'a confirmé.

Elle a certes rappelé que les considérations de sécurité publique ne donnent pas aux Etats une compétence exclusive sur ces produits, mais, comme pour l'arrêt Campus-Oil, elle a constaté que l'Etat pouvait contrevenir aux règles communautaires et a seulement rappelé son principe mal nommé de "proportionnalité" en demandant d'appliquer une peine qui soit juste suffisante pour atteindre le but recherché : le refoulement en France lui paraît suffisant, sauf si l'on pouvait faire état d'une mauvaise foi telle qu'une confiscation est nécessaire pour que la même situation ne se représente pas.

Elle a aussi signifié que l'existence de papiers en règle dans un pays n'interdit pas à un autre pays de ne pas en tenir compte ; cette indication est utile car, pour surveiller la circulation de produits, de personnes, de capitaux présentant un risque pour la sécurité publique, les doubles contrôles ne sont pas vains.
 
 

Deux arrêts qui couvrent une bonne partie du champ commun à l'économie et à la sécurité des Etats 

Les considérants de l'arrêt Campus Oil s'appliquent fort bien à tous les services de base dont ont besoin l'économie et l'Etat, et à tout ce qui est nécessaire à la protection, à la santé et à l'alimentation des populations.

Les considérants de l'arrêt Richard ont une double portée :

* ils traitent de produits qui ont un "double usage", c'est à dire qui ont une face tournée vers l'économie de marché et une face tournée vers la sécurité nationale : il n'y a pas que les produits "proliférants", c'est à dire les produits qui entrent dans la fabrication d'armes de destruction massive ; il y a aussi les ressources duales, comme l'espace aérien ou le spectre des fréquences et, dans une perspective plus large, tous les produits et techniques dont la France doit pouvoir disposer pour assurer sa sécurité car ils sont nécessaires à la fabrication d'armement.

* ils traitent de la circulation de ces produits qui ont un effet sur la sécurité du pays ; or une bonne partie des questions qu'il faudra apprendre à traiter correctement entre économie et sécurité des Etats relève des dangers créés par la libre circulation des produits, des personnes, des capitaux, des informations.

Ainsi on peut dire que le premier arrêt traite de la libre concurrence entre entreprises et de la liberté d'établissement et de commerce et que le second traite de la liberté de circulation; ensemble ils marquent des limites aux deux règles de base du "libéralisme", aux deux composantes du "marché".
 
 

Deux arrêts dont la portée semble indisposer la Commission 

La Commission semble encore penser que là où la Communauté a pris des mesures allant dans le sens de la sécurité, les Etats ont du même coup perdu la possibilité de prendre des mesures nationales, et que, depuis l'instauration du marché intérieur, les Etats ne peuvent rien faire de façon autonome sur la circulation à l'intérieur du marché commun ; elle semble bien tentée également d'interpréter le principe mal nommé "de proportionnalité" dans son sens littéral et de comparer l'amélioration de sécurité aux "perturbations" du marché, se plaçant ou plaçant la Cour en responsable de cet arbitrage entre économie et sécurité.
 
 

Or ces arrêts confirment les possibilités données aux Etats en matière de sécurité publique : il n'y a pas de matière qui soit de la responsabilité exclusive de la Communauté. Chaque fois que la sécurité des Etats est en jeu, même lorsque la matière est économique la responsabilité est partagée, l'impératif de sécurité prime et les décisions sont nationales. 

Pour concilier les responsabilités des Etats et la nécessité de "vivre ensemble", nécessité confirmée chaque jour davantage par l'intégration de la vie économique, ne pourrait-on imaginer que les Etats décident de concevoir de façon concertée et de mettre en oeuvre conjointement des mesures nationales, à douze si possible, sinon à quelques-uns seulement ?

Cette coopération ne se ferait pas sur le mode communautaire, avec prééminence de la Commission et décision à la majorité qualifiée, mais sur un mode qui respecte la responsabilité des Etats et qui n'interdirait pas aux Etats de prendre des mesures autonomes pour compléter, si besoin, les mesures communes.
 
 


V

La concurrence contre la sécurité publique

Le cas des services de base

La sécurité du pays et la vie des populations dépendent de la disponibilité et du bon fonctionnement des services de base, en situation normale et en situation de crise. Il s'agit en particulier des transports, des télécommunications, de l'énergie (pétrole, gaz et électricité) ; il y a d'autres services de base comme les moyens de paiement, l'information du public et les moyens de communication ; mais nous n'en parlerons pas ici.

Ces services de base sont restés longtemps à l'écart de l'action de la Communauté. La Commission a commencé de s'y intéresser systématiquement après la signature de l'Acte unique européen qui lui permettait de faire prendre des décisions à la majorité qualifiée et qui avait créé cette échéance un peu mythique du 1er janvier 1993 pour la réalisation d'un marché intérieur unique.

On verra comment progresse la construction communautaire en regardant l'action de la Commission sur ces secteurs, essentiels à la vie du pays.

Si en général la décision revient au Conseil, c'est à dire à l'ensemble des Etats, sur les services de base la Commission a souvent pu jouer de son pouvoir propre pour remettre en cause monopoles et droits spéciaux, et pour lutter contre toute forme d'organisation du marché. Les Etats peuvent intervenir en argumentant avec la Commission conformément aux procédures du Traité ou en se situant sur un autre registre, "sur un plan politique", hors procédure en quelque sorte. La Commission les écoutera si les Etats font eux-mêmes un pas dans la direction qu'elle souhaite, débat intense dont l'enjeu est de poids : orientation de la Communauté et partage du pouvoir entre la Commission et les Etats.

En 1992 la pression de la Commission pour une "libéralisation" de ces services de base se faisait très forte. La situation a-t-elle changé depuis ? Les Etats, notamment la France, ont montré à la fois leur résistance et leur "bonne volonté". C'est au vu des résultats des discussions qui se sont engagées que l'on pourra apprécier si la Commission a vraiment évolué. Peut-être s'apercevra-t-on que l'automne de 1992, avec le référendum français et la présidence britannique aura vu un tournant, et que le 1er janvier 1993 aura marqué une double étape, celle d'un marché intérieur heureusement réalisé dans les limites des exigences de la sécurité publique, et la prise de conscience des graves insuffisances du "libéralisme".

En tous cas, il est assez instructif de confronter la démarche de la Commision et les enjeux de son action sur la sécurité des Etats.
 
 

Les arguments et les méthodes de la Commission

Ses raisons sont nombreuses : elle n'affichera jamais d'objectif politique ; elle arguera le plus souvent de l'efficacité économique, soit par des considérations générales, soit en s'appuyant sur des arguments techniques ; mais elle n'en a pas réellement besoin : même si rien ne permet de prédire une plus grande efficacité, elle fera des propositions en s'appuyant seulement sur des arguments juridiques. Dans tous les cas, elle fera un grand usage du principe de "non retour", se contentant de progressions millimétriques, imperceptibles : chaque progression est irréversible.

La marine marchande

Le cas de la marine marchande est exemplaire de ce que donne l'argument de l'efficacité économique.

La concurrence règne sur le transport maritime ; les tarifs de fret sont de plus en plus bas ; les droits spéciaux accordés par les Etats et les "conférences maritimes", c'est à dire des consortiums entre transporteurs, sont traqués par la Commission et bannis par la Cour de Justice. Cela, à n'en pas douter, va doublement dans le sens de la mission de la Communauté, "le relèvement accéléré du niveau de vie" : relèvement du niveau de vie en effet, grâce à la diminution du coût du transport qui doit en principe bénéficier au consommateur ; à un rythme "accéléré" qui plus est, à en croire le rythme de décroissance de notre flotte qui a le mauvais esprit de coûter plus cher que d'autres qui emploient des marins payés infiniment moins que les marins français : la capacité des bateaux sous pavillon français ou sous pavillon d'un Etat membre de la CEE a diminué de moitié en quinze ans.

Pourtant cela crée comme un malaise - lorsque le consommateur heureux devient chômeur, ou doit cotiser pour indemniser un grand nombre de chômeurs.
 
 

Le transport aérien dans la tourmente

La situation est évidemment différente mais le résultat, pour la France, pourrait être le même.

A la fin des années 70, l'introduction de la concurrence dans le transport aérien américain fut comme un coup de tonnerre annonciateur de grandes perturbations : des compagnies aussi renommées que "la Panam", Eastern, Braniff ont disparu, d'autres sont sous le régime qui protège les entreprises en banqueroute ; trois dominent, American, Delta et United Airlines.

Trois ou quatre compagnies pour l'ensemble du marché américain ; notre paysage européen en paraît d'autant plus morcellé. Les entreprises européennes n'étaient pas soumises à la concurrence tant que les monopoles nationaux demeuraient, mais peu à peu, depuis la signature de l'Acte Unique Européen, les possibilités que la convention de Chicago avait données aux Etats et qui leur permettaient de contrôler les entreprises se réduisent systématiquement, selon un plan qui est pratiquement achevé.

Les droits de trafic au sein de la Communauté, les licences d'exploitation des compagnies ne relèvent plus du libre arbitre des Etats et leur échapperont complètement en 1997 ; les licences de pilotes, les certicats de navigabilité des appareils seront encore attribués par les Etats mais sur la base de normes communes et sans discrimination possible en fonction de la nationalité. Il reste peu de chose aux Etats : la négociation des droits de trafic avec les pays tiers et la possibilité d'accorder ces droits aux entreprises de leur choix : c'est à la fois un outil de politique économique et une composante des relations extérieures du pays. On se doute que la Commission veut changer cela. Elle a proposé une directive en ce sens. Où est l'intérêt des pays ? Confier à la Communauté les négociations avec les pays tiers, c'est probablement renforcer notre position de négociation, et c'est abandonner un moyen propre d'action, le dernier lien légal ou réglementaire entre un Etat et "sa" ou "ses" compagnies de transport aérien (sauf à conserver des entreprises à capitaux publics) - fable du chien et du loup. Plusieurs Etats-membres, même s'ils s'affichent partisans d'une intégration européenne poussée, la Hollande, l'Allemagne, ont déjà contracté individuellement, de même que la Grande-Bretagne, avec les USA, heureux de pouvoir là aussi "diviser pour régner" et pénétrer sur l'ensemble du marché par quelques "fenêtres" : ouvrir le marché intérieur sans avoir au préalable défini une politique commune de relation avec les pays tiers serait parfaitement incohérent. 
 
 

Le contrôle de l'espace aérien échappera-t-il aux Etats ? 

Pour améliorer la navigation aérienne l'agence Eurocontrol fut créée en 1960 par une convention internationale ; elle comporte à la fin de 1993 quinze Etats dont neuf de la Communauté européenne ; la candidature des trois pays de la Communauté qui n'en font pas encore partie, l'Italie, l'Espagne et le Danemark, a déjà été acceptée. Les décisions au sein d'Eurocontrol sont prises à l'unanimité : chaque Etat ayant ainsi un droit de veto peut faire prendre en compte ses impératifs de sécurité et de défense. 

Pour lutter contre la congestion de l'espace aérien, le programme de "gestion des flux" (CFMU) sera parachevé en 1994 : le but de CFMU est que les plans de vol puissent tenir compte les uns des autres pour utiliser au mieux les capacités de l'espace aérien. Dans une première étape, Eurocontrol a pu ramener le nombre de cellules de gestion de 20 à 5. En 1994 un système unique, depuis Bruxelles, imposera à chaque centre de contrôle les heures de décollage et les routes des avions. Le contrôle proprement dit, c'est à dire la guidage des avions "en temps réel", reste de la responsabilité de chaque pays.

Les ministres des transport demandent à Eurocontrol d'aller plus loin. Il s'agit maintenant de parvenir à un système de contrôle "intégré". Qu'est-ce à dire ?

Pour les uns, notamment la France, il s'agit de rapprocher suffisamment les systèmes nationaux de façon qu'ils puissent parfaitement travailler ensemble au point que l'utilisateur aura l'impression qu'il n'y a qu'un système, mais en laissant à chaque Etat, s'il le souhaite, la possibilité de reprendre le contrôle de la circulation aérienne au-dessus de son territoire. Pour les autres il s'agit d'une intégration beaucoup plus poussée allant jusqu'à un système unique. Il y a une forte pression pour un système unique, pression des acteurs économiques, pression du Parlement européen qui se veut le défenseur inconditionnel des "citoyens" - tout ce qui pourrait diminuer l'attente en aéroport, surtout au départ de vacances, doit être encouragé - et qui voit d'un oeil a priori favorable tout nouvel organisme européen supraétatique.

La Commission des Communautés n'est pas inactive. Avec l'accord initial de plusieurs pays, dont la France, elle a proposé et fait adopter une directive pour pouvoir rendre obligatoires certaines normes techniques relatives au matériel et aux logiciels. Or pour prendre des décisions et les faire appliquer, le dispositif de la Communauté est beaucoup plus puissant que celui d'Eurocontrol, puisque les décisions y seront prises à la majorité, que leur application sera vérifiée par la Commission et que les écarts seront sanctionnés par la Commission avec, si besoin, l'appui de la Cour de justice.

La première version du projet de directive que la Commission avait rédigé revenait à "court circuiter" le processus de décision d'Eurocontrol qui permet à chaque Etat de faire valoir ses impératifs de sécurité nationale. Il a fallu une étude de texte méticuleuse pour limiter la portée de cette directive aux normes déjà adoptées par Eurocontrol. Et l'on se demande toujours quel usage la Commission fera de ce nouveau cadre juridique, car ici elle a "progressé immobile", pour ainsi dire : elle a modifié le paysage juridique sans remettre en question le paysage technique. Elle a ainsi acquis une compétence juridique réelle mais masquée, dans l'ombre des décisions prises ailleurs par les Etats ; mais elle saura "démasquer" cette compétence le moment venu, si les Etats ne s'y opposent pas explicitement. 

Car à ses yeux, tout cela semble bien naturel ; il convient de faciliter la vie des acteurs économiques ; si un système unifié est plus efficace, le devoir de la Commission est de proposer des mesures qui en accélèrent la réalisation.

Si les arguments techniques ou économiques ne suffisent pas à convaincre, la Commission rappellera aux Etats les possibilités que lui donne le droit, comme une épée de Damoclès.
 
 

Les télécommunications

En 1990 une directive du Conseil de la CEE ouvre à la concurrence certains secteurs des télécommunications, les téléphones mobiles, les "services à valeur ajoutée", c'est à dire toute relation entre deux acteurs économiques qui ne se limite pas au transport brut de la voix ou de données. Il était précisé clair et net que la possession et l'exploitation du réseau de base pouvaient être légitimement considérées comme "un monopole naturel" et que le monopole sur le téléphone pouvait être considéré comme une condition nécessaire pour que l'opérateur puisse répondre à des obligations de "service universel" ; bref qu'on n'y toucherait pas.

La "libéralisation" s'est faite correctement sur les secteurs prévus. Au début de 1992, grosse émotion : on s'aperçoit que la Commission prépare une communication qui proposerait la "libéralisation" du téléphone et qui laisserait entendre que même les réseaux pourraient être ouverts à la concurrence. Elle menaçait de décider elle-même de la suppression de monopoles et droits spéciaux, possibilité qui fut opportunément rappelée entretemps par un arrêt de la Cour de justice sur une affaire mineure.

Après plusieurs péripéties les Etats obtiennent la création d'un groupe à haut niveau pour examiner tous les aspects de la question. Cela se conclut provisoirement par une résolution adoptée par le Conseil le 16 juin 1993 : tous les services de télécommunications y compris le téléphone seront ouverts à la concurrence avant le début de 1998 ; une réflexion sera engagée au sujet des infrastructures en 1994. La concurrence devra s'exercer dans des conditions qui permettront aux télécommunications de remplir leur rôle de service public, appelé en termes européens "service universel". Tous les pays ont donné leur accord ; les seules discussions ont été le fait de pays qui ne s'estimaient pas assez forts pour supporter la concurrence ; ils ont obtenu un délai supplémentaire.

La résolution du Conseil reprend pour l'essentiel ce que la Commission voulait imposer mais il y a eu un changement, sur un plan politique, car la Commission renonce à user de ses moyens propres de lutte contre les monopoles : ce sont les Etats qui ont décidé. Le changement sera réel dans les faits si les Etats mettent l'accent sur des objectifs qui, dans le projet initial de la Commission, passaient au second plan et surtout s'ils prennent en considération d'autres impératifs, comme la sécurité publique, que la résolution du Conseil n'aborde nullement car ils ne sont pas de la responsabilité communautaire.

La Commission reste active ; elle prépare des directives pour la mise en oeuvre des résolutions du Conseil et saura rappeler l'existence de ses pouvoirs propres si d'aventure les Etats ne respectaient pas le calendrier fixé.
 
 

Lorsqu'il n'y a aucun argument d'efficacité, la Commission s'appuiera uniquement sur les textes.
 
 

Sur le gaz et de l'électricité, la Commission intervient uniquement "par principe

S'il est un secteur où l'industrie française s'est montrée particulièrement efficace, c'est bien celui du gaz et de l'électricité. Grâce à un programme d'investissement systématique, l'électricité en France est vendue moins cher que dans les autres pays de la Communauté européenne. Par sa puissance le Gaz de France peut négocier des contrats d'approvisionnement avantageux ; l'exemple contraire d'un contrat par lequel la France a délibérément accepté des conditions très favorables à l'Algérie, en 1981, montre que les contrats commerciaux, lorsqu'ils portent sur de gros volumes et sur des produits essentiels à la vie du pays, peuvent avoir une signification de politique étrangère. 

En France, le régime du gaz et de l'électricité est bardé de monopoles, monopoles d'importation et d'exportation, monopoles de production, de transport et de distribution ; et, peu ou prou, à l'exception notable de la Grande-Bretagne, la situation se retrouve dans les autres pays, qu'elle soit fondée sur des textes ou seulement "de fait".

Beau terrain de manoeuvre pour la Commission. Faute d'arguments d'efficacité technique ou économique, elle se placera strictement, méthodiquement sur le terrain du droit.

Elle a mis longtemps à s'y intéresser concrètement ; comme elle savait que ce sont là sujets sensibles, elle attendait pour s'y attaquer d'avoir réglé le cas des produits moins délicats et de se sentir suffisamment solide. L'échéance du 1er janvier 1993 l'a stimulée.

Elle avait déjà fait adopter deux directives par le Conseil en 1990 et 1991 pour amener les gestionnaires de réseaux de gaz et d'électricité à accepter le transit sur leurs réseaux, mesure utile qui n'a pas soulevé de difficulté. D'autre part elle faisait progresser l'idée que les comptes des entreprises doivent faire apparaître distinctement le coût de la production et celui du transport, première étape pour pouvoir ensuite demander des explications sur les prix.

Elle avait essayé de faire adopter par le Conseil une directive selon laquelle tout acheteur important aurait pu contracter avec le fournisseur de son choix, du même pays ou d'un autre Etat-membre, et demander au gestionnaire du réseau, réseau de gaz ou d'électricité, de lui transporter la fourniture de gaz ou d'électricité correspondante : il aurait ainsi "accès au réseau". Si cette directive était passée, c'eût été du même coup supprimer tous les monopoles. Mais le commissaire chargé de l'énergie n'a trouvé pour approuver son initiative que la Grande-Bretagne et un ou deux "petits pays" pour reprendre l'expression habituelle, assez fâcheuse d'ailleurs. Il fut invité à modifier son projet, forme élégante de rejet, au moins provisoire.

Car la Commission est tenace ; elle choisit maintenant un terrain où elle peut prendre des mesures elle-même sans passer par le Conseil : elle vise donc les monopoles en commençant par ceux qui font l'objet d'une loi, et non les monopoles de fait. Comme il est fréquent, la France, qui opére à livre ouvert, se trouve en première ligne.
 
 

La joute juridique a donc commencé au début de 1991.

Chacun a montré ses armes, a voulu impressionner l'autre pour éviter si possible l'affrontement. 

A la fin de 1992, la Commission a envoyé à la France et à quelques autres Etats un "avis motivé", dernière étape avant la saisine de la Cour. Elle rappelle que le marché intérieur est fait d'un espace sans frontières où est assurée la liberté de circulation des marchandises. 

La France avait fait remarquer que la circulation n'est pas entravée, à preuve le volume des échanges internationaux sans cesse croissant. C'est vrai, mais au plan juridique cela ne tient pas puisque la Cour a depuis longtemps décidé qu'est interdite toute mesure qui affecte "directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement" les échanges. Et pour appuyer cela la Commission cite les difficultés rencontrées par une entreprise qui possède un barrage sur le versant italien des Alpes et qui n'a pas pu livrer librement son électricité à l'ENEL, l'équivalent italien d'EDF. On croit rêver : d'une part l'EDF qui fait des embarras à cette entreprise et d'autre part la Commission qui s'appuie sur cet exemple de portée dérisoire pour prétendre mettre à bas tout le système de production et de distribution d'électricité français ! "De minimis curat jus", sans doute, si on ose dire, et contrairement au pouvoir politique. De toutes façons, il suffit qu'une réglementation "soit susceptible" d'entraver les échanges pour être contraire au traité de Rome. La Commission n'avait même pas besoin de trouver un exemple. Elle peut sereinement continuer son argumentation.

Les autres "rounds d'observation" portent sur la notion de "marchandise", sur la discrimination en fonction de la nationalité et sur la protection du consommateur.

Jusque là le camp français est plutôt "poussé dans les cordes". Qu'en est-il de ses deux ultimes recours, la notion de "sécurité publique" et celle de "service d'intérêt général" ? Emportée par son élan victorieux, la Commission continue sur le même rythme et balaie les arguments français avec une certaine désinvolture. 

La Commission concède que l'approvisionnement en gaz est une des conditions de la sécurité publique. Mais elle ne le reconnaît pas pour l'électricité, au motif qu'il ne s'agit pas d'une énergie primaire, motif qui ne résiste pas deux secondes à l'examen : y a-t-il un réseau plus indispensable à la vie de la population, au fonctionnement du pays que le réseau électrique ? Et pourtant cela figure dans une lettre importante, un avis motivé signé du Commissaire compétent.

De toutes façons dans l'un ou l'autre cas, la Commission "ne voit pas" comment la sécurité d'approvisionnement serait affectée.

La Commission ne s'attaque qu'aux monopoles d'importation et d'exportation et non à ceux de production ou de transport. Mais cela ne doit pas tromper : dès la première sollicitation la cour de justice ne tarderait pas à remarquer que la suppression de ces monopoles ne peut avoir d'"effet utile" que si les autres sont supprimés : que voudrait dire un droit d'exporter sans celui d'avoir accès au transport ? Encore un exemple de manoeuvre cachée.

Comme pour les télécommunications la réponse française, en 1993, s'est portée sur le terrain "politique" : le ministre, nouveau, a rencontré le commissaire compétent, lui-même nouveau, pour convenir que la Commission ne poursuivrait pas ses démarches contentieuses et que la France modifierait sa législation sur la gaz et l'électricité pour ouvrir ces secteurs à une certaine forme de concurrence. La sécurité d'approvisionnement sera le socle de la nouvelle législation, ce qui conduira à s'écarter des règles d'un marché ouvert et concurrentiel. Quelle sera la réponse de la Commission ? Sera-t-elle tentée d'user à nouveau de ses pouvoirs propres ou sera-t-elle sensible, plus qu'auparavant, aux nécessités de la sécurité publique ?
 
 

Une politique manquée : la directive sur les marchés publics, dans ces secteurs des services de base.

Ce sont les marchés publics qui donnent aux Etats les moyens les plus forts d'agir sur l'économie, et on a vu qu'en France l'Etat a su en faire un bon usage dans bien des secteurs qui sont aujourd'hui des fleurons industriels. Dans un premier temps, la Commission avait fait approuver une directive sur les marchés publics ; mais il avait été décidé d'en exclure les services de base.

Cela ne pouvait pas toujours durer ; une directive a créé un droit spécial pour les marchés publics dans ces secteurs ; dans le langage communautaire, il s'agit de la "directive secteurs exclus".

C'aurait pu être l'occasion de définir une vraie politique européenne, c'est à dire une politique qui fasse une différence entre ce qui fait partie de la Communauté et ce qui n'en fait pas partie. Les décisions prises par la Communauté sont bien discrètes - ce qui n'empêche pas les Américains de prendre prétexte des quelques traces d'une politique européenne pour nous accuser de politique protectionniste ! 

Selon le droit communautaire un Etat, une collectivité publique ou un opérateur européen de grand service public peut rejeter une offre où la part des produits originaire d'un pays tiers est supérieure à 50 %. Ce qui signifie que les Etats ou les entreprises ne seront pas obligés de rejeter une offre qui a moins de 50 % de contenu européen. Et entre deux offres équivalentes, une préférence communautaire sera donnée dans la limite d'une différence de coût de 3%. Quiconque a travaillé sur des marchés publics sait bien que l'on pourra toujours tourner cela en disant que les offres présentent une différence de qualité qui justifie largement un écart de prix de 3%.

De toutes façons encore faudrait-il que les Etats appliquent cette minime "préférence communautaire" : on s'est rendu compte de façon assez inattendue, au printemps de 1993, que l'Allemagne n'en avait pas l'intention, lorsque, agissant isolément, elle a obtenu des USA qu'ils n'appliquent pas à son égard les mesures de rétorsion portant sur les importations de matériels de télécommunications qu'ils destinaient aux autres pays de la Communauté européenne.

On voit bien la difficulté d'une politique "européenne" : elle suppose que tous les Etats soient d'accord.
 
 

Dans le paysage communautaire "idéal", quelles conséquences sur la sécurité des pays ?

Toutes ces avancées communautaires et toutes ces tentatives de la Commission permettent de dresser un paysage communautaire "idéal".

On ne s'attardera pas ici sur le fait que dans ce paysage idéal "il n'y a plus de frontières", que la circulation des produits, des personnes, des capitaux et des services est complètement "libérée" au sein de la Communauté, car nous y reviendrons plus loin.

Restons dans le domaine des services de base.
 
 

Les transports maritimes

Si la situation des transports maritimes continue d'évoluer dans le même sens, tout est bien : les consommateurs communautaires bénéficient pleinement de la baisse de coût obtenue grâce au travail très peu rémunéré de matelots philippins ou camerounais privés de congés payés et de protection sociale sur des navires immatriculés dans quelque paradis fiscal et financés par des fonds d'origine incertaine (voir le rapport annuel pour 1992 du Conseil de la Marine Marchande).

La France doit supprimer toutes les procédures plus ou moins discrètes par lesquelles elle conservait un minimum d'armement sous pavillon français et la flotte française s'est encore réduite.

Pourtant en cas de crise, il faudra pouvoir réquisitionner les navires dont les armées auront besoin pour transporter troupes et matériels et les navires spécialisés qui transportent des produits essentiels à la vie du pays, surtout le pétrole, bien sûr, et bientôt le gaz. Or elle ne pourra réquisitionner hors de ses eaux territoriales que des navires français et des personnels français ; de la même façon elle ne peut protéger que des navires français, c'est à dire qu'elle ne peut couler ou abattre un navire ou un avion menaçant que si le navire menacé arbore la pavillon français. Même sans considération de droit, peut-on avoir la même confiance, pour des transports de troupe ou de matériels sensibles par exemple, en un navire et un équipage français ou en un navire et un équipage étrangers ? Or pour avoir au moment de la crise des navires sous pavillon français et des personnels français, il faut qu'ils existent en temps normal. Il est vain de penser les "rapatrier" peu avant la crise, car cela suppose l'accord de tous, du propriétaire et de l'"Etat de pavillon". Il est vain de conserver "sous cocon" des navires prêts à l'emploi ; les Américains s'y sont essayés : les navires, bien entretenus fonctionnaient correctement, mais on n'a pas réussi à reconstituer les équipages... Il est vain de penser recourir "au marché". En période de crise, quand les équipages risqueront leur vie, suffira-t-il de leur demander d'aller chercher leur cargaison dans une zone dangereuse pour qu'ils obéissent, même si on les paye grassement ? Même si des contrats ont été signés, ces contrats ne seront pas valables, ils auront tout d'un contrat léonin : on ne peut pas refuser de prévoir des situations où la réquisition est nécessaire.

Là comme ailleurs, si l'on veut pouvoir réagir rapidement, l'économie doit être prête à affronter la crise.

L'action de la Communauté ne va certes pas priver les Etats des moyens juridiques de réquisitionner des navires ; c'est hors de question, naturellement ; mais elle risque d'enlever à ces moyens toute efficacité : il n'y aura plus de navires ni de personnels à réquisitionner.
 
 

Des mesures nationales contestées

En droit les Etats peuvent prendre individuellement des précautions pour ne pas en arriver là.

La France a décidé d'obliger les raffineurs de pétrole opérant sur son territoire à contrôler une capacité minimum sous pavillon français. Quel tollé ! Toute la profession a réagi avec un bel ensemble et réussit même à convaincre une bonne partie de l'administration : cette obligation unilatérale allait créer sur le raffinage français une charge insupportable qui en compromettrait gravement la compétitivité. Calculs faits, le surcoût s'élève à moins de deux dixièmes de centime par litre. Cela n'a pas empêché un raffineur de déposer une plainte auprès de la Commission et la Commission de demander des explications au gouvernement français.
 
 

Mesures nationales et concurrence internationale

Cet épisode pétrolier est très instructif : la "globalisation" de l'économie est tellement entrée dans les esprits que toute discrimination est perçue comme inacceptable, même si sa portée réelle est imperceptible ; c'est une affaire de principe, de morale presque. Les "discriminations" naturelles sont multiples, ne serait-ce que l'éloignement ou la difficulté d'accés de certaines régions, dont l'effet sur les coûts est sans commune mesure avec celui de l'obligation de pavillon ; mais toute intervention d'un Etat sur une catégorie d'entreprise ou sur un secteur économique est refusée par principe.

Or pour assumer leur responsabilité de sécurité publique les Etats nationaux sont bien obligés d'établir des discriminations en fonction de la nationalité.

Pour éviter les perturbations de concurrence, le plus simple serait que les pays conviennent de soumettre leurs entreprises aux mêmes obligations ; il y a très peu d'exemples de telles conventions internationales ; le plus remarquable est celui des stocks de sécurité de produits pétroliers, obligation décidée au sein de l'Agence internationale de l'énergie. La solidarité ne va guère plus loin : en cas de crise, la gestion des stocks restera nationale car l'AIE n'est pas parvenue à jeter les bases d'une solidarité dans la pénurie.
 
 

Les transports aériens

Dans ce secteur, comme pour à peu près tous les services de base, les effets d'échelle donnent l'avantage aux compagnies "jumbos" ; l'ouverture des marchés risque donc de mettre nos entreprises européennes dans une situation critique. Il en est une qui est en bien meilleure posture que les autres, British Airways. Sa gestion fut certainement efficace ; en même temps on doit constater qu'elle n'a en rien facilité la naissance et la consolidation d'une industrie européenne de fabrication aéronautique puisqu'elle n'a acheté aucun avion Airbus.

Les entreprises des pays de la Communauté européenne vont être fortement incitées à grossir, par croissance interne, par acquisition d'entreprises ou par rapprochements et fusions. British Airways par exemple a pris des participations dans quatre entreprises en un an, dont le contrôle de la compagnie régionale française TAT et des participations minoritaires dans la compagnie Qantas en Australie et dans US Air.

Du fait de la "libéralisation" du transport au sein de la Communauté européenne, les compagnies nationales de transport aérien - à peu près chaque pays a la sienne - risquent de peu à peu d'oublier leur nationalité. Il est tout à fait envisageable et peut-être souhaitable à certains égards qu'Air-France fusionne dans les années qui viennent avec la compagnie d'un autre pays de la Communauté et forme une compagnie européenne basée par exemple en Hollande, pays où la fiscalité des entreprises est particulièrement favorable. Comme la concurrence aura réduit à peu de chose les marges d'autofinancement, les avions de cet "Air-Europe" seront loués à une entreprise à capitaux Taïwanais par exemple (Taïwan dispose de réserves de capitaux considérables) ou Pakistanais (dans ce cas, qui pourra dire l'origine réelle des capitaux ?) ; ils seront immatriculés dans un pays de la Communauté où les formalités sont beaucoup plus rapides et un peu moins tatillonnes ; le personnel sera de nationalité variée. Avec un tel scénario, les aéroports français ne seraient desservis que par des avions qui ne seraient pas français, qui appartiendraient à des entreprises étrangères et dont les équipages seraient étrangers.

Une fiction sans doute pour aujourd'hui. Mais il n'existe pas d'Air Aquitaine pour desservir Bordeaux, Agen ou Biarritz, ni d'Air Rhône-Alpes ; or toute la politique de la Communauté européenne est de faire que l'activité économique ne connaisse plus de frontières intérieures.

La "libéralisation" de ce secteur se fera sans doute de façon plus raisonnée que celle du transport maritime et il y aura une différence entre les opérateurs "communautaires" et les autres, mais la Commission dans ses propositions ne peut pas prendre en compte la nationalité des opérateurs, alors que les Etats, pour préparer et mettre en oeuvre les mesures nécessaires à la sécurité nationale, sont obligés de faire une différence. Il leur faut donc définir une capacité minimale de transport aérien "français" à conserver pour répondre aux besoins des armées ou aux autres besoins de l'Etat, comme pour aller rechercher des compatriotes en difficulté dans un autre pays ou pour apporter un secours dans des zones en crise.
 
 

Le contrôle de l'espace aérien :

D'un point de vue technique, on peut soutenir qu'il y a au sein du Marché Commun trop de centres de contrôle de la navigation aérienne : les USA en ont beaucoup moins pour gérer un trafic largement supérieur à celui qui parcourt l'espace aérien des Etats de la Communauté européenne.

Les textes qui fondent la Communauté donnent sans conteste à la Communauté la possibilité de prendre des décisions en ce domaine, condition d'un "développement harmonieux des activités économiques". La Commission fait donc, et c'est normal, des propositions et la Cour de Justice peut être saisie par toute entreprise mécontente.
 
 

Une anecdote montre l'étendue des possibilités offertes par le traité de Rome et le droit dérivé aux tenants de l'"ultralibéralisme".

Une entreprise allemande s'est tournée vers la Cour : elle refuse de payer les redevances sous le motif que les activités d'Eurocontrol seraient contraires aux dispositions de l'article du traité de Rome qui interdit les "abus de position dominante".

La mission de contrôle est-elle une activité économique ? Si oui Eurocontrol est une entreprise au sens du traité de Rome et doit être soumise à la concurrence.

Imaginer que le contrôle aérien puisse être mis à l'encan, voilà jusqu'où peuvent aller les extrémistes du libéralisme - à moins que ce ne soient des juristes facétieux qui trouvent ainsi le moyen de retarder le versement des cotisations des entreprises qui les emploient.

Dans son mémoire à la Cour, la France a fait remarquer après une étude approfondie que dans le cas de la circulation aérienne la prestation de service est indissociablement liée à une fonction de police relevant de la responsabilité de l'Etat. Ce qui est certain en tous cas, c'est que cette affaire un peu loufoque aura procuré à des hommes de loi une occupation rémunérée et fait perdre beaucoup de temps.
 
 

Plus sérieusement, revenons à ce système intégré de contrôle de la navigation aérienne.

Que se passera-t-il s'il faut faire survoler le territoire d'un Etat par des avions chargés de bombes et si des fonctionnaires de cet organisme supranational refusent d'en assurer la navigation ? Cela s'est vu en France au moment de la guerre du Golfe ; il y avait une autorité politique en mesure de réagir. Que se passera-t-il si le personnel se met en grève ; qui pourra imposer un service minimum, voire réquisitionner le personnel ? Au dessus du territoire français, il peut y avoir des vols militaires ou décidés par le gouvernement qui demandent une priorité ou une discrétion totales ; comment être sûr que ces vols seront possibles, que cette priorité, que cette confidentialité seront respectées ? De la même façon il peut y avoir des vols qui traversent l'espace aérien de plusieurs pays et qui demandent une confidentialité totale ; comment être sûr que seuls ceux qui "ont à en connaître" en seront informés et que ceux-là sont tous de confiance ? Comment être sûr que les informations seront données ponctuellement et rigoureusement aux autorités militaires nationales pour qu'elles remplissent leur mission de surveillance de l'espace ?

Comme l'espace aérien est une ressource "duale", à usage civil et militaire, commercial et gouvernemental, tant que l'Etat n'aura pas explicitement confié la gestion de l'espace aérien à une autre entité qui ne peut être que politique, cette tâche de gestion ne peut être confiée à un organisme international que si l'Etat conserve la possibilité juridique et technique de reprendre le contrôle de la navigation en toute liberté et sans rendre compte à personne, soit sur un axe et pour une période déterminés soit, en cas de crise grave, pour l'ensemble de la circulation aérienne ; et les vols internationaux devront pouvoir être assurés sous la responsabilité directe des seuls Etats concernés.

Il faut sans cesse l'expliquer et le confirmer aux services techniques d'Eurocontrol, animés par leur volonté d'efficacité technique.

Le système de gestion des flux qui se met en place au début de 1994 laisse aux Etats des espaces libres dans lesquels ils pourront programmer des vols sans donner d'information à Eurocontrol mais la question reste ouverte en ce qui concerne le contrôle à proprement parler. La lecture du programme de travail d'Eurocontrol montre les glissements de termes : système "intégré" puis "commun", puis "unifié", puis "unique". Il n'est pas facile de prévoir les conséquences indirectes des mesures techniques proposées, qui, à terme, empêcheraient les Etats de reprendre la maîtrise de la navigation aérienne au dessus de leur territoire.

Il ne faut pas être soupçonneux ; mais en matière de sécurité, il faut savoir jusqu'où faire confiance et à qui, étant donné que le besoin de sécurité jouera précisément en des circonstances qui peuvent voir disparaître bien des motifs de confiance mutuelle. En cas de crise, seuls les Etats peuvent se faire confiance - pour la simple raison qu'ils ont une très large palette d'intérêts communs et de moyens de rétorsion.
 
 

Les télécommunications

Dans le paysage communautaire "idéal" tel que le laissent deviner les propositions de la Commission tous les opérateurs de télécommunications sont en concurrence, pour les communications internes ou internationales, pour le téléphone, le transport de données ou les services à valeur ajoutée, quel que soit le support de la communication, réseau filaire, fibre optique, satellites, réseaux hertziens. Certes les Etats peuvent imposer des règles au titre de la sécurité publique mais sans faire de discrimination entre les entreprises "européennes", sachant qu'une entreprise est "européenne" dès lors qu'elle a son siège dans un Etat-membre. Et les pressions sont fortes, au sein de la Communauté, pour ouvrir le marché aux entreprises étrangères, le seul "verrou" posé étant la règle de réciprocité.

La concurrence ne peut pas prendre en compte spontanément des objectifs "non marchands" comme les préoccupations de sécurité ou de défense. Les hypothèses implicites à la base de ce paysage communautaire "idéal" sont 

* qu'il est possible d'énoncer toutes les règles de sécurité pour les inscrire dans des réglements, des autorisations ou des cahiers des charges, 

* qu'il est possible d'en vérifier la bonne application, 

* et, si tous les opérateurs n'y sont pas soumis, qu'il est possible d'en évaluer le coût pour rétablir une concurrence équitable en taxant d'une façon ou d'une autre les opérateurs exemptés.
 
 

Accidents et agressions

Dans un marché concurrentiel une entreprise commerciale prendra spontanément certaines dispositions pour se prémunir contre des difficultés, contre des accidents ou des pannes et assurer un bon service.

La Communauté européenne ajoutera certaines obligations : quiconque accède au réseau devra respecter "l'intégrité de ce dernier, la sécurité de son fonctionnement, l'interopérabilité et la protection des données". Elle appelle cela les "exigences essentielles" - la Commission aime bien les expressions un peu grandiloquentes : il y avait déjà les "libertés fondamentales"...de circulation des produits, des capitaux etc.

Cela ne suffira pas à réunir toutes les conditions de la sécurité publique.

Il faudra se garder non seulement d'accident aléatoire ou de malveillance isolée, mais aussi des agressions systématiques : 

* des agressions qui empêchent le réseau de fonctionner : il faudra configurer le réseau en évitant qu'il y ait des points trop névralgiques, protéger physiquement et surveiller les points sensibles, se prémunir contre l'agression électronique comme le brouillage et contre les agressions sur le système de gestion informatique, se doter d'une suffisante redondance, veiller à ce que le personnel d'exploitation soit sûr à tous les niveaux pour éviter les agressions internes et éviter toute fuite d'information qui pourrait faciliter une agression externe.

* le piratage d'informations, les informations qui transitent sur le réseau et les informations qui sont générées par le réseau : "qui appelle qui ? Combien de fois, combien de temps ?" par exemple car ce genre d'agression, qui peut être parfaitement insensible et indolore, est déjà et sera de plus en plus prisé dans l'ambiance de lutte commerciale et économique intense que nous connaissons ; les sociétés de renseignements privées, les organisations criminelles, les services spécialisés des Etats s'y emploieront avec zèle.

Il faut aussi pouvoir participer aux missions de l'ordre public (garder la mémoire des appels passés sur plusieurs années pour permettre des enquêtes sur les attentats, donner à l'Etat les moyens de mener en temps réel les enquêtes contre la criminalité organisée, par exemple) et savoir gérer la pénurie (en inscrivant dans les logiciels des autocommutateurs ce qui permettra en cas de pénurie de réserver l'accès à des utilisateurs prioritaires). Les services de télécommunications doivent aussi assurer une desserte infaillible des centres de décision du gouvernement et des organismes vitaux ; pour les cas graves, il faut qu'il y ait suffisamment de personnes "mobilisables", c'est à dire de nationalité française etc.

Tout cela est demandé à France Télécom qui y répond (pas encore complètement) sans barguigner.

Il faut une approche internationale

Soumise à la concurrence, France Télécom fera remarquer que tout cela a un coût. Tant qu'elle conservera une position dominante sur le marché, elle pourra aisément reporter ce coût sur l'ensemble de ses prestations, mais viendra un moment où elle se montrera très réticente si ses concurrents ne sont pas assujettis aux mêmes obligations. Il faudra donc imposer tout ou partie de ces contraintes sur tout opérateur dès lors qu'il prend une certaine place sur le marché, pour équilibrer la concurrence sur le marché français en temps normal et pour qu'il soit également en mesure d'apporter son concours en temps de crise.

Il faudra aller plus loin car la concurrence est internationale : toute différence entre Etats membres sur les obligations de défense et de sécurité publique se fera sentir dans les résultats des entreprises et risque d'être perçue comme insupportable ; l'épisode de l'obligation de pavillon imposée aux pétroliers est instructive.

Il y une autre raison : un pays plus vulnérable aux attentats ou aux autres formes d'agression serait plus accessible aux pressions, ce qui ne peut être indifférent aux autres Etats-membres tellement les économies sont intégrées au sein du Marché Commun. Dans l'hypothèse que s'exerce une pression extérieure pour que soit autorisée l'entrée d'une certaine catégorie d'immigrés, par exemple, il est préférable que tous les réseaux de base, notamment les télécommunications, de tous les Etats signataires de la convention de Schengen soient également protégés contre les agressions.

Il serait donc préférable de faire en sorte que les obligations de sécurité soient à peu près équilibrées d'un pays à l'autre.

Où le sens du service public et de l'intérêt national est en jeu

Chez France Télécom, qui était naguère un service de l'administration d'Etat, le souci de l'intérêt général, le sens du bien commun, le respect des obligations de défense font partie de la substance même de l'entreprise. 

Un réseau comme celui des télécommunications est certes vulnérable à des agressions extérieures ; il est cent fois plus vulnérable à des agressions venant de l'intérieur, et cela d'autant plus qu'il utilise davantage l'informatique. Il est facile de se rendre compte du mal que pourrait faire à la société un agent d'entreprise de télécommunication : piratage d'informations, protection de réseaux criminels en gênant les opérations légales de maintien de l'ordre, au pire sabotage d'une partie du réseau etc. Même dans une entreprise pétrie du sens du service public, comme dans toute collectivité humaine, il y a des "brebis galeuses", mais elles sont plus rares et, ce qui est le plus important, leur action est immédiatement contrée par leurs collègues. L'esprit qui règne dans la "maison" est sa principale armure. Or il est certain qu'une mise en concurrence change l'esprit. 

Certes, cela ne se fera pas du jour au lendemain car la culture de ces entreprises nationales est très forte mais il est essentiel de conserver un équilibre pour que la concurrence, certainement utile en ceci qu'elle peut donner des indications sur les besoins du marché et qu'elle permet d'y répondre plus vite, ne devienne pas la seule "motivation" et ne crée pas de contrainte trop impérieuse - ce par quoi le "libéralisme" se pervertit et pervertit.

Conserver l'esprit de service public et la fidélité aux besoins du pays restera certainement la priorité de France Télécom. Comment être sûr qu'un tel état d'esprit animera tous les autres opérateurs de télécommunications s'ils sont soumis à une concurrence trop intense ? Cela peut-il s'inscrire dans une réglementation ou une licence ? L'Etat pourra-t-il refuser à une entreprise le droit d'opérer en France s'il ne sait pas précisément qui contrôle effectivement l'entreprise ?

Dès lors que la compétition économique se fait si vive et utilise tous les moyens du renseignement et particulièrement ceux des télécommunications sans même qu'il soit possible de s'en rendre compte, ne faudrait-il pas limiter l'accès au marché français à des entreprises en qui l'Etat puisse avoir confiance ? Ce qui soulève une question nouvelle que l'on aborde dans un autre chapitre : comment l'Etat peut-il être en mesure de faire confiance à une entreprise, qu'elle soit française ou non ?

La question se pose non seulement pour l'entreprise de télécommunication elle-même mais aussi pour ses fournisseurs, sociétés de service informatique qui réalisent des logiciels d'application ou en assurent la maintenance et fournisseurs de matériels ; les uns et les autres peuvent causer des vulnérabilités parfaitement indécelables.

Un gros risque de vulnérabilité industrielle :

Ce serait une autre conséquence indirecte et profonde d'une "libéralisation" mal conçue.

La situation du grand opérateur national de service de télécommunication est en train de doublement changer car il acquiert son autonomie par rapport à l'Etat et il est, et sera de plus en plus, soumis à la concurrence. Il pourrait donc être amené de plus en plus à se procurer ses équipements sans tenir compte de la nationalité ni de la politique générale de ses fournisseurs.

Or Alcatel, première entreprise de télécommunication au monde, est l'enfant d'une politique globale et cohérente qui a en même temps mis le téléphone en France au meilleur niveau international, créé un potentiel de recherche et de développement de grande qualité et suscité une industrie très performante. Au-delà d'Alcatel, c'est tout le secteur de l'équipement de télécommunication qui en a bénéficié ; d'ailleurs France Télécom (la DGT avant elle) a toujours eu une politique de "double fournisseur" pour maintenir une certaine concurrence, au moins virtuelle ; l'autre grand fournisseur est Matra-Ericson.

Bien sûr l'industrie d'équipement des télécommunications est majeure et n'a plus besoin que l'Etat parraine une coopération privilégiée avec ses grands clients. Mais la question n'est pas là : il faudrait que les marchés publics des autres pays soient ouverts de la même façon que s'ouvrira le marché français.

Les marchés européens sont en train de s'ouvrir et c'est au niveau européen que se posera la question d'un rapport fructueux entre producteurs et utilisateurs ; c'est un niveau assez vaste pour que coexistent au moins deux fournisseurs par famille de produits, ce qui permettra de bénéficier de l'efficace stimulation de la concurrence.

Mais ouvrir le marché européen sans réciprocité serait une naïveté coupable. Il ne s'agit pas de se contenter d'une réciprocité juridique, mais d'une réciprocité réelle, non pas de comparer les législations, mais les ventes effectives. La sécurité du pays est engagée, car l'équipement des télécommunications est un secteur industriel dont a absolument besoin tout pays qui veut disposer de systèmes d'armes performants : les frais de recherche et de développement sont tels que ce ne sont pas les crédits de recherche qui pourront les financer ; il n'y a pour cela que le cash-flow d'entreprises industrielles de taille mondiale. La prospérité de nos entreprises de télécommunication est une composante de la sécurité nationale.

AT&T et les Japonais sauront se jouer des réglementations communautaires, comme fournisseurs, en faisant des offres où la part des produits originaires des pays tiers sera inférieure à 50 %, et en devenant eux-mêmes opérateurs de télécommunications - alors rien ne les obligera à rejeter une offre qui a moins de 50 % de contenu européen. Déjà AT&T s'est introduit en Italie, en Espagne, aux Pays-Bas et en Allemagne (sur la téléphonie mobile) ; ses filiales ou entreprises associées pourront fort bien proposer des produits incorporant 55 % de tout-venant européen et 45% de technologies de pointe développées et réalisées ailleurs.

Pressés par la concurrence, les entreprises de télécommunication seront fortement incitées à choisir le moins cher. Tout le monde admire les résultats de British Telecom ; comme elle n'avait pas de monopole, ses prix étaient libres ; la présence d'une concurrence ne l'a pas empêchée d'abuser de sa position dominante pour faire de fantastiques bénéfices (un tiers de son chiffre d'affaires), au point que le gouvernement britannique, tout "libéral" qu'il est, a dû la forcer à diminuer ses prix (ce qui montre bien l'insuffisance de la concurrence). Et malgré l'ampleur de ses bénéfices B.T. ne s'est pas fait une obligation de se servir auprès d'entreprises britanniques ni même européennes, comme British Airways ne s'est pas sentie tenue d'acheter des Airbus... D'ailleurs B.T. a un accord exclusif avec Northern Télécom, qui a un pied à terre en Grande-Bretagne (STC) ; peut-être a-t-elle eu raison mais l'industrie britannique des matériels de télécommunication a fondu. Et les consommateurs britanniques ont alimenté un pactole à la disposition de British Télécom pour conquérir les marchés européens...

Pour chaque communication de 1 F passée en France, il y a 2 centimes qui servent à financer une recherche utile à la défense ; ces deux centimes iront-ils à Alcatel ou Siemens, ou iront-ils via British Telecom ou une filiale d'AT&T au Canadien Northern Telecom, à un Japonais ou à l'américain AT&T ?

Dans une concurrence réelle un opérateur sera d'autant plus pressé de choisir le moins cher qu'il sera concurrencé par des opérateurs non communautaires : au GATT, les USA font le forcing pour que les services de télécommunication soient un secteur ouvert. Comme il y a une forte solidarité entre certains opérateurs et constructeurs d'équipement, au point que parfois c'est la même entreprise, AT&T, il est facile de voir la suite du film : l'opérateur s'appuiera sur le fournisseur et réciproquement. On a vu qu'AT&T est prêt ; le gouvernement américain l'appuie au GATT, mais comme il est dèjà en Europe, il n'en a sans doute même pas besoin.

Tout cela serait une bonne stimulation si la situation était équilibrée. Pour l'équipement des usagers, le marché américain s'est effectivement ouvert à l'étranger après le démantèlement d'AT&T ; les Japonais ont su en profiter, non les Européens. Pour les équipements du réseau, alors même que sur les marchés-tiers les industries européennes prennent les 2/3 des commandes, ce qui montre la qualité de leur offre, elles ne vendent presque pas au Japon et leurs ventes aux USA diminuent : le Buy American Act donne une préférence américaine dans la limite d'un surcoût de 6 à 10 %, ce qui est "complété" par des clauses préférentielles au niveau des Etats et de provinces.

L'attitude des USA clarifie la chose : prétextant une grave distorsion de la concurrence au sein dela Communauté européenne (une préférence de 3%), ils menacent de fermer leur marché aux entreprises européennes. Après tout, ils aident peut-être la Communauté à prendre conscience d'elle-même et ils leur montrent à tous, Commission et Etats membres que ces secteurs industriels, par les techniques qu'ils mettent au point et qu'ils utilisent, sont essentiels à la sécurité des pays, bref que l'économie est au service de la politique. Des négociations avec les USA ou le Japon ne devraient sans doute pas se borner à parler de "marchés ouverts et concurrentiels" mais devraient aborder d'emblée les implications stratégiques et parler de coopération et de disponibilité des technologies.
 
 

Le gaz et l'électricité

On a du mal à percevoir le paysage idéal, aux yeux de la Commission. Faut-il établir la concurrence dans le secteur de l'électricité ?

Si on veut le faire pour la production et la distribution, tout en conservant un monopole pour le réseau de transport, on risque d'être obligé d'imaginer des dispositifs très compliqués et de gestion lourde, comme le système britannique : le transporteur conclut toutes les demies-heures un contrat pour la demie-heure suivante avec les producteurs d'électricité et avec les distributeurs ; les coûts de transaction (tous les coûts de négociation et de gestion de ces myriades de microcontrats) dépassent sans doute les avantages présumés de la concurrence. Sans oublier qu'une concurrence gênerait ou empêcherait les coopérations qui se sont depuis longtemps nouées entre les producteurs d'électricité.

Quant au gaz, les investissements de production et de transport de gaz sont très lourds ; c'est une caractéristique fondamentale. Un producteur de gaz ne s'engage que sur des contrats fermes et de longue durée ; sur les volumes, la souplesse inscrite dans les contrats est très limitée, parfois nulle, en tous cas inférieure à 10% dans l'année. Quant aux délais, ils vont jusqu'à 30 ans. Et les producteurs demandent aux acheteurs, si gros soient-ils, de se grouper : ainsi la Norvège a contracté pour 30 ans avec un consortium pour un volume de 20 milliards de m3 par an, pour un montant global qui sera donc de l'ordre de 300 milliards de francs (un m3 est acheté 0,5 F environ) ; Gaz de France participe à ce consortium pour 40 %, ce qui correspond à 20 % de ses achats totaux. Les prix font l'objet d'âpres discussions où le poids des acheteurs joue un rôle considérable.

Que ce soit pour le gaz ou pour l'électricité, la suppression des monopoles causerait des modifications tellement radicales qu'il est probable qu'elles auraient des conséquences sur la sécurité d'approvisionnement. 

La France - est-ce parce que la situation actuelle ne donne pas satisfaction au consommateur, est-ce sous la pression de certaines entreprises, est-ce par conviction que la stimulation apportée par la concurrence est, ici aussi, bénéfique, ou encore est-ce pour alléger la pression de la Commission ? - a entrepris d'ouvrir le secteur du gaz et de l'électricité à une certaine forme de concurrence, très prudente.

Cela suffira-t-il à la Commission ? Si elle souhaite aller plus loin, encore faudrait-il savoir où l'on veut en venir. Il ne faut plus accepter un processus juridique qui entretient une progression à l'aveugle. Il faudrait demander à la Commission de dessiner son paysage idéal, d'un point de vue économique. Ce n'est qu'alors que les Etats pourront, seuls ou en concertation, faire des scénarios pour apprécier si les conditions nécessaires à leur sécurité sont bien réunies. Ils pourront étudier divers contextes de politique intérieure ou de relations diplomatiques, imaginer des agressions ou des situations de crise, soit interne soit externe, prévoir comment ils réagiront, apprécier la gêne imposée à l'économie et à la population, et décider si cette gêne leur paraît supportable ou non.

On s'apercevra alors que l'acceptation par la population des centrales nucléaires, qui donnent à la France, outre un avantage économique, une bonne sécurité d'approvisionnement, est le résultat d'un équilibre de nature politique qu'il aurait été plus difficile d'atteindre si EDF n'avait pas été une entreprise nationale. Il apparaîtra évidemment que les négociations avec les fournisseurs de gaz sont des négociations de politique étrangère : et le contrat avec l'URSS et le contrat avec l'Algérie le démontrent. Peut-on laisser ce genre de négociations à des acteurs privés ?

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Mais au fond cette frénésie de concurrence est-elle bien raisonnable ?
 
 

VI

Ne pas être esclave du "libéralisme"

En France les conditions économiques de la sécurité ont été réunies grâce à une politique qui est aujourd'hui contrebattue par la Communauté, tout particulièrement par la Commission bien sûr, au nom de principes qui paraissent inscrits dans le marbre : concurrence, détachement des relations entre l'Etat et les entreprises, libre circulation.

Il y a une espèce de pression intellectuelle qui suscite souvent un sentiment de malaise lorsque les vertus de la concurrence "libre et ouverte" sont mises en question. Il n'est sans doute pas inutile de se rafraîchir aux sources théoriques du "libéralisme", pour s'apercevoir qu'il en est fait un très mauvais usage : ce que la théorie recommande si certaines conditions sont réunies, le libéralisme l'applique même quand ces conditions ne sont pas du tout réunies ; ce que la théorie recommande lorsque d'autres conditions sont réunies, le libéralisme ne l'applique pas lorsque ces conditions sont effectivement réunies.

En fait le libéralisme systématique retient surtout de la théorie la séparation de l'économie et des Etats : faire une confiance aveugle à la concurrence et au pilotage par le marché, restreindre le rôle de l'Etat à l'établissement d'une concurrence. C'est généralement plutôt efficace ; c'est parfois franchement inefficace, notamment dans le cas des services de base, dont le bon fonctionnement est une des conditions nécessaires à la sécurité des Etats et de la population.

Cela ne veut pas dire qu'il faille jeter la concurrence "avec l'eau du bain" ; elle a souvent du bon mais il faudra savoir la justifier dans chaque situation sans considérer que ses vertus sont démontrées une fois pour toutes.
 
 

Lorsque la théorie démontre l'efficacité d'une économie de concurrence

La théorie, une théorie très élégante, montre que si certaines conditions sont réunies la libre concurrence conduit à une situation optimale. Ces conditions sont l'"atomicité", c'est à dire que chaque acteur, producteur ou consommateur, est petit face au marché, et l'information parfaite, non seulement sur ce qui se passe à chaque instant, en particulier sur les conséquences indirectes de chaque transaction commerciale, mais aussi sur ce qui va se passer dans tout l'avenir qui a une influence sur les transactions présentes. Or on est parfois très loin de ces hypothèses.
 
 

Coût marginal, prix de vente et taille des unités de production

Dans les coûts de fabrication, on distingue les coûts fixes, c'est à dire les dépenses qu'il faut faire avant de commencer à produire (la construction de l'usine, l'achat de machines...), et les coût variables, faits des dépenses qui dépendent de la quantité produite (matières premières, énergie...). 

La théorie économique utilise la notion de "coût marginal", c'est à dire ce qu'il faudrait dépenser en plus pour produire une unité de plus ; elle affine cette notion en parlant de "coût marginal à court terme", lorsqu'il n'y a pas besoin d'acheter de nouvelles machines, de "coût marginal à moyen terme" lorsqu'il faut acheter une machine (on divise alors le coût de la machine par le nombre d'unités supplémentaires produites), de "coût marginal à long terme" lorsqu'il faut construire une nouvelle usine. On utilisera la notion de coût marginal à court terme tant qu'il existe une capacité de production disponible, sinon celles de coût marginal à moyen ou à long terme.

En général, mais pas toujours, le coût marginal à court terme est croissant en fonction du volume produit : il faudra surpayer les heures supplémentaires, les machines s'useront plus vite etc. Il en est de même des coûts marginaux à moyen et long terme : à partir d'un certain volume de production, les frais de structure augmentent plus vite que la production.

Le gestionnaire limitera la taille de son unité de production de façon que le coût marginal ne soit pas supérieur au prix de vente.

Les conclusions optimistes de la théorie

Dans la réalité il arrive en général que les conditions d'atomicité et d'information parfaite sont plus ou moins réunies ; les prix qui s'établissent sur le marché sont un excellent indicateur pour orienter la production vers ce qui est désiré par les consommateurs. 

Alors la théorie classique démontre que si on laisse les acteurs jouer librement, chacun essayant de rendre maximum son bénéfice, prix et volumes s'établissent à un niveau qui rend "maximum" l'"utilité sociale" du secteur économique, si on définit ainsi ce "maximum" : il est impossible d'augmenter la satisfaction de l'un des acteurs, producteurs ou consommateurs, sans diminuer au moins celle d'un autre.

Un marché où règne la concurrence est donc en général efficace.

La théorie démontre aussi que, dans ce cas, chacun vend à son coût marginal et que ce coût marginal est égal à son coût moyen, c'est à dire que les producteurs, en voulant tous maximiser leurs bénéfices, font un bénéfice nul, pour le plus grand bien de la société dans son ensemble.

Ce rappel est évidemment très simplifié ; les travaux des économistes sont innombrables pour enrichir ce "modèle de base", pour tenir compte du progrès technique, du mouvement des affaires qui fait que chaque situation est une situation de déséquilibre, de l'innovation, des viscosités qui freinent les échanges etc. Mais la théorie classique ou néo-classique, théorie qui se veut globalement explicative, demeure la principale théorie de référence, notamment pour la Communauté européenne - hors la politique agricole commune naturellement.
 
 

La politique industrielle de la Communauté

Dans le traité qui fonde la Communauté, l'expression de "politique industrielle" n'apparaît qu'avec le traité de Maastricht, en des termes qui en font une politique impotente (toute décision ne peut être prise qu'à l'unanimité), alors que la "politique agricole" est depuis l'origine une des pièces maîtresses de la construction européenne. Or il est évident que l'Etat a une action sur l'industrie, c'est à dire que l'action qu'il mène a un impact sur l'industrie. 

Sans même parler des achats publics, des aides directes aux entreprises et de l'action d'un secteur nationalisé, la fiscalité sur le revenu des actions ou sur les bénéfices des entreprises, les impôts indirects, la façon d'amortir les dépenses d'investissement, les salaires minimum, la répartition des charges sur les salaires, les infrastructures de transport, de télécommunication, les règles sur la concurrence et les ententes, l'orientation de la recherche publique et les aides à la recherche privée, le soutien des exportations, le contrôle de certaines importations, les réglementations sur la protection des travailleurs, des utilisateurs, de l'environnement, la liberté ou le contrôle des prises de participation dans le capital des entreprises, le niveau des intérêts, les ponctions de l'Etat sur l'épargne disponible pour financer son déficit, et jusqu'au mode d'enseignenemt des jeunes - on a du mal à établir la liste de toutes les décisions publiques qui ont un effet, direct ou indirect, sur l'industrie.

Politique "horizontale" ou politique "sectorielle" ?

Le débat sur la politique industrielle se résume en cette question.

Les tenants d'une politique "sectorielle" estiment que l'action de l'Etat peut être différenciée selon le secteur d'activité (il peut prendre des mesures qui s'adressent au secteur textile, d'autres à la sidérurgie, d'autres à la construction aéronautique), et que ces mesures spécifiques peuvent être très différentes d'un secteur à l'autre, et même, au sein de chaque secteur, porter sur telle ou telle entreprise.

Une politique "horizontale" est une politique qui estime que le rôle de l'Etat n'est pas de faire de discrimination entre les secteurs industriels ni entre les entreprises ni entre les produits ; elle doit s'adresser également à toutes les activités économiques.

Détacher l'Etat des entreprises

Il y a de fortes justifications pour une politique "horizontale". Ceux qui l'adoptent estiment que seul "le marché" peut orienter correctement l'activité des entreprises. Derrière ce mot, le "marché", il y a des millions de centres de décision, il y a une myriade de relations, chacune de ces relations ayant son histoire, son affectivité, relations de clients à fournisseurs, de banquiers à emprunteurs, relations de coopération, relations au sein de chaque entreprise entre un service de production et un bureau d'études, entre un "vendeur" et un technicien, entre actionnaires et dirigeants, il y a la personnalité de chacun et notamment des dirigeants et des actionnaires. Il y a le grouillement de la vie avec ses décisions mûrement réfléchies et ses coups de coeur apparemment irrationnels, initiatives qui devront leur réussite à l'enthousiasme d'une personne ou d'une équipe.

Et la liberté d'entreprendre, de nouer des relations, de contracter permet à chaque initiative de s'exprimer, à chaque talent de fructifier et donne des résultats qu'aucune action administrative ne saurait atteindre.

Le rôle de l'administration doit se limiter à créer un cadre favorable au jeu du marché, réunir les conditions qui évitent les débordements et les blocages. Et toute action spécifique selon le secteur d'activité ou a fortiori selon les entreprises risque de générer des relations personnelles entre fonctionnaires et responsables d'entreprises, source de toutes sortes de dérapages - c'est une préoccupation à laquelle les Allemands sont particulièrement sensibles. Un examen rétrospectif et critique de certains aspects de la politique française le confirme : par exemple, avec le recul, comment justifier les masses financières considérables consacrées à la construction navale ou à la sidérurgie dans les années 60 et 70 sans que l'efficacité des entreprises, en contrepartie, n'ait été suffisamment améliorée ? Une politique sectorielle suscite la création de lobbies qui seront d'autant plus actifs et opiniâtres que leur justification, c'est à dire leur survie, est en jeu : ils risquent de consacrer tout leur effort à obtenir une aide ou une intervention publiques plutôt qu'à l'amélioration de l'efficacité de leur secteur industriel.

Cette politique industrielle "horizontale" a donc été adoptée avec conviction par la Commission qui l'a exprimée dans un document dont le titre marie l'eau et le feu : "La politique industrielle dans un environnement ouvert et concurrentiel" - "La politique" : le choix de l'article défini montre bien que dans l'esprit de la Commission, il n'y en pas d'autre que celle qu'elle propose ; et ce texte a été adopté à l'unanimité par le Conseil en octobre 1990.
 
 

Les succès de la politique industrielle communautaire 

Fidèle à sa logique "libérale", la Communauté s'est efforcée de se rapprocher des conditions de la concurrence parfaite. 

Si l'évolution technique rend de plus en plus grande la taille optimale des entreprises, pour que les entreprises soient plus nombreuses sur un marché il suffit d'agrandir le marché ; c'est une des principales justifications théoriques de la création du marché intérieur.

Là où l'information donnée par le marché est insuffisante, l'action de la Communauté tend à y suppléer en facilitant l'information des entreprises moyennes et petites, par la création d'observatoires par exemple, et aussi en forçant les entreprises à prendre en compte des considérations non marchandes comme la protection des travailleurs, le respect de l'environnement etc.

Les difficultés de la situation actuelle ne doivent surtout pas cacher les succès de la politique industrielle communautaire ; on risquerait d'abandonner les instruments et les méthodes qui y ont conduit.

La création d'un marché commun est pratiquement faite ; c'est un très beau résultat, acquis de haute lutte par la Commission à l'encontre de bien des administrations nationales. 

Il a fallu harmoniser les normes, rapprocher les fiscalités et supprimer des procédures douanières et fiscales, sévèrement limiter les aides publiques, traquer les monopoles et droits spéciaux accordés par les Etats, ouvrir les marchés publics, supprimer toute préférence nationale, supprimer tout contrôle aux frontières - on reviendra sur ce point dans un autre chapitre -, bref effacer des textes et des pratiques toute discrimination en fonction de la nationalité, c'est à dire remplacer dans les textes et les esprits le mot "français" par l'expression "ressortissant d'un Etat membre".

Le succès peut aussi s'apprécier d'un point de vue politique : multiplication des échanges entre entreprises de la CEE, entre fournisseurs et clients, entre employés de nationalités différentes ; certains verront un avantage à la diminution des liens entre les Etats et les entreprises "nationales", préalable nécessaire à l'effacement des Etats au profit d'une entité supranationale.

Si le marché est assez vaste pour laisser de la place à plusieurs entreprises d'une taille suffisante pour être efficaces, il bénéficiera des effets heureux que peut avoir la concurrence ; mais on n'aurait garde d'oublier que lorsque la concurrence intéresse un petit nombre d'entreprises, la théorie classique n'affirme absolument pas que cette concurrence est efficace.

La Commission a aussi mené une belle action pour engager les entreprises à coopérer sur des programmes de recherche ; mais elle a été trop prisonnière de sa doctrine de concurrence et n'acceptait pas que la coopération aille au-delà du domaine "précompétitif" - ce qui, au demeurant est un pléonasme - domaine limité à la recherche générique, sans idée précise du marché visé ; naturellement cette frontière est assez arbitraire ; elle tend à glisser vers l'aval. On se souvient avoir entendu un des responsables de la politique de recherche constater avec tristesse que tous les efforts de rapprochement qu'il avait faits étaient soigneusement démolis par la direction chargée de la concurrence.

Cette action de la Commission a donc certainement porté des fruits ; mais dans bien des situations l'information reste très imparfaite et les marchés et les techniques sont tels que la façon la plus efficace de répondre aux besoins est le monopole ou l'oligopole. Alors les deux conditions, "atomicité" et "information parfaite", ne sont pas réunies. 

C'est particulièrement vrai des secteurs qui intéressent la sécurité nationale : des services de base comme l'électricité, le gaz, les télécommunications, les chemins de fer, bref de tout ce qui fonctionne grâce à une infrastructure en réseau ; et des secteurs industriels producteurs ou utilisateurs de techniques "génériques", des techniques importantes pour la fabrication d'armement.
 
 

Les limites de l'efficacité de la concurrence

Lorsque l'information n'est pas parfaite

On suppose que chaque acteur a une bonne information sur les prix offerts par le marché, on suppose aussi que chaque acteur est bien informé sur l'avenir, qu'il prend ses décisions en connaissance de cause. Ce n'est jamais vrai ; c'est d'autant moins vrai que les investissements sont plus lourds, qu'il ne seront "amortis" que sur une durée plus longue.

Un marché très concurrentiel risque de conduire les entreprises à privilégier le court terme. Alors l'information sur les besoins à long terme a beau exister, elle n'est pas efficace, occultée par la pression du moment. Le transport aérien aux USA en donne une belle illustration.

Autre difficulté : lorsque les investissements sont utilisés pour plusieurs produits différents, quel coût de production retenir pour calculer le prix de vente de chacun de ces produits ? Doit-il incorporer des dépenses de recherche et développement ? Comment les répartir entre les produits ? Il n'y a aucune raison pour que la réponse donnée par l'entreprise corresponde à l'intérêt général - les "libéraux" répondront que l'entreprise est néanmoins la mieux placée pour donner une réponse. C'est possible, mais la théorie, quant à elle, ne se prononce pas.

Il est une autre forme d'information que la concurrence aura du mal à prendre en compte : c'est l'utilité sociale de la production chaque fois qu'elle ne se traduit pas dans les prix. On a vu comment la Communauté a commencé à introduire dans sa "politique industrielle" certaines considérations "non marchandes" en obligeant les entreprises à en tenir compte. Elle ne pourra prendre aucune décision relative à la sécurité du pays, puisque cela n'est pas de sa responsabilité : pourquoi donc, par exemple, une entreprise refuserait-elle de vendre à la Lybie des installations de production de toxiques de guerre ?

Lorsque la théorie recommande monopole ou oligopole...

En général la taille d'une unité de production est petite par rapport à un marché. Mais il arrive que le coût marginal reste très inférieur au prix de vente même lorsque les volumes de production sont très gros, comparés à la taille du marché. L'hypothèse d'"atomicité" n'est pas applicable.

Dans le coût du transport de gaz par exemple presque tout est "coût fixe" c'est à dire indépendant de la quantité transportée : naturellement il faudra dépenser en investissement davantage pour transporter des quantités plus importantes mais une fois les tuyaux posés, les dépenses au jour le jour (y compris les charges d'emprunts) sont presque indépendantes des quantités transportées. Il en est de même en général pour les activités qui utilisent une infrastucture en réseau.

La taille de l'unité de gestion dépendra du critère de gestion retenu. 

On pourra décider de ne pas dépasser un certain volume de production ou de maximiser un ratio ou un autre, comme le rapport entre les bénéfices et le capital investi, ce qui peut limiter la taille de l'unité. Il est plus probable que la taille de l'unité grandira jusqu'à saturer le marché, ne laissant la place à aucun autre producteur sur ce marché. Le gestionnaire est alors libre de fixer ses prix - dans une certaine mesure seulement puisque peuvent apparaître des produits de substitution. Spontanément il cherchera sans doute à rendre maximum son bénéfice, ce qui peut avoir comme effet de réduire le marché.
 
 

...elle recommande aussi subventions publiques...

La théorie "néo-classique" complète la théorie classique et traite de ces situations de "monopoles naturels". Pour rendre maximum l'"utilité sociale" de cette production, elle recommande de fixer un prix de vente égal à son coût marginal - à court ou à moyen terme selon les cas. Ce qui veut dire que les résultats seront déficitaires, donc que les entreprises devront recevoir des subventions publiques qui équilibrent leurs comptes, pour le plus grand bien de la société en général !

Ainsi, pour le bien général, à peu près tous les services publics devraient être monopolistiques et déficitaires. C'est peut-être paradoxal, mais c'est bien la conclusion de la théorie classique qui, par ailleurs, sert de justificatif à la thèse libérale. Un "libéral" ne saurait l'accepter.

On préfère donc en général s'écarter de cet "optimum" ; pour que les entreprises soient autonomes, on leur demandera d'équilibrer leurs comptes ; mais on leur demandera aussi de fixer des prix qui reflètent les coûts marginaux, de façon à ne pas orienter la demande vers des produits qui coûtent trop cher. EDF a été précurseur en la matière, avec ses tarifs différenciés ; avec quelques décennies de décalage, la SNCF s'engage également dans cette voie.
 
 

...et réglementation publique.

Mais il faut se rappeler que chaque fois qu'il y a un monopole ou un oligopole, qu'il soit de fait ou de droit, la conduite spontanée des entreprises ne conduit pas à un optimum : elles chercheront à maximiser leurs bénéfices ; si elles sont seules ou si, peu nombreuses sur le marché, elles s'entendent entre elles, la concurrence n'apportera pas les correctifs utiles du point de vue de la collectivité. A l'inverse, si elles se font une concurrence sans frein, rien ne dit qu'elles factureront leurs différents produits en fonction du prix de revient et elles risquent de s'empêcher mutuellement d'investir pour préparer l'avenir - ce qui écartera aussi de l'optimum. 

Ainsi, dans les grands services de base, la théorie économique que le libéralisme utilise comme fondement, recommande des monopoles ou des oligopoles et une intervention de l'Etat, 

sinon pour apporter une subvention d'équilibre, du moins pour que les tarifs se réfèrent aux prix de revient - dans la mesure où cette notion à un sens - et pour que les entreprises ne profitent pas de la situation pour faire des bénéfices excessifs,

pour que les entreprises préparent l'avenir, ce qu'une concurrence trop vive les empêchera de faire correctement,

pour faire prendre en compte des préoccupations "non marchandes" qui ne se reflètent pas spontanément dans les prix, en particulier les notions d'intérêt général, et de sécurité publique : cela conduira à écarter les prix de vente des prix de revient.

L'équilibre entre la concurrence et la réglementation ne sera jamais parfait ; il évoluera selon le poids respectif des groupes de pression, entreprises qui fournissent les services ou les produits et entreprises consommatrices, consommateurs privés, pouvoirs publics nationaux ou locaux, eux-même consommateurs et régulateurs, pouvoir judiciaire etc. L'étude de la politique américaine est très instructive ; elle sera certainement riche d'enseignements pour la politique communautaire. En tous cas il est certain qu'il est impossible en la matière de faire preuve de dogmatisme : tout y est incertain et contestable.
 
 

Un "marché ouvert" ?

Pourquoi mettre en concurrence matelots malouins et matelots malais ?

Tout ce que l'on a dit de la théorie, que l'on soit en situation de concurrence parfaite ou en situation d'oligopole ou de monopole, est le résultat d'un mode de raisonnement assez classique qui cherche à rendre une grandeur maximum alors que l'on est soumis à des contraintes : maximiser la satisfaction des entreprises et des consommateurs alors que la capacité de travail et de financement est limitée ; c'est une "optimisation sous contraintes".

Il n'est pas surprenant que l'on ait intérêt à faire travailler les matelots malais lorsque nous sommes en situation de plein emploi, si tous les Malouins sont occupés soit comme matelots, soit pour produire des puces électroniques ou autre chose. La liberté du commerce, la libre circulation des marchandises et des services permettent une allocation optimale de cette ressource limitée qu'est la capacité de travail.

Mais lorsque le chômage dépasse le seuil incompressible que l'on appelle chômage structurel, ce raisonnement ne s'applique évidemment pas.

Toutes les bases théoriques du libéralisme s'évanouissent !

Naturellement cette remarque s'applique aussi aux ouvrières textiles des vallées des Vosges concurrencées par des Indiens ou aux analystes programmeurs désormais concurrencés par le "télétravail" des ingénieurs roumains ou vietnamiens.

Cela ne veut pas dire qu'il faille se replier sur du protectionnisme ; cela veut dire que, en période de sous-emploi, la liberté des échanges doit être justifiée par autre-chose que par la théorie économique.
 
 

Vers une autre forme de "Marché Commun" ?

Ainsi donc, la Commission se sert de la théorie néo-classique pour justifier sa politique (introduction systématique de la concurrence, suppression des liens entre l'Etat et les entreprises, ouverture du marché communautaire), en oubliant que les conditions d'emploi de cette théorie ne sont pas toujours réunies.

En voyant le bien mauvais usage que l'on a fait de cette théorie économique, on peut rêver d'un "marché commun" assez différent de celui qui a été créé.

Certes les "acquis communautaires" doivent être respectés ; mais, la mode du "libéralisme" faiblissant, il sera plus facile de s'apercevoir de l'existence, dans le traité de Rome, de deux articles excellents et jusqu'ici à peu près ignorés : l'un qui autorise la coopération entre les entreprises, l'autre qui autorise les monopoles et droits spéciaux dans le cas des services d'intérêt économique général ; ces deux articles traitent précisément des situations dans lesquelles la théorie économique classique se garde bien de recommander la concurrence.

Où la coopération est autorisée par le traité de Rome

La coopération peut apporter des bienfaits qu'interdit la concurrence.

Dans le cas des télécommunications comme dans le cas du gaz et de l'électricité rien ne prouve que la concurrence conduise à l'optimum. La Commission en a bien pris conscience - quand on parle de "la" Commission, on évoque les textes qu'elle produit et surtout les décisions qu'elle prend ou qu'elle fait prendre en oubliant qu'elle est traversée de tendances, de courants extrêmement divers et parfois conflictuels qui expliquent le caractère ondoyant de certains textes.

Ainsi, sur les télécommunications, après une importante directive sur l'"ouverture des réseaux" en 1990, la Commission a produit un remarquable document : "lignes directrices concernant l'application des règles de concurrence de la Communauté au secteur des télécommunications". "Etant donné le contexte concurrentiel dans le secteur des télécommunications, les opérateurs de télécommunication devraient être autorisés et encouragés à établir les mécanismes de coopération nécessaires de façon à créer ou à garantir une interconnexion totale..." nous dit la préface ; certes il y a des formes de "collusions indésirables", mais "de nombreux accords de coopération peuvent obtenir une dérogation aux règles de concurrence, notamment lorsqu'ils contribuent à promouvoir le progrès technique ou économique, tout en réservant aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte". 

Ce texte reprend mot à mot une partie de l'article 85.3 du traité de Rome qui autorise "tout accord ou catégorie d'accord", "toute décision ou catégorie de décisions d'associations d'entreprises" et "toute pratique concertée" "qui contribuent à améliorer la produciton ou la distribution des produits(...) tout en réservant aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte".

Cet article est plein de ressource ; il aurait pu, il pourra être invoqué pour toute production ou toute distribution qui présente un effet d'échelle. Au sein de la Commission la concurrence n'a pas manqué de thuriféraires ; mais il a manqué le héraut de la coopération.

Monopole et compétition et coopération : ne serait-ce pas le triangle magique : bénéficier de l'effet d'échelle et éviter les dépenses redondantes, être stimulé par la compétition et tirer les bénéfices d'un travail en commun ?

Dans le cas de l'électricité, des télécommunications, de la SNCF, n'en est-il pas ainsi ? En l'absence d'une concurrence commerciale au sein de chacun de ces secteurs, il existe une autre forme de stimulation : la comparaison avec les résultats des autres compagnies. On aurait tort de minimiser l'efficacité de cette forme de "concurrence", une concurrence "non destructrice" qui, elle, permet la coopération. Cette coopération-stimulation permet sans doute tout autant de progrès techniques que la concurrence.
 
 

Où l'on parle de "services d'intérêt économique général"

La notion d'intérêt général apparaît aussi dans le traité de Rome (article 90.2) : "les entreprises chargées de la gestion de services d'intérêt économique général (...) sont soumises aux règles du présent traité, notamment aux règles de concurrence, dans les limites où l'application de ces règles ne fait pas échec à l'accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie". Ce traité de Rome est vraiment fort bien rédigé...

Des exceptions peuvent donc être justifiées portant sur toutes les règles du traité (cf le mot "notamment", qui n'est pas restrictif), et ces exceptions sont justifiées par les conséquences "en droit ou en fait" qu'aurait l'application du traité sur l'accomplissement de la mission. Ce paragraphe se termine ainsi "le développement des échanges ne doit pas être affecté dans une mesure contraire à l'intérêt de la Communauté."

La Commission n'aime pas du tout cette disposition. Dans l'"avis motivé" qu'elle a adressé à la France au sujet des monopoles dans le secteur du gaz et de l'électricité, il apparaît que, lorsqu'elle lit "intérêt de la Communauté" elle ne voit que les "quatre libertés" qu'elle appelle "fondamentales", dont la liberté de circulation des marchandises ; interprétation incorrecte qui reviendrait à vider de contenu tout ce que le traité dit de l'"intérêt général" en l'occultant derrière cette vision étroite de l'"intérêt de la Communauté" - on ne peut pas penser que les "pères fondateurs" aient pris des dispositions qui ne doivent pas pouvoir être appliquées : le texte est suffisamment clair.

La Commission trouvera-t-elle le héraut de l'"intérêt général" ?

La France a récemment déposé auprès de la Commission un memorandum sur la notion de service d'intérêt public européen ; peut-être cette démarche conduira-t-elle la Communauté à se doter d'une "charte des services publics" qui mettra l'accent sur tous les aspects "non marchands", et sur les limites d'une politique de la concurrence.
 
 

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Recherchant la plus grande efficacité économique, on peut parler du rôle de la puissance publique et des limites d'une politique de concurrence sans se sentir coupable de je ne sais quel péché de dirigisme, de protectionnisme, de nationalisme. Il s'agit plutôt de faire preuve de discernement, de donner du poids à l'intérêt général, et aussi de se rendre compte que cela passe par des décisions politiques pour une action à long terme.

A fortiori, dès lors que la sécurité publique, que l'identité des Etats ou de l'Union européenne sont en jeu dans un contexte de vive compétition internationale, l'économie est une matière de politique étrangère.
 
 




VII

L'économie, une matière de politique étrangère


Il est assez habituel, aujourd'hui, de dire que l'Etat n'a pas à intervenir sur la compétition entre les entreprises ; que son rôle n'est pas d'aider telle ou telle entreprise, tel ou tel secteur d'activité, ni d'intervenir directement sur les échanges, intérieurs ou extérieurs. La compétition entre les pays doit prendre une nouvelle forme : c'est le pays lui-même qu'il faut rendre "compétitif" en réunissant les conditions qui rendent plus efficaces les entreprises qui y travaillent, de façon à y attirer les meilleures entreprises et les meilleurs emplois.

Ce raisonnement, nouvel avatar du libéralisme, a certes du bon ; mais il oublie trois choses.

* Plus la circulation des produits, des personnes, des capitaux, des données est techniquement aisée, plus l'Etat devra veiller à ce qu'elle ne s'exerce pas au détriment de la sécurité.

* Une compétition "libre" entre pays ne peut conduire vers une situation meilleure que si ses effets sont partout socialement tolérables et si tous les pays "jouent le même jeu". Or il est clair que les Etats interviennent directement sur le commerce extérieur. On peut le nier, à des fins tactiques ; quoi que veuillent en penser nos partenaires de la Communauté européenne, on ne peut pas l'ignorer.

* Il existe des techniques et des services tellement essentiels à la sécurité du pays que l'Etat doit pouvoir faire confiance aux entreprises qui les délivrent sur leur territoire. Cette notion de "confiance" est centrale dans la vie des entreprises qui font évidemment une discrimination entre les entreprises ou les personnes en qui elles peuvent avoir confiance et les autres ; or la théorie du libéralisme en refuse l'usage à l'Etat lorsque cela apparaît le plus nécessaire.
 
 

Des "libertés" dangereuses 

Il est assez évident que la liberté de circulation des produits et des personnes est grosse de dangers qu'il appartient aux Etats de parer. Crime international, trafic de drogue, trafic d'armes, commerce illicite de produits à usages civils et militaires, y compris par exemple les précurseurs de toxiques de guerre et les équipements balistiques, circulation de terroristes - nul ne conteste le danger, et les Etats savent bien qu'ils doivent contrôler la circulation des personnes et des produits et que leurs contrôles ne seront efficaces que s'ils coopèrent. On verra plus loin comment les Etats y travaillent ensemble et combien les instances communautaires ont du mal à accepter que ces nécessités retardent l'ouverture des frontières entre les Etats-membres.

La liberté de circulation des capitaux peut affecter de différentes façons la sécurité publique et tous les Etats-membres de la Communauté n'en ont apparemment pas pris toute la mesure.

La lutte contre le blanchiment des capitaux issus du trafic de la drogue est balbutiante et inopérante ; des sommes énormes générées par ce trafic, quelle est la proportion dont on retrouve la trace ? A peine quelques pourcents. Et l'on ne peut guère se montrer optimiste tellement la chose est compliquée.

La liberté de circulation des capitaux est aussi un moyen qui rend possibles des pressions sur les monnaies, tellement fortes qu'aucun Etat ne peut y résister, des pressions qui peuvent fort bien d'ailleurs être excitées au delà de la réalité économique par ceux qui sauront manipuler l'information. Les Etats accepteront-ils longtemps, au prétexte qu'elle serait inévitable, cette situation de faiblesse qu'ils ont eux-mêmes créée ?

La CEE s'est fait un devoir de supprimer tout obstacle aux mouvements de capitaux entre les Etats membres, et notamment aux prises de participation. La France, prudente, se donne le droit, en cas de prise de participation dans une entreprise française de capitaux "européens", de vérifier l'origine première de ces capitaux car elle se refuse à considérer que le pays le plus laxiste de la Communauté européenne soit en mesure, sans aucune coopération avec les autres pays, d'"européaniser" des capitaux d'origine incertaine, les affranchissant ainsi de tout contrôle ultérieur. Mais, pratiquement, elle ne peut le faire que pour des prises de participation qui dépassent un certain volume. Il y a là, au sein de la Communauté européenne, une faiblesse qui sera très difficile à corriger.

La circulation et l'utilisation des informations se développe aussi à la mesure de la nouvelle puissance des systèmes qui les traitent, dont la capacité triple tous les deux ans. Cela pose en des termes nouveaux la question de la protection de la confidentialité. Les Etats développés ont une réglementation nationale et des procédures pour protéger la confidentialité de certaines catégories d'information qui touchent à la sécurité du pays ; il s'agit aussi bien du plan des centrales nucléaires, des caractéristiques d'un système d'armes, de technologies de pointe (on parle alors parfois de "patrimoine scientifique et technique"), des clés d'accès aux fichiers de gestion d'un système de télécommunication etc. 

Pour dessiner le périmètre de ces informations à protéger et pour prendre des mesures efficaces, les Etats devront tenir compte et de l'influence croissante de l'économie sur la sécurité publique et de la mondialisation de l'économie. Il faudra sans doute élargir la portée des accords bilatéraux déjà signés pour la gestion de certaines informations confidentielles ou passer d'autres accords ; et il ne sera pas facile de convaincre des entreprises "mondialisées" de gérer certaines informations en fonction de l'intérêt national du pays où elles oeuvrent. L'Etat peut-il donc faire confiance à une entreprise ? "Confiance", "confidentialité", deux mots qui ont la même racine ; on y reviendra.

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A vrai dire, ce n'est pas un paradoxe que de constater que l'intervention des Etats est d'autant plus nécessaire que la circulation est techniquement plus facile. Nous nous trouvons sans doute à un moment où, grisées par ces nouvelles possibilités techniques, la société et les entreprises veulent en user pleinement, et où l'on commence juste à se rendre compte des risques nouveaux que ces facilités génèrent. Nous sommes sans doute dans une phase de liberté de circulation maximale. Lorsqu'elles auront été remplacées par des contrôles de police ou de douane, on se rendra compte bientôt que les entraves que la nature opposait à la circulation des personnes, des produits, des capitaux et des informations, aujourd'hui surmontées, n'avaient pas que des inconvénients...
 
 

La compétition entre les pays

Comme il n'y aurait plus d'entreprises "nationales"...

Depuis que la concurrence internationale se fait plus pressante sur les entreprises, l'Etat, notamment en France, est intervenu sur l'économie de différentes façons.

En schématisant, on peut se rappeler qu'il fut un temps où sa politique était de choisir les entreprises qui devaient bénéficier de sa sollicitude, qu'il s'agisse de leur accorder des prêts bonifiés, d'un montant parfois considérable, ou de les encourager fortement à se rapprocher d'une autre entreprise, ou encore de les nationaliser, et dans ce cas de les doter plus ou moins en capital.

Une autre forme de politique était la politique sectorielle par exemple le textile-habillement, l'informatique, la filière-bois : des mesures étaient décidées pour l'ensemble des entreprises de ces secteurs : mesures financières, mesures sur le commerce extérieur, sur les charges sociales etc.

On a vu que ce genre d'intervention publique a connu d'excellents résultats et des résultats incertains. On a vu aussi que la Communauté européenne s'en méfie ; ce qui a conduit à une autre forme d'intervention qui s'adresse à toutes les entreprises quel que soit leur secteur d'activité. Cela ne veut pas dire que les précédents modes d'intervention sont supprimés ; mais l'accent est peu à peu passé des mesures "ponctuelles" ou sectorielles à des mesures plus générales, portant sur toute l'industrie.

Toute aide accordée à une entreprise par l'Etat repose sur l'hypothèse qu'il y a une certaine correspondance entre les intérêts de cette entreprise et ceux de la collectivité nationale. Mais les études abondent qui montrent que la logique des entreprises, qu'elles soient françaises ou non, devient de plus en plus internationale et que bien peu de chose échappe à cette mondialisation.

Chaque fois qu'on limite ou qu'on taxe l'importation d'un produit fini, soit-disant pour protéger la production "française", on court le risque de pénaliser une entreprise industrielle française qui importe elle-même ces produits pour faire des bénéfices sans lesquels elle ne pourrait pas continuer son activité en France ; si ces produits contingentés ou chargés de droits d'importation entrent dans la fabrication d'autres produits, c'est cette fabrication qui sera pénalisée par rapport à ses concurrents etc. Tout cela est parfaitement vrai.

Et pourquoi, dit-on aussi, se priver de l'apport financier d'entreprises ou de banques étrangères, pourquoi se priver de leurs compétences techniques, de leur capacité à créer de l'activité et des emplois ? Il paraît que les studios américains rachetés par des entreprises japonaises, ce qui, à l'époque avait fait grand bruit, sont très heureux de ce changement car leur nouvel actionnaire se montre beaucoup plus généreux ; on peut soutenir que les USA n'ont rien perdu de leur richesse mais que, au contraire ces nouveaux capitaux permettent que le patrimoine américain s'enrichisse, puisque la vraie richesse des studios, c'est la compétence des gens qui y travaillent. Les entreprises industrielles américaines rachetées par des capitaux japonais se félicitent des progrès que leur nouvel actionnaire leur a permis de faire - pourtant certaines, pour améliorer leurs performances, plutôt que de se faire racheter, préfèrent louer pour quelques années la compétence en management des Japonais.

Comme l'intérêt des entreprises, qu'elles soient "françaises" ou non, qu'elles travaillent plus ou moins sur le territoire national, n'a aucune raison de coïncider avec l'intérêt du pays, ce n'est plus l'industrie française, c'est le pays lui-même qu'il faut rendre compétitif.

On retrouve cela notamment dans les travaux du Plan, dans les propositions de la Commission de la CEE et dans bien d'autres réflexions comme celles de Robert Reich - dans "L'économie mondialisée", Dunod - , secrétaire au travail du gouvernement de Bill Clinton, auparavant président de l'"équipe de transition" pour les affaires économiques. Il semble y avoir un large consensus.
 
 

... il resterait une compétition entre pays

Si les pays sont en concurrence, il s'agit de rendre le nôtre "compétitif". Qu'est-ce que le pays, de ce point de vue ?

Revenant aux notions de base, un pays est d'abord un territoire, une population et une culture. Une culture ? Le GATT et les Américains voudraient nous convaincre que ce n'est pas une des composantes de l'identité nationale, que c'est un produit économique qu'il faut donc soumettre à une concurrence "libre".

La population qui forme le pays est celle qui vit durablement sur le territoire - c'est une hypothèse implicite à ce genre de réflexion, hypothèse qui a sa force : au fond, dans la plupart des cas, c'est bien le territoire qui est l'élément de base d'un pays, l'élément constant.

L'Etat s'attachera donc à ce que la population et le territoire soient "performants", du point de vue économique. Il y bien sûr plusieurs façons d'être performants, car c'est la relation "qualité-prix" qui compte. Une politique ambitieuse se donnera comme objectif d'atteindre une qualité qui justifie que soient bien rémunérés et le territoire et les employés.

La qualité du territoire sera améliorée par ses équipements, équipements de transports, de télécommunications par exemple : le traité de l'Union européenne a confié à la Communauté européenne la nouvelle mission de développer les "réseaux européens" ; dans le programme de B. Clinton, il y le projet de l'"autoroute des données", un réseau de télécommunication de très haute capacité etc.

La qualité de la population sera améliorée par l'enseignement et la formation, et par le développement de la recherche, peut-être aussi par le sens du travail, l'esprit civique. 

Il y a également la qualité des équipements urbains, la valorisation du patrimoine culturel et tout ce qui améliore la qualité de la vie, donc sans doute, la qualité du travail.

Le pays qui sera le plus efficace attirera les emplois les mieux rémunérés, les activités de qualité : recherche, tâches "à haute valeur ajoutée", fonctions de direction... Il pourra donc se montrer plus exigeant sur le respect de l'environnement, sur les obligations sociales à respecter etc. 

Sinon, le pays devra accepter un fort niveau de chômage ou bien des emplois très peu rémunérés, puisque selon la théorie libérale il est toujours possible de diminuer le chômage en abaissant les salaires. C'est bien ainsi que les choses se passent au sud des USA où les personnels d'entreprises textiles ne pourront empêcher que leur usine ne traverse le Rio Grande qu'en acceptant une baisse drastique de leurs salaires. Et c'est bien ce que veulent dire tous ceux qui proclament, comme récemment le président de Philips ou maint éditorialiste, que nos pays vivent "au-dessus de leurs moyens", que les salaires doivent baisser pour éviter les "délocalisations".

Le rôle de l'Etat serait donc de rendre aussi attractif que possible son pays, puis de laisser jouer la logique des entreprises ; c'est la concurrence entre les entreprises qui réglera les salaires, qui orientera vers les pays les plus "compétitifs", les plus attractifs, les entreprises qui offrent les meilleures rémunérations, les plus belles activités.

Certes l'Etat doit fixer des règles de bonne conduite sur tous les aspects "non marchands", ceux qui ne se traduisent pas dans les prix (il faut des règles de protection de l'environnement, de protection des travailleurs et des utilisateurs etc), mais selon cette théorie il devra se borner à vérifier que ces règles sont respectées et s'interdire de sélectionner les entreprises, en particulier de les sélectionner en fonction de leur nationalité, puisque, on le redit, cette notion n'a plus de sens. Il doit aussi bien sûr, s'interdire toute limitation de mouvement de capitaux, de circulation de produits ou de service au travers des frontières. La théorie le commande ; mais désormais, il n'est plus nécessaire de se référer à la théorie : l'économie est tellement imbriquée que ce genre de limitation est en fait impossible. Un pays qui voudrait limiter quelques flux devrait en limiter un très grand nombre, ce qui se traduirait par une diminution catastrophique d'efficacité donc de pouvoir d'achat - et là, on donne l'exemple de l'Albanie de Hojda.

Une concurrence "libre" et "ouverte" entre pays devra être instaurée et préservée par des accords internationaux qui en particulier limiteront les aides directes aux entreprises, y compris les aides à la recherche, et ouvriront les marchés pubics.

On voit donc l'évolution : lorsque les mouvements d'information, de personnes, de produits étaient malcommodes, l'activité des entreprises restait en grande partie au sein du pays (pas toute l'activité certes mais, sinon les ventes, du moins la production et le réemploi des bénéfices etc) ; les intérêts des entreprises étaient donc en général conformes aux intérêts du pays. En aidant une entreprises à supporter la concurrence internationale, l'Etat aidait le pays. Maintenant le champ de l'entreprise, c'est à dire le monde, et celui de l'Etat, c'est à dire le pays, sont disjoints ; en aidant une entreprise ou un secteur économique, l'Etat risque de faire "n'importe quoi" ; la seule façon qu'il lui reste d'être utile au pays est d'améliorer et de valoriser ce qui restera en tout état de cause un élément qui le constitue : son territoire, sa culture et sa population.

Comme la théorie libérale qui fonde la concurrence et la liberté d'entreprendre, cette perception d'une concurrence entre pays est féconde et il faut l'exploiter au maximum : collectivement la France doit être un pays où l'on aime travailler et où l'on travaille efficacement, plus efficacement qu'ailleurs. En France doivent se multiplier les initiatives des entreprises en réponse à la demande qui s'exprime partout dans le monde, en particulier dans les pays qui ont besoin de s'équiper. Mais en même temps, il faut se rendre compte que cela n'est pas suffisant pour préserver la sécurité et l'identité nationales, en dépit du discours des "libéralistes".

Il y a peu, on justifiait le "libéralisme" par une théorie économique, invoquée indûment ; aujourd'hui, on prétend ajouter comme justification son caractère soi-disant inévitable.

"Soit-disant" car les considérations techniques ou économiques, aussi importantes soient-elles, ne sont pas décisives : d'autres considérations peuvent l'emporter, de façon contrôlée ou non.
 
 

Un risque grave de dislocation sociale 

Quels que soient les efforts que fera un pays comme la France pour former ceux qui le peuplent, il y aura des personnes, en grand nombre, qui ne seront pas en mesure d'avoir les compétences nécessaires pour pouvoir vivre décemment dans une économie où règne librement la concurrence ; que dire, quelle perspective offrir aux 30 % d'élèves de 6ème qui sont incapables, par la lecture, d'acquérir des connaissances ou de comprendre l'énoncé d'un problème ? D'ailleurs quelle que soit la qualification acquise, on pourra trouver dans le monde des personnes qui seront très heureuses de faire le travail avec une rémunération très inférieure à ce qui est pratiqué chez nous.

Les entreprises s'en rendent compte de plus en plus ; les progrès des télécommunications permettent de faire saisir à des milliers de kilomètres les données comptables ou de gestion qui seront ensuite rapatriées sur les ordinateurs des compagnies, eux-mêmes répartis tout autour du monde ; les ingénieurs logiciels indiens sont réputés pour leurs compétences etc. Même les emplois de service, ceux que l'on pourrait croire protégés "naturellement" de la concurrence étrangère, peuvent être remplacés par des équipements qui auront eux-mêmes été fabriqués quelque part sur des plans conçus ailleurs.

Certes les pays se déclarent d'accord pour mener une politique qui améliore leur "compétitivité", pour retenir le principe de la liberté du commerce et celui de la liberté de circulation des produits, des services et des capitaux, et pour éviter les gros problèmes sociaux en négociant des accords temporaires de limitation des importations. Mais ces discours et ces négociations sauront-ils éviter des situations socialement insupportables ?

Certes on peut constater que les salaires japonais ont augmenté, que ceux de Corée suivent le même chemin, de même que ceux de Malaisie ; mais il y a toujours un pays pour prendre le relais des bas salaires, Indonésie, Vietnam puis, peut-être, Afrique.

La théorie économique est bien incapable de nous dire, même en situation stabilisée quelle serait l'éventail de rémunérations "libres", compte tenu de l'écart normal entre les compétences, l'éducation, la formation, le caractère des employés. A fortiori est-elle incapable de dire quel serait cet écart dans la situation réelle de perpétuel déséquilibre évolutif que nous connaissons.

On voit s'installer en France une situation sociale insupportable qu'il est bien tentant d'imputer à la liberté de la concurrence. Pourtant la relation entre la concurrence libre et le chômage, si elle existe, n'est pas évidente. 

Notre commerce extérieur est bénéficiaire diront les uns ; certes répondra-t-on mais qu'en est-il du "contenu en travail" des produits importés et exportés ? De toutes façons, le solde du commerce extérieur, exprimé en nombre d'emplois, qu'il soit positif ou négatif, est très largement inférieur au chômage. La question n'est pas là. Peut-être la pression qu'exerce sur les prix cette concurrence extérieure conduit-elle les entreprises à contenir et même à diminuer les salaires et à rechercher la productivité la plus forte ; double conséquence sur l'emploi, directement, par la productivité, et indirectement, en diminuant le pouvoir d'achat.

Mais les conséquences sociales les plus graves sont peut-être ailleurs.

Les USA nous montrent ce qu'est une société "duale" où les riches se retrouvent dans les mêmes quartiers, parfois barricadés derrière des murs gigantesques surveillés par force appareillage électronique et par des gardes privés devenus depuis peu aussi nombreux que les policiers d'Etat. Les révoltes de Los Angelès ont attiré l'attention sur l'état des banlieues. R. Reich fait également remarquer que la dégradation des équipements et services publics pénalise surtout les populations pauvres, ce qui accroît encore l'écart avec les riches puisque ceux-là peuvent financer les études de leurs enfants, le soin de leur santé etc.

Chômage, dislocation sociale, ce sont peut-être les menaces les plus graves sur notre société, une sorte de "péché capital" source d'autres maux. Certains sociologues voient dans l'histoire des banlieues depuis la Libération trois générations de jeunes. La première se demandait quel avenir elle aurait dans notre société ; la seconde se demandait si elle aurait un avenir. Dans la troisième génération, on voit des enfants dont les parents n'ont jamais eu d'activité professionnelle régulière et qui vivent de travail au noir, de recel ou de petits trafics de drogue ; quelle notion du bien et du mal peuvent avoir ces enfants ? Peuvent-ils seulement espérer avoir une place et un rôle dans la société lorsqu'ils seront adultes ? Ne vont-ils pas se créer leur rôle, hors de la légalité ?

Pour l'honneur de la raison, rappelons-nous que la théorie économique n'a jamais prétendu que, dans les conditions réelles, la concurrence libre conduirait vers un optimum, puisque les conditions qu'elle suppose pour cela sont très loin d'être réunies.

Pourtant les grands principes du libéralisme sont ceux du GATT ; ils dictent les discours des grandes puissances politiques ou économiques ; sous l'impulsion de la Commission et avec l'approbation de plusieurs Etats membres, notamment l'Allemagne et la Grande-Bretagne, la Communauté européenne s'est jusqu'ici employée à les mettre en oeuvre avec un enthousiasme assez remarquable. Il suffit de donner deux exemples.
 
 

La faiblesse de l'action de la Communauté

La construction automobile

Conformément au principe d'un environnement ouvert et concurrentiel ce secteur industriel sera complètement exposé au monde extérieur dans six ans : cette décision de la Communauté est certainement de nature à "catalyser" et à "accélérer l'ajustement structurel" pour reprendre la phraséologie de la Commission. Un répit a été donné aux constructeurs ; ils ont compris le message et ils s'ajustent, par la suppression de centaines de milliers d'emplois (500 000 emplois en 7 ans) : une course effrénée à la productivité - il faudrait doubler la productivité européenne de l'assemblage pour être au niveau qu'ont les Japonais aujourd'hui. Pourquoi pas ? Pourquoi refuser un "défi" - mot qui revient souvent dans les textes européens ? Si l'on peut produire autant en travaillant moins, où est le dommage ? La communication faite par la Commission au Conseil en mai 1992 est pleine d'un dynamisme de bon aloi : tous en ordre de bataille, constructeurs, coopérez entre vous et avec vos sous-traitants ; dépensez encore plus en recherche et en équipements de production, installez un bon climat social, formez mieux vos personnels ! Les conseils donnés par la Commission à l'industrie ne manquent pas. Elle promet d'être moins regardante sur les ententes, disons les alliances et les rapprochements ; pour la recherche, la Commission n'augmentera pas le volume de ses aides, mais elle les concentrera sur un petit nombre de projets.

Et cette communication de 20 pages consacre moins d'une page sur l'"accés aux pays tiers" ; elle rappelle qu'elle "attache une importance particulière au fonctionnement dans des conditions satisfaisantes des échanges internationaux pour ce secteur" ; elle cite le dumping, les obstacles non tarifaires et conclut ce point ainsi : "La Commission poursuit cet objectif notamment dans le cadre des discussions multilatérales en cours au sein du GATT".

Les Japonais ont trouvé un autre équilibre tout à fait différent. 

Le marché japonais est fermé pour un ensemble de raisons que tout le monde connaît (relations entre les groupes industriels et bancaires, normes, procédures d'importations, propension des consommateurs à acheter japonais, intégration des producteurs et des distributeurs, spécificité culturelle forte...) et ce ne sont pas les démarches de la Communauté européenne au GATT qui y changeront quoi que ce soit.

Le marché européen est ouvert ; mieux, il s'est d'abord formé, supprimant les frontières internes et même les "obstacles non tarifaires" qui pouvaient gêner les échanges d'un pays à l'autre, ce qui est bien ; puis il s'est ouvert. Et la Commission dit et redit que c'est un atout pour la production européenne face à la concurrence des produits importés ; c'est une plaisanterie ! Si le marché est ouvert, en quoi la fixation de règles et de normes communes, même si elles sont ambitieuses, peuvent-elles favoriser la production européenne puisque la CEE n'a jamais été capable d'imposer une norme qui donne un avantage à ses industries et que nos grands compétiteurs connaissent les projets de règles et de normes aussi tôt que les industriels européens et sont souvent capables d'y répondre plus vite ?

On peut être a priori favorable à l'ouverture du marché intérieur de la Communauté mais on ne peut pas faire semblant de ne pas voir que les industriels qui bénéficient de la protection d'un marché fermé auront l'avantage sur ceux qui sont complètement exposés à la concurrence. 

La seule façon de réagir est soit de faire comme les Japonais - on entend cela quelquefois, c'est illusoire - soit, puisque la Communauté européenne est incapable de recréer cet ensemble de viscosités qui empêchent les importations, d'afficher clairement un plafond d'importation - un plafond durable. Il ne s'agit pas seulement de négocier le volume d'importation chaque année ; toutes ces discussions sur les chiffres de la consommation, même si elles sont suivies d'un accord sur une réduction du volume d'importation, salué à chaque fois comme une victoire des négociateurs européens, ne sont que manoeuvres de diversion ; la réalité est que la Communauté a donné son accord, avec légèreté, pour que son marché soit ouvert aux Japonais en 1999 ; ces joueurs à long terme que sont les Japonais savent où est leur intérêt stratégique. 
 
 

La marine marchande

Le commissaire chargé du marché intérieur a réuni un groupe de réflexion sur la "filière mer" ; il en est sorti à la fin de 1991 le texte d'une communication intitulée "nouveaux défis aux industries maritimes".

Compte tenu des enjeux, la Communauté se doit de "réagir activement" - redondance freudienne ? -. Après avoir fait le tour des raisons pour lesquelles il faut s'intéresser à la mer (ses ressources, parmi lesquelles la pêche, son rôle sur l'environnement et la nécessité de la protéger des pollutions, la mondialisation de l'économie, la contribution du secteur maritime à l'emploi, son rôle dans le commerce interne et externe de la CEE), il énonce "les nouveaux défis communautaires" en mettant judicieusement l'accent sur l'interdépendance entre les composantes de l'économie maritime.

Puis il dénonce les séquelles d'une concurrence déloyale...au sein de la CEE, entre les Etats-membres ! Si la part de la flotte communautaire dans le transport maritime mondial est passée de 30 % en 1975 à 15 % en 1990, c'est que le concurrence intra-communautaire souffre de "pratiques tarifaires déloyales", de restrictions à la liberté du commerce, et d'aides publiques. La Commission n'a cessé de le dénoncer.

Il faut donc agir, avec "une nouvelle approche maritime".

La Commission propose d'unifier le marché intérieur en harmonisant les normes et les règles techniques, de mettre l'accent sur la sécurité de la navigation, du travail et de l'environnement, de développer le transport maritime pour désengorger les routes et autoroutes, de former mieux les équipages et les ingénieurs de construction navale, et d'exercer un "contrôle rigoureux des aides d'Etat" pour ne pas perturber la concurrence intra-communautaire. 

Les chantiers navals japonais construisent 40 % des navires en chantier dans le monde et ces navires iront d'abord aux armateurs japonais puisque chantiers navals et transporteurs sont étroitement liés, soit qu'ils font partie des mêmes groupes, soit qu'ils sont les uns et les autres financés par les mêmes banques, soit que les compagnies bénéficient de crédits superbonifiés à condition qu'elles achètent des bateaux construits au Japon, le montant de ces crédits couvrant 70 % du coût des navires.

Dira-t-on que le Japon est fait d'îles et qu'il dépend de façon vitale du transport maritime ? L'Europe est une presqu'île et 90% de son commerce extérieur et même une partie notable, un tiers, de son commerce interne se font par mer.

Les USA, eux aussi, ont une politique qui privilégie leur industrie nationale : le Jones Act réserve aux navires sous bannière étoilée et construits et entretenus dans un chantier naval américain les activités de pêche dans les eaux territoriales et tout le transport d'un port américain à un autre port américain ; les réparations sur un bateau américain faites dans un chantier naval étranger sont soumises à une taxe de 50 % ; par ailleurs le transport des produits financés par une aide du gouvernement est réservé, pour les trois quarts, à un bateau américain. Après la guerre du Golfe les USA étudient une relance de la construction navale, après s'être rendu compte qu'ils avaient dû recourir, à hauteur de 20 %, à des navires sous pavillon étranger, alors même qu'ils avaient disposé de sept mois pour transporter leurs forces.

Face à cela, face à la concurrence des flottes de complaisance la position de la Commission est ferme : "il faut mettre fin à cette situation" ; la Communauté "s'y efforce".
 
 

On a là un condensé de la politique communautaire. On pratique le "free trade" et on réclame le "fair trade" ; on s'interdit une intervention communautaire, on interdit aux Etats d'intervenir et l'on "s'efforce" de convaincre les autres pays, notamment les USA et le Japon de faire de même. 

Certes il y les procédures anti-dumping ; mais on a déjà dit combien il est difficile de démontrer qu'un prix de vente sur les marchés extérieurs est inférieur au prix pratiqué sur le marché intérieur. Comme il faut aussi démontrer le dommage, les procédures ne peuvent commencer que lorsque le mal est fait : même si elles étaient rapides, ce qui n'est certes pas le cas, il serait déjà trop tard car dans le monde industriel, lorsque le mal est apparent, c'est à dire lorsque les marchés ont été perdus, l'origine du mal est déjà lointaine : il sera long et difficile de corriger la situation. 

La Communauté semble commencer à prendre conscience de la faiblesse dont elle s'est elle-même accablée et dont elle semblait vouloir faire une vertu ; à l'initiative de la France, elle étudie un renforcement de son dispositif de défense commerciale ; mais les résistances sont fortes, venant de pays qui ont dans le libre échange une confiance excessive, et qui redoutent avant tout que la Communauté européenne ne "donne un signal" qui sera évidemment couvert par nos partenaires commerciaux du qualificatif ressenti comme injurieux de "protectionniste".

Pour que les prix se maintiennent à un niveau qui corresponde à l'équilibre socio-économique de nos pays, et pour éviter les risques de déchirure sociale, il faut d'abord que chacun et que chaque entreprise "se battent", et les Allemands nous donnent certainement un bon exemple. Mais les "lois du marché" ne seront pas suffisantes ; les Etats devront prendre des mesures directes sur le commerce extérieur.

Pour réunir les autres conditions de la sécurité publique, il faudra aussi une intervention directe des Etats sur certaines entreprises.
 
 

Pourquoi il faut quelques entreprises "nationales" ou "européennes" - définition.

L'Etat a la responsabilité de la sécurité du pays et ne peut s'en décharger sur aucune autre instance. Pour remplir son rôle, il doit pouvoir recourir aux ressources des entreprises. 

Il dispose pour cela des moyens juridiques de la réquisition : il peut réquisitionner tout ce qui est sur le territoire français, quelle que soit la nationalité. Hors du territoire, il ne pourra réquisitionner que des entreprises ou des personnes françaises. 

Mais l'existence de ces moyens juridiques ne suffit pas : il y a des entreprises avec lesquelles l'Etat doit pouvoir entretenir des relations sûres, confiantes et durables. Ce sont les entreprises qui rendent des services essentiels à la vie du pays, et les entreprises qui disposent ou sont en mesure de disposer de compétences, de connaissances, d'informations, de technologies, de produits nécessaires à la sécurité ou à la défense du pays, pour le temps normal comme pour le temps de crise.

Parmi ces entreprises, il n'y a pas que celles qui fabriquent des armements ; il y a aussi les entreprises de télécommunication, celles de production d'électricité, des entreprises de service informatique, d'autres qui développent des techniques nécessaires à l'armement (fabrication de certains matériaux, optique, mécanique très fine), mais aussi techniques de base comme la fabrication de composants etc. D'autres entreprises rendent des services ou délivrent des "produits" tout aussi essentiels au pays, mais d'une autre façon, les entreprises culturelles, celles qui produisent et diffusent des images ; là aussi, il n'y a aucune raison pour que l'Etat se prive des moyens qui préservent une place pour ces entreprises qui contribueront à renforcer l'identité nationale.

S'il est certain qu'il y a des entreprises essentielles à la vie du pays, il reste à en dresser la liste, ou au moins à établir les critères qui permettent de leur donner cette qualification. Il faudra le faire avec assez de rigueur pour que le résultat ne soit pas contesté : il ne s'agit pas de protectionnisme ; il ne s'agit pas de conserver un volume d'emploi ; il faut faire attention de ne pas protéger une entreprise aux dépens de son dynamisme : d'ailleurs cette "confiance" n'interdit pas toute concurrence et certaines de ces entreprises essentielles pourront être à capitaux étrangers ou avoir des centres de production à l'étranger. Il s'agit de la sécurité du pays.

Il ne suffit pas de constater que les entreprises sont de plus en plus ouvertes sur le monde, qu'elles prennent la forme de réseaux planétaires ignorant les frontières et les intérêts nationaux ; comme cela est vrai, l'Etat doit être encore davantage présent auprès de ces entreprises essentielles pour faire coïncider leurs intérêts et l'intérêt national.

Il ne suffit pas de créer un espace géographique "compétitif" pour qu'apparaissent ou se développent ces entreprises avec qui l'Etat doit pouvoir entretenir ce genre de relation, car l'espace compétitif, s'il attire l'emploi, un emploi de qualité, ce qui est bien, attire indistinctement toutes sortes d'entreprises, qu'elles soient liées aux intérêts du pays, à ceux d'autres pays, à ceux d'autres organisations, ou à aucun autre intérêt que le leur propre.

On peut dire que l'espace géographique compétitif attire les "établissements" des sociétés, mais qu'il est incapable d'attirer leur "coeur" ou leur "esprit", comme on voudra. Les deux registres sont complètement différents : le premier est celui du travail, de la production, de la compétition économique ; le second est celui de la volonté, de la relation entre personnes dotées de grands pouvoirs, responsables de grandes entreprises et responsables d'Etats.

Les responsables de grandes entreprises recommandent à leurs filiales à l'étranger de se montrer "bons citoyens" ; elles ne se borneront pas à respecter la législation, ce qu'elles feront d'ailleurs scrupuleusement en général ; elles s'arrangeront pour payer suffisamment d'impôts et le feront savoir (alors qu'au sein d'un groupe les comptes d'une entreprise peuvent faire apparaître n'importe quel bénéfice), elles "sponsoriseront" assez de manifestations sportives ou culturelles, elles se conformeront aux coutumes du lieu en ce qui concerne les marchés publics etc. En même temps ces filiales obéiront aux consignes des quartiers généraux de la maison mère lorsqu'ils auront décidé, conformément aux instructions reçues de leur gouvernement, de suspendre la vente de tel ou tel produit, ou de ne pas accepter telle ou telle candidature d'une personne jugée indésirable.

Les USA dressent des listes noires de clients interdits qui sont soigneusement respectées par toutes les entreprises américaines et leurs filiales de tous pays, d'autant plus qu'un écart priverait la société de la licence générale d'exportation dont elle bénéficie. Il y a aussi des listes de pays à qui les USA refusent que soient vendus des produits qui incorporent certains composants d'origine américaine, même si ces produits sont fabriqués et vendus par une société qui n'est pas américaine. Il arrive que cela crée de sérieux conflits d'intérêt, soit politique soit commercial. Ainsi en 1982, après que l'état de siège fut déclaré en Pologne, les USA ont décrété sur certains produits un embargo à l'encontre de l'URSS ; cet embargo a été appliqué par toutes les entreprises américaines concernées, où que soient leurs lieux de production, leurs centres de recherche et même leurs quartiers généraux et leurs centres de décisions, et sans considération de la position politique ou des intérêts économiques des pays impliqués ; les USA ont demandé également qu'il soit respecté par les clients, même étrangers, de ces entreprises. 

Tous les services de renseignements, ceux des USA, de Russie, des pays de la Communauté européenne également se sont reconvertis vers le renseignement économique ; à quels services une entreprise donnera-t-elle, spontanément ou à la demande, certaines informations sur elle-même, sur ses clients ou ses fournisseurs ?

C'est ainsi que l'on se rend compte de la vraie nationalité de l'entreprise : c'est celle de l'Etat qui se fera obéir, en cas de crise ou en temps normal, même à l'encontre des autres Etats.

Ce pourrait être une définition de la nationalité de l'entreprise ; on n'arrivera pas à traduire parfaitement cela en termes juridiques : on invoquera la nationalité des actionnaires (mais lorsque un actionnaire "français" est une entreprise, elle peut fort bien être filiale d'une entreprise étrangère ou possédée par des actionnaires étrangers), la localisation du siège social, des usines, des centres de recherche, l'origine de la "valeur ajoutée"; on parlera de contrôle effectif de la société etc ; mais il arrivera que ces critères ne soient pas suffisants.

Il faudra d'autres moyens de s'assurer de la "nationalité" des entreprises, c'est à dire à la fois de leur fidélité aux intérêts de l'Etat et de leur prospérité car il faut aussi faire en sorte que ces entreprises, essentielles à la vie du pays, prospèrent tout en restant "nationales". Pour conserver et développer une entreprise nationale, les moyens directs sont le contrôle du capital, le choix ou l'agrément des personnes qui la dirigent, les marchés publics, les droits spéciaux, les monopoles et les subventions de recherche ; de façon indirecte mais très efficace, l'Etat peut réserver le marché national non à ces entreprises mais à leurs clientes, qui, en contrepartie de la protection de leur marché, ont l'obligation de se fournir totalement ou partiellement auprès de ces entreprises. Il y a aussi l'appui diplomatique pour obtenir des marchés à l'étranger.

Il n'est pas exclu a priori que la filiale française d'une entreprise étrangère puisse être considérée comme "nationale" : on en voit, c'est peu fréquent, qui participent à la formation de la force de frappe nucléaire française. Et il n'est certes pas exclu que ces entreprises soient en concurrence.

Une fois déterminées les entreprises essentielles à la sécurité du pays, l'Etat devrait afficher clairement sa volonté politique de faire en sorte que les entreprises soient "nationales". L'on verrait mal qu'il en soit dissuadé au nom d'une théorie dont on abuse, ou au nom d'une prétendue fatalité technique ou économique.

Ce n'est pas très original.

Toutes les entreprises privées choisissent librement leurs fournisseurs sur une base de relation de confiance ; elles sont encore plus attentives lorsqu'elles recherchent un partenariat durable, et les nouvelles réflexions économiques mettent l'accent sur l'efficacité de ces relations de confiance qui n'ont plus qu'un lointain rapport avec une vision primaire de l'économie de marché (où chacun choisit en fonction seulement du prix).

Et l'on voudrait priver les Etats de cette possibilité, au coeur de leur responsabilité !

La France a beaucoup utilisé le moyen du monopole et du capital, avec les entreprises nationalisées ; ce faisant elle démultipliait les moyens de l'Etat puisque ces entreprises étendaient la portée des "marchés publics".

Des dispositions existent dans le droit américain ; par exemple les entreprises de certains secteurs (fabrication d'armement, bien sûr, mais aussi banque, assurance, télécommunication, etc) ne peuvent pas être dirigées par des étrangers, et une grosse majorité du capital doit être détenue par des ressortissants américains ; à l'occasion des marché publics une préférence nationale est donnée à hauteur, selon les cas, de 6 ou 60% des prix offerts voire plus dans les secteurs proches de l'armement.

En Allemagne et au Japon cette cohérence entre l'intérêt du pays et celui des entreprises qui contribuent à la sécurité du pays est obtenue par un tissu de relations entre personnes et entre entreprises nationales : ce qui est bon pour l'une d'entre elles est bon pour les autres, donc en définitive pour le pays - Pirelli s'est rendu compte récemment qu'il est impossible de prendre le contrôle d'une entreprise allemande (Continental en l'occurence) contre l'avis des autres actionnaires, même si l'on a acquis la majorité du capital.

Dans tous ces pays, il y a aussi comme un "club" ou des "clubs" de responsables qui permettent une certaine cohésion, moyen qui vient compléter les précédents. En France la création d'"actionnaires de référence" pour les entreprises qui seront privatisées tend à perpétuer - pour combien de temps ? - cette cohérence entre les objectifs des sociétés et les besoins de l'Etat. Cela sera-t-il certainement suffisant ?

On voit donc des moyens qui relèvent plutôt de l'influence commune, du souci commun, de l'attention réciproque, et des moyens beaucoup plus directs.

Tous les pays, indépendamment de leur discours sur le "libéralisme", prennent ce genre de précaution, appuyée ou non sur des textes. Les relations commerciales ne seraient-elles pas plus claires si les exigences de chacun étaient ainsi justifiées ?

La France ne pourra pas être autonome dans tous les secteurs ni sur toutes les techniques nécessaires à sa sécurité ; la dimension de la nation d'une part, l'ampleur des programmes ou la taille des entreprises en relation avec sa sécurité d'autre part ne coïncident pas. L'"Europe" pourra-t-elle apporter une réponse ?
 
 

Construire des entreprises "européennes" 

Au sein de la Communauté, c'est une espèce de sujet tabou : peut-être a-t-on fait dans le passé un usage excessif de cette notion de sécurité nationale mais cela ne supprime aucunement la nécessité, pour l'Etat, de conserver des entreprises en qui il puisse avoir toute confiance ; doit-on accepter le discours qui aujourd'hui domine la vie communautaire si cela devait priver l'Etat des moyens dont il a besoin ?

Naturellement, il sera bien préférable de rechercher des coopérations entre entreprises "nationales" de plusieurs Etats membres de l'Union européenne, nos plus proches alliés ; si ces coopérations s'écartent des règles de la Communauté, elles doivent rester possibles et seront alors avalisées et confortées par des conventions entre les gouvernements.

C'est ainsi que l'on procède déjà pour la fabrication d'armement et la fabrication d'avions, comme on le verra plus loin. On pourrait citer aussi l'industrie spatiale et la procédure d'aide à la recherche et au développement, Eureka.

On pourra alors parler d'entreprise "européenne", en donnant à ce sens un sens dérivé de celui que nous proposons pour entreprise "nationale" : sera "européenne" une entreprise qui obéira certainement aux demandes d'Etats membres de l'Union européenne, en temps normal ou en temps de crise, même si c'est à l'encontre d'autres Etats ou d'autres puissances, ces Etats de l'Union européenne ayant eux-mêmes passé entre eux des conventions et faisant en sorte, avec les moyens qui sont les leurs, que l'entreprise européenne soit bénéficiaire.

L'entreprise "européenne" peut être une entreprise "nationale" d'un pays dès lors que ce pays s'est engagé auprès des autres Etats membres ou de quelques-uns seulement d'entre eux à ce que cette entreprise réponde à leurs impératifs de sécurité. L'entreprise "européenne" peut aussi être le résultat du rapprochement de plusieurs entreprises "nationales" ; ce sera un GIE, une filiale commune, une société internationale ou ce sera seulement un programme industriel mené en commun ; cet aspect juridique n'a au fond pas d'importance.

Sur un secteur jugé essentiel à la sécurité du pays, plusieurs "entreprises européennes" peuvent fort bien être en concurrence. Il n'y a nulle contradiction entre sécurité du pays et concurrence ; c'est la concurrence "ouverte" qui peut nuire à la sécurité. D'ailleurs plus nombreux seront les pays qui auront passé ce genre d'accord, plus il sera facile de faire jouer la concurrence entre des entreprises en qui tous les Etats concernés pourront avoir confiance.

Dans les secteurs essentiels à la vie du pays, des accords entre entreprises liées d'une façon ou d'une autre à des Etats qui auront passé des accords entre eux, c'est un montage complexe sans doute, et qui n'est certes pas prévu par le traité de Rome ; mais y a-t-il une autre méthode pour que l'Europe puisse commencer à exister face à des pays, les Etats-Unis ou le Japon, où le champ d'action économique coïncide avec le champ d'action politique ?
 
 
 
 

Les relations commerciales avec l'extérieur, une composante de la politique étrangère et de sécurité.
 
 

En simplifiant, on peut distinguer plusieurs types de partenaires commerciaux.

Avec un grand nombre de pays n'appartenant pas à la Communauté, le commerce extérieur ne présente pas de difficultés particulières.

Des pays à bas prix de revient concurrencent sévèrement les productions de notre pays. Le contrôle des importations peut se justifier pour des raisons tenant à la cohésion sociale du pays ; il s'agira de passer un accord avec les pays exportateurs, à l'image de l'accord multifibre, toujours considéré comme provisoire ; ne préfigure-t-il pas au contraire un certain mode de relations commerciales stables ?

Un grand économiste, Maurice Allais, prix Nobel, un des pères de la théorie néo-classique, consterné par l'usage que le "libéralisme" fait de la théorie qu'il invoque, recommande d'instituer des quotas d'importation sur les produits ou services en provenance des pays à bas prix et, pour éviter que les importateurs qui obtiennent une part de ces quotas ne bénéficient d'une "rente", propose de mettre ces quotas aux enchères. Et pourquoi le produit de ces enchères n'alimenterait-il pas un fonds d'aide aux pays en voie de développement ? D'autres proposent de maintenir ou de rétablir des droits de douane ajustables. Chaque méthode a ses avantages ; la première revient à confier aux mécanismes de marché le soin de fixer les droits de douane.

Les pays de la Communauté européenne souffrent d'une grande faiblesse, comparés aux USA ou au Japon par exemple : pour que des limitations d'importations soient effectives, il faut que tous en soient d'accord, et qu'ils fassent à leurs frontières les contrôles efficaces, sauf à remettre en cause un des fondements du traité de Rome - si la cohésion sociale est en jeu, la France y sera évidemment contrainte, hypothèse qu'il ne faut pas exclure si l'on veut l'éviter, c'est à dire si l'on veut réellement convaincre tous les autres Etats-membres.

Pour la plus grande part, la puissance économique, technologique et industrielle de notre pays et des pays d'Europe et leur capacité à produire les armes nécessaires à leur sécurité dépendront de l'équilibre de leurs relations avec le Japon et les Etats-Unis.
 
 

Une trilatérale à deux côtés ?

Il est habituel, parlant des puissances industrielles, de parler de trois pôles - les USA, le Japon et son aire d'influence, et la Communauté européenne - en établissant une certaine symétrie ; or cette symétrie est parfaitement illusoire ; pire : elle est pernicieuse dans la mesure où elle cache l'aboulie de la Communauté européenne ; c'est lui faire bien d'honneur que de faire semblant de croire qu'elle a la capacité de vouloir : "tout flatteur...".

Le Japon et son aire d'influence : 

Avec le Japon il faut comprendre toute la zone d'intérêt qu'il est susceptible de former autour de lui. Dans cette zone, l'équilibre social et culturel est tel que les pays peuvent tirer parti de l'ouverture de nos frontières sans pour autant, en droit ou en fait peu importe, ouvrir leur marché. L'action de ces pays risque d'avoir un effet sur l'emploi dans notre pays mais l'effet le plus lourd de conséquences est sans doute qu'ils accumulent sur des techniques nécessaires à l'armement une compétence technique et industrielle et les moyens financiers de l'accroître encore, à une rythme largement supérieur à ce que nous pourrons réaliser.

Dans les négociations multilatérales du GATT, le silence du Japon est assourdissant : il contemple les discussions sur l'agriculture, lui qui subventionne massivement (et à bon droit, pourquoi pas ?) ses cultivateurs de riz ; il assiste aux efforts des Etats-Unis qui veulent pénétrer sans limite le marché européen "des images", lui qui a pris de grosses participations dans d'importants studios américains ; il opine à toute demande de réduction des droits de douane, lui dont le marché est impénétrable pour de tout autres raisons.

C'est par une négociation directe avec lui que la pénétration au sein de la Communauté européenne de ses produits, de ses capitaux et de ses entreprises sera contrôlée. Il n'y a aucune raison de se référer au concept de marché ouvert ou concurrentiel : les différences structurelles entre nos sociétés sont trop grandes et le marché est incapable de convenablement traiter du cas des techniques stratégiques. Comme avec les pays à bas salaires, encore davantage peut-être, chaque pays de la Communauté est d'autant plus vulnérable qu'il sait que les autres pays ont intérêt à être moins rigoureux dans l'application des mesures de limitation décidées ensemble : le premier qui passera les limites gagnera beaucoup, ce que les Britanniques ont compris depuis longtemps. Cette incertitude n'aide pas la Communauté européenne à se montrer ferme dans les négociations ; l'expérience le confirme.

Or la négociation avec le Japon sera dure : priver le Japon de ses marchés extérieurs, c'est le priver d'oxygène ; comment réagira-t-il ? Montrera-t-il la force que lui donnent les moyens financiers considérables accumulés grâce à ses excédents commerciaux ? Peut-être la recherche de nouveaux débouchés lui inspirera-t-elle une nouvelle politique étrangère tournée vers des pays en phase de réel développement, d'abord ceux d'Asie puis ceux d'Amérique latine, ou vers de pays à la recherche d'un début de développement comme ceux d'Afrique, à qui il apporte dèjà une aide importante, la seconde, après l'aide française. La compétition avec le Japon prendrait alors une nouvelle forme.

Les Etats-Unis

Leur culture, certes différente de la nôtre, n'en est pas trop éloignée. Le pouvoir des USA, économique et politique plus encore, est considérable et leur volonté de leadership est affirmée, indéniable et tout à fait normale. C'est par la négociation que seront délimitées les zones d'intérêt national que chacun veut préserver. 

La Communauté européenne est mal armée pour cela puisque tous les Etats membres n'ont pas la même perception de leurs intérêts fondamentaux et des moyens de les préserver. Ainsi en est-il par exemple de l'agriculture ou encore de l'avalanche d'images "made in USA" qui se déversent sur nos écrans. En matière de sécurité publique, elle est d'autant plus mal armée que, par nature, cela n'entre pas dans ses objectifs. 

Les coopérations entre Etats-membres comme Airbus et l'Europe spatiale sont elles-mêmes la cible directe de l'action dissolvante des Etats-Unis : pour coopérer à la conception de l'avion de la future génération par exemple, ils ont refusé que les pays d'Europe se présentent groupés dans Airbus ; ils proposent une négociation séparée avec chaque pays - "diviser pour régner". Cela permettra de vérifier la cohésion des Etats de la Communauté sur ces projets.

Car c'est par la négociation entre Etats que seront actées les coopérations entre entreprises dans les secteurs considérés comme essentiels ; de la même façon des coopérations seront recherchées avec le Japon sur des sujets stratégiques, confirmés par des accords entre Etats.
 
 

Construire le troisième côté de la "trilatérale"

Les pays de l'Union Européenne ont résolu d'"affirmer son identité sur la scène internationale" (article B du traité sur l'Union Européenne) ; c'est bien reconnaître, a contrario, que ce n'est pas encore fait.

L'Union européenne peut devenir une réalité en termes stratégiques, c'est à dire dans une lutte de pouvoir et d'influence, lutte inévitable mais qui restera pacifique. Il est probable que c'est une condition nécessaire pour que la France elle-même, et les autres pays de l'Union, continuent d'exister réellement dans le monde. 

Les objectifs de cette lutte sont d'éviter une explosion sociale et de garder la maîtrise d'une part suffisante des techniques essentielles - ensemble, les Etats de l'Union européenne sont de taille à les maîtriser toutes. Les moyens de cette lutte sont d'abord tout ce qui peut améliorer la "compétitivité" du pays, bien sûr ; ce sont aussi des négociations pour parvenir à des accords de coopération technique et industrielle et des négociations pour obtenir non seulement l'ouverture d'autres marchés mais aussi des limitations d'exportations ; à défaut ce sont les droits de douane et les contingents.

Les premiers partenaires de la France sont les Etats membres de l'Union européenne. Comme les Etats sont seuls à pouvoir être responsables de la sécurité de leurs pays, l'Union deviendra une réalité grâce à la coopération entre les Etats, une coopération "intergouvernementale" qui pourra, s'il le faut, s'écarter des règles communautaires. 

Ce n'est pas une pétition de principe : les réalisations "européennes" qui touchent au plus près la sécurité des Etats sont le fruit de coopérations entre Etats et non de la Communauté : régler la circulation des personnes avec les accords de Schengen, négocier les limitations dans la circulation des produits pour lutter contre la prolifération, fabriquer des armes, développer un secteur industriel support de technologies essentielles comme l'aéronautique - c'est l'objet des quatre chapitres qui suivent.
 
 




VIII

Les accords de SchengenLiberté de circulation des personnes et sécurité publique

Alors même que la Communauté décidait que la circulation des personnes serait libre, quelques Etats ont décidé de travailler ensemble pour fixer les règles de cette circulation libre, grosse de risques sérieux pour la sécurité publique : criminalité, terrorisme, drogue, immigration clandestine.

Les accords de Schengen sont ainsi au coeur des relations entre l'économie, qui relève de la Communauté, et la sécurité publique, qui relève des Etats. Il montrent comment cette "interface" peut être traitée, les difficultés et les risques que cela soulève et comment les résoudre.

On peut sans doute y voir un prototype pour la future construction de l'Union Européenne.
 
 

**************


Le 9 septembre 1985 les Etats signent l'Acte Unique européen, l'AUE. Cet AUE apporte au traité de la Communauté Economique européenne un nouvel article, l'article 8A dont tout le monde connaît, sinon le numéro, du moins la teneur : "La Communauté arrête les mesures destinées à établir progressivement le marché intérieur au cours d'une période expirant le 31 décembre 1992(...). Le marché intérieur comporte un espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux est assurée selon les dispositions du présent traité" - les personnes dont parle cet article sont les ressortissants des Etats-membres.

Alors même que les Etats de la CEE négocient l'AUE, en juillet 1984 désireuses de "relancer l'Europe" la France et l'Allemagne signent l'accord de Sarrebr�ck pour régler la circulation entre les deux pays non seulement des ressortissants des Etats-membres mais des étrangers à la Communauté. Cet accord est étendu aux pays du Benelux ; c'est l'accord de Schengen signé le 14 juin 1985.

La Communauté économique européenne voit d'abord dans une personne un acteur économique et social ; les Etats, parce-qu'ils ont dans leurs responsabilités le maintien de la sécurité publique et de l'ordre public, sont bien obligés de voir dans chaque personne un possible fauteur de trouble ; et comme il est pratiquement très difficile d'assurer la liberté de circulation pour les Européens tout en contrôlant au passage des frontières les étrangers, il vaut mieux s'entendre sur les conditions d'accés des étrangers ce qui implique les relations diplomatiques avec les pays tiers. Circulation des travailleurs communautaires d'une part, maintien de la sécurité et relations avec les pays tiers d'autre part, deux genres de préoccupations, deux dynamiques s'entrechoquent.

Fallait-il au nom des traités, de la compétence et des missions de la Communauté, c'est à dire "le développement harmonieux" et la création du marché commun, s'engager dans une démarche communautaire, demander à la Commission de rechercher un accord à 12, quitte à ce qu'elle propose au Conseil, si elle n'y parvient pas, des décisions à prendre à la majorité qualifiée ? Fallait-il au nom de la sécurité des Etats et des relations étrangères "oublier" cette disposition de l'article 8A ? Fallait-il distinguer le cas des Européens et ceux des étrangers ?

Compte tenu des conséquences très lourdes qu'amenait avec elle cette simple mention : "la libre circulation des personnes", certains Etats, sans renier l'objectif, ont donc voulu qu'il soit traité non pas sur le mode communautaire mais par une coopération entre Etats. 

La Commission, gardienne très vigilante et dynamique des prérogatives de la Communauté, aurait pu tenter de s'y opposer. Elle a préféré considérer cette procédure comme un banc d'essai. Elle a demandé que la convention d'application respecte autant que possible le marché commun et la politique de la Communauté, notamment le principe de non-discrimination entre les ressortissants des Etats-membres. 

Il est habituel de dire que la mise en application des accords de Schengen a pris beaucoup de retard ; c'est vrai de la suppression des contrôles à la frontière ; c'est inexact dans la mesure où la coopération entre les Etats qui souhaitent participer à l'"espace Schengen" s'est traduite dans les faits dès 1991.
 
 

Le contenu de la Convention d'application des accords de Schengen :

Il ne suffisait pas de convenir que le passage entre les frontières serait libre ; la convention d'application des accords de Schengen, mise au point par les pays du Benelux, l'Allemagne, et la France et signée par eux le 19 juin 1990, traite de

* la suppression des frontières intérieures et la circulation des personnes,

* la police et la sécurité,

* le système d'information Schengen SIS,

* le transport et la circulation des marchandises,

* la protection des données à caractère personnel,

* le comité exécutif.

Chacun de ces titres touche des points essentiels qui sont tous traités avec beaucoup de soin, sauf la circulation des marchandises, thème qui fait l'objet d'autres mesures (cf ci-dessous chapitre 9).
 
 

Les visas de séjour et le droit d'asile

Il y a deux catégories de séjour : les séjours de courte durée, moins de trois mois, et les séjours de longue durée. 

Il n'y a pas grand chose dans la convention sur les visas à longue durée, ou titres de séjour ; il est seulement indiqué que chaque demande de visa est instruite par l' Etat d'accueil selon sa propre législation et sa propre politique. Un visa de longue durée n'est valable que sur un pays ; certes un étranger pourra faire librement des courts séjours dans un autre des pays signataires des accords mais ne pourra pas s'y installer sans un nouveau visa. 

Les personnes dont l'entrée a été autorisée pour une courte durée, quel que soit le pays Schengen qui a accordé l'autorisation, peuvent circuler dans tout l'espace Schengen.

La politique de visas de courte durée est concertée : elle suppose une liste commune de pays "à visa", c'est à dire de pays dont les ressortissants doivent êre munis d'un visa pour pouvoir entrer dans un des pays signataires des accords de Schengen ; la mise au point de cette liste a été laborieuse. Cela n'interdit pas qu'un pays signataire ait une liste de pays "à visa" plus longue que la liste commune.

La convention d'application de Schengen énonce des règles très précises pour définir quel pays traitera les demandes de droit d'asile : le pays qui traite la demande n'est pas nécessairement le pays où l'étranger veut s'installer. Cette disposition anticipait évidemment le moment où les pays auront harmonisé leurs politiques sur l'exercice du droit d'asile ; en attendant, pour réduire l'incohérence, il était précisé que l'Etat où l'étranger veut s'installer peut instruire, s'il le veut, la demande de visa. C'est cette situation assez ambiguë qui a été à l'origine de débats entre le gouvernement et le Conseil constitutionnel.

La convention d'application n'était pas incompatible avec la Constitution puisque la France peut toujours instruire une demande d'asile sur son territoire. Mais les facilités de circulation entre pays signataires risquent d'avoir comme effet que se multiplient les demandes d'asile. Pour l'éviter, il faut pouvoir tirer parti des possibilités que se sont données les signataires de la convention, c'est à dire confier à un autre pays les demandes de visa de séjour en France ; cela a paru possible à la fin de 1993 car, depuis la signature de la Convention, les Etats avaient progressé dans l'harmonisation de leur politique à l'égard du droit d'asile.

Il s'agit certainement d'une délégation de souveraineté sur un sujet assez important pour demander une modification de la Constitution, mais c'est une délégation auprès d'un autre Etat par un traité multilatéral, et non auprès d'une instance supranationale et cette délégation n'est pas irréversible.
 
 

Le système d'information Schengen, SIS :

Le SIS, qui a pour objet de "préserver l'ordre et la sécurité publics, y compris la sécurité de l'Etat" est un élément essentiel des accords de Schengen, un outil indispensable pour la coopération entre les services des pays signataires. .

Le SIS est fait de systèmes nationaux et d'un fichier commun formé d'extraits des fichiers nationaux. Chaque fichier national est à l'usage exclusif des autorités du pays concerné alors que le fichier commun peut être interrogé par les autorités compétentes de tous les pays signataires. Les informations pouvant figurer sur les fichiers nationaux sont limitativement énumérées ; chaque Etat détermine lui-même les informations de son fichier qu'il souhaite inscrire dans le fichier commun.

Le SIS sera principalement utilisé pour instruire les demandes d'admission (c'est à dire signaler les personnes qui ne doivent pas être admises), pour signaler et retrouver les personnes qui doivent être arrêtées ou extradées, pour trouver le lieu de séjour de personnes appelées à témoigner ou à comparaître dans des affaires pénales, pour retrouver des personnes disparues ou devant faire l'objet d'une surveillance discrète.

Le SIS comportera aussi des données sur les objets volés, notamment les voitures, les armes, les billets de banques et les documents d'identité.

Ce système d'information a été étudié soigneusement par la Commission nationale informatique et liberté, la CNIL, qui lui a donné son agrément. La protection des données de caractère individuel est devenue une condition impérative pour pouvoir adhérer effectivement au système - c'est d'ailleurs un des motifs qui retardent la mise en vigueur de ces accords en Italie, pays qui ne s'apprête pas encore à se doter d'une loi sur les informations de caractère personnel.

Des clauses de sauvegarde :

Elles permettent aux Etats de prendre des mesures nationales, pour des motifs de sécurité publique : établir des visas hors de la liste commune ou même rétablir les contrôles sur les frontières intérieures. 
 
 

Les aspects institutionnels

Un comité exécutif

Formé d'un représentant de chaque pays signataire, le comité exécutif est responsable du bon fonctionnement de la convention et peut la modifier. Ses décisions sont prises à l'unanimité.

Dans la déclaration qui accompagne la signature de la convention, les ministres et secrétaires d'Etat "compte tenu des risques en matière de sécurité et d'immigration soulignent la nécessité de mettre en place un contrôle efficace aux frontières extérieures". Ce fut le premier travail du comité exécutif.

L'entrée en vigueur de la Convention

Au plan juridique, il y a plusieurs étapes : la signature, c'est à dire l'"adhésion", doit être ratifiée ou approuvée par chaque pays signataire selon ses procédures propres et les instruments de la ratification doivent être déposés. La convention ne peut entrer en vigueur que deux mois après le dépôt des derniers instruments de ratification. Les cinq pays d'origine ont ratifié leurs adhésions mutuelles ; la France, les Pays-Bas et l'Allemagne ont déposé les instruments de ratification le 30 juillet 1993 et ont déclaré que leur objectif politique est la suppression des contrôles sur leurs frontières communes le 1er décembre 1993. Mais ces contrôles ne seront effectivement supprimés qu'après que les Etats auront constaté que les contrôles aux frontières extérieures fonctionnent correctement et font l'objet d'une coopération effective. 

Les domaines de coopération sont les suivants :

* contrôles aux frontières extérieures et, pour guider l'action des douaniers et de la police des frontières de tous les pays signataires, un manuel commun,

* modalités de délivrance du visa uniforme et instruction consulaire commune,

* traitement concerté des demandes d'asile,

* réalisation du système d'information Schengen et adaptation des dispositions nationales en matière de protection des données à caractère personnel,

* respect des dispositions de la convention en matière de stupéfiants,

* régime de la circulation des personnes dans les aéroports.
 
 

Pour vérifier le sérieux des contrôles, les Etats signataires ont constitué une équipe faite d'un fonctionnaire de chaque pays - le fonctionnaire français est le directeur de la police de l'air et des frontières - ; cette équipe se rend dans tous les endroits sensibles.

Il avait été dit et répété par les responsables politiques que les frontières seraient ouvertes dès le 1er janvier 1993. Mais peu à peu il a fallu se rendre à l'évidence ; les responsables ont sagement fait droit aux réalités, sauvegardant par là-même l'ambition politique : le meilleur moyen de "tuer" les accords de Schengen aurait été d'ouvrir prématurément les frontières.

L'ouverture de la convention à d'autres signataires :

Tous les pays de la Communauté européenne peuvent demander de participer à cette convention ; cela se fait en deux étapes : d'abord la demande, qui est une démarche du gouvernement, puis la ratification de la demande par le Parlement du pays demandeur. Un demande d'adhésion doit être approuvée par chacun des cinq Etats fondateurs, en deux étapes également.

L'Italie, très vite, puis l'Espagne et le Portugal ont fait une demande d'adhésion, demande acceptée par les cinq pays fondateurs. La Grèce a fait également une demande et, dans un premier temps, a obtenu un statut d'observateur. Il y a donc aujourd'hui neuf Etats engagés dans le "processus Schengen".

Le Portugal et l'Espagne ont ratifié leur adhésion. Et ces adhésions nouvelles ne sont pas encore approuvées par les Etats signataires : la France n'a approuvé que l'adhésion de l'Italie ; le Parlement français est invité à la fin de 1993 à approuver l'adhésion de l'Espagne et du Portugal.
 
 

Renforcer la sécurité publique

Il faut se garder de comparer une situation nouvelle réelle à une situation ancienne théorique : aujourd'hui, tous les contrôles sur les frontières nationales sont en théorie possibles, mais ils sont bien loin d'être systématiques.

Chaque fois que seront supprimés un obstacle, un contrôle, une formalité, c'est une aide que l'on donne à tous les trafiquants, les criminels ou les terroristes ; pour chacune des tentatives d'entrée par "effraction", la faiblesse de l'ensemble de nos frontières est la faiblesse de son point le plus faible, ce point le plus faible n'étant pas nécessairement le même selon qu'il s'agit de drogue ou de terrorisme ou simplement d'immigration clandestine, ou selon l'origine de la personne qui veut passer.

Pourtant il est légitime de penser que l'harmonisation des mesures nationales et la coopération entre les pays ont déjà conduit à une amélioration de la sécurité.

Les séjours de courte durée et les politiques d'immigration

Les politiques d'immigration sont en cours d'harmonisation. C'est tout à fait nécessaire car les Allemands reçoivent un flux d'immigrés qui double chaque année depuis trois ans, et chaque jour autant de demandes que la France en un an. Aujourd'hui, il y a en Allemagne plus d'un million de personnes qui attendent un statut de réfugié, sans compter les clandestins, et hors d'Allemagne 700 000 personnes qui peuvent faire valoir une origine allemande. Dorénavant, ce n'est plus une question purement allemande : tous les autres pays signataires sont concernés.

Et tous les pays souhaitent limiter l'immigration. 

La liste des pays "à visa" telle qu'elle est actuellement en discussion est plus courte que la liste française ; mais elle est plus longue que les listes espagnole et italienne où ne figuraient pas les pays du Maghreb. Les procédures seront harmonisées et concertées. Les services des pays signataires qui instruisent les demandes d'admission sont déjà en relation permanente, se prêtent assistance, échangent des informations ; ils échangeront des fonctionnaires pour mieux se connaître et pour s'assurer que les procédures sont mises en oeuvre partout avec une égale efficacité.

D'un point de vue politique, on peut d'ailleurs penser que chaque pays signataire pourra avoir, plus facilement que s'il était isolé, une position très ferme vis-à-vis des pays d'émigration, arrêtant une politique d'immigration restrictive et menant une lutte serrée contre l'immigration clandestine. D'ailleurs c'est ensemble que les "pays Schengen" ont négocié et conclu avec un pays d'émigration, la Pologne, des accords de "réadmission" par lesquels ces pays s'obligent à réaccueillir les personnes venant de chez eux et refusées par les "pays Schengen".

La liste des personnes indésirables

Il faut aussi pouvoir interdire l'entrée de l'espace Schengen aux personnes indésirables et il est évident que si un pays considère une personne comme indésirable, cette personne ne doit pouvoir entrer dans aucun des pays de l'espace Schengen. C'est une des données de base de ces accords. Le principe en est acquis ; chaque Etat s'oblige à refuser l'entrée à toute personne signalée par un autre Etat comme pouvant compromettre l'ordre public, la sécurité nationale ou les relations internationales de l'un des pays signataires. 

C'est à la fois essentiel et très significatif. Chaque pays accepte a priori de refuser l'entrée d'une personne qu'un autre pays refuse ; chaque Etat s'oblige à éloigner tout étranger jugé indésirable par un autre Etat, et cela même si cet étranger s'est introduit dans l'espace Schengen en entrant par un troisème Etat. C'est plus qu'une entraide ; c'est l'affirmation, vis à vis de l'extérieur, d'une forte solidarité et d'une position commune. Et cette solidarité conduit logiquement à une position commune plus restrictive que la position de chaque Etat pris individuellement.

Les contrôles près des frontières ne seront pas supprimés

Seront supprimés les contrôles systématiques à la frontière même ; il y aura des contrôles par sondage à proximité des frontières. Et le texte de la convention n'interdit pas de prendre des mesures pour "prévenir la cession, la fourniture et la remise" de stupéfiants.

La coopération policière 

Elle ne date pas des accords de Schengen ; déjà un groupe TREVI de hauts fonctionnaires des douze pays de la Communauté y travaillait. Mais il fallait s'entendre sur des dispositions nouvelles tenant au fait que le contrôle aux frontières sera supprimé. La convention renvoie à des conventions bilatérales ; cette combinaison de dispositions communes et de protocoles bilatéraux est un trait original de la convention de Schengen qui montre le pragmatisme des négociateurs.
 
 

Le problème du trafic de stupéfiants

La suppression des contrôles aux frontières intérieures va encourager le trafic de stupéfiants. C'est un des principaux sujets de péoccupations des sénateurs de la commission de contrôle qui s'est réunie avant que le Sénat ne se prononce sur la convention d'application des accords. Comme le remarque le rapport, la convention de Schengen "n'est pas claire" sur le sujet. C'est le moins que l'on puisse dire : les premiers mots du chapitre qui en traite sont en effet : "Les parties contractantes créent un groupe de travail chargé d'examiner les problèmes communs"...

Ces problèmes viennent notamment de ce que deux pays signataires, les Pays-Bas et l'Espagne (qui a signé, depuis, ces accords) considèrent que la consommation de drogues "douces", le cannabis, le haschisch, la marijuana est sinon légale, du moins libre. Libre ici : il n'y a donc aucun problème pour en introduire dans ces pays ; prohibée ailleurs : c'est la promesse de bénéfices considérables ; suppression des contrôles aux frontières intérieures, y compris sur les bagages à main : il est d'autant moins difficile de passer d'un lieu d'abondance à un lieu de pénurie rémunératrice : bref tout est réuni pour inciter les trafiquants du monde entier à s'intéresser encore davantage à cet énorme marché.

Même les drogues "dures" ne peuvent que bénéficier de cette ouverture des frontières, qui créera comme un appel d'air vicié : on sait bien que les ports de Naples (l'Italie a signé, depuis, ces accords) et de Rotterdam sont parmi les moins surveillés ; leur hinterland s'étend désormais à l'ensemble des pays signataires.

Il y a aussi les amphétamines, dont les Pays-Bas sont le principal producteur, rejoints par la Pologne.

C'est effectivement un point dès aujourd'hui très sensible, mais on ne peut peut pas formellement l'imputer aux accords de Schengen, puisque ces accords n'ont pas encore conduit à la suppression des contrôles aux frontières.

Il est dit que les Etats où les contrôles ne sont pas à la hauteur de ceux des autres Etats les renforceront de façon à ne pas gêner la lutte contre les stupéfiants dans ces Etats - les Espagnols ont bien conscience de cette nouvelle responsabilité et ont modifié leur législation pour la rapprocher des nôtres, l'Italie a certainement été stimulée par les autres signataires des accords de Schengen pour se lancer, avec leur aide, dans une lutte contre la mafia. Mais les Hollandais sont persuadés que leur politique est la bonne et les Pays-Bas sont en passe de devenir le principal point d'entrée de stupéfiants en Europe. 

Faudra-t-il mettre un cordon sanitaire autour de ce pays pour surveiller la circulation des personnes, possibilité qui est prévue dans les accords de Schengen mais qui soulèverait de difficiles questions ? A moins que les Pays-Bas, comme ils en manifestent l'intention depuis la fin de 1993, ne mènent une lutte décidée contre l'exportation de ces produits (mais comment réprimer l'exportation de ce dont on autorise la consommation ? Comment croire que ce sera une priorité de la police néerlandaise ?) ; à moins que ce ne soit la position des autres pays qui change. Au delà des accords de Schengen, car la question est bien plus vaste, c'est la facilité de circulation des personnes et des produits qui conduit certains à s'interroger sur la légalisation de certaines drogues : faut-il continuer de poser une interdiction si l'on n'est vraiment pas capable de la faire respecter ? C'est une pierre d'achoppement qui montre évidemment le conflit entre la liberté de circulation et l'autonomie de décision des pays.
 

Une responsabilité mutuelle 

Cette convention crée chez chacun de nouveaux devoirs de solidarité. On peut prévoir qu'elle jouera correctement en général, mais il y a une sérieuse incertitude sur les stupéfiants. 

Cette convention crée aussi de nouveaux droits, chaque pays ayant le droit de vérifier l'efficacité des contrôles pratiqués par les autres.

Au sein du dispositif français, le processus Schengen a déjà eu un heureux effet puisque désormais la coopération entre la douane et la police sera systématique ; l'une et l'autre par exemple auront droit d'accés au fichier français et au fichier central du système d'information.
 
 

Les enseignements des accords de Schengen pour la construction européenne 

Quelques pays qui se font confiance ont décidé de partager leurs responsabilités en matière de sécurité ; ils ont conscience que la sécurité de tous est engagée par la qualité des mesures, des procédures, des contrôles qu'ils mettront en oeuvre. 

Ils sont au nombre de cinq, les fondateurs de la CEE sauf l'Italie. 

Ils ont préparé et signé une convention en veillant à ne pas être en contradiction avec le traité de Rome et sans être sous la juridiction de la Cour de Justice de Luxembourg, point auquel la France attache une grande importance ; les autres Etats de la Communauté européenne peuvent y adhérer quand ils veulent mais sans pouvoir la modifier, et leur adhésion doit être approuvée par chacun des Etats "fondateurs". 

Cela donne une place éminente au "contrôle démocratique" ; le Parlement a regretté de ne pas avoir été associé à la préparation des accords ; certes, mais il a été amené à les ratifier et surtout il aura à se prononcer sur l'adhésion de tout nouveau pays. Que l'on compare avec ce qui lui aurait été demandé si la circulation des personnes avait été réglée par des dispositions communautaires ! La coopération intergouvernementale, aujourd'hui, est beaucoup plus respectueuse du contrôle démocratique que les procédures communautaires.

Pour mettre au point cette convention les administrations de ces pays ont travaillé ensemble sans recours à une administration supranationale. Les structures communes sont réduites au minimum : le "support technique du SIS" et un secrétariat commun.

Les décisions ont été prises à l'unanimité, ce qui est nécessaire si l'on veut que d'un point de vue juridique il n'y ait pas de transfert de souveraineté. L'expérience a montré que cette unanimité nécessaire n'a pas empêché de progresser car, pour rédiger la convention, ils n'étaient qu'un petit nombre.
 
 

Chaque point de ce processus est fondamentalement différent du processus communautaire : le Conseil aurait demandé à la Commission de préparer un texte ; elle l'aurait élaboré avec l'aide des pays, mais c'est elle qui en aurait eu la responsabilité, qui l'aurait présenté au Conseil et l'aurait fait approuver à la majorité qualifiée pour le rendre applicable d'emblée à tous les pays - avec éventuellement des périodes de transition. S'il l'estimait nécessaire pour des motifs de sécurité publique, chaque Etat aurait certes pu prendre des mesures propres ; mais ces mesures auraient pu défigurer le système communautaire et ne pas être mutuellement compatibles. De plus ces mesures nationales, peu efficaces car non coordonnées, auraient été soumises à l'appréciation de la Cour de justice de Luxembourg.
 
 

La position de la Commission et du Parlement européen

Les accords de Schengen et leur convention d'application ont donc été élaborés hors de la Communauté sur un sujet qui figure dans le traité de Rome, Art 8A. Après avoir dû accepter ce processus, la Commission, voyant que les délais ne seraient pas tenus, croit nécessaire de hausser la voix en rappelant les objectifs du traité : alors que les Etats veulent compenser la suppression des contrôles aux frontières par un renforcement des contrôles sur les frontières extérieures, la Commission les tance en disant, au milieu de 1992 qu' "il fallait certes travailler pour que ces dernières mesures soient prêtes au 1er janvier 1993, mais sans remettre en cause le caractère impératif de cette date" , ou encore que si la liberté de circulation des personnes n'était pas assurée au 1er janvier 1993, cela ne manquerait pas d'apparaître comme "un grave échec" pour l'Europe. 

Elle montrait ainsi à quel point elle fait passer la "suppression des frontières" avant la sécurité publique, d'autant qu'elle a brandi la menace d'une action contentieuse, arguant que l'article 8A est "d'application directe", ce qui lui donnerait le droit de recourir à la Cour de Justice pour non respect du traité - la réaction des douze Etats face à cette prétention fut véhémente. 

C'était avant les turbulences de l'automne 1992. En novembre le ton avait changé : le commissaire chargé du Marché intérieur constatait benoîtement qu'il n'est pas bien gêné lorsqu'il franchit une frontière ; au 1er janvier 1993, il suffira de continuer de procéder comme l'on fait déjà. 

Qu'en sera-t-il une fois le traité de Maastricht ratifié ? La Commission acceptera-t-elle que les relations entre les Etats de la Communauté soient différentes selon qu'ils participent ou non au dispositif Schengen ? Même si elle l'acceptait, le Parlement la rappellerait "à ses devoirs" : pendant l'été de 1993, il menace de lui intenter une action en carence ! Pour calmer le jeu, les Etats font l'éloge du rôle éminent qu'a joué la Commission dans l'élaboration et la mise en oeuvre de cette convention et promettent pour l'ouverture des frontières une date en 1993, non plus le 1er janvier, mais le 1er décembre - date reportée, depuis, au début de 1994. Pourtant la mise en oeuvre du traité de Maastricht pourrait mettre ce traité à l'abri des convoitises communautaires, puisqu'il relèvera directement du "troisième pilier" de l'Union européenne, une coopération entre gouvernements sur les affaires judiciaires et intérieures (voir ci-dessous le chapitre 12).

La Grande Bretagne est une île, l'Irlande également ; elles n'envisagent pas d'adhérer à l'accord de Schengen. Le Danemark non plus qui verrait dans l'adhésion à cet accord une perte de souveraineté. La Grèce est reliée à l'espace Schengen non par terre aujourd'hui, mais par mer et par air ; elle-même est formée d'une multitude d'îles difficiles à contrôler : dès lors qu'un yatch aura déposé quelques touristes dangereux dans une crique déserte, la police grecque aurait seule la responsabilité de les empêcher de circuler librement dans l'ensemble des pays Schengen, car une fois partis de Grèce sans être signalés, par qui pourraient-ils être inquiétés ? Ce sont les pays déjà adhérents qui se montrent circonspects devant la perspective d'adhésion de la Grèce, sans lui faire injure.

Il se peut qu'un jour tous les Etats auront signé la convention de Schengen ou ce qui en tiendra lieu ; mais aujourd'hui, ce jour est proprement imprévisible.
 
 

Cet exemple de la convention de Schengen le montre bien : ce n'est pas parce que la liberté de circulation des travailleurs paraît devoir aller de soi dans un marché commun, que toute autre considération doive être oubliée. Et qu'on le veuille ou non, lorsque la sécurité des Etats est en jeu, même lorsqu'il s'agit d'un objectif inscrit dans le traité de Rome, la coopération entre les Etats doit prendre une forme différente de celle qui a été instituée par le traité de Rome : il est impossible de mettre douze Etats - combien dans quelques années - d'accord le même jour sur des points qui les touchent au coeur. 

N'en serait-il pas ainsi même dans le domaine économique, lorsque les intérêts essentiels des Etats sont en cause ?
 
 

IX

La libre circulation des produits

et la lutte contre la prolifération








L'exemple presque parfait donné par l'Irak

Il y avait eu les tentatives de la Lybie ; l'Irak a montré presqu'à la perfection les risques de la prolifération atomique, chimique et balistique (c'est à dire la prolifération des missiles). L'histoire dira peut-être s'il a péché par précipitation en envahissant le Koweit un an trop tôt, un an avant de disposer de la force nucléaire et de maîtriser l'envoi de toxiques de guerre par missiles, ou s'il est tombé dans un piège tendu par les Américains qui, pour avoir une bonne raison d'intervenir avant cette échéance, lui auraient laissé croire que la voie vers le Koweit lui était libre.

Quoi qu'il en soit, il n'est pas inutile de se rappeler les voies et moyens par lesquels il a pu constituer ce potentiel chimique, nucléaire et balistique. On se réfère surtout à des enquêtes faites par le journal Der Spiegel qui ont porté en particulier sur des entreprises allemandes. Il est naturel que l'Irak se soit tourné de préférence vers ce pays avec lequel ses centres de recherches et ses entreprises avaient noué des contacts anciens ; d'autres entreprises d'autres pays ont été impliquées, et depuis, tous les grands pays de la Communauté européenne, tout particulièrement l'Allemagne, ont pris des dispositions plus sérieuses pour éviter la prolifération ; mais la pression des entreprises restera forte et les risques sont toujours devant nous, d'autant plus que plusieurs pays non européens détenteurs de ces techniques n'ont pas le même souci d'en éviter la prolifération.

Il y a plusieurs années déjà l'Irak aurait bien voulu se doter d'une station terrestre d'images satellitaires ; pour être en mesure de mieux définir sa politique agricole disait-il. Or on sait que les images données par les satellites, des images "numérisées" que l'on peut mettre sur disquettes d'ordinateurs, permettent aux missiles de se guider de façon très précise : il leur suffit de comparer en permanence le terrain qu'ils survolent à l'image qu'on leur en a donnée. L'Irak ne demandait pas une bonne définition ; pourquoi lui refuser cet équipement ? Les sentinelles de l'administration ont montré que les Irakiens sont bien assez instruits pour être capables quelques années plus tard d'atteindre une précision qui aurait fait de cet équipement une arme redoutable.

Comme le révèle Der Spiegel (18 novembre 1991), les inspecteurs de l'ONU ont découvert de multiples facettes de la technique de pointe allemande sur les missiles irakiens et les rampes de lancement : machines de traction, plate-formes porte-chars, et pour les missiles eux-mêmes pièces d'acier à très hautes caractéristiques, machines à souder, presses hydrauliques, fours à vide, gyroscopes pour l'autoguidage des missiles ; pour le système de propulsion, réservoirs de propergol liquides, turbopompes d'alimentation de haute précision et bancs d'essai de ces turbopompes, pièces de décolletage utilisées comme injecteurs, installations de fabrication de combustibles. Au total une quinzaine de sociétés parmi lesquelles les plus grands noms. L'une d'entre elles, lorsque le dossier est devenu un peu trop chaud, s'est cachée derrière une entreprise conseil créée pour l'occasion en Suisse par l'ingénieur chef du projet et grosse de la centaine d'ingénieurs qu'il a emmenés avec lui.

Cette affaire de missiles prend une tonalité sinistre quand on voit tous les efforts qu'ont faits les Irakiens pour pouvoir les équiper de charges chimiques, et quand on voit que ces efforts ont bénéficié du soutien d'une trentaine d'entreprises allemandes : le complexe de Samarra fabriquait ces produits chimiques de guerre, prétendument des pesticides ; un ingénieur allemand s'est étonné pourtant que les essais d'efficacité portent sur des animaux tels que des chiens, et que les dosages devaient les faire mourir en quelques secondes.

Pour disposer de l'arme nucléaire, l'Irak était parvenu à se procurer les équipements et les produits soit en infraction des règles sur la non-prolifération, comme les aciers maraging, ces aciers à très hautes caractéristiques qui permettent de faire des centrifugeuses qui tournent à 60 000 tours/minute, en déclarant qu'il en avait besoin pour des laiteries - et il a trouvé un industriel pour faire semblant d'y croire -, soit en utilisant des techniques que tout le monde croyait abandonnées, mais qu'il a réussi à perfectionner de façon remarquable (les calutrons).

Cela pouvait-il être empêché, les entreprises étaient-elles au courant ? Pour certaines cela ne fait pas de doute puisque les caractéristiques techniques demandées ne correspondaient à aucun usage civil ; pour d'autres on pouvait, si on voulait, "ne pas savoir", ainsi pour les camions surbaissés qui pouvaient servir de rampes de lancement mais pouvaient aussi servir à autre chose ; peu importe qu'ils fussent tous de couleur sable et munis de supports hydrauliques.

L'Etat lui-même ne devait-il pas être au courant ?

Il a mis bien longtemps, plusieurs années, à ouvrir en 1987 une enquête sur cette coopération dans le domaine des armes chimiques ; plusieurs personnes ont été poursuivies, mais le gouvernement devait reconnaître il y a peu qu'il n'avait pas trouvé de preuve. Un député de l'opposition lui demande si tout cela ne prouve pas l'impuissance de l'Etat dès lors qu'il est confronté aux intérêts des entreprises, question qui déborde largement le cas de l'Allemagne.

Cette question des rapports entre les intérêts de l'entreprise et la sécurité s'était déjà posée avec l'URSS, elle se pose et se posera avec une acuité encore plus vive aujourd'hui et dans les années à venir, avec de nombreux pays qui se dotent de ces armes : l'histoire, on le sait bien, aime bégayer ; et l'expérience peut éclairer. 
 
 

Des risques nouveaux assez considérables

Les ventes d'armes nucléaires ou classiques

Il y a bien sûr les 45 000 têtes nucléaires en stock dans l'ancienne URSS ; la plus grande partie est vouée à la destruction puisque "seulement" 10 000 sont "déployées", c'est à dire installées sur des missiles et que les traités réduisent ce chiffre à 6000 pour 1999 (START 1) ou même deux fois moins avec START 2 qui n'est pas encore ratifié. Ce stock est assez impressionnant. Certes pour les responsables russes, ukrainiens, kasakhs ou belarusses qui ne sont pas en mesure de payer le personnel dont ils ont la charge, la tentation doit être grande de vendre quelques missiles payables en devises, mais selon les spécialistes il ne semble pas que ces stocks doivent susciter d'inquiétude car la surveillance des armes nucléaires, malgré toutes les difficultés rencontrées dans ces pays, reste sérieuse.

Cette tentation de vendre pour se procurer des devises portera plutôt sur les armes classiques. Ceux qui veulent absolument se procurer des armes sauront comment procéder pour estomper les préventions : peut-être ne s'adresseront-ils pas directement aux Russes, mais utiliseront-ils l'entremise d'un pays avec qui la Russie souhaite engager de nouveaux rapports commerciaux et politiques.

La fuite des compétences "nucléaires"

Les milliers de chercheurs et d'ingénieurs sont-ils une réelle menace de "prolifération" nucléaire ? Si l'on essaie de se mettre à leur place, on peut deviner qu'ils hésiteront beaucoup à quitter leur pays pour aller dans un pays, par exemple, du Moyen Orient ; seraient-ils sûrs de revenir, de retrouver leur famille ? Tant qu'ils gardent l'espoir soit d'être employés dans leur pays, grâce au financement des pays occidentaux, soit d'émigrer dans un pays occidental, ils ne cèderont pas aux invites grassement rémunérées de ces pays-là. Mais, là aussi, il y a bien des situations intermédiaires : on peut être invité à travailler dans un pays avec lequel on a quelque affinité, et tout homme a un point sensible par où il peut être convaincu. Cette forme de "prolifération" est très probable.

Il n'y a pas que les Etats pour s'intéresser aux spécialistes russes : certains ont été approchés par des émissaires des réseaux colombiens de trafiquants.

Ce risque nouveau ne fait pas disparaître ceux qui existaient avant le changement de régime en URSS : même pour réaliser une arme nucléaire, il est possible d'employer des techniques et des produits dont les pays développés ne pensent plus limiter le commerce, considérant qu'ils sont largement dépassés.

La prolifération chimique

Là aussi l'Irak montre la réalité du risque. Il est d'autant plus virulent que des toxiques de guerre peuvent être fabriqués, assez aisément, à partir de produits chimiques de grande consommation ; on les appelle "précurseurs chimiques" (sous-entendu : de toxiques), mais ce sont des produits de base courants : le cyanure de sodium sert à faire des bains de galvanoplastie (dépôt d'une fine couche de métal) et peut servir de précurseur au tabun, un des neurotoxiques les plus redoutables ; le fluorure de sodium, qui est la façon la plus simple de transporter le fluor, un corps que l'on retrouve très souvent ne serait-ce que comme additif dans l'eau potable pour lutter contre les caries, est un précurseur du sarin, l'autre neurotoxique le plus répandu ; la triéthanolamine qui se retrouve par exemple dans les schampoings sert à faire une des variétés d'ypérite, un autre toxique bien connu, et se vend par milliers de tonnes ; le phosgène, un autre toxique puissant, est lui-même assez facile à faire et c'est un des grands intermédiaires de synthèse, pour faire les mousses de polyuréthane par exemple.

La prolifération biologique 

C'est un autre risque très actuel : le pays ou l'organisation criminelle qui enverrait un terroriste lâcher dans les couloirs du métro un sac de poussières faites de certain virus et menacerait de recommencer, aurait quelque influence sur les décisions de l'Etat. Ce serait pour un pays une folie de commanditer un tel attentat, qui serait considéré comme un crime contre l'humanité et dont les effets sont incontrôlables ; on a vu dans l'histoire des actes de folie et des crimes contre l'humanité.
 
 

Ces armes acquièrent tout leur pouvoir de terreur si elles peuvent être projetées au loin ; c'est pourquoi on parle de "prolifération balistique".

La"prolifération balistique"

Les Irakiens ont utilisé des missiles dont la portée était de 300 kilomètres (les SCUD) ; ils avaient mis au point les Al Hussein, des missiles de 650 km de portée, plus que la distance entre les côtes d'Afrique et la Corse ; en phase de développement ils ont un missile de 900 km de portée, le Al Abbas, qui mettrait la vallée de la Garonne et celle du Rhône à la portée des côtes d'Afrique ; dès la levée des contrôles de l'ONU, les travaux de mise au point sur ces missiles seraient immédiatement repris. Les Chinois possèdent des missiles de cette portée.

Un autre moyen d'acheminer ces armes jusque sur leur cible est tout simplement de les transporter avec soi, ou dans sa voiture ou en camion. L'ouverture des frontières, au sein du marché intérieur pour les marchandises, au sein de l'espace Schengen pour les personnes crée une situation nouvelle.
 
 

Lutter contre la prolifération

Pour réaliser une arme et le missile qui la transportera, il faut réunir tout un faisceau de compétences, de techniques, de produits. En théorie pour lutter contre la dissémination il suffirait d'empêcher la fourniture d'un composant absolument nécessaire à la fabrication de ces armes ; mais cela ne suffira pas en réalité, car l'invention des techniciens permettra de tourner la difficulté par des techniques de remplacement, et de toutes façons, on ne sera jamais absolument sûr d'empêcher la livraison d'un produit ou d'une technique.

Il faut donc multiplier les embarras, les chicanes. 

Il n'est pas possible d'empêcher la livraison de tout ce qui entre dans la fabrication de ces armes et des missiles, puisque la plupart des composants ont des usages "civils" tout à fait utiles, et que cela entraînerait des contrôles monstrueux. Parmi les produits, les techniques, les équipements de production et les composants de ces équipements qui sont nécessaires à la fabrication des armes et des missiles, pour choisir lesquels seront prohibés ou surveillés, il faut parvenir à un compromis entre la gêne apportée au développement économique, la confiance que l'on accorde aux pays destinataires, l'efficacité des mesures de contrôle. 

"Si ce n'est pas nous qui livrons, ce sera un autre pays, et nous aurons perdu sur deux tableaux : au plan économique et au plan politique !". Avec de tels arguments, imparables, la prolifération a de beaux jours devant elle. Sauf si un produit n'est fabriqué que dans un seul pays, ce qui est très rare, des mesures ne peuvent être efficaces que si elles sont prises sur une base internationale.
 
 

Plusieurs accords internationaux

Le COCOM

Auparavant le monde occidental avait un adversaire désigné, incontestable ; il ne fallait pas faciliter son développement technique car on savait qu'il en profiterait pour renforcer son armement. Dès 1948 les Etats-Unis, s'appuyant sur le Plan Marshall - ce qui est encore un exemple des possibilités que donne la puissance économique pour préserver sa sécurité -, les Etats-Unis donc demandaient aux pays bénéficiaires de prohiber toutes les exportations vers le bloc communiste qui seraient susceptibles d'augmenter leur potentiel militaire. En 1949-1950 les pays membres de l'Alliance Atlantique à cette époque ont décidé de créer un comité confidentiel, le "Comité de coordination pour le contrôle multilatéral des échanges Est-Ouest", le COCOM. Depuis se sont joints à ce groupe le Japon et l'Australie et les nouveaux membres de l'Alliance, sauf l'Islande. 

Trois listes ont été dressées, une pour les matériels de guerre, une pour l'énergie nucléaire et la troisième pour les "technologies duales", ces produits et ces savoir-faire que l'on peut utiliser pour un double usage, civil et militaire : il s'agit de techniques de pointe notamment dans les domaines des matériaux, de la microélectronique, de l'optronique, de l'informatique, des machines-outils ; chaque produit est assorti d'un critère qualitatif car seuls les produits les plus performants, ceux qui peuvent diminuer l'avance technique de l'occident, sont prohibés. 

Les dix-sept pays partie à l'accord se sont engagés mutuellement à contrôler les exportations de ces produits et savoir-faire et à n'accorder de dérogation qu'avec l'accord unanime des membres du COCOM.

Il était facile d'étendre l'interdiction de livraison à l'ensemble des pays qui ne faisaient pas partie de l'OCDE (monde occidental et Japon). De façon implicite les pays d'Afrique, du Moyen Orient, d'Amérique de sud étaient visés.

Mais le bloc de l'est s'étant dissous, la nécessité du COCOM devient moins évidente. Déjà au fur et à mesure des progrès techniques en URSS et en Chine, il devenait injustifiable de conserver intégralement la liste des 400 produits et technologies "duals" du COCOM dont la plupart portait sur des techniques que ces pays maîtrisaient bien ; l'évolution politique en Europe renforce encore l'idée que cette "liste COCOM" doit être réduite à un "noyau dur" succinct.

Cette liste perdra alors son efficacité à l'égard des pays du Sud ; faut-il désormais établir une liste "COCOM-Sud" ? Est-ce politiquement possible ?
 
 

Le traité de non prolifération nucléaire

Il fut signé sous les auspices de l'ONU et de l'AIEA (Agence internationale de l'énergie atomique). Allant plus loin, quelques pays, les USA, l'URSS, la Grande-Bretagne, la France - qui alors n'avait pas signé l'accord de non-prolifération -, le Canada et le Japon ont créé en 1978 le club des fournisseurs de technologies nucléaires, le club de Londres. Ils sont aujourd'hui vingt-sept. Ce club a lui aussi dressé une liste de produits que chaque pays s'oblige à mettre sous un contrôle national et à placer ensuite sous le contrôle de l'AIEA.
 
 

Contre la prolifération de missiles

A la demande des USA, en 1987 les principaux pays industrialisés ont créé une liste MTCR (missile technology control regime) pour les équipements balistiques. Il s'agissait d'abord d'interdire la diffusion de la technique des missiles nucléaires. 
 
 

Pour traiter des produits chimiques et biologiques

Depuis 1984 une vingtaine de pays (24 aujourd'hui) forment le "groupe australien" car ils ont commencé à se réunir dans l'ambassade d'Australie à Paris. Ils ont convenu d'échanger des informations sur la production et les mouvements de toxiques de guerre et leurs précurseurs ; puis ils ont arrêté une liste d'interdiction d'une cinquantaine de produits, y compris des équipements nécessaires à leur production.

Parallèlement, il y a une dizaine d'années, le comité de désarmement de l'ONU a proposé qu'un accord formel interdise la production des toxiques de guerre. Cette initiative est restée longtemps sans suite concrète : les pays en voie de développement, qui y voyaient une atteinte à leur droit d'affirmer leur identité par le pouvoir des armes, ont fait prendre aux négociations un retard considérable. Suite à une initiative Mitterand-Bush, la Conférence de Paris en janvier 1989 relance les négociations et un traité, approuvé en novembre 1992 par l'Assemblée générale de l'ONU, est ouvert à la signature à Paris en janvier 1993. Ce retard aura permis à l'Irak et sans doute à plusieurs autres pays de s'équiper.

Quant aux principes, ce "traité de Paris" est intéressant. Il apporte en particulier une innovation très significative : les inspections "par défi", c'est à dire des contrôles inopinés dans les usines par des brigades internationales. Mais le traité ne prévoit que des contrôles à la production et non sur les transferts ; les contrôles seront qualitatifs seulement et non pas quantitatifs. Ne va-t-il pas trop loin en interdisant l'usage d'armes qui affaiblissent temporairement sans tuer ? De toutes façons sa portée ne sera effective que lorsque les stocks existants auront été détruits : dix ans au maximum selon le traité ; sans doute davantage pour détruire, sur financement des pays occidentaux, les 35 000 tonnes de toxiques produits et accumulés par l'ancienne URSS !

La réglementation française qui a toujours été en avance sur les accords internationaux a elle-même mis longtemps à s'élaborer : les experts avaient signalé sa nécessité dès 1984 ; en 1985 seuls quatre produits ont été surveillés comme matériel de guerre, nombre porté à cinq en 1989. Il a fallu attendre 1990 pour avoir enfin une liste consistante, portant non seulement sur les produits finis mais les précurseurs et les équipements qui permettent de produire les toxiques.

Un problème pendant, celui des "technologies duales", hors balistique, nucléaire, chimique et biologique.

Aujourd'hui, il manque un accord international pour les technologies duales qui étaient couvertes par la longue liste COCOM et qui ne relèvent d'aucun des accords sur les produits chimiques, nucléaires ou balistiques : ce n'est pas la liste "noyau dur" du COCOM qui permettra de limiter les risques de prolifération. 

En France certaines administrations ont préparé une liste de technologies duales dont il serait prudent de contrôler les exportations dans les pays qui ne maîtrisent pas ces techniques de production. Cette liste est longue : d'ailleurs pour être pertinente, elle doit détailler soigneusement de quoi il s'agit et non pas indiquer des catégories trop larges. On devine les réactions : ce serait recréer un bloc "nord" contre un bloc "sud" ; ce serait même gêner le développement de pays qui cherchent à s'industrialiser. On peut pourtant se demander si ce ne serait pas un service à rendre à ces pays que de faire en sorte qu'il ne voient ni la possibilité ni l'intérêt de se procurer des techniques et des produits onéreux et parfaitement inutiles à leur développement. Et au nom de quelle règle morale un pays serait-il obligé de vendre quelque chose qui lui appartient ? Serait-ce la "morale" du libéralisme ; mais quels sont les fondements de cette "morale" ?

Comment fixer une liste de pays ?

Peut-on afficher dans des textes officiels une "liste noire" de pays ? La question relève tout à la fois de la technique, de la vie économique et de la diplomatie. Les Américains le font, mais ce serait contraire à une longue tradition de la diplomatie française. La solution sera peut-être de définir d'abord des critères "objectifs" pour distinguer les pays à qui l'on pourra vendre ces produits et ceux à qui l'on ne pourra pas les vendre ; il semble que l'on se bornera à afficher une liste de pays avec lesquels le commerce sera libre, une liste "blanche" en quelque sorte sans dire si les pays qui n'en font pas partie sont à classer en liste "grise" ou en liste "noire".
 
 

Un conflit de compétence entre les Etats-membres de la Communauté européenne et la Commission.

Comment la responsabilité des Etats a été progressivement reconnue par la Commission.

Entre les Etats-membres la circulation des produits, de tous les produits, est en principe libre ; et un "marché unique" ne peut pas accepter que les Etats aient à l'égard des pays-tiers des attitudes différentes. Tout cela relève des compétences directes de la Commission. C'était sa position initiale, oublieuse du fait que dès lors que la sécurité des pays est en jeu, les règles du marché commun s'effacent derrière ce que les Etats jugent nécessaire ; la jurisprudence intervenue fort opportunément à la fin de 1991 avec l'arrêt Richardt le rappelle nettement. On a là un bel exemple de la nécessité d'articuler les compétences de la Communauté et celles des Etats agissant de concert.

Janvier 1992 : l'échéance du 1er janvier 1993 approche ; il faut régler la cas de tous les produits qui font encore l'objet de contrôles aux frontières entre les Etats membres : il y avait plusieurs catégories de biens "civils" (produits culturels, stupéfiants, végétaux pour un contrôle sanitaire...) et des produits directement liés à la sécurité publique, armes et biens à double usage, civils et militaires.

Des fonctionnaires de la Commission s'étaient rendus dans tous les pays de la CEE pour voir comment étaient surveillés les mouvements et surtout les exportations de ces produits liés à la sécurité publique. Ils avaient fait un constat objectif des différences de traitement et ne minimisaient pas l'importance du sujet pour la sécurité des Etats.

Mais l'objectif de libre circulation des produits et l'affirmation de la responsabilité de la Communauté étaient premiers :

"Les contrôles à l'exportation de biens et technologies à double usage sont soumis au traité CEE ;

ces biens et technologies doivent pouvoir circuler aussi librement entre les Etats membres qu'à l'intérieur de chacun d'eux ;

les moyens utilisés pour atteindre l'objectif recherché ne doivent pas être contraires aux dispositions du traité", voilà ce qu'écrit la Commission.

Plus loin il est dit que, si les Etats travaillent à l'établissement d'une liste commune de biens et technologies à double usage, "cette liste devrait être adoptée au niveau de la Communauté", de même la liste des destinations, et celle des critères communs pour la délivrance d'autorisation d'exportation. 

Au printemps la Commission reconnaît que l'établissement de la liste des produits et de celle des pays, directement liées à la sécurité et à la politique étrangère des Etats, est du ressort des Etats.

Puis, pendant l'été et l'automne, au fur et à mesure que l'échéance approche et que chaque administration connaît mieux la nature et l'efficacité des contrôles des autres pays, il apparaît que des contrôles sérieux doivent demeurer même pour la circulation entre Etats-membres et qu'il est impossible de respecter l'échéance ; il faut une période transitoire. La Commission avait proposé un texte fixant à cette période transitoire une durée limite impérative de un an, pour forcer les Etats à mettre au point des dispositifs efficaces - elle n'a pas dit qu'il s'agissait d'un "défi à relever", comme pour la construction automobile après avoir ouvert les frontières à la production japonaise, mais c'était l'esprit. Les Etats n'ont pas voulu relever ce défi-là et les versions ultérieures du projet de réglement ont vu la Commission successivement proposer que la date limite soit fixée par elle-même, puis par le Conseil à la majorité qualifiée ; comme cette décision touche directement la sécurité publique la France veut qu'elle soit prise par le Conseil à l'unanimité. La Commission a dû également accepter des clauses de sauvegarde qui autoriseraient les Etats à restaurer des contrôles à leurs frontières nationales en cas de nécessité pour leur sécurité.

Mais une autre question de fond a été posée en novembre, quelques semaines avant la date du 1er janvier 1993 : pouvait-on confier à un texte communautaire le fonctionnement de la procédure à l'intérieur de la Communauté, même si ce texte dérogeait beaucoup aux règles du marché commun, tout en préservant la responsabilité des Etats sur la définition d'une liste de produits et de pays ? Pouvait-on distinguer les aspects internes et externes à la Communauté du contrôle de la prolifération chimique, atomique, biologique et balistique ?

La jurisprudence de la Cour est constante en effet : si une affaire est traitée par la Communauté "en interne", suivant sa règle de l'"effet utile" elle conclut que la Communauté doit en avoir aussi la responsabilité au plan externe ; cela sera d'autant plus renforcé que le règlement du conseil prévoit de se référer à un article qui donne explicitement à la Commission la charge de négocier les accords commerciaux avec l'extérieur (l'article 113). La Commission, pour trouver un accord sur ce réglement, a même proposé qu'il y soit écrit qu'elle renonçait aux prérogatives que lui donnent le traité et la jurisprudence, ce à quoi les juristes ont répondu qu'elle n'en avait pas le droit, que quiconque, le Parlement en particulier, pourrait alors lui intenter un procés en "carence".

Pour l'heure, faute d'un accord sur le réglement qui devait fonder les nouvelles procédures communautaires, on constate donc que les Etats, au titre de la sécurité publique et selon l'article 36 du traité de Rome, ont le droit de prendre des mesures autonomes qui s'écartent des règles communautaires. Par souci d'efficacité et pour rester dans l'esprit du marché commun, ils conviennent d'harmoniser les listes de produits et leurs procédures de contrôle et ils organisent entre eux une coopération douanière et policière.

C'est satisfaisant dans la mesure où l'on a évité de donner de nouvelles compétences à la Commission sans le vouloir, par un simple entraînement juridique ; ce n'est pas satisfaisant quant à l'efficacité des contrôles car il vaut mieux édicter des dispositions communes que tous les Etats s'obligent à respecter. 

La mise en oeuvre du traité de l'Union européenne pourrait offrir la solution à ce dilemme : mener une action commune qui ne soit pas communautaire, une action qui respecte les responsabilités de l'Etat en matière de sécurité et de politique étrangère.

Ou bien les Douze Etats peuvent se mettre d'accord et peuvent se faire confiance ; alors l'ensemble de la question, circulation intérieure et négociation avec les pays tiers, serait réglé par une "action commune" de la politique étrangère et de sécurité commune, la PESC. Ou bien tous les Etats ne peuvent pas se faire la même confiance ; alors la circulation des produits sensibles serait réglée par des accords multilatéraux entre ceux qui se font confiance, et l'on irait vers un "accord Schengen des produits sensibles".

Tant qu'une autorité politique n'aura pas émergé de la construction européenne et n'aura pas reçu clairement délégation des Etats pour les questions de sécurité, les Etats continueront sans contestation possible de la part des institutions communautaires de négocier les accords de lutte contre la prolifération et garderont la possibilité de contrôler leurs propres frontières.
 
 

Contre la prolifération, le "politique" doit l'emporter sur l'"économique":

Il y a beaucoup d'alliances objectives pour faciliter la diffusion de ces produits et de ces techniques de mort : les Etats qui veulent s'en doter trouvent des complices dans les économies des pays qui en disposent. Pour s'y opposer efficacement il faut une volonté politique forte, et il faut faire partager cette volonté par un grand nombre de pays. Il y aura des moments marquants, comme la signature d'un traité international, et il y a le travail quotidien d'une escouade de sentinelles, la surveillance permanente, l'instruction de chaque dossier : cette action continue doit être supportée par une volonté politique qui ne se dément pas pour s'opposer aux menées de tous les acteurs économiques intéressés et à la volonté politique de l'Etat acheteur. Il faut un consensus entre les entreprises, l'administration, l'opinion publique et les responsables politiques ; il appartient à l'Etat de faire naître ce consensus, d'établir les règles et de les faire respecter.

Le secteur de l'armement se trouve dans le même genre de situation.
 
 


X

Industries de l'armement

Quelle politique "européenne" ?



Mirages, Rafales, sous-marins nucléaires lanceurs de missiles stratégiques, chars Leclerc, autant de "grands programmes" abondamment médiatisés pour démontrer le dynamisme d'une industrie puissante, purement française, qui garde l'image d'une activité largement exportatrice, à la pointe de la technique. En contre-point la guerre du Golfe a montré que la France ne pouvait pas envoyer plus de 15 000 soldats de métier équipés, que certains avions étaient aveugles la nuit, ne savaient pas se repérer dans le désert et devaient être souvent ravitaillés en carburant au point qu'il fallait un ravitailleur pour deux avions. Les limites de nos capacités étaient visiblement atteintes.

Et les programmes de fabrication d'armement coûtent de plus en plus cher ; les USA ont décidé d'exporter davantage, aidés par leur démonstration éclatante d'efficacité militaire en Irak ; les Russes de leur côté font à leurs clients des propositions de prix imbattables.

Et les missions confiées aux armées sont de plus en plus variées. Il y a toujours la dissuasion "du faible au fort", celle que peut exercer un pays à l'égard d'un pays beaucoup plus fortement armé ; pour la France, ce genre de dissuasion peut redevenir d'actualité. Face à d'autres pays qui peuvent se montrer très agressifs, se rajoute une mission inédite pour les armées françaises, la dissuasion "du fort au faible". Une autre mission existait déjà mais prend une ampleur nouvelle : la "projection des forces", pour se battre ou pour empêcher que l'on se batte.

Et les budgets diminuent ! Peut-être les investissements ne diminueront-ils pas, mais ils ne suffiront certainement pas à couvrir l'ensemble des besoins. Comment desserrer la contrainte ?

Mutatis mutandis, la contrainte budgétaire est la même pour les autres pays d'Europe producteurs d'armement, les Anglais et les Allemands d'abord, dont l'industrie d'armement a à peu près le même chiffre d'affaires que la nôtre, puis l'Italie et l'Espagne.

Tout le monde parle de "coopération" ; sous quelle forme ?
 
 

L'industrie de l'armement en France

Est-ce une force, est-ce une faiblesse ? En tous cas c'est un trait tout à fait caractéristique : la France est à peu de chose près autonome en matière d'armement - même si chacun sait que nous importons des USA les célèbres AWACS porte-radar -. Il n'y a que les USA et l'ancienne URSS pour être à ce point autonomes ; la Chine l'est également, mais ne dispose pas du même degré de technologie. Aucune puissance "moyenne" comparable à la France ne maîtrise l'ensemble des techniques et ne possède tous les outils industriels nécessaires à la fabrication d'armement. La Grande-Bretagne mérite une mention spéciale puisqu'elle est autonome en armement classique, mais elle doit acheter ses missiles aux USA.

Le symbole de cette indépendance est naturellement l'arme nucléaire dans ses trois composantes ; depuis 1960 ce fut un effort déterminé, constant, systématique ; il a orienté non seulement la politique de l'industrie de l'armement mais de tous les secteurs civils connexes : aéronautique, spatial, électronique de défense, matériaux (carbone-carbone etc) et a contribué à la réussite d'autres secteurs "civils", comme la production d'électricité d'origine nucléaire. Les rejetons de cette politique d'autonomie splendide sont aujourd'hui le char Leclerc, le porte-avions Charles de Gaulle et le Rafale - grands programmes dont chacun connaît le nom mais qui ne représentent au total qu'un tiers de l'ensemble des dépenses d'équipement en armement classique.

L'autre caractéristique, partagée avec la Grande-Bretagne, est que la France est à la fois une puissance nucléaire reconnue, et qu'elle a un rôle, reconnu également, sur l'ensemble du globe : elle y a des intérêts directs comme les DOM ou les TOM sans compter les sources d'approvisionnement en énergie, elle y a de nombreuses alliances et elle répond presque toujours "présent" lorsque l'ONU décide une opération où que ce soit.

L'industrie de l'armement en France occupait au début de 1993 plus de 400 000 personnes, chiffre qui se sera réduit de 15 à 20 % en deux ou trois ans ; son chiffre d'affaires est voisin de 100 milliards de francs, dont une trentaine de milliards à l'exportation - chiffre qui peut beaucoup varier d'une année à l'autre.

Les dépenses d'investissement des armées s'élèvent à 100 milliards de francs par an, dont 50 d'achat de matériel et 30 pour la recherche et le développement, parmi lesquels il y a 6 milliards pour la recherche (soit 7 ou 8% du total de la recherche publique française). Sur les 100 milliards du budget d'investissement, il y a encore 23 milliards pour la force nucléaire, dépenses que n'ont pas à supporter d'autres pays comme l'Allemagne.

Dans l'appareil de production, il faut distinguer les arsenaux de l'Etat, notamment de construction navale, une société nationale dédiée intégralement à la fabrication d'armement et qui garde l'héritage des ateliers nationaux, GIAT-Industries, et les entreprises, à capitaux publics ou privés, qui partagent leurs activités entre le secteur civil et le secteur militaire. C'est de celles-là que l'on parle d'ailleurs le plus souvent : les plus importantes travaillent dans l'aéronautique et le spatial (Aérospatiale pour les satellites, les hélicoptères, Dassault pour les avions, Matra pour les satellites, SNECMA pour les moteurs), les missiles (Aérospatiale, Matra) et l'électronique (Thomson-CSF).
 
 

Dans les autres pays de la Communauté :

La Grande Bretagne a un chiffre d'affaires dans l'armement à peu près égal à celui de la France ; plus encore qu'en France l'armement joue un rôle moteur dans les activités technologiques : 55 % dans l'industrie aérospatiale et 20 % dans l'électronique. La structure industrielle a été marquée par la privatisation de la plupart des entreprises nationales et par une forte concentration autour de British Aerospace pour l'aéronautique et GEC pour l'électronique.

En Allemagne le chiffre d'affaire de l'industrie de l'armement, les 3/4 de celui de la France, est marqué par la croissance très vive de l'aéronautique, supérieure à 10 %, trois fois plus rapide qu'en France. Cette industrie se trouve pour l'essentiel concentrée dans un groupe très puissant : DASA, appartenant au groupe Daimler, compte pour près de la moitié des achats d'armement de l'Allemagne. 

Parmi les autres pays, seules l'Italie et l'Espagne ont quelque capacité, surtout l'Italie, en deux entreprises publiques. L'une et l'autre recherchent des coopérations.

En comparaison avec les USA

Les budgets consacrés par les Etats d'Europe de l'Ouest pour leur défense sont au total inférieurs à la moitié du budget de défense américain, alors que l'activité économique de la Communauté européenne est du même ordre de grandeur que celle des USA. Cela se traduit évidemment sur les dépenses d'équipement qui, elles aussi, sont au total inférieures à la moitié des dépenses d'équipement américaines. Comme le marché européen est morcelé face au marché américain, la taille moyenne des firmes qui produisent des armes est en Europe environ trois fois plus petite qu'aux USA.

En matière de recherche et de développement, les dépenses publiques en Europe sont sensiblement inférieures aux dépenses américaines. Mais, selon le Centre d'études stratégiques et internationales de l'université de York, l'industrie européenne apparaît tout à fait à la hauteur de l'industrie américaine, sauf en électronique en général - à l'exception de secteurs comme les systèmes acoustiques, les communications du champ de bataille, où l'Europe est très compétente.
 
 

Au sujet des exportations d'armes

L'équilibre de ce secteur d'activité, pour la France tout particulièrement et pour la Grande Bretagne, repose sur les exportations : l'enjeu des exportations va loin ; il ne s'agit pas seulement de conserver des emplois (100 000 environ pour la France) ni de maintenir le rythme de production au-delà de nos besoins du temps de paix de façon à pouvoir répondre immédiatement à une augmentation de ces besoins en temps de crise. Vendre davantage, c'est amortir les frais fixes et en particulier les dépenses de recherche et de développement ; l'exportation nous est donc nécessaire pour compléter le financement de ces dépenses de recherche et de développement, c'est à dire qu'à terme c'est la qualité de nos armes qui est en jeu. Les colonnes de journaux sont pleines des difficultés causées par les contraintes budgétaires ; or les dépenses d'investissement des Armées n'ont guère diminué (stabilisées en francs courants, elles diminuent en volume depuis quelques années au rythme de l'inflation, soit 2 à 3 % par an) ; mais les exportations, depuis quelques années se sont effondrées, passant, pour la France de 60 à 30 milliards de francs par an de 1984 à 1992. Et les perspectives ne sont pas de les voir revenir à leur niveau antérieur. Les Américains, dont le budget militaire diminue beaucoup plus que les budgets européens, ont complètement changé de politique et se sont lancés dans une politique d'exportation agressive, en particulier dans les zones où la France exportait le plus, les pays pétroliers du Moyen Orient. Les conséquences de cette politique peuvent être très sérieuses sur le potentiel industriel et technique européen. Sans oublier les exportations des anciens pays de l'URSS, affolés par leurs besoins financiers.

Et cela alors même que l'on sait bien que l'instabilité de notre monde s'aggrave... 

Le surarmement nucléaire va peut-être se résoudre par une destruction pacifique des armes, financée par ceux qui ont gagné cette guerre heureusement demeurée virtuelle ; mais on ne verra pas toujours un tel scénario : pour les armes non nucléaires, malgré tous les cénacles où l'on parle de non prolifération, va-t-on vers une sorte d'équilibre dynamique où le surarmement sera corrigé de temps en temps par des guerres brèves et intenses où des tapis de bombes détruiront les stocks excédentaires ?

Ce n'est pas improbable, mais la politique de la France et des autres pays de l'Europe ne peut pas prendre un tel scénario comme hypothèse de base.

Budgets en diminution, exportations en baisse, coûts des programmes en ascension rapide...
 
 

Pourquoi les armes coûtent-elles de plus en plus cher ? 

Il y a une première réponse, mais elle ne suffit pas : les capacités de production ne sont pas utilisées à plein, du fait de l'espacement des programmes et du raccourcissement des séries.

En fait les armes coûtent cher non pas en raison de facteurs quantitatifs, mais en raison de leur qualité, de leurs capacités opérationnelles : si un avion coûte plus cher, ce n'est pas parce qu'il doit transporter davantage de bombes ou de matériel, c'est parce qu'on estime qu'il doit être furtif, plus rapide, plus précis, voler en tous temps etc.

Le progrès technique fait qu'il est possible de faire des appareils de plus en plus chers, appareils défensifs ou offensifs. Dans le char Leclerc par exemple, l'électronique coûte autant que le char nu ; la concurrence pousse à offrir la meilleure qualité et le coût a augmenté pendant la réalisation pour tenir compte "en temps réel" des progrès techniques.

Quelle concurrence ? Il y a d'abord naturellement la concurrence entre le glaive et le bouclier : chaque trouvaille défensive appelle une riposte offensive et inversement : les avions furtifs de la guerre du Golfe, dont l'efficacité tenait en partie à ce que leurs performances n'étaient pas connues, ne sont-ils pas, sur certains théâtres, déjà dépassés ? Et il y a la concurrence sur les marchés d'exportation : l'histoire montre que dans l'arbitrage entre dépense et performance opérationnelle, bien des chefs d'Etat choisissent la performance, même si elle va largement au-delà de leurs besoins militaires : besoin de prestige, attisé bien sûr par les vendeurs d'armement. Depuis les poignards somptueusement décorés et ornés de diamants jusqu'à nos modernes "smart weapons" ou même "brilliant pebbles", l'arme est le fruit fascinant de l'alliance de l'esprit, de l'intelligence et de la cruauté - industrie de pointe, pointe de la dague ou pointe de diamant.

"smart weapon" : armes extrêmement précises 

"brilliant pebbles" : satellites tueurs de missiles

Il y a une autre raison : comme les performances techniques, notamment la possibilité de tirer à distance et la précision extrême de ces tirs, permettent de limiter le nombre de morts, dans ses propres rangs et dans la population civile du pays adversaire, monte une demande sociale de guerre "sans morts" : il faudra des armes toujours mieux guidées et plus sûres ; il faudra savoir anticiper le coup de l'adversaire, ce qui suppose une information parfaite etc.

Et toutes ces raisons, qu'elles soient soutenues par l'opinion, par les responsables politiques de pays producteurs ou acheteurs d'armes, par les industriels d'armement, toutes ces raisons se confortent mutuellement de sorte qu'il est très difficile de remettre en cause cette croissance exponentielle des coûts. 

On constate que le coût d'un grand programme augmente comme la Production intérieure brute, la PIB, c'est à dire comme le coût de la vie augmenté de la croissance économique ; cette constatation a peut-être plus d'utilité qu'un moyen mnémotechnique, car elle invite à considérer qu'un pays est prêt à consacrer un certain pourcentage de sa PIB à l'armement et considère qu'il a globalement besoin d'une certaine quantité à peu près stable de chasseurs, de bombardiers, de frégates etc ; le coût s'adapterait alors en conséquence.
 
 

Faut-il vraiment fabriquer des armes ?

Certes un Etat peut décider de se mettre sous l'ombrelle protectrice d'un autre ; c'est une première forme de "coopération" ; plutôt une mise sous tutelle ; ce ne fut pas le choix de la France. Il est possible aussi de renoncer à toute industrie militaire et d'essayer d'acheter ses armes à d'autres pays ; c'est rester sous la dépendance de ce pays ou de ces pays.

La réflexion à long terme doit aller plus loin. Il y a bien des matériels très onéreux dont on aurait besoin dans l'hypothèse de graves conflits que l'on peut imaginer mais dont on ne voit pas aujourd'hui la vraisemblance. Si l'on ne faisait rien pour se préparer à ce genre de conflit, nous serions pris au dépourvu puisqu'il faut de 10 à 15 ans entre la décision initiale et la mise en service d'un nouvel équipement ; faut-il pour autant produire des équipements sans en avoir l'usage ? 

Ce dont on a besoin en réalité, c'est d'être sûr de pouvoir produire et employer ces matériels en cas de besoin ; et il faut surtout, car c'est cela qui compte, que nos adversaires et nos alliés virtuels soient convaincus de cette double capacité. Il ne sera certainement pas facile de définir les conditions à réunir pour atteindre au moindre coût cette crédibilité, mais c'est un "jeu" passionnant : jusqu'où pousser la définition du produit et la maîtrise technique, comment préparer l'appareil industriel, en s'aidant des techniques de production flexible pour modifier rapidement l'usage des machines et des ateliers, quels composants fabriquer d'avance, comment entraîner le personnel de production, et aussi ceux qui auront à utiliser ces matériels, en se servant des techniques de simulation qui acquièrent avec les nouvelles possibilités informatiques un réalisme époustouflant ? On n'ira pas jusqu'à dire que l'on pourra se passer de la fabrication de ces appareils, mais il sera sans doute possible dans certains cas d'en limiter les séries initiales à un nombre très restreint d'exemplaires.

Dans cette optique, plus qu'une industrie spécifique de l'armement, c'est le potentiel industriel du pays qui est sollicité. La notion de mobilisation industrielle, qui ne manque pas d'évoquer les deux guerres de 14 et de 40 et qui paraît bien obsolète, retrouvera une actualité et une modernité que ne lui refuseront ni les Américains ni les Japonais - qui sont probablement en mesure de fabriquer une bombe atomique en peu de temps et dont les compétences technologiques peuvent laisser prévoir une certaine supériorité, surtout s'ils font l'économie de toutes ces dépenses vulgaires : produire des armes dont on ne se sert pas.

De toutes façons il y a bien des armes dont il faut pouvoir disposer sans délais, dans les conflits qui ne cessent pas de se multiplier de par le monde et qui nous concernent plus ou moins directement.
 
 

Pourquoi une coopération entre Etats, et entre industriels ?

La France fut presque autonome. Mais aujourd'hui, pour un pays comme elle, une coopération internationale est de plus en plus souvent nécessaire pour produire des armes, pour des raisons budgétaires et pour la raison que l'économie industrielle est elle-même internationale et qu'il serait très difficile de trouver dans ce pays toutes les techniques, tous les composants nécessaires.

Cette coopération continuera de se faire sur un mode intergouvernemental tant que les Etats n'auront pas décidé de transférer ce qui fait leur raison d'être à une autre entité dont on ne peut prévoir aujourd'hui l'émergence.

Un coût élevé ne justifie pas automatiquement une coopération.

Certes cela permet de répartir le travail en fonction des compétences de chacun, ce qui peut conduire à des économies d'ensemble - mais plusieurs tentatives de coopération ont échoué car chacun, pour améliorer ses compétences, voulait précisément produire ce sur quoi il était moins compétent. C'est surtout dans la mesure où l'augmentation du coût est imputable non à la production elle-même mais à la recherche et au développement, dans la mesure donc où il s'agit de coûts fixes, que les entreprises ou les pays qui pourront amortir ces coûts sur des séries plus longues auront l'avantage : la coopération est alors nécessaire. 

On aurait garde d'oublier qu'une coopération suscite elle-même des coûts qui peuvent être lourds ; mais là aussi ce sont des coûts fixes, ces dépenses d'"apprentissage" en quelque sorte : les équipes doivent apprendre à se connaître à tous les échelons, les systèmes d'information doivent être rendus compatibles, les rythmes, les planifications, les exigences opérationnelles doivent se rapprocher, les politiques s'harmoniser, les structures industrielles s'adapter (c'est à dire savoir se transformer et supprimer certaines branches). Comme ce sont des coûts fixes, il vaut mieux pouvoir les "amortir" sur plusieurs coopérations : les impératifs industriels pèseront lourd sur le choix des coopérations.

Chaque pays producteur a d'abord convaincu ses entreprises nationales de coopérer jusqu'à consolider cette coopération par des participations croisées, par des partages de marchés ou par des fusions. En France le dernier exemple en date est le rapprochement, résultat d'un long travail mené en souplesse, entre Dassault et Aérospatiale. C'est bien sûr la première forme de coopération, au sein d'un même pays.

Les USA procèdent de même ; mais jusqu'à aujourd'hui tout au moins la taille de leur marché et le coût des programmes leur laissaient la possibilité d'avoir au moins deux fournisseurs pour chaque type de produit de façon à garder la possibilité d'une concurrence.

Pour les pays européens, cette forme de coopération au sein du même pays ne suffit plus.
 
 

Les différents modes de coopération internationale

La coopération par programme

C'est la forme la plus simple.

Pour la France, l'histoire de ce genre de coopération internationale est déjà longue, et marquée de plus de tentatives que d'achèvements ; une tentative qui n'aboutit pas, cela n'est pas grave si l'on sait arrêter les discussions et les travaux assez tôt pour ne pas perdre trop de temps ; de toutes façons toutes ces tentatives sont fécondes : comme la coopération est nécessaire, elles enseignent comment procéder.

Ainsi le programme de frégate antiaérienne franco-britannique émerge après de nombreux échecs dont le plus marquant fut celui du projet de nouvelle frégate OTAN : cette frégate devait répondre aux besoins de huit pays, les USA, le Canada et les six marines européenne les plus importantes. La leçon est claire : le projet commun ne peut être conçu que par un petit nombre de pays, deux ou trois, pas plus ; puis le projet peut être ouvert à d'autres pays qui l'acceptent tel qu'il est...et partagent les frais de recherche.

En mars 1990 le First Sea Lord et le chef d'état-major de la marine signent un accord de principe, concrétisé le 1er mars 1991 par la définition d'un "besoin d'Etat-major" commun, et en octobre 1991 par la décision prise par les ministres d'entreprendre une étude de faisabilité commune qui débouchera sur une expression précise des caractéristiques (capacités, performances, coûts et délais). Cette coopération doit se coupler à d'autres engagées avec d'autres pays sur le système d'armes aérien. Il faudra ensuite répartir le travail entre les industriels, des deux pays d'origine et peut-être d'autres pays, ce qui met en jeu de gros intérêts ; mais quoi qu'il en advienne, le travail déjà mené en commun n'aura pas été perdu : pour ceux qui produiront cette nouvelle frégate, les séries sont assurées.

Un autre exemple qui conduit au même enseignement est celui des missiles d'auto-défense mer-air : un premier projet à quatre, Grande-Bretagne, France, Allemagne et Danemark, ne pouvait déboucher ; un deuxième qui ne réunissait que deux pays, la France et la Grande-Gretagne achoppait également. La France se lançait alors dans un programme national conçu pour être ouvert à d'autres ; l'Italie, qui avait des besoins analogues s'y est associée. Le programme est placé sous l'autorité d'un comité directeur fait des deux ministères compétents, le financement est paritaire et un groupement d'intérêt économique a été constitué, le GIE Eurosam avec Aérospatiale, Thomson et Alenia. 

La France mène seule le projet Rafale - qui coûtera 155 milliards de francs. La raison officielle en est que les besoins stratégiques de la France ne sont pas ceux des autres pays d'Europe ; il nous faut un avion plus léger, d'une portée moins grande. En fait il y avait l'espoir que d'autres pays se joindraient à nous et un certain scepticisme sur les chances d'une coopération réunissant un trop grand nombre de pays (cinq si la France y avait participé) ; l'histoire récente montre que ce scepticisme était sinon fondé, du moins légitime mais il est clair que l'avion suivant sera fait en coopération ; le succès et les performances du Rafale et de l'EFA serviront à chacun de référence.

Il peut y avoir des coopérations à trois ou quatre qui réussissent (le Tornado avec Grande Bretagne, Allemagne et Italie) ou s'engagent bien : ainsi de l'hélicoptère de transport mi-lourd, le NH90 qui réunit quatre pays au sein d'une agence de l'OTAN après des études de besoins menées à quatre dans le cadre de l'OTAN. Qu'en sera-t-il du projet Euroflag d'avion très gros transporteur ?

Des structures ad hoc

Il faut un minimum de structure entre les Etats pour exprimer la volonté des maîtres d'ouvrage; c'est un comité de programme. 

Après la définition de besoins communs et le choix des industriels, il est possible de désigner parmi eux un maître d'oeuvre et des sous-traitants ; il est plus commode que les principaux industriels se groupent en une structure ad hoc, un consortium ou un Groupement d'intérêt économique, GIE, créé pour la circonstance, qui sera le maître d'oeuvre.

Des alliances ou des structures durables

Ayant appris à travailler ensemble à l'occasion d'un programme mené en commun, les entreprises trouvent avantage à prolonger leur coopération. Elles répondront ensemble aux besoins exprimés par les Etats puis l'initiative changera de camp : les entreprises proposeront elles-mêmes des projets. Ces alliances durables se concrétiseront dans la création de GIE ou de filiales communes sur un "métier", sur un type de produit : ainsi la création de la société Eurocopter qui a repris les divisions Hélicoptères de Aérospatiale et Deutsche Aerospace, ou Euromissile avec les mêmes entreprises. Le projet Eurodynamics, pour faire des missiles, entre BAe et Thomson-CSF ne s'est pas concrétisé mais le rapprochement des moyens de recherche "radar avancés" de GEC-Marconi et Thomson-CSF semble mieux engagé. Matra également multiplie les liens de coopération.
 
 

Une responsabilité de l'Etat et une coopération entre Etats

L'industrie de l'armement a cette caractéristique fondamentale qu'elle donne à l'Etat la possibilité d'exercer son premier devoir, protéger les citoyens, et d'user du droit qu'il ne partage qu'avec les autres Etats, la violence. Le commerce des armes devrait être un monopole absolu des Etats, un moyen de leurs dialogues.

Il en est bien ainsi en France où, en quelque sorte, le droit de vendre est délégué aux entreprises sous haute surveillance : le seul acheteur en France est l'Etat et une entreprise n'a pas le droit de commencer même une prospection sans en avoir reçu l'autorisation. Il y a des pressions pour s'affranchir de cette autorisation ; elles ne sont pas recevables.
 
 

Les premiers linéaments d'une politique européenne ?

L'actualité résonne régulièrement de l'"émulation" entre une politique européenne où les Etats membres de la Communauté européenne prendraient des positions communes, et l'OTAN, où les relations entre ces pays européens sont dissoutes dans un ensemble plus vaste dominé par les USA. Une solidarité existe et a fait ses preuves, la France y gardant un statut spécifique qui lui ménage une autonomie plus grande. Une solidarité nouvelle émergera-t-elle ?

Sans qu'elle ait été explicitée, une politique européenne a déjà commencé à se mettre en place : la somme des coopérations entre pays européens, l'habitude de se réunir entre directeurs de l'armement, entre Etats-majors (une réunion par mois, par exemple, entre les Etats-majors de l'armée de terre français et allemand), tout cela permet aux administrations, aux entreprises non seulement de se connaître mais de mener à bien des réalisations communes. Il n'y a pas d'administration commune, pas de textes contraignants ni de procédures d'arbitrage mais de façon pragmatique, les relations entre Etats, entre entreprises, entre Etats et entreprises trouvent leur équilibre.

Cela ne va pas sans difficultés : des engagements pris mutuellement par les Etats doivent être revus, font l'objet de négociations où un drone Brevel peut être échangé contre un hélicoptère Tigre ou un missile ANS, où sont mêlées les considérations de budget, les difficultés d'emploi dans les entreprises, les perspectives de forces communes ou d'intervention conjointe sur tel ou tel théâtre d'opération, les perspectives d'exportation etc.

En fait toutes ces difficultés viennent de ce que les Etats ne sont pas encore parvenus à formuler une stratégie générale commune pour la défense de nos territoires, une conception commune du rôle qu'ils veulent jouer dans le monde, la définition d'intérêts communs à défendre. C'est ainsi que tout ce qui se fait dans le domaine de l'armement donne comme une certaine impression de désordre. Mais il est un fait que la coopération progresse et l'on constatera que cette démarche est en définitive plus féconde que si l'on avait attendu un accord stratégique préalable - ce qui ne dispense pas de le rechercher, notamment dans le cadre de la Politique étrangère et de sécurité commmune (la PESC) du traité de Maastricht, dont on parle plus loin.

Une structure d'accueil : l'UEO 

Les Etats membres de la Communauté européenne ont décidé d'éviter toute décision spectaculaire ; ils se sont bornés à décider que leurs réunions, leurs groupes de travail, leurs "comités de programme", c'est à dire les groupes adhoc qui suivent chacun des programmes de coopération, seraient hébergés dans une même structure, l'UEO, Union de l'Europe occidentale, une structure datant du traité de Paris et qui jusqu'en 1990 était en attente d'emploi, et ils ont déplacé le siège de l'UEO de Londres à Bruxelles. 

Aujourd'hui cela ne va pas au-delà.

Les programmes, et les débuts d'une stratégie commune

Chaque programme garde son autonomie, mais les fonctionnaires qui les pilotent vivront dans les mêmes lieux ; là aussi, progressivement il se dégagera une pratique commune qui pourra plus tard se traduire par des règles de procédures qui formeront les premiers constituants d'une "agence de l'armement", mot magique pour les uns, repoussoir pour les autres. Une vision plus large de l'ensemble des coopérations permettra par exemple de se dégager d'une application stricte de la règle qui veut que les entreprises de chaque pays aient une part de l'activité générée par le contrat égale à la contribution financière apportée par son pays, règle qui contraint maint programme et qui est tout à fait incompatible avec la recherche du mieux disant et l'ouverture des achats : on préfèrera que le "juste retour" se vérifie non pas par programme mais, globalement, sur plusieurs années et sur plusieurs programmes.

Peu à peu émergent de grandes lignes, se dégagent des perspectives de coopérations privilégiées : missiles avec l'Allemagne, nucléaire avec la Grande-Bretagne, malgré la décision récente de la Grande-Bretagne de ne pas s'engager dans un programme de missile préstratégique air-sol ; apparaissent des enjeux majeurs : décider si l'industrie aéronautique pourra être indépendante ou sera vassale des USA et quelle sera l'action européenne, encore molle, sur l'espace ; affirmer l'autonomie de l'Europe en matière de missile, secteur clé, etc ; il faudra aussi faire un choix entre le "bouclier", un système de protection contre les missiles à l'image du GPALS américain, ou la "lance" qui sera faite de missiles de croisière capables d'atteindre les bases de lancement de ces missiles adverses ; à moins qu'une coopération forte permette de se doter des deux.

Un forum

Pour éclairer la politique de chaque pays, à côté des réunions bilatérales, les ministres ont un lieu où se rencontrer, le GEIP : ce groupement européen indépendant de programmes, formé par les pays européens de l'OTAN a été créé en 1976 pour promouvoir la coopération européenne dans le domaine des équipements militaires. En 1984 il s'est pour la première fois réuni au niveau ministériel. En 1986 le GEIP prend position pour la création d'un marché de l'équipement de défense en Europe plus ouvert et plus concurrentiel, un effort de recherche commune et le soutien aux pays dont l'industrie de défense est en développement. Le GEIP a décidé de s'installer au sein de l'UEO.

La recherche

Le GEIP avait été à l'origine du programme EUCLID, un ensemble de procédures établi pour choisir et financer des programmes de recherche d'intérêt commun à plusieurs pays. La mise au point a été fort longue car il a fallu définir des centres d'intérêt commun, faciliter une coopération sans qu'aucun centre de recherche ne se sente lésé, et surtout régler les questions de propriété industrielle. L'avantage attendu n'est sans doute pas une intensification de l'effort de recherche, déjà considérable, mais une forte incitation à travailler avec les chercheurs d'un autre pays. On peut espérer que de telles coopérations, commencées très tôt, rendront plus aisées les coopérations qui utiliseront les résultats de ces recherches. Désormais EUCLID est un programme de l'UEO.

Les exportations

Le GEIP ou l'UEO pourra également convenir sinon d'une politique d'exportation, ce qui paraît trop ambitieux, du moins de procédures pour étudier les demandes d'exportations présentées par les entreprises qui participent à des programmes menés en coopération. Sans obliger les Etats, il pourra aussi proposer des indicateurs ou des critères pour apprécier les opportunités d'exportations ; mais on se rend bien compte que chaque pays voudra rester libre de sa politique d'exportation, dans la limite des engagement bilatéraux pris à l'occasion d'une coopération.

Les achats

Il appartiendra aussi au GEIP ou à l'UEO de définir une politique d'achat. C'est la pièce maîtresse de toute politique industrielle : c'est par les achats que tous les Etats ont structuré leur industrie d'armement ; les ministres y parviendront-ils au plan européen ? Sans doute se mettront-ils d'accord, au moins dans un premier temps, pour ménager les champions nationaux de chacun, le jeu étant compliqué par le désir de ceux qui n'en ont pas encore et veulent s'en doter, ou au contraire par la politique de ceux qui préfèrent se fournir aux Etats-Unis... Sans doute veilleront-ils à ce que ne se créent pas des groupes industriels, soit formels, soit informels, si forts qu'ils dictent non seulement le choix des fournisseurs mais aussi les choix stratégiques. La logique industrielle est si forte que les Etats devront montrer une détermination et une cohésion à la mesure des marchés qu'ils vont ouvrir conjointement.

Les coopérations hors Communauté 

La politique d'achat est aussi un puissant levier de politique étrangère, ou en tout cas, qu'on le veuille ou non, une composante inévitable. Convient-il de coopérer avec le Japon, selon quelles modalités ? Les Etats de la Communauté européenne s'engageront-ils à définir une position commune ou chacun essaiera-t-il de trouver les meilleures conditions ? 

La question des relations avec les USA ne manquera pas de se poser. En se montrant très actifs sur certains marchés, ils pénalisent objectivement la production européenne ; les pays d'Europe ne sont-ils pas en droit de compenser cela par une politique d'achat qui donne une préférence à la production européenne ? Ce serait simplement procéder de la même façon que les USA eux-mêmes qui par le Buy American Act se donnent le droit de mettre sur les produits intéressant la défense des droits de douane atteignant 100 % ou tout simplement de refuser certaines prises de participation, comme s'en est rendu compte Thomson-CSF, qui voulait prendre un participation dans LTV, fabricant de missiles - cela dit, ce refus aidera peut-être l'Europe à structurer sa propre industrie des missiles et, de façon plus générale à se rendre compte combien les Américains sont conscients de leurs intérêts nationaux en matière d'armement ; car aujourd'hui trop nombreux sont les pays de la Communauté européenne qui se satisfont de la situation actuelle qui fait des USA, et de très loin, le principal fournisseur d'armement en Europe pour les ventes transfrontières.
 
 

Voilà donc comment progressera, plus ou poins rapidement, la construction européenne en matière de fabrication d'armement : des Etats qui travaillent ensemble sans passer par l'appareil communautaire, Commission, Parlement, Cour de Justice, sans faire appel systématiquement à la concurrence, en finançant largement la recherche et en tenant un grand compte des aspects à long terme, de leurs intérêts stratégiques et de leurs relations avec les pays tiers.
 

Avec les compétences communautaires, une frontière contestée

Tout cela a le don d'irriter plus d'un commissaire et plus d'un parlementaire européen. Ils ont plusieurs motifs : peut-être estiment-ils que ces pratiques ne sont pas efficaces ; peut-être veulent-ils sincèrement prendre une part à la lutte contre la prolifération, peut-être voient-ils dans ce secteur une terrain d'action à conquérir, un terrain qui, au-delà de l'action industrielle ouvre sur les terres excitantes de la défense et de la politique étrangère.

Il ne s'agit pas d'un conflit classique, et qui serait de peu d'intérêt, de compétence administrative ; au fond c'est là aussi le rôle des Etats, c'est le profil de la construction communautaire qui sont en question. Les démarches de la Commission montrent à la fois sa méthode et ses moyens pour élargir le champ communautaire.

Le Traité de Rome comporte (on l'a vu) un article qui dit que "tout Etat membre peut prendre les mesures qu'il estime nécessaires à la protection des intérêts essentiels de sa sécurité et qui se rapportent à la production et au commerce d'armes, de munitions et de matériel de guerre", ce qui permet aux Etats, soit seuls soit en coopération bi ou multilatérale, de mener une politique différente de celle de la Communauté européenne. Mais ce paragraphe se poursuit ainsi : "ces mesures ne doivent pas altérer les conditions de la concurrence dans le marché commun en ce qui concerne les produits non destinés à des fins spécifiquement militaires".

Ce "non destinés à des fins spécifiquement militaires" laisse entrevoir à la Commission toutes sortes de merveilles.

Dès lors qu'un produit peut aussi être utilisé à des fins non militaires, dès lors qu'un équipement de production servira à faire des produits militaires mais aussi des produits civils, la Commission pourra aller vérifier que les conditions de la concurrence ne sont pas "altérées". Allant plus loin : dès lors qu'une entreprise qui produit des armes produit aussi autre chose, qui peut dire si le marché passé au titre de l'armement ne profitera pas de façon directe ou non, réelle ou potentielle à la production de biens civils ? La Commission peut alors considérer qu'elle a le droit de demander l'usage qui aura été fait de ce qu'elle voudra considérer comme une aide. Or toutes les entreprises qui produisent des armes produisent aussi des biens civils, ce qui est excellent pour la diffusion des techniques d'un secteur à l'autre.

La Commission avait clairement manifesté son intérêt en 1991, pendant la négociation du futur traité de Maastricht : articles dans la presse, relations officieuses et sans mandat avec l'OTAN, études sur l'industrie de l'armement et propositions d'action, "attaques de biais" en proposant des aides aux entreprises qui devaient diminuer leurs effectifs, et même une action sous le chef du réglement sur les concentrations : la Commission a exigé que le rachat de Pilkington, entreprise britannique d'optronique par Thomson lui soit notifié ; on est resté sur un quiproquo : après avoir hésité, la France a donné un minimum d'informations mais à titre officieux ; la Commission a voulu y voir une réponse en bonne et due forme à sa demande de notification et n'a pas donné suite.

Cette action de lobbying institutionnel était appuyée par le Parlement de la Communauté européenne qui s'est saisi de la question dès 1989, a examiné un rapport en septembre 1991, quelques mois avant la signature du traité de Maastricht, puis au début de 1992. Il propose un marché commun de l'armement pour mettre les entreprises en concurrence et les forcer à diminuer leurs coûts ; il propose aussi une politique d'achat commune pour allonger les séries, de sorte que les pays d'Europe ne seront plus obligés d'exporter pour couvrir les dépenses de recherche et de développement, et une politique commune d'exportation, politique très restrictive pour ne pas créer ou alimenter de nouveaux risques de guerre.

Tout cela paraît de prime abord raisonnable mais ignore les réalités industrielles et surtout politiques de la question : aucun pays disposant d'un pouvoir central fort ne confiera jamais la fabrication d'armement aux "lois du marché", pour ne pas prendre le risque d'être soumis à des pressions ou à un embargo, et une politique européenne suppose que les Etats rapprochent leurs politiques d'achat respectives, elles-mêmes reflets de leurs politiques de défense.

La pression semblait s'être relâchée ; mais la Commission sait fort bien attendre les échéances et présenter ou représenter ses projets jusqu'à ce que les circonstances leur soient favorables ; alors l'affaire est décidée sans retour, puisque le respect des "acquis communautaires" donne à toute décision du Conseil qui élargit le domaine communautaire le sceau de l'éternité. Qu'en sera-t-il donc après la ratification du traité de Maastricht ?

Déjà une récente réponse à une question du Parlement européen montre que la Commission en effet n'a rien perdu de ses ambitions : elle annonce des initiatives sur les exportations d'armes, c'est à dire en fait non seulement sur la politique industrielle, mais aussi sur les relations entre les pays membres et sur leurs relations avec les pays tiers, pays acheteurs et autres pays exportateurs.

Tout cela n'est pas raisonnable : qui donc autre que l'Etat français pouvait décider de vendre ou de ne pas vendre de Mirage à Taïwan ? La France pourrait-elle imaginer que les Hollandais ou les Britanniques ou n'importe lequel des autres Etats de la Communauté européenne aient leur mot à dire ? Qui donc autre que la France en subit les contre-coups de la part de la Chine ? 

Ce qui est destiné à des fins spécifiquement militaires a trouvé un abri sans doute sûr dans l'UEO. Il serait bon que les Etats, quoi qu'en pense la Commission, décident d'étendre les compétences de l'UEO à tous les aspects militaires des productions et des techniques "duales", c'est à dire à usage civil et militaire.

Plus largement, une autre question intéressante peut se poser : si les Etats estiment qu'il est bon que les matériels d'armement soient traités ainsi, en prenant en compte les intérêts politiques de chacun des Etats de la Communauté européenne face au reste du monde, en sachant prendre du champ par rapport aux règles de la concurrence et du marché commun, ne seraient-ils pas fondés à avoir la même attitude à l'égard des produits ou des techniques civils, dont la maîtrise est nécessaire ou sera à terme nécessaire directement ou indirectement à la fabrication des armements ? 

D'ailleurs, n'est-ce pas ainsi que les Etats ont agi avec Airbus ?
 
 



XI

Airbus et la construction aéronautique

coopération vs concurrence


Les succès d’Airbus

L'histoire d'Airbus, même retracée rapidement donne une bonne idée de la façon dont peut se construire une coopération dont le succès est patent : en vingt ans, Airbus a vendu plus de 900 appareils à 89 utilisateurs dans le monde entier ; il en livre aujourd'hui 160 à 180 par an et son chiffre d'affaires est aujourd'hui de 8 milliards de dollars par an. En 1991, année difficile, Airbus a vendu tout de même une centaine d'appareils contre 257 pour Boeing. Récemment United Airlines, la deuxième compagnie américaine, une "chasse gardée" de Boeing lui en acheté une cinquantaine. Sur le créneau des logs courriers de 3OO places, il semble qu'Airbus ait pris une longueur d'avance.

Les circonstances politiques en 1969 ont fait que les négociations avec les Allemands de l'Accord intergouvernemental ont pu être conclues en trois semaines !

Pourtant une première phase de prélancement, avec les Anglais avait été très difficile. La coopération portait à la fois sur la cellule et sur le moteur ; à la suite du choix du moteur Rolls Royce pour équiper le Lockeed 1011, les Anglais se sont retirés et le projet a été sauvé par la coopération avec les Allemands : il a été décidé que l'avion serait dessiné autour des moteurs existants et non l'inverse. Les Anglais sont revenus en 1979, au démarrage du projet A 310 : cette décision fut sans doute celle de l'industrie plus que celle du gouvernement qui aurait préféré une coopération avec Boeing.

Une première originalité de ce programme a été de limiter le rôle de l'Etat en laissant aux industriels la complète responsabilité des choix techniques et industriels et en faisant des apports financiers sous forme d'avances remboursables forfaitaires ; un deuxième trait caractéristique de cette coopération a été de confier à une entreprise commune la maîtrise d'oeuvre et la commercialisation alors que l'habitude était de désigner un maître d'oeuvre et des sous-traitants. L'expérience de Concorde où il y avait quatre centres de décisions, les Etats et les entreprises, avait montré en effet que pour être efficace, il faut confier la responsablité à une entreprise et alléger les interventions des Etats.

Les relations entre les Etats : l'accord intergouvernemental de 1969 toujours en vigueur en a fixé les grandes lignes. Il a créé l'"agence exécutive", organe public, intermédiaire entre les Etats et Airbus Industrie.

Les relations entre entreprises : elles prennent la forme juridique d'un GIE, Airbus Industrie, avec conseil de surveillance. Du côté allemand, une SARL a été créée, Deutche Airbus, qui bénéficiait de la caution du gouvernement ; plus tard Deutsche Airbus est devenue filiale de Daimler, après prise en charge par l'Etat des risques financiers passés et en partie à venir.

Cette structure de GIE a été choisie pour pouvoir faire bénéficier la société commune de toute la crédibilité des entreprises sans avoir à apporter d'énormes capitaux ; de plus la souplesse de cette formule permet à chaque partenaire de respecter ses contraintes sans que cela n'affecte l'autre (contraintes réglementaires, fiscales, rapports avec les actionnaires, mode de financement etc).

Après avoir été remise en question récemment par les Anglais pour des motifs plus idéologiques que raisonnés, cette structure a été maintenue : créer une société anonyme efficace aurait exigé un apport en capital (dont Deutsche Aerospace dispose...et non Aérospatiale) ; cela aurait eu comme autre conséquence de faire disparaître le droit de veto actuel des petits partenaires.

Mais la vraie question sous-jacente n'était pas celle du statut mais celle du mode de prise de décision : dans le GIE Airbus Industrie, les décisions sont prises à l'unanimité, dans une Société anonyme elles seraient prises à la majorité ; une fois la question posée, la réponse fut de conserver et le statut et l'unanimité.
 
 

Les relations entre les Etats et les entreprises :

Le principe de base est de donner la responsabilité du programme à l'entreprise

* L'agence exécutive intergouvernementale a passé un contrat avec Airbus Industrie : d'un côté les Etats s'engagent à financer et de l'autre Airbus Industrie et ses partenaires à rembourser.

* L'équilibre des travaux réalisés dans chaque pays n'est pas une obligation, que ce soit pendant la période de développement ou de réalisation industrielle. Il est seulement indiqué dans l'accord intergouvernemental qu'il faudra y tendre.

* Chaque Etat verse des avances remboursables forfaitaires chacun à l'entreprise de son pays - ce qui est fondamentalement nouveau pour l'Allemagne, habituée à un contrôle très détaillé et a priori de l'octroi de fonds publics. Les avances remboursables financent un pourcentage du coût estimé du développement, y compris les prototypes nécessaires à la certification, trois ou quatre, soit au total pour l'A32O 2,5 milliards de dollars - montant équivalent, pour fixer les idées, au prix de vente de 70 avions, pour un programme qui dure 30 ou 40 ans et qui peut porter sur 700 à 1000 avions.

Les premiers programmes ont été intégralement financés par avances remboursables. L'Etat français aujourd'hui pour l'A340 ne finance que 60% des dépenses de R&D, l'Etat allemand 90 %.

Dans une première phase, les avances remboursables ne portaient pas d'intérêts ; pour l'A320, le montant des remboursements à venir prend en compte l'impact de l'inflation. Naturellement les Etats supportent un risque de mévente si la série n'est pas suffisante pour recouvrer l'intégralité des avances. Du côté allemand, l'Etat avait au départ accordé sa caution à Deutsche Airbus ; en contrepartie de la reprise par Daimler il a accepté de supprimer les remboursements au titre des vieux programmes et accordé une couverture du risque de change du dollar correspondant à une valeur du dollar de 6,6 FF/$.

* Les aides à l'exportation avec la COFACE

* Sur les choix techniques et commerciaux : Airbus Industrie et ses partenaires ont su prendre leurs responsabilités et acquérir la confiance de leurs clients. Les Etats ont préféré s'abstenir de prendre position même lorsque la convention initiale leur en donnait le pouvoir. Il en fut ainsi pour les moteurs : Airbus avait choisi des moteurs General Electric, alors que pour des raisons diverses l'Etat allemand aurait penché pour Rolls Royce et l'Etat français pour Pratt et Whitney.

* Les Etats interviennent aussi de façon indirecte ou informelle, et ce genre d'intervention n'est pas le moins efficace et déterminant. Le président du conseil de surveillance fut de 1969 à 1988 F.J. Strauss, un farouche défenseur de la coopération franco-allemende, et l'actuel est M. Fredericks, ancien ministre libéral de l'économie. En Allemagne et en France les deux Etats ont su appuyer politiquement les actions commerciales d'Airbus lorsque ces interventions étaient nécessaires - le gouvernement britannique n'a pas agi de même vis à vis de sa compagnie aérienne nationale.
 
 

Des enseignements pour une politique industrielle à l'échelle européenne 

* Entre concurrence et coopération intracommunautaire, la balance a penché complètement du côté de la coopération, la concurrence se faisant avec l'extérieur de l'Europe.

* L'affaire a commencé par un accord entre deux Etats, ouvert aux autres Etats compétents. L'attitude de la Grande-Bretagne fut quelque peu ambiguë.

* Les entreprises ont été rendues complètement responsables, notamment des choix techniques et commerciaux, et il n'y a pas de règle de "juste retour" industriel même si la réalité s'en rapproche beaucoup.

* Les décisions sont prises à l'unanimité, ce qui est possible lorsqu'il y a un nombre restreint de participants.

* Les Etats ont complété l'action industrielle et commerciale d'Airbus Industrie par une action sur les entreprises de transport aérien, l'une et l'autre entreprises à capitaux publics.

* Le soutien financier des Etats fut important ; se limiter au "stade précompétitif" auquel se cantonnent les aides à la recherche de la CEE aurait été dérisoire.

* Chaque Etat noue avec "son" entreprise des relations qui peuvent être différentes ; d'un point de vue "communautaire" on peut regretter les disparités que cela engendre, mais cela donne une grande souplesse et laisse à chaque Etat la liberté de mener la politique qu'il souhaite. L'Allemagne a apporté à Deutsche Airbus un appui autrement plus important que celui qu'Aérospatiale a reçu de l'Etat français - la différence serait de 3 milliards de francs par an, ce qui est conforme à sa politique de renforcement du secteur aéronautique et ce qui pourrait se traduire par un affaiblissement relatif de l'industrie française dans ce secteur.

La formule du G.I.E. se montre efficace, par sa souplesse et notamment par les garanties qu'elle apporte aux clients.

Pour de grands programmes comme celui-ci, il faut que les Etats s'engagent suffisamment - financièrement et par d'autres voies - pour leur faire atteindre une taille et un rythme qui leur permettent de franchir les "barrières à l'entrée" : il ne s'agit pas seulement de se mettre à la hauteur d'un concurrent qui a commencé plus tôt, il faut rendre le produit accessible aux utilisateurs, c'est à dire qu'il faut produire une première présérie sans que les ventes n'apportent encore aucun financement, et il faut que le prix des premiers appareils ne soient pas prohibitifs : Boeing lui-même avait vu son 707 financé par l'Etat, sous la forme des crédits militaires qui lui ont permis de développer un avion de transport dont le 707 est fidèlement dérivé.
 
 

La position de la Commission

En contrepoint, il est éclairant de lire une communication de la Commission sur la construction aéronautique.

C'est un document d'une trentaine de pages datant du printemps 1992. La Commission fait une bonne analyse du secteur ; on devine qu'elle regrette de ne pas y jouer un rôle à la mesure de la mission générale dont elle se sent investie, qu'elle voudrait s'affranchir d'une lecture littérale des textes communautaires sur la concurrence et sur les aides publiques et qu'elle voudrait desserrer les limites que lui impose le budget. On voit aussi qu'il s'agit d'un texte de compromis entre les différentes tendances qui s'affrontent, parfois durement, au sein de la Commission.
 
 

La communication se réfère au concept de politique industrielle défini par la Commission dans sa communication de novembre 1990. Comme il est interdit de s'intéresser à un secteur pour lui-même, il faut invoquer un motif "horizontal" ; ici ce seront les "opportunités importantes de transfert de technologies développées par l'industrie aéronautique". Ce n'est pas suffisant ; il faut montrer aussi que l'intervention de la Communauté peut être utile ; pour cela on ne va pas s'attarder sur l'efficacité de l'action menée sans la Commission mais on cherchera ce qui ne fonctionne pas parfaitement. Après une analyse du marché qui montre la prééminence d'une entreprise (Boeing occupe les 2/3 du marché des grands avions de transport commercial et conservera sans doute un monopole sur les plus grands avions, soit plus de 20% du marché total), la Commission analyse les forces et faiblesses de l'industrie européenne et constate qu'il faut une base industrielle très large. Plutôt que de dire que l'industrie européenne a pu se constituer cette base hors du cadre communautaire, elle souligne que l'industrie en Europe a réalisé des économies d'échelle plus limitées qu'aux Etats-Unis et estime qu'une intégration transnationale devient de plus en plus pressante.

Elle constate aussi que l'aéronautique exerce un effet d'entraînement sur l'acquisition et la maîtrise d'une très large gamme de technologies de pointe et de savoir faire qui sont ultérieurement applicables à d'autres secteurs. Elle ne dit pas que ces techniques sont également nécessaires aux besoins de la défense, ce serait reconnaître à ce secteur aéronautique un intérêt crucial pour la sécurité des Etats ; pourtant le mot "stratégique", banni des textes communautaires, figure dans ce document de la Commission, mais en parlant des USA : "En raison de son importance stratégique, l'industrie aéronautique civile américaine a grandi en symbiose avec l'Etat, qui l'a soutenue et la soutient toujours au travers de trois filières majeures de financement, le ministère de la défense, la NASA et les système de taxation" ; le total des aides dont a bénéficié l'industrie aéronautique civile en 15 ans s'élèverait ainsi à 19 milliards de $ sans compter les aides fiscales à l'exportation, sans commune mesure avec les financements qu'a reçus le programme Airbus et qu'il a commencé à rembourser à un rythme qui dépasse 2 milliards de francs par an.

Puis la Commission parle d'"une fragmentation trop importante du soutien public à la R&D (recherche et développement)", dont découle une certaine duplication des installations de recherche : il y a par exemple deux fois plus de souffleries en Europe qu'aux USA ; le taux de duplication serait de 20 à 30 % et la perte d'efficacité serait au moins 20% des budgets totaux. Certes des mécanismes de coopération ont été mis en place pour réduire les effets de cette fragmentation mais leur efficacité est réduite. A quoi est due cette redondance condamnable, coupable de gaspillage de fonds publics ? Elle résulte de "l'ambition initiale des Etats de soutenir leur champion national dans le domaine de l'aéronautique et de considérations de stratégie nationale liées au caractère dual de l'industrie aéronautique". Il y a de tout dans cette phrase : apparaît la notion très péjorative dans les textes européens de "champion national" ; que veut dire "initial" ? Que cette ambition était présente au début certes, et aussi, probablement, qu'elle est aujourd'hui déplacée. Et la Commission constate que les techniques et les savoir-faire de l'industrie aéronautique sont nécessaires aussi bien pour les usages civils que militaires, ce qui s'exprime par l'adjectif "dual", mais elle ne peut pas revendiquer de prendre en charge les conséquences stratégiques de ce caractère "dual", puisque la Communauté Européenne n'a pas de stratégie. Les Etats, eux, en tiennent compte ; est-ce à tort ? Sans doute car cela conduit à un gaspillage ? Est-ce à raison ? Peut-être puisque les USA le font. La communication de la Commission se borne donc à faire des constatations sans conclure.

Elle poursuit en décrivant le marché mondial des avions. Elle montre bien comment ce marché s'inscrit dans les politiques des pays auxquels appartiennent les compagnies qui achètent et les entreprises qui vendent - les premiers demandent des compensations industrielles, les seconds sont d'autant plus agressifs que l'activité aéronautique militaire diminue ; et elle note aussi à quel point le marché est influencé par le cours du dollar, ce qui pourrait inciter les entreprises à "délocaliser" certaines de leurs activités dans la zone dollar, au grave préjudice de l'emploi et du potentiel industriel de la Communauté.

Elle ne montre pas assez les relations entre ventes d'avions et politique étrangère ; pourtant les ventes d'Airbus à la Chine dépendront de la réaction de la Chine à nos ventes de Mirage 2000.5 à Taïwan. Là aussi on est fort loin d'un économie de marché et d'une concurrence "équilibrée", "juste" ou "efficace".

Le document revient alors sur d'autres inconvénients de l'"héritage national" - charmante expression tant il est vrai qu'en général on n'hérite pas d'une personne en parfaite santé et à l'avenir radieux. Et cet héritage n'est guère réjouissant : encore une source de gabégie sur la normalisation, la formation du personnel et le contrôle de l'espace aérien - ce dernier trait revient régulièrement, même si le rapport avec la construction aéronautique est assez lointain : l'industrie aéronautique européenne souffrirait de la congestion de l'espace européen ; ce n'est sans doute pas le facteur le plus important car une amélioration de la circulation aérienne profitera à tous les avions et pas seulement à ceux qui sont produits en Europe : notre position "compétitive" paraît tout de même plus décisive. Mais lorsque l'on veut faire passer une idée, ici un système de contrôle aérien unique, il ne faut pas manquer une occasion.

Les propositions d'action de la Commission 

Elles montrent bien les limites des possibilités d'action de la Communauté, surtout si on les compare avec ce qui a été fait par les gouvernements au profit d'Airbus et à ce que savent faire les USA.

Accélérer la normalisation et l'harmonisation des procédures de certification de navigabilité, promouvoir la formation et la coopération entre les écoles ne soulève pas de questions. Créer un cadre juridique commun avec le statut de société européenne - pourquoi pas, bien que cela n'apparaisse pas déterminant.

Le chapitre "assurer le jeu de la concurrence" montre les contradictions auxquelles doit faire face la Commission. D'ailleurs le titre ne veut pas dire grand chose : de quel jeu s'agit-il, et de quelle forme d'assurance ou de sécurité ? Il faut, à l'intérieur de la Communauté, une concurrence "effective" ; mais presque tout ce paragraphe montre que les conditions propres à ce secteur autorisent une lecture très particulière des règles communautaires : les concentrations, compte tenu du marché mondial, sont recommandées, ce qui vaut la peine d'être remarqué quelques mois après l'affaire de Havilland qui avait vu la Commission refuser le rachat de cette entreprise constructeur d'avions de transport régional par un groupe d'entreprises européennes (Alénia et Aérosaptiale). Les avances remboursables consenties à Airbus étaient effectivement nécessaires : "La Commission applique les règles de l'encadrement des aides d'Etat à la R&D. Elle tient compte des particularités du secteur, caractérisées par l'élément de haute technologie des produits, de la forte concurrence internationale et en définitive, du caractère coopératif de la recherche". Particularités du secteur, caractère coopératif, on est aux antipodes d'une politique "horizontale" de concurence.

Quant à la concurrence externe la Commission constate que, malgré l'accord sectoriel du GATT qui a pris effet le 1er janvier 1980, "les situations américaines et européennes sont fondamentalement différentes et reposent sur des logiques différentes". On ne saurait mieux dire pour montrer qu'une politique commerciale sur certains secteurs ne peut se passer de négociations qui prennent en compte tous les aspects de la politique des Etats ; on est loin de la concurrence "parfaite". La Commission a su correctement négocier avec les USA sur ce point. Par contre elle ne sait rien proposer pour compenser les fluctuations du cours du dollar.

Quant au maintien du niveau technologique, il y a une belle distance entre les objectifs affichés et la faiblesse des moyens communautaires : la Commission apporte 50 Millions d'écus par an, à comparer au montant de l'aide consentie par les gouvernements des Etats qui participent à Airbus ou encore à l'aide apportée à son industrie aéronautique par le gouvernement fédéral, à peu près un milliard d'écus par an.
 
 

Un bon équilibre

On voit dans le secteur de l'aéronautique un bon équilibre entre l'action des entreprises, celle des Etats et celle de la Communauté.

Pour des raisons stratégiques, les Etats concernés, un petit nombre, ont pris la décision politique de faire en sorte d'être dotés d'une industrie aéronautique. Ils y mettront les moyens financiers qu'il faut.

Les entreprises sont responsables de leur programme industriel et commercial, du choix des sous-traitants.

Les Etats désignent les responsables des entreprises et font en sorte que les compagnies aériennes de leur ressort achètent les avions produits en commun.

La Communauté travaille sur l'"environnement" des entreprises - normalisation, réglementation etc - et négocie avec l'extérieur sur mandat du Conseil Européen.

Ce partage respecte les responsabilités des Etats (la stratégie) et de la Communauté, tient compte des moyens des uns et des autres (les Etats disposent -encore ? - de nombreux moyens notamment politiques dont la Communauté ne dispose pas) et respecte le principe de subsidiarité : même si elles relèvent des missions de la Communauté, des tâches ne lui seront confiées que si elle les réalise de façon plus efficace que les Etats seuls ou en coopération.

Ce partage des tâches est pragmatique ; il montre bien qu'un secteur économique, lorsqu'il a une composante stratégique ne doit pas être traité avec les seules règles du marché commun.

Les Etats ne se sentent nullement en situation de laisser un "héritage" ; au moins en France et en Allemagne, ce sont bien les Etats qui déterminent le montant des aides et qui donneront leur accord aux restructurations qui se préparent dans ce domaine de l'aéronautique et dans le domaine connexe de la fabrication des moteurs, tout aussi stratégique ; les intérêts nationaux seront un des principaux critères. Peut-on laisser cette responsabilité aux seules entreprises, et comment la confier à une Communauté qui n'a pas dans ses responsabilités la sécurité à long terme et qui ne peut pas se rendre compte que l'économie est, assez souvent, servante de la politique ?

L'Acte Unique européen disait que les Etats sont résolus à préserver les conditions industrielles et technologiques nécessaires à leur sécurité. La CEE, guidée par le respect de la concurrence "libre", a voulu l'ignorer. Le nouveau traité de Maastricht permettra-t-il aux Etats et à l'Union de prendre en compte sérieusement ces conditions industrielles et technologiques de leur sécurité ?
 
 

XII

CONCILIER ECONOMIE ET SECURITE NATIONALE

LE TRAITE SUR L'UNION EUROPEENNE


DES OBJECTIFS NOUVEAUX ET UN NOUVEAU MODE DE COOPERATION
 

Distribuer par dizaines de millions d'exemplaires le traité de Maastricht n'était sans doute pas la meilleure façon de le faire vraiment connaître. Dans ce texte tout n'est pas d'importance égale et ce traité, qui apporte des modifications aux traités existants, n'est compréhensible que si l'on connaît les textes antérieurs. Il n'est guère surprenant que la population n'ait pas répondu à la question posée, l'avenir de l'Europe, mais qu'elle ait donné son avis sur la construction de l'Europe telle qu'elle l'a perçue jusque là - alors même que le traité peut répondre aux interrogations et aux doutes que suscite parfois le traité de Rome modifié par l'Acte Unique Européen.
 
 

Une nouvelle entité, des objectifs nouveaux :

Il est facile de lire dans le traité de Maastricht ce qui en fait la nouveauté la plus radicale - hors la monnaie unique. Cela se trouve dans les "dispositions communes", clairement rédigées.

On peut citer in extenso l'article A :

"Par le présent traité les hautes parties contractantes instituent entre elles une Union européenne, ci-après dénommée 'Union'.

Le présent traité marque une nouvelle étape dans le processus créant une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l'Europe dans laquelle les décisions sont prises le plus près possible des citoyens.

L'Union est fondée sur les Communautés européennes complétées par les politiques et formes de coopération instaurées par le présent traité. Elle a pour mission d'organiser de façon cohérente et solidaire les relations entre les Etats membres et entre leurs peuples".

L'expression "les décisions sont prises le plus près possible des citoyens", facilement compréhensible, est à la base du "principe de subsidiarité".

Une nouvelle entité est créée : l'Union européenne. Ce n'est pas une entité juridique ; il est d'ailleurs difficile de dire ce que c'est : le texte ne le précise pas. Il dit seulement sur quoi elle est fondée. Disons que c'est une entité politique, l'expression d'une volonté commune des Etats, que sa réalité est virtuelle et s'exprimera par les actions qui seront décidées en son nom. D'ailleurs l'article B indique qu'un des objectifs de l'Union est précisément d'"affirmer son identité sur la scène internationale" : elle existera si elle convainc qu'elle existe ; il en est souvent ainsi dans l'ordre politique.

Si l'Union n'a qu'une existence virtuelle, les Etats et les Communautés européennes, eux, existent. Les Communautés existant avant Maastricht sont la Communauté du charbon et de l'acier, CECA, la Communauté européenne de l'énergie atomique, CEEA ou Euratome, et la Communauté Economique européenne, CEE. Les deux premières ont un objectif spécifique et ne sont pas modifiées par le traité de Maastricht. La CEE a un objectif beaucoup plus large. On a montré qu'elle dispose de moyens juridiques pour remplir un but économique qui en réalité en cache un autre, un but politique : les institutions de la Communauté que sont le Parlement européen, la Cour de Justice et la Commission agissent comme si elles prenaient à leur compte ce qui est écrit dans le préambule du traité de Rome et non dans le traité lui-même : "déterminés à établir les fondements d'une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens...". 

Au contraire, le traité de Maastricht répartit explicitement les objectifs de l'Union entre la Communauté et d'autres modes de coopération.

On lit cela dans les dispositions communes, article B, et dans les articles qui décrivent les objectifs de la Communauté européenne et des autres modes de coopération.

Article B : "l'Union se donne pour objectifs : 

- de promouvoir un progrès économique et social équilibré et durable, notamment par la création d'un espace sans frontières intérieures, par le renforcement de la cohésion économique et sociale et par l'établissement d'une union économique et monétaire comportant, à terme, une monnaie unique (...) ;

- d'affirmer son identité sur la scène internationale, notamment par la mise en oeuvre d'une politique étrangère et de sécurité commune, y compris la définition à terme d'une politique de défense commune, qui pourrait conduire, le moment venu, à une défense commune ;

- de renforcer la protection des droits et des intérêts des ressortissants de ses Etats-membres par l'instauration d'un citoyenneté de l'Union ;

- de développer une coopération étroite dans le domaine de la justice et des affaires intérieures ;

- de maintenir intégralement l'acquis communautaire et de le développer afin d'examiner (...) dans quelle mesure les politiques et formes de coopération instaurées par le présent traité devraient être révisées en vue d'assurer l'efficacité des mécanismes et institutions communautaires."

Suit une mention du principe de subsidiarité, qui est donc valable pour l'ensemble des processus de l'Union, même s'il est décrit plus loin dans un article concernant la Communauté européenne.

Parmi ces cinq objectifs, il y en a un qui concerne le fonctionnement institutionnel et un qui annonce la "citoyenneté de l'Union". Les trois autres sont des objectifs opérationnels qui, pour être atteints, supposent que des actions soient menées : au premier correspond la Communauté européenne qui fait l'objet du titre II du traité, au second la Politique étrangère et de sécurité commune explicitement mentionnée, qui fait l'objet du titre V, au troisième les dispositions qui font l'objet du titre VI.

La "mission" de la Communauté (art 2) reprend presque mot à mot le premier objectif de l'Union, en le développant. La rédaction de la mission de la Communauté diffère quelque peu de celle de la mission de la CEE (telle que définie dans le traité de Rome modifié par l'Acte unique européen) mais les objectifs de la nouvelle Communauté européenne restent dans le domaine économique, en tenant compte plus explicitement des implications sociales de la vie économique. 

L'objectif de "développement harmonieux des activités économiques" est maintenu et a été précisé par "une croissance durable et non inflationniste respectant l'environnement, un haut degré de convergence des performances économiques, un niveau d'emploi et de protection sociale élevé" ; à l'objectif de "relèvement accéléré du niveau de vie" on a préféré "le relèvement du niveau et de la qualité de la vie". Un autre aspect de la mission de la Communauté est la "solidarité entre les peuples" : pris isolément cet objectif serait très large et pourrait inclure tous les aspects de la vie et de l'action publique, mais on ne peut le sortir de son contexte, une longue liste d'objectifs qui relèvent tous du domaine économique avec leurs implications sociales. 
 
 

Les objectifs de la politique étrangère et de sécurité commune, la PESC, annoncée dès le deuxième article du traité comme devant "affirmer l'identité de l'Union sur la scène internationale", sont 

"-la sauvegarde des valeurs communes, des intérêts fondamentaux et de l'indépendance de l'Union ;

- le renforcement de la sécurité de l'Union et de ses Etats-membres sous toutes ses formes ;

- le maintien de la paix et le renforcement de la sécurité internationale(...) ;

- la promotion de la coopération internationale ;

- le développement et le renforcement de la démocratie et de l'état de droit ainsi que le respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales".

La PESC a donc parmi ses objectifs la "sécurité", sécurité des Etats, sécurité internationale, sécurité de l'Union aussi ; et sécurité "sous toutes ses formes". Elle doit aussi "sauvegarder les valeurs communes", communes aux Etats certainement puisque l'Union est une union d'Etats ; les intérêts fondamentaux "de l'Union" sont sans doute les intérêts fondamentaux communs aux Etats ; quant à l'indépendance de l'Union, c'est une notion qui prendra corps au fur et à mesure que l'identité de l'Union s'affirmera.
 
 

La coopération dans le domaine de la justice et des affaires intérieures portera sur les questions d'intérêt commun :

* la politique d'asile ;

* les règles régissant le franchissement des frontières extérieures des Etats-membres par des personnes ;

* la politique d'immigration et la politique à l'égard des ressortissants des pays tiers ;

* la lutte contre la toxicomanie ;

* la lutte contre la fraude de dimension internationale ;

* la coopération judiciaire en matière civile et pénale ;

* la coopération douanière ;

* la coopération policière en matière de terrorisme, de trafic de drogue, de criminalité internationale, avec un système d'information au sein d'un office européen de police (Europol).
 
 

Pour veiller à la cohérence, un cadre institutionnel unique

Il sera fréquent de voir se chevaucher les missions, les objectifs ou les actions de la Communauté, de la Politique étrangère et de sécurité commune ou de la coopération dans le domaine de la justice et des affaires intérieures - dites "du titre VI".

L'article C des dispositions communes aborde la question :

"L'Union dispose d'un cadre institutionnel unique qui assure la cohérence des actions menées en vue d'atteindre ses objectifs, tout en respectant et en développant l'acquis communautaire.

L'Union veille, en particulier, à la cohérence de l'ensemble de son action extérieure dans le cadre de ses politiques en matière de relations extérieures, de sécurité, d'économie et de développement. Le Conseil et la Commission ont la responsablité d'assurer cette cohérence. Ils assurent chacun selon ses compétences la mise en oeuvre de ces politiques".

Le problème de la cohérence est donc posé ; il est illustré par un exemple, celui des relations extérieures. Les questions que pose la cohérence des actions doivent être réglées grâce au "cadre institutionnel unique". Tout cela reste au stade des principes comme c'est normal.

Le cadre institutionnel unique comporte :

* le Conseil européen, institutionnalisé par le traité de Maastricht ; il est formé des présidents ou chefs de gouvernement et du président de la Commission ; il donne les impulsions nécessaires et définit les orientations politiques générales de l'Union.

* le Conseil (qui est formé d'un représentant de chaque Etat membre au niveau ministériel), la Commission, le Parlement européen, la Cour de Justice, la Cour des Comptes.
 
 

Communauté et coopérations intergouvernementales, deux modes de coopération très différents.

Sans reprendre dans le détail la description du fonctionnement de la Communauté, vraiment très complexe, rappelons que le processus de prise de décision de la Communauté présente quelques traits caractéristiques :

* les décisions sont prises par le Conseil sur proposition de la Commission qui a donc le monopole de l'initiative ; les décisions du Conseil sont très généralement prises à la majorité qualifiée ;

* il arrive que les décisions soient prises par la Commission elle-même ;

* le droit communautaire l'emporte sur le droit des Etats ;

* la Commission est chargée de la mise en oeuvre des décisions du Conseil ;

* les contentieux sont traités, sans recours possible, par la Cour de Justice de la Communauté ;

* le Parlement est associé selon des modalités variables d'un sujet à l'autre et très compliquées. Avant le traité de Maastricht, il devait notamment approuver le budget de la Communauté ; selon le traité de Maastricht, il prend une part active dans l'élaboration de certaines décisions, il doit agréer la désignation du président de la Commission et, collectivement, celle des autres commissaires ;

* les règles de la Communauté s'appliquent à tous les Etats membres ; il peut y avoir des périodes transitoires qui diffèrent selon les Etats, mais les écarts doivent être résorbés dans des délais fixés - le traité sur l'Union européenne a introduit une exception de taille avec la politique monétaire puisque seuls les pays qui respectent les critères économiques dits "de convergence" pourront adopter la monnaie "unique", et une autre avec la politique sociale, dont la Grande-Bretagne reste à l'écart.
 
 

La coopération entre gouvernements :

Rien n'interdisait avant le traité de Maastricht que des gouvernements coopérent, sans perturber le fonctionnement du marché commun. L'Acte unique européen, dans son article 30, un article qui ne concerne pas la CEE, marquait l'intention des Etats de développer leur coopération sur les affaires étrangères, et aussi sur les conditions économiques, industrielles et technologiques de leur sécurité. Mais il ne s'agissait que de déclarations d'intention qui, aux yeux des juristes, n'avaient aucune force de loi et ne pouvaient pas se comparer aux dispositions communautaires.

Un apport très significatif du traité de Maastricht est de créer du "droit positif" au sujet de la coopération entre les Etats dans le domaine de la politique étrangère et de la sécurité. Les deux titres qui en parlent, le titre V (la PESC) et le titre VI reposent sur les mêmes principes, qui prennent le contre-pied du processus communautaire :

* les décisions sont prises par le Conseil sur la base des orientations définies par le Conseil européen (les chefs d'Etat ou de gouvernement et le président de la Commission), sur proposition de la Commission ou d'un Etat membre ;

* la préparation des décisions se fait par coopération entre les gouvernements et leurs administrations, la Commission étant "pleinement" associée, mais sans avoir le même rôle d'initiative et de conduite que dans le processus communautaire ;

* les décisions sont prises à l'unanimité ; le débat a été rude sur ce point. Le respect de la souveraineté de tous les Etats impliquait l'unanimité ; la recherche de l'efficacité inclinait à la majorité. Dans une déclaration les Etats ont tous convenu de ne pas s'opposer à une décision lorsqu'apparaîtrait une majorité qualifiée, mais cette déclaration ne leur est pas opposable ; les Etats en décidant une action commune peuvent aussi décider, à l'unanimité, que les mesures nécessaires à la réalisation de cette action seront décidées à la majorité qualifiée ;

* les décisions sont l'adoption de "positions communes" ou l'engagement d'"actions communes" ;

* les positions communes et les actions communes s'imposent aux Etats, qui s'obligent à une information mutuelle sur la mise en oeuvre de ces décisions ;

* des coopérations plus étroites entre deux ou plusieurs Etats membres restent possibles ;

* les actions communes seront financées, selon la décision du Conseil, soit par les Etats, soit par la Communauté (dans ce cas la procédure budgétaire communautaire s'applique) ;

* le Parlement est seulement informé a posteriori et la Cour de justice n'est pas compétente.
 
 
 
 

L'architecture générale de l'Union :

Là où il n'y avait que la CEE (nous oublions volontairement les deux autres "Communautés", la CECA et la CEEA) dont la mission était de développer harmonieusement les activités économiques, il y a une nouvelle entité, l'Union, formée de trois piliers, la Communauté européenne, dont l'objet reste essentiellement économique avec des considérations sociales, et deux nouveaux modes de coopération qui traitent l'un de politique étrangère et de sécurité commune, l'autre de coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L'un et l'autre traitent de sécurité, sécurité publique, sécurité des Etats, sécurité de l'Union ou sécurité internationale. 

Dans cette architecture il ne faut certes pas oublier les Etats.

L'article F nous dit que "l'Union respecte l'identité nationale des Etats" ; la PESC parle de la "sécurité des Etats" ; et le traité de Maastricht n'a modifié aucun des articles du traité de Rome qui laissent aux Etats la possibilité de prendre des mesures autonomes exigées par la "sécurité publique" ou l'"ordre public" ou par "les intérêts essentiels de leur sécurité". Les Etats peuvent aussi continuer d'entretenir ou de nouer des coopérations qui se situent en dehors du traité de l'Union.

Avec la PESC, s'ils le décident, ils peuvent faire en sorte que la construction européenne renforce davantage les conditions nécessaires à la sécurité publique. Compte tenu de l'intégration économique, c'est certainement un progrès, à condition bien sûr que cette nouvelle forme de coopération respecte, dans les faits comme en droit, les responsabilités des Etats, ce qui implique de bien définir la responsabilité de la Communauté, "définir" dans le sens littéral du mot : indiquer le contenu et fixer les bornes. 

Il faut cette "définition" pour éviter que toute préoccupation de sécurité portée dans l'Union au titre de la PESC ne soit "aspirée" dans le processus communautaire, dont la force d'attraction est grande, élargissant ainsi, sans décision explicite, les compétences de la Communauté au dépens des Etats. Disant cela, il ne s'agit pas de refuser a priori une extension des compétences communautaires, mais d'éviter tout processus qui y conduirait de façon indirecte et non affichée, sans véritable décision politique.

La responsabilité de la Communauté est clairement indiquée dans le traité : c'est une mission - le développement harmonieux des activités économiques -, et un moyen - la mise en oeuvre de politiques, soit des politiques horizontales (concurrence, environnement...), soit, rarement, des politiques sectorielles (agriculture, transports...).

Le moyen ne suffit pas à indiquer la compétence de la Communauté ; c'est le croisement du moyen et de la mission qui l'indique.

La mission de préserver la sécurité publique, celle de défendre les valeurs, celle de renforcer l'Union sur la scène internationale sont des missions confiées explicitement soit aux Etats soit, si les Etats en décident ainsi, à la coopération régie par la Politique étrangère et de sécurité commune, cette dernière faisant partie de l'"Union européenne".

Il peut y avoir, sur une même politique, sur un même secteur une incompatibilité entre l'objectif de la Communauté et un autre objectif dont elle n'a pas la charge, tel l'objectif de sécurité publique ; et il a été affirmé et confirmé que cet objectif de sécurité publique a la primauté.

Ainsi par exemple, la circulation des produits, des capitaux, des personnes (que ce soit entre Etats membres ou avec l'extérieur), en ce qu'elle concerne la sécurité publique, n'est pas du ressort de la Communauté ; elle est du ressort des Etats, seuls ou dans le cadre d'une coopération entre Etats distincte de la Communauté.

En matière industrielle, les Etats doivent se demander comment agir s'il leur apparaît qu'une action est nécessaire pour la sécurité nationale et que les processus communautaires n'en sont pas capables.

Naturellement cette thèse ne recueillera pas l'accord de ceux qui voient notre avenir dans le processus communautaire ; ceux-là mettront en avant l'efficacité de la Communauté (majorité qualifiée, appareil administratif de la Commission, procédure de contentieux) et la lourdeur d'un processus intergouvernemental qui demande l'unanimité. On verra encore souvent des arguments techniques couvrir une vision politique.

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Cette réflexion sur la façon dont seront pris en compte les aspects économiques de la sécurité conduit à s'interroger sur la façon dont s'établira au sein de l'Union européenne l'équilibre entre les modes de coopération, communautaire ou intergouvernemental. Est-ce pour cela qu'elle n'a pas encore été vraiment abordée ? Il le faudra bien, pourtant, même si cela devait obliger à afficher des politiques claires.

C'est alors que sera réalisée cette cohérence entre les actions de la Communauté et de la coopération intergouvernementale et les objectifs de l'Union européenne, cohérence dont le traité fait mention à trois reprises mais sans dire comment y parvenir.
 
 

REUNIR LES CONDITIONS ECONOMIQUES DE LA SECURITE

Articuler la démarche communautaire, la coopération intergouvernementale et les décisions individuelles des Etats

Pour préserver sa sécurité, la France continuera de prendre seule des décisions qui touchent les entreprises, comme des regroupements ou des rapprochements d'entreprises, dans le secteur de l'armement ou dans des secteurs qui intéressent à la fois l'économie civile et l'armement.

Mais de plus en plus souvent, dans le domaine économique, les besoins de sécurité du pays trouveront une réponse dans une coopération internationale. Dans chaque cas, il faudra trouver la façon d'articuler les décisions intergouvernementales et les décisions communautaires. Il pourrait y avoir plusieurs méthodes.

Une coopération intergouvernementale permettrait de fixer un cadre à l'action communautaire ou de vérifier que les projets de la Commission ne vont pas à l'encontre de l'impératif de sécurité nationale . 

Une question juridique se posera : si les décisions prises par les Etats en relation avec la sécurité publique sont inscrites dans des directives ou des réglement communautaires, cela donnera-t-il ipso facto à la Communauté ou à la Commission de nouvelles responsabilités dans le domaine de la sécurité ? La question paraîtra bizantine à ceux qui ne sont pas juristes ; or c'est le genre de questions fondamentales dans la construction européenne. Avant Maastricht, la tendance de la Cour de Justice était de répondre positivement ; après Maastricht, et du fait que le traité de l'Union attribue clairement les questions de sécurité publique à la PESC, la réponse devrait être différente.

Cette coopération intergouvernementale pourra aussi avoir comme résultat une action menée conjointement par tous les Etats-membres - on parlera alors d'une "action commune" de la PESC.

Dans ce cas-là l'incertitude juridique disparaît puisque l'"action commune" est indépendante de la Communauté.

D'autres coopérations seront le fait de quelques Etats seulement ; ce genre de coopération existe déjà et devrait être étendu à d'autres "grands projets" qui n'intéressent que quelques Etats. 
 
 

Pratiquement

a) Fixer un cadre à la concurrence :

La Communauté sait fixer un cadre à la concurrence pour que soient respectés des impératifs non commerciaux. La protection de l'environnemnt est un très bon exemple : si l'on applique le principe de "pollueur payeur", l'entreprise trouvera qu'il est de son intérêt de ménager l'environnement ; lorsque cela n'est pas possible, il faut réglementer. Si la règle est la même pour tout le monde, à terme elle ne perturbe pas la concurrence - mais elle peut la perturber dans l'immédiat s'il est plus facile à certaines entreprises qu'à d'autres de la respecter. 

Chaque Etat peut prendre des mesures autonomes (article 36 et jurisprudence Campus-oil) mais l'exemple de la flotte pétrolière laisse craindre que les entreprises ne veuillent pas supporter les charges correspondantes. Certes, l'Etat peut équilibrer ces charges par des subventions publiques mais la situation du budget rend cela difficile, il sera problématique de calculer le coût de ces charges et, si une compensation est versée, la Commission viendra vérifier qu'il ne s'agit pas d'une subventions déguisée. Par ailleurs, du fait de l'intégration technique et économique, il arrivera souvent qu'une mesure nationale n'aura de réelle portée que si elle a été prise de façon concertée avec d'autres pays. C'est pourquoi il vaut mieux une démarche coordonnée, quitte à ce qu'un Etat, s'il le juge bon, renforce les règles convenues ensemble. 

Il serait probablement plus efficace que la Communauté elle-même fixe des règles qui répondent aux besoins de sécurité publique, dans les services de base par exemple, mais cela aurait pour effet d'étendre les compétences communautaires de façon normalement irréversible (l'effet de cliquet). Ce ne peut être qu'un choix politique explicite.

La Politique étrangère et de sécurité commune, la PESC, offre sans doute un bon support juridique car il s'agit bien de sécurité, il s'agit bien d'un intérêt commun, à un double titre : chaque Etat a intérêt à ce que les services de base dans les autres Etats fonctionnent correctement par exemple, et tous les Etats ont intérêt à ce que la concurrence ne soit pas perturbée. La PESC, en termes d'efficacité, présente néanmoins une faiblesse puisque les décisions doivent être prises à l'unanimité. Dans le cas d'espèce, cela ne devrait pas être insurmontable : comme il n'y a pas d'enjeu stratégique à court terme, comme les enjeux économiques restent très limités, comme chaque Etat pourra renforcer les mesures communes, les Etats pourraient se souvenir qu'ils se sont engagés à ne pas empêcher une décision qui recueille une majorité qualifiée.

Des exemples :

Comme ils reprennent ce qui a été présenté plus haut, les exemples qui suivent ne feront pas l'objet de commentaires ni d'explications.

Ce type de décision commune se justifie tout particulièrement pour les grands services de base, les transports, l'énergie, les télécommunications, l'information du public.

* Fixer un volume minimum à la flotte de commerce sous pavillon de l'un ou l'autre des Etats-membres.

* Dans le cas particulier du transport pétrolier, et tant qu'un Etat ne pourra réquisitionner ou protéger que les navires battant son pavillon, que chaque Etat dispose d'une capacité minimum de transport sous son pavillon.

* Que les entreprises de télécommunications respectent au minimum un "cahier des charges de sécurité" : protection des accès, redondance suffisante pour pouvoir supporter des attentats systématiques, ménager une possibilité d'appels prioritaires en cas de pénurie etc.

* Revoir le code des marchés pour les entreprises de télécommunications et peut-être d'autres secteurs en fonction des résultats du GATT et surtout de la pratique observée aux USA et au Japon. Cela pourrait se faire au titre de la politique commerciale de la CEE mais une approche au nom de la sécurité des Etats est tout aussi justifiée et pourrait être plus dynamique.

* Pour le transport aérien, la Communauté sait-elle prendre les mesures de régulation qui éviteront aux entreprises européennes le sort qu'a réservé aux compagnies américaines une "politique loufoque", pour reprendre l'expression de Bill Clinton ? Sinon un éclairage sous l'angle de la sécurité des Etats serait utile.

* Une réflexion sur les enjeux d'une prise de contrôle de ces entreprises de services de base et d'autres entreprises qui touchent à la sécurité des Etats par des capitaux étrangers ou d'origine incertaine.
 
 

b) vérifier que les projets de la Commission ne vont pas à l'encontre de l'impératif de sécurité nationale :

Il n'est pas toujours possible de fixer a priori un cadre à la concurrence qui suffise à réunir les conditions de la sécurité. Alors les Etats, en coopération intergouvernementale, feraient des scénarios de crise et apprécieraient comment le système proposé par la Commission résiste à la crise. La proposition de la Commission ne pourrait être retenue que si aucun Etat ne s'y oppose.

Pour le gaz et l'électricité

Il s'agirait de mener une étude axée sur la sécurité d'approvisionnement, c'est à dire refuser d'introduire la concurrence sans avoir une claire idée du système définitif. Avant de s'engager, il serait tout de même plus sûr de décrire le système souhaité en définitive pour vérifier qu'il ne nuit pas à la sécurité, et cela selon divers scénarios de crise.

Pour la circulation aérienne 

Il appartient aux Etats de vérifier, avant de s'engager dans une évolution technique qui peut être irréversible, si leurs exigences de sécurité et de souveraineté seront satisfaites.

Pour les infrastructures de télécommunications :

Si l'ouverture à la concurrence des services de télécommunications a été décidée, rien n'a encore été décidé à la fin de 1993 quant aux infrastructures ; une étude doit s'engager pour déterminer s'il est préférable de supprimer le monopole ; les considérations sur la sécurité publique pourraient être étudiées au titre de la PESC.

Pour les programmes de coopération :

La Communauté a engagé un grand nombre de programmes de coopération et propose des accords d'association avec les pays d'Europe orientale ou centrale, avec les pays de Moyen-Orient, avec les pays du Maghreb etc. Tous ces projets doivent être examinés au filtre de la sécurité publique : incidences sur l'immigration, sur les transferts de techniques potentiellement dangereuses etc. Les Etats-membres ne devraient-ils pas définir une politique d'ensemble ?
 
 

c) Mener une "action commune" de la PESC :

Le contrôle de la circulation des produits à usage civil et militaire pourrait donner un exemple d'"action commune". Il a fallu plusieurs mois pour que chacun se convainque qu'il s'agit là d'une question très grave ; il n'y a plus de désaccord sur le fond. Par contre les débats sont interminables sur l'approche juridique. Tout le monde est d'accord pour dire que la négociation avec les pays tiers et la définition des produits dangereux est du ressort des Etats ; si la circulation intérieure et les contrôles aux frontières font l'objet d'un réglement communautaire, il est possible que la Communauté acquierre, de droit, une compétence sur les relations extérieures ; pour l'éviter une solution serait de traiter l'intégralité de la question comme une action commune de la PESC.
 
 

d) Mener des coopérations à quelques-uns, coopérations qui peuvent s'écarter des règles de la Communauté

Il existe de nombreux exemples réussis de coopération entre Etats ; on peut en envisager bien d'autres.

Les accords de Schengen ont organisé, avant même sa signature, ce que le traité de Maastricht appelle une "action commune" dans les affaires intérieures ou judiciaires (le titre VI). Il pourraient fort bien trouver là une base juridique convenable, plutôt que de devenir, comme le souhaitent tant la Commission et surtout le Parlement, une action communautaire.

L'agrément des opérateurs de télécommunication : la décision a été prise d'ouvrir à la concurrence tous les services de télécommunication. On fixera un cadre à cette concurrence mais on s'apercevra sans doute que ce n'est pas suffisant : une entreprise liée à une mafia saura parfaitement respecter toutes les règles pour se protéger des agressions et répondre aux besoins "en toutes circonstances", et, sans que personne ne puisse s'en rendre compte, se livrera au pillage d'informations qu'elle vendra au plus offrant. Au-delà des règles les Etats devront sans doute habiliter les entreprises et les personnes ; des Etats qui se font confiance pourraient passer des accords de coopération sur ces procédures d'habilitation et ouvrir leur marché à des entreprises agréées par l'un d'entre eux.

La protection de la confidentialité des informations : la "secret défense" fait l'objet d'accords bilatéraux, dont certains ne sont pas publiés au J.O. donc non opposables aux tiers. Le réseau des accords bilatéraux devrait être complété, et ces accords devraient être accompagnés d'autres accords sur la gestion d'informations ou de connaissances qui, sans être classées "secret défense", méritent d'être protégées.

Des programmes techniques et industriels indispensables à la sécurité du pays : 

Il y a bien sûr les programmes de fabrication d'armement ; il y a aussi des programmes civils.

Dans tous ces programmes industriels menés en coopération bi ou multilatérale, l'intervention des Etats est allée bien au-delà des règles communautaires, qui précisément se sont efforcées de réduire les relations entre Etats et entreprises. La Commission avait fait mine de s'intéresser à ces programmes mais comprit qu'elle se heurterait à des obstacles politiques sérieux, que ce soit sur Airbus, l'Agence Spatiale Européenne, Eureka. Mais rien ne permet de deviner ce qu'aurait dit la Cour de justice si un passager avait reproché à Air-France de lui faire payer ses billets trop cher car elle achète systématiquement des Airbus sans rechercher un prix meilleur auprès de Boing.

Les programmes en cours ne sont pas remis en question car ils sont efficaces. Pourquoi donc n'en lancerait-on pas d'autres, c'est à dire des programmes qui associent des Etats et des entreprises pour des motifs explicitement stratégiques ?

La politique industrielle inscrite dans le traité de la Communauté ne semble pas pouvoir se dégager de la règle de la concurrence et du marché. La PESC a comme objet, entre autres choses, de renforcer la sécurité des Etats, "sous toutes ses formes" ; il entre donc dans son objet que les Etats disposent des techniques et de l'appareil industriel nécessaires à leur sécurité, à la fabrication d'armements en particulier ou à leur avenir à long terme. Pourquoi les Etats ne s'impliqueraient-ils pas de sorte que se formeront de vraies "entreprises européennes" au sens que nous avons donné plus haut à cette expression, à l'image de ce qu'ils ont su faire pour Airbus et pour le programme spatial ?
 
 

Des programmes de coopération avec les pays de l'Est ou du Sud :

Au-delà des programmes communautaires, les relations avec certains pays étrangers peuvent êre perçues de façon très différente par les Etats-membres, comme critiques par certains et sans grand enjeu par les autres. Il ne faut pas, là non plus, que cette diversité soit un empêchement à une action qui sera mieux faite à plusieurs que de façon non coordonnée. Il en est sans doute ainsi par exemple des relations avec le Maghreb, avec qui l'intérêt des pays du sud de l'Europe est sans doute d'engager une coopération vigoureuse et prudente.
 
 

Il y a d'autres exemples de coopération qui ne touchent pas le champ de responsabilité communautaire.

Un corps d'armée commun avec l'Allemagne et tous les pays qui voudront s'y joindre ; la Belgique y a pris une part significative et l'Espagne y a une présence aujourd'hui symbolique.

La gestion de crises : la législation sur les crises est purement nationale. Comme les économies de nos pays s'interpénètrent de plus en plus et qu'elles resteront très solidaires en cas de crise, il faut se préparer à continuer de vivre ensemble même lorsque les lois du marché crient grâce. La répartition des produits pétroliers, en particulier pour les transports internationaux, pourrait se faire de façon concertée. Les Etats pourraient reconnaître mutuellement le caractère prioritaire de certaines commandes commerciales : à quoi servirait-il de réquisitionner les services d'une entreprise pour qu'elle livre un produit dont ont besoin les armées, si elle ne peut pas se procurer les pièces qui proviennent d'Allemagne ou d'Angleterre ? Il faudrait que l'effet de la réquisition puisse se transmettre "en amont" du processus de production, même en passant une frontière ; il faut pour cela un accord politique, puis une harmonisation des législations. 

Pourra-t-on aller plus loin, jusqu'à réquisitionner les avions ou les navires d'un autre pays ?
 

La PESC, un moyen de continuer l'intégration européenne 

De plus en plus souvent l'action proposée par la Commission pour la Communauté touche à la sécurité des Etats. Cadrer l'action de la Communauté ou mener des "actions communes" lorsque la sécurité publique est affectée, ce pourrait être un domaine d'élection de la Politique étrangère et de sécurité commune, la PESC, une des politiques de l'Union européenne, celle qui offre aux Etats le moyen de prendre en compte leurs impératifs selon des modalités qui respectent leurs responsabilités.

La PESC et l'Union ne sont pour l'heure que des concepts ; ils ne prendront corps que s'ils sont mis en oeuvre et à l'épreuve. Les épreuves qui se proposent à elles sont souvent bien trop lourdes pour qu'elles les affrontent (la Yougoslavie l'a montré). De façon pragmatique la PESC et l'Union pourraient commencer par prendre des décisions de portée modeste mais très significatives car ce sont des décisions qui ne peuvent être prises que si l'on donne à la sécurité des Etats la primauté sur le marché et la concurrence.

Il est très souhaitable que les coopérations au sein de l'Union se multiplient. Sur les questions importantes, celles qui touchent à leur sécurité, les douze Etats de la Communauté, qui ont des intérêts différents, des habitudes sociales, des relations entre l'Etat et la population, des relations extérieures marquées par des histoires très différentes, les douze Etats n'arriveront pas à tous les coups à se mettre d'accord en même temps sur une même attitude, sur une même action. Et, sur ces sujets importants, ils n'accepteront pas d'avoir la main forcée par un vote à la majorité qui se ferait contre eux. Et, de douze, l'Union européenne passera bientôt à seize voire plus. Ces constatations ne sont pas idélologiques ; elles traduisent seulement des faits : l'intégration européenne passera plutôt, désormais, par des coopérations intergouvernementales entre quelques-uns des Etat-membres. 

Ces programmes pourraient en quelque sorte recevoir un "label PESC" ou plutôt un "label Union" dès lors qu'ils contribuent à renforcer la sécurité des Etats ou l'identité européenne sur la scène internationale, tels les programmes spatiaux ou aéronautiques qui, bien que n'intéressant directement que quelques Etats membres, sont universellemnt perçus comme "européens". Ce "label-Union" devrait les mettre à l'abri de toute volonté "d'absorption" de la part de la Communauté et laisser les Etats libres d'agir indépendamment des règles communautaires. Comme la politique de l'Union doit être "cohérente", la Communauté pourrait apporter son appui à ces programmes bilatéraux, en s'abstenant de toute critique au nom de règles communautaires bien sûr, mais aussi en prenant leur défense dans les relations commerciales avec nos concurrents (ce que fait la Communauté pour Airbus), et même en participant à leur financement.
 
 

***

Sans doute y a-t-il d'autres façons d'articuler l'impératif de sécurité nationale avec l'objectif communautaire de "développement économique harmonieux" ; encore faut-il que la question soit abordée. Le traité de Maastricht, malgré ce qu'en disent certains de ses détracteurs, offre de nouvelles possibilités juridiques très intéressantes.

Mais, concernant toutes ces questions de sécurité publique, qui mettent en jeu l'avenir des Etats et de l'Union, la vraie question n'est pas dans le choix du mode juridique, ni dans l'organisation, ni dans le poids respectif des institutions. L'Union ne peut plus guère continuer de progresser sans que les Etats qui la constituent aient vérifié qu'ils ont sur leur avenir et sur leur identité des vues suffisamment convergentes.
 
 

CONCLUSION

Pour que l'Union Européenne existe

Des vulnérabilités nouvelles

Une économie "intégrée" où chacun est dépendant des autres est très sensible au bon fonctionnement de ses services de base et des circuits de distribution essentiels ; c'est une des composantes économiques de la vulnérabilité de nos sociétés. 

Il y en a d'autres : comme les techniques nécessaires à la fabrication d'armes sont de plus en plus développées par des entreprises du secteur "civil", nos capacités de défense seraient amoindries par une compétition commerciale qui aurait comme résultat d'affaiblir les entreprises françaises qui détiennent et développent ces techniques. 

Après la fin de l'affrontement immobile des deux blocs qui avait figé d'innombrables situations instables, la "libéralisation" de l'économie accompagne le progrès technique pour faciliter la circulation des produits, des hommes et des capitaux. Cette "abolition des distances" a un double effet : elle offre aux entreprises un terrain de jeu aux dimensions du monde entier et les invite à se "mondialiser", ignorant désormais la dimension du territoire national ; tout en rendant possibles de nouveaux échanges fructueux et de nouvelles relations qui facilitent la compréhension entre les peuples et les personnes, elle multiplie les voies par où peut nous atteindre une agression, susceptible désormais de prendre des formes multiples.

La forme militaire est moins probable aujourd'hui et elle est facile à identifier et à contrer. Mais il y a les attentats ; il y a aussi le pillage technologique, l'agression économique contre les entreprises et les centres de recherche ; les cibles sont alors clairement désignées.

Plus subtilement et plus profondément, ce sont peut-être les bases de nos sociétés qui seront atteintes, soit par l'action volontaire, patiente, diversifiée de ceux que poussent l'appât du gain ou la volonté de puissance, soit par l'effet de décisions imposées par le besoin de survivre - une entreprise qui refuse de disparaître vendra n'importe quoi ou "achètera" ses marchés ; de même certains Etats, pour vendre de la drogue ou des armements ; la population des pays pauvres voudra venir mieux vivre chez nous.

En un mot, l'agression trouverait dans l'économie son mobile, ses cibles et ses moyens.

A ce tableau il faut rajouter qu'une concurrence "ouverte" avec des pays, des organisations qui ne jouent pas le même jeu aurait pour effet d'affaiblir terriblement notre économie.

Les risques de confrontation ont toujours existé et ils ne doivent pas faire peur : celui qui ne voudrait pas sortir de chez lui de peur des accidents de la circulation ne survivrait pas longtemps. Mais pour survivre, il doit faire attention en traversant la rue.

Que fait la CEE, que font les pays qui la composent à l'égard de ces risques ?
 
 

Quelques réflexions sur la politique de concurrence de la CEE et sur le "libéralisme"...

La Communauté économique européenne n'a eu de cesse d'instaurer entre les entreprises une concurrence qualifiée de diverses façons (équitable, libre, efficace...), de défaire les liens entre les entreprises et les Etats et de créer pour cette concurrence un cadre communautaire indépendant des Etats. Là où demeuraient des relations entre un Etat et "ses" entreprises, elles étaient surveillées soigneusement et l'effort de la Commission pour les réduire ne s'est jamais démenti. Un autre objectif constant de la Commission est d'ouvrir à la concurrence extérieure le marché intérieur ainsi créé.

Il y a plusieurs tendances au sein de la Commission ; toutes ne donnent pas une telle préférence au libre jeu d'une concurrence interne à la CEE et ouverte sur le monde ; mais la réalité est que cette préférence a prévalu quasiment sans partage sur d'autres politiques économiques qui, aux termes du traité, auraient été également possibles ; elle est aussi que les Etats ont bien du mal à s'opposer à cette préférence même lorsque les propositions de la Commission risquent de diminuer leur sécurité. Pourquoi ?

Une justification économique ou juridique ?

Il n'y a point de justification économique à cette concurrence généralisée. La Commission veut étendre la concurrence à des situations où la théorie classique sur qui elle s'appuie explique qu'elle ne peut rien démontrer, et même à des situations où cette théorie elle-même montre qu'un monopole est plus efficace que la concurrence. Tel est le cas en particulier pour tous les services de base, qui ont une incidence forte sur la sécurité publique, et pour les secteurs industriels à fort contenu technologique, dont dépend pour une part notre capacité à produire des équipements militaires performants.

Faute d'un fondement théorique suffisant, la Commission a souvent justifié sa politique par des études laissant prévoir la création de millions d'emplois et aussi par l'amélioration de l'emploi observée dans les années 80. Imprudence ! La Commission peut-elle encore justifier la concurrence à laquelle elle livre les entreprises par le fait qu'il ne subsiste que des entreprises "compétitives", efficaces, "dégraissées" et "restructurées" ?

La concurrence est une excellente chose, stimulante ; un moyen qu'il faut employer chaque fois que des mesures de régulation peuvent en éviter les effets pervers. Mais il y a d'autres moyens de stimulation que la concurrence commerciale ! Le sens du service public, de l'intérêt général se perd paraît-il. Plutôt que d'en faire son deuil, ne devrait-on pas le restaurer ? La fierté du travail réussi, d'un projet réalisé est un autre moteur, d'autant plus efficace que cette réalisation sera exaltée, publiée, comparée à d'autres réalisations. Jouer sur la fierté des gens plus que sur leur désir de gagner de l'argent ou sur la crainte de perdre leur emploi pourrait apparaître comme une forme de progrès, et ce n'est pas parce que le régime soviétique en a abusé sans scrupule qu'il faut se l'interdire.

Et une compétition "libre" avec des entreprises qui bénéficient d'un marché intérieur protégé, de droit ou de fait peu importe, est perdue d'avance. L'exemple de l'automobile, la progression japonaise dans l'audiovisuel montrent ce qui pourrait arriver à d'autres secteurs tout aussi importants pour les Etats, comme celui des télécommunications et des industries qui les équipent.

Par ailleurs, entre des pays qui ont des salaires ou des genres de vie tout à fait différents, avec un chômage tel que nous le connaissons, la théorie économique ne dit rien sur l'utilité d'une concurrence libre. L'ambition de la France est-elle de concurrencer les salaires philippins ? Faudrait-il s'y résoudre au nom du libre marché ?

"Libre", quel abus de langage ! Les "libertés fondamentales" chères à la Commission (la circulation des biens, des personnes, des services et des capitaux), la "libéralisation" du transport aérien avec ses cinq "libertés", la "libéralisation" des télécommunications etc. Que vaut ce genre de liberté sans références culturelles et morales communes ?

Les justifications juridiques ne sont pas meilleures que les justifications économiques. Certes le traité de Rome et l'Acte Unique européen mettent la concurrence très haut dans les objectifs de la Communauté et le rappellent régulièrement. Mais on y parle aussi de coopération entre entreprises lorsqu'elle est efficace, de service d'intérêt général, de sécurité publique et des intérêts essentiels des Etats. Si tout le poids de la Communauté est déporté vers la concurrence aux dépens de la coopération, c'est le fait d'une certaine lecture du traité, lecture que la Commission a fait approuver par les Etats ; quant à la sécurité publique, la Cour de Justice s'en est montrée très respecteuse, bien plus que la Commission qui considérait que les demandes des Etats cachaient une volonté d'interventionnisme économique.

Une raison institutionnelle ou politique ?

Ce primat de la concurrence dans la politique européenne trouve sans doute une raison institutionnelle : la Commission n'a pas de légitimité politique puisqu'elle n'est pas responsable devant la population, seule source de légitimité politique. Sur le vaste secteur de l'industrie et des services, faute de moyens financiers, user de l'instrument du droit pour développer la concurrence et supprimer les moyens d'action des Etats était pratiquement la seule possibilité laissée à la Commission d'agir, donc d'exister ; elle en a fait la preuve a contrario lorsqu'elle a voulu monter des actions de coopération, dans l'électronique ou la télévision à haute définition, TVHD.

Il y aussi une raison politique, tout à fait noble sans doute mais qu'il aurait mieux valu élucider pour la soumettre à l'appréciation générale : pour beaucoup, au sein de la Commission et dans plusieurs pays, l'avenir des Etats était de s'effacer au profit d'une fédération ; tout ce qui diminuait leur pouvoir contribuait à cette évolution souhaitée. 

Tous les ingrédients d'une idéologie 

Tout cela ne suffit pas à expliquer la force avec laquelle s'est imposée la politique de concurrence et l'ouverture du marché à tous les vents. 

Prétendre s'appuyer sur une théorie qui séduit la raison en continuant d'en suivre les "recommandations" même lorsque les conditions qu'elle suppose ne sont pas réunies ; faire appel à des sentiments généreux, ici la "liberté" convoquée abusivement au détour de toutes les phrases par l'emploi de mots ou d'expressions soigneusement choisis : c'est la méthode classique de toute idéologie, de toute manipulation des esprits - on l'a vue à l'oeuvre avec l'aide d'une explication scientifique de l'histoire et l'appel au dévouement ; on la voit à l'oeuvre avec le recours abusif à la chimie ou à la biologie et l'appel au respect de la nature. Et le libéralisme se renforce encore de la promesse d'un plus grand bien-être...

Le résultat en est que le marché et la concurrence sont des concepts qu'il n'est pas bien vu de critiquer ; il y a, ou plutôt il y avait car le vent change, une espèce de pression mentale pour considérer que seuls les faibles et les cancres pouvaient remettre en question ces "défis" que la Commission, comme elle dit, jette aux entreprises, qui les relèvent, et à leurs personnels, qui ne s'en relèvent pas tous. 

Lorsque l'on voit ce genre de thèse si forte et si mal fondée, il faut se demander à qui elle profite. 

A chacun d'entre nous en premier lieu : quelle théorie merveilleuse celle qui démontre que chacun en recherchant son intérêt particulier contribue à l'intérêt général ! Voilà réconciliés la recherche par chacun d'un plus grand bénéfice et le bonheur de tous ; il n'y a plus besoin de faire de "sacrifice" pour les autres ou pour les générations futures ; bref, sinon le paradis, du moins l'apaisement de la conscience.

Cette thèse profite aussi à tous les pays qui ne l'appliquent pas ! On se souvient de la campagne lancée par les Américains avec la complicité des Japonais sur le thème de la "forteresse Europe". Le Japon surtout en a retiré les fruits dans l'ouverture du marché, dans l'ouverture béante de l'industrie britannique, point d'entrée dans le marché intérieur de la Communauté, dans les négociations auxquelles il participe directement et celles où il assiste en spectateur discret.

Et cela profite à tous ceux qui savent tirer parti des relations nouvelles, des possiblités parfaites de communication, de la liberté de circulation des produits, des personnes et des capitaux pour leurs activités malfaisantes. Ils n'ont sans doute pas mené une action de lobbying discret pour l'ouverture du marché commun, mais ils ont su en profiter : il n'est que de voir l'augmentation des livraisons de drogue vers la CEE qui a précédé l'ouverture du "marché de 1993".
 
 

... et quelques remarques sur l'objectif du "Marché commun".

Une grave insuffisance du marché commun est de retenir comme objectif principal le bien-être du consommateur.

Cela va loin.

On peut considérer que c'était nécessaire pour que la population s'intéresse au projet de construction européenne ; ce serait alors un rien démagogique. On peut considérer que cet objectif, en 1957, était tout à fait honorable. On peut penser aussi que c'était le seul qui pût mettre d'accord plusieurs pays qui ne voulaient pas se départir de leurs responsabilités plus "nobles".

Le marché commun a visé, et atteint, quelques autres objectifs comme ceux de la Politique agricole commune, comme l'aménagement du territoire et la convergence des économies, accordant des facilités particulières à certaines régions et à certains Etats-membres et créant une sorte d'émulation vertueuse pour limiter l'inflation. Les aides communautaires à la recherche ont certainement facilité des rapprochements entre entreprises, que la politique de concurrence s'efforçait par ailleurs de circonscrire. La Communauté s'est aussi préoccupée de coopération avec les pays en voie de développement, notamment en signant la convention de Lomé.

A part cela et quelques autres actions marginales, l'objectif du marché commun fut donc la recherche du bien-être. Il s'inscrivait parfaitement dans la logique de la "société de consommation" dont on commence à voir les limites et les méfaits, annoncés depuis longtemps par Soljenitsine, peu de temps après son installation en occident. "Egoïsme" du consommateur qui ne considèrera que son avantage personnel et oubliera les objectifs collectifs ; mise en place d'une relation entre la personne et les objets qui est cohérente avec les progrès de la corruption ou le développement de la consommation de drogue... Inutile d'insister. Certes le texte du traité de Rome parle de "développement harmonieux", ce qui aurait autorisé la Conseil et la Commission à viser d'autres objectifs.

Le président de la Commission lui-même le dit et le répète. Le livre qu'il a produit au début de 1992, "le nouveau concert européen" ( Ed. O. Jacob), un recueil de ses discours, est éclairant, lu au deuxième degré : la comparaison de ses discours depuis sa nomination jusqu'aux plus récents est une description exacte, non pas des échecs du marché commun, car il s'est donné peu de projets qu'il n'ait pas atteints, mais de ses limites. Son président avait d'autres ambitions pour la Communauté : "on ne devient pas amoureux d'un marché intérieur" dit-il justement ; à plus forte raison ne se fera-t-on pas tuer pour lui. 

Concurrence et recherche du bien-être ; légitimes mais périlleuses.
 
 

Il faut à l'Union d'autres objectifs

On doit constater aujourd'hui la faiblesse insigne de la Communauté comme acteur politique.

Dire que la Communauté est une grande puissance économique n'a à proprement parler aucun sens. Une puissance peut décider, orienter, peser sur le cours des choses. Dire que le pouvoir d'achat de ses habitants est une force, a encore moins de sens : comme si la force d'un zébu dans la savane, autre lieu où s'exerce la concurrence, était sa santé florissante. La compétition, livrée à elle-même, n'est pas humainement supportable.

Deux équipes sur un terrain de football sont animées par la concurrence, par le désir de gagner ; elles respectent des règles du jeu, et un arbitre est là pour le leur rappeler et régler les différends. Mais cela ne suffit pas pour faire un bon match : il y a aussi l'esprit du jeu ; si l'arbitre a quelque influence sur l'esprit du jeu, ce n'est pas lui qui en est le vrai inspirateur : c'est le public, par ses réactions, de suite dans le stade ou de façon indirecte par la presse et les commentaires. Le public, en jugeant de l'esprit du jeu peut même faire que le vrai vainqueur, parfois ne sera pas celui qui aura marqué le plus de buts ; et surtout il peut faire que celui qui a perdu ne se sente pas pour autant diminué.

On rejoint cette remarque maintenant bien connue attribuée à J. Monnet à la fin de sa vie, à tort semble-t-il, selon laquelle il aurait dû commencer non par une communauté économique mais par une communauté culturelle. Mais il sert peu de le dire ou de le regretter car cela n'aurait pas été possible : les conditions semblent réunies aujourd'hui et l'on parle même dans le nouveau traité de Maastricht de "citoyenneté européenne" ; quoi de plus beau ? Mais c'est manqué ! Il n'y a dans cette citoyenneté au rabais que des droits et aucun devoir. Droit à la protection, droit de vote et aucune obligation. C'est aussi démagogique que les objectifs du marché commun. Ce n'est donc pas dans les textes de la Communauté, ceux qui la fondent et ceux qui la font vivre au quotidien, que l'on trouvera de quoi préserver les valeurs et la sécurité non seulement des Etats, qui sont des instruments au service des populations, mais de nos sociétés elles-mêmes.

Il y a dans le traité de Maastricht des dispositions qui vont bien dans ce sens : il est bon qu'un texte évoque la défense des valeurs et la "sécurité sous toutes ses formes". Cela est confié non à la Communauté mais à une coopération entre les Etats.
 

Seuls les Etats peuvent porter ces autres objectifs 

Car les seules institutions capables d'une volonté sont aujourd'hui les Etats, une volonté qui sache s'exprimer, s'opposer et qui ait les moyens de convaincre ; si l'on veut faire une Union, ce sera avec l'aide d'Etats forts : c'est d'ailleurs pourquoi les douze pays de la Communauté souhaitent que l'Etat, là où il est gravement contesté, sache se rétablir. 

Seuls les Etats en effet sont responsables devant les populations et disposent des moyens, nécessaires, de la violence légitime, seuls les Etats sont reconnus par les autres Etats : on dit parfois que, des USA ou du Japon, on ne voit que la Communauté économique européenne, et non pas ses Etats-membres : si l'on considère un terrain à conquérir, un marché à pénétrer, certes, c'est bien de la CEE qu'il s'agit ; mais lorsqu'il faut aller en Irak ou en Yougoslavie, c'est bien aux Etats que l'on s'adresse.

Ce n'est pas un choix de principe ; c'est une constatation. Peut-être un jour, encore lointain, s'agira-t-il d'un Etat "européen" ; à moins que la régulation ne soit faite sur la terre entière par un Etat impérial. En tous cas, aujourd'hui, c'est aux Etats nationaux de faire en sorte que les services essentiels au pays, que les techniques nécessaires à la défense soient délivrés par des entreprises en qui ils puissent avoir confiance ; c'est bien ainsi qu'agissent nos grands compétiteurs ; c'est ainsi que doivent agir les Etats-membres, de préférence en coopération.

Une des phrases les plus importantes du traité de Maastricht est celle -ci : "l'Union respecte l'identité nationale des Etats" ; la vérité va au-delà : l'Union en a besoin de la même façon qu'un couple est réussi dans la mesure où chaque conjoint garde une personnalité forte. 

Ces personnalités peuvent parfois s'opposer ; il peut y avoir des brouilles ; c'est normal. Mais la question se pose : peut-on construire ensemble s'il y a des divergences profondes ?
 

Une illusion d'optique ?

Le dessinateur Escher nous a représenté une construction, qu'il appelle "relativité". On y voit une belle cage d'escaliers, avec des volées de marches, des paliers munis de quelques bancs ; les portes qui donnent sur ces paliers sont ouvertes et laissent entrevoir des terrasses agrémentées d'arbres et de jardins, et ouvertes sur de vastes espaces. Des personnages montent et descendent les escaliers, sont assis sur les bancs ou passent les portes.

Mais quelque-chose d'étrange et d'assez dérangeant se dégage de cette gravure : ces personnages, montant et descendant les mêmes escaliers dans la même construction, ne peuvent pas tous se rencontrer et les vastes espaces auxquels ils peuvent accéder ne sont pas du même monde. Dans cette même cage d'escalier, pour les uns et pour les autres, la "verticale", cet axe qui dirige leurs efforts, n'a pas la même orientation : il y a trois orientations, trois axes orthogonaux...

Douze personnages qui vivent dans la même construction, dont les efforts sont orientés selon trois axes différents, qui rêvent d'espaces incompatibles...

La Grande-Bretagne, île tournée vers le grand large, commerçante "libre-échangiste", congénitalement liée aux Etats-Unis ; l'Allemagne, grande puissance continentale, partagée entre sa dette immense envers les Etats-Unis, sa propension naturelle vers l'Europe centrale et orientale, son amitié voulue avec la France et sa crainte d'elle-même ; d'autres pays parfaitement à l'aise sous l'aile protectrice des Etats-Unis ; les uns aspirant à une fédération qui remplace les nations, les autres à une simple alliance entre Etats-nations ; les uns parlant d'élargissement, les autres d'approfondissement - la construction européenne peut-elle demeurer longtemps un kaléidoscope ou une illusion d'optique ?

Au-delà de ces divergences, il y a évidemment la proximité géographique ; 

il y a sans doute aussi une culture commune, une longue histoire partagée, des religions proches.

Le chancelier Kohl déclare qu'il s'est trompé en parlant des "Etats-Unis d'Europe" et remet à l'honneur le rôle de la nation ; les négociations du GATT montrent à tous les Etats-membres et à la Commission que le libre accès à notre marché, un "bon exemple" que la CEE a voulu donner au monde entier et qu'a salué, il y a peu, le directeur du GATT, n'est pas du tout imité par nos grands concurrents ; l'affaire de Yougoslavie montre amplement le coût d'une désunion entre les Etats-membres. Peut-on espérer que les axes directeurs des uns et des autres se rapprochent, que leurs perspectives à long terme, même très lentement, convergent ?

Il reste bien du chemin à faire. Sur les affaires de faible portée ou périphériques, il sera facile de trouver l'accord de tous ; mais sur les affaires graves, pendant bien longtemps, il faudra se contenter de constater des désaccords. Il convient d'en prendre acte et de demander à nos partenaires que notre "vie commune" n'ait pas comme effet de nous réduire mutuellement à l'impuissance.
 

Un nouveau "modèle de croissance politique" pour l'Union européenne ?

L'Union européenne créée par le traité de Maastricht pourrait mettre à profit les nouvelles procédures dont elle s'est dotée. 

Car les négociateurs du traité ont le grand mérite d'avoir préparé un texte qui laisse aux hommes politiques une large palette de possibilités pour contruire l'Union européenne.

Ces objectifs, la défense des valeurs, la sécurité, et les moyens pour les atteindre, une coopération entre Etats, sont ceux de la PESC, Politique étrangère et de sécurité commune.

Sur les sujets importants, ceux qui touchent à la sécurité des Etats, à leurs intérêts à long terme, se noueront des coopérations entre les Etats intéressés ; ces coopérations seront ouvertes aux autres qui pourront y adhérer lorsqu'ils le souhaiteront, et qui, de toutes façons, dans l'immédiat, ne s'y opposeront pas. Chacune de ces coopérations sera comme un "foyer d'européanisation", destiné à s'élargir, à l'image des accords de Schengen, de la création d'un corps d'armée "européen" ou de la coopération sur la construction aéronautique ou spatiale. Ils porteront sur toutes sortes de matières, indistinctement, qu'elles aient ou non une composante économique : il s'agira peut-être de programmes de coopération approfondie avec les pays du Maghreb ou ceux d'Europe centrale ou d'autres pays, de projets industriels d'envergure, d'échanges scolaires systématiques de longue durée etc. Ces programmes pourront s'élargir, selon la décision des Etats, à tous les pays de l'Union, créant un tissu de relations diversifiées entre les Etats ; ils pourront se transformer, lorsque les Etats le décideront et sans y être pressés, en programmes communautaires, même si tous n'y adhèrent pas, à l'image de ce qui est prévu pour la monnaie (et seulement pour cela aujourd'hui) ; même si tous les pays n'y participent pas, ils seront vus de l'extérieur comme autant d'actions de l'"Europe", comme Airbus ou Ariane, contribuant ainsi à "renforcer l'identité de l'Union européenne sur la scène internationale".

Les initiatives se multiplieront car elles ne réuniront que ceux qui y sont intéressés et l'on n'aura plus de ces débats stériles et stérilisants sur les compétences des Etats et celles de la Commission ; la Commission au contraire se mettra au service des Etats, non pas pour les "animer" ni les "coordonner", ni les "inciter", mais pour assurer, s'ils le souhaitent, le secrétariat de toutes ces coopérations sans vouloir augmenter "son domaine de compétence" aux dépends des Etats. Ce serait un retournement singulier. 

Rien ne s'opposera alors à ce que cette Europe en construction s'élargisse à d'autres pays.
 
 

Dans la cour d'un des immeubles qui abritent les services du Premier ministre, on voit deux médaillons au sommet des murs qui se font vis à vis. Sur l'un, un cheval fougueux, tenu à la bride par un tout jeune enfant, à terre, qui le regarde avec détermination ; sur l'autre, le jeune enfant est monté à cheval, rênes tendues, le regard fixé sur son objectif. Le traité de Maastricht a seulement placé la Politique étrangère et de sécurité commune au côté du Marché commun, ce cheval fougueux qui ne sait pas encore où il doit aller.

Le vrai débat sur le traité de l'Union européenne n'est pas celui qui a été tranché par le référendum, qui a beaucoup plus porté sur l'Europe d'avant Maastricht que sur le traité. Le vrai débat sera abordé dans les mois à venir ; ce sera la recherche pratique de la cohérence entre les actions de l'Union pour atteindre ses nouveaux objectifs, ce sera l'équilibre interne à l'Union entre Communauté et coopération entre Etats, entre le développement économique et la politique, la vraie, notre place dans le monde, nos relations avec les autres grandes puissances, avec les pays en voie de développement etc. Le marché intérieur étant aujourd'hui suffisamment réalisé, peut-êre verra-t-on l'Europe progresser à la façon dont l'avait imaginé le Plan Fouchet - hypothèse émise par M. Delors lui-même (Le Figaro du 18 juin 1992 - la date est-elle fortuite ? ).
 
 

******

Certes une politique ne peut pas être guidée seulement par le besoin de sécurité : "celui qui ne pense qu'à sa sécurité est déjà mort" disait Goethe ; mais une réflexion sur la sécurité du pays permet d'alerter, de montrer des points de faiblesse - la confiance excessive dans le libéralisme, et le "dépérissement des Etats" maintes fois annoncé et fréquemment souhaité, en sont quelques-uns - et de proposer des orientations, en mettant le doigt sur les risques. 

Que l'on cherche sans se lasser à rapprocher les visions stratégiques des Etats de l'Union, sans se dissimuler les divergences.

Que l'on dessine les domaines sur lesquels sont vraiment solidaires tous les Etats de l'Union européenne, ou à défaut quelques-uns d'entre eux seulement, que l'on veille à ce que la recherche de l'efficacité technique ou économique, guidée par l'objectif légitime mais limité du bien-être, n'en vienne pas à affaiblir les moyens de la sécurité du pays, et que l'on bâtisse, de façon souple et pragmatique, des coopérations adéquates qui permettront aux Etats et aux entreprises en qui ils peuvent avoir confiance de réunir les conditions économiques, technologiques et industrielles de la sécurité des pays de l'Union européenne.
 


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LA FRANCE : ECONOMIE, SECURITE

SECURITE NATIONALE - ECONOMIE MONDIALISEE - UNION EUROPEENNE

Sommaire

Introduction Un crabe en mue Sécurité nationale et économie internationale : une double et remarquable distance 
                        Les Etats-nations, garants de paix et de la stabilité.

1ère partie

Chap. 1 : Quelles menaces ?

Les conditions économiques de la sécurité nationale 
* Des agressions par la voie de l'économie ; scénarios et scènes réelles
* Risques, menaces, vulnérabilités : multiples et variés
* Quelles formes de risques et de menaces : agressions violentes et agressions chroniques
         Les menaces les plus graves ne sont pas militaires ; les agressions les plus pernicieuses sont les agressions continues
* Economie et technologie, nécessaires à la sécurité du pays : les services de base ; les techniques et les industries nécessaires à la fabrication  d'armement ; la cohésion de notre société
* Pour réunir les conditions économiques de la sécurité du pays
remettre en cause certains dogmes du libéralisme en posant des limites à l'orientation de la production par le marché, à la concurrence "libre" et à la liberté de circulation des personnes, des produits et des capitaux, préserver la morale des affaires et savoir apaiser les tensions.

Chap 2 : La politique française

* Le dispositif réglementaire et juridique
- pendant la crise : réquisition, répartition, mobilisation industrielle
- avant la crise : préparation de plans, protection des points sensibles, contrôle de la circulation de certaines informations ou connaissances (intérêts fondamentaux de la nation, secret-défense)

* Une action cohérente sur l'économie ; le "modèle français" de politique industrielle ; ses échecs, ses succès.

2ème partie : la Communauté (économique) européenne

Chap 3 : L'objectif de la CEE est-il économique ou politique ?

* Un objectif économique : le "développement harmonieux"...
* ...par le moyen du marché et de la concurrence
* Une construction juridique
* Les moyens et la façon d'agir de la Commission
- une certaine incapacité à construire / avec les Etats, connivence, compétition et lutte de pouvoir.

Chap 4 : La sécurité publique est de la responsabilité des Etats

* Les textes
* La jurisprudence : deux cas, l'un portant sur la liberté d'entreprendre et l'autre sur la liberté de circulation. 

Chap 5 : La concurrence contre la sécurité publique ; le cas des services de base

* Les arguments et les méthodes de la Commission : 
efficacité économique : le transport maritime et aérien
efficacité technique : le contrôle de l'espace aérien 
efficacité technique et par principe : les télécommunications
par principe : le gaz et l'électricité

* Une directive sur les marché publics
* Dans le paysage communautaire "idéal", quelles conséquences sur la sécurité des pays ?
l'Etat pourra-t-il réquisitionner / souveraineté nationale / se préservera-t-on non seulement des accidents mais des agressions /le sens du service public est en jeu / un gros risque de vulnérabilité industrielle / peut-on s'engager dans une voie dont on ne connaît pas la destination ?

Chap 6 : Ne pas être esclave du libéralisme

* Lorsque la théorie démontre l'efficacité de la concurrence
* La politique industrielle de la Communauté
détacher l'Etat des entreprises / les succès de cette politique

* Les limites de l'efficacité de la concurrence
lorsque l'information n'est pas parfaite / lorsque la théorie recommande monopoles et oligopoles, subventions publiques et réglementation publique

* Pourquoi mettre en concurrence matelots malouins et matelots malais ?
un emploi abusif de la théorie

* Vers une autre forme de "marché commun" ?
où la coopération est autorisée par le traité de Rome
où l'on parle de "service d'intérêt économique général".

3ème partie : une nécessaire coopération entre Etats

Chap 7 : L'économie, une matière de politique étrangère
* Des "libertés" qui peuvent être dangereuses
les libertés de circulation des produits, des capitaux, des connaissances

* La compétition entre les pays
comme il n'y aurait plus d'entreprises nationales, une compétition entre pays
un risque grave de dislocation sociale
les limites de l'action de la Communauté : la construction automobile / la marine marchande 

* Pourquoi il faut quelques entreprises "nationales" ou "européennes" - entretenir avec certaines entreprises des relations de confiance
ce n'est pas très original : cf. les Allemands, les USA, le Japon
construire des entreprises "européennes" -définition

* Les relations commerciales à l'extérieur, une composante de la politique étrangère et de sécurité
un tripode à deux pieds ? Les USA, le Japon et son aire d'influence
donner un troisième pied au tripode.

Chap 8 : Les accords de Schengen sur la circulation des personnes:

* Le contenu de la convention d'application des accords de Schengen
les visas de séjour / le système d'information Schengen / des clauses de sauvegarde
* Les aspects institutionnels
* Renforcer la sécurité publique
* Le problème du trafic des stupéfiants
* Une responsabilité mutuelle
* Des enseignements pour la construction européenne.

Chap 9 : Libre circulation des produits et lutte contre la prolifération

* L'exemple presque parfait donné par l'Irak
* Des risques nouveaux assez considérables
prolifération nucléaire, chimique, biologique, balistique
* Lutter contre la prolifération
* Plusieurs accords internationaux 
le COCOM / le TNP / le MTCR / produits chimiques et biologiques / un problème pendant : les technologies duales / comment fixer une liste de pays ?
* Un conflit de compétence entre les Etats membres et la Commission
* Le "politique" doit l'emporter sur l'"économique".

Chap 10 : Industrie de l'armement ; quelle politique "européenne" ?

* L'industrie de l'armement en France et dans la CEE
* Au sujet des exportations d'armes 
* Pourquoi une coopération entre Etats, entre industriels ?
faut-il vraiment fabriquer des armes ? / pourquoi les armes coûtent elles si cher ? / les différents modes de coopération internationale
* Les premiers linéaments d'une politique européenne
* Avec la Communauté, une frontière contestée.

Chap 11 : Une coopération industrielle exemplaire : Airbus

Les succès d'Airbus / le rôle des Etats, des compagnies, de la CEE / les propositions industrielles de la Commission / des enseignements pour une politique industrielle.

4ème partie : avec le traité sur l'Union européenne

Chap 12 : Concilier économie et sécurité nationale avec le traité de l'Union européenne

Des objectifs nouveaux et un nouveau mode de coopération
de nouveaux objectifs, dont celui de la sécurité des Etats / une architecture en trois piliers / un souci de cohérence / coexistent deux modes différents : le mode communautaire et le mode de coopération intergouvernementale.
Réunir les conditions économiques de la sécurité

* Articuler la démarche communautaire, la coopération intergouvernementale et les décisions individuelles des Etats

* Pratiquement
fixer un cadre à la concurrence / des exemples 
vérifier que les projets de la Commission ne vont pas à l'encontre de l'impératif de la sécurité nationale
mener une action commune de la PESC
mener des coopérations à quelques-uns, qui peuvent s'écarter des règles de la Communauté

* La PESC, politique étrangère et de sécurité commune, un moyen de continuer l'intégration européenne.

Conclusion : pour que l'Union existe

- Des vulnérabilités nouvelles.
- Quelques réflexions sur la politique de concurrence de la CEE et sur le libéralisme, et quelques remarques sur l'objectif du Marché commun.
- Il faut à l'Union d'autres objectifs ; qui d'autre que les Etats peut porter ces autres objectifs ? Parmi les objectifs à long terme des Etats-membres, rechercher des convergences.
- Un "nouveau modèle de croissance politique" : des "foyers d'européanisation" permettant l'"approfondissement" sans souffrir de l'"élargissement".


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PRESENTATION


Les risques et les menaces auxquels sont exposés nos pays se multiplient et se diversifient.

Les relations entre la sécurité du pays et l'économie sont de plus en plus fortes et décisives.

La sécurité du pays est de la responsabilité des Etats.

Les Etats ont besoin de coopérer pour réunir les conditions technologiques, industrielles et économiques de leur sécurité.

Or la politique de la CEE, qui s'appuie sur le "libéralisme" et sur certains aspects du droit émanant du traité de Rome, tend à diminuer le pouvoir des Etats.

Comment donc réunir les conditions technologiques, industrielles et économiques nécessaires à la sécurité du pays et de sa population ?

On peut mettre en oeuvre le traité de l'Union européenne d'une façon qui permette de concilier coopération, responsabilité des Etats, responsabilité de la Communauté et efficacité.

Alors que la stratégie des pays comme le Japon et les USA (où l'on parle de "diplomatie globale") fait la synthèses de multiples registres, alors que d'autres pays ou d'autres organisations mettent tous les moyens de l'économie et de la technique au service de leur volonté de puissance, on ne peut parler de sécurité en Europe qu'en considérant simultanément les aspects économiques (théoriques et pratiques), juridiques, institutionnels, stratégiques, politiques, et en faisant la relation entre le "rêve" et des détails qui peuvent paraître triviaux - d'ailleurs la construction de la CEE utilise abondamment les moyens du droit et le droit apporte une très grande attention aux détails.

Ce texte a l'ambition 

* de faire une synthèse de points de vue très différents,

* tout en décrivant les succès de la Communauté, d'en voir les limites et surtout d'apporter des clarifications : montrer les progressions voilées, celles qui engagent au-delà de ce qui a été décidé explicitement

* de montrer que le traité de l'Union rend possible une pratique qui mette d'accord les tenants d'une fédération et des "acquis communautaires", s'ils acceptent de voir que leur idéal ne peut être atteint de suite, et les tenants des Etats, s'ils constatent qu'une coopération est souvent nécessaire.

Dégagée d'a priori et de procès d'intention, l'Union Européenne, en multipliant les relations entre Etats déterminés à travailler ensemble sur des objectifs limités - à l'image de ce qu'ils font pour la circulation des personnes, la construction aéronautique ou la fabrication d'armement -, pourrait progresser de façon souple et efficace, aider les Etats à renforcer leur sécurité et commencer d'exister sur la scène internationale.
 
 

Avertissement - 20 septembre 2001

Liberté et sécurité : les attentats du 11 septembre révèlent certaines des faiblesses de notre société occidentale.

Le livre "La France : économie, sécurité - économie mondialisée, sécurité nationale, Union européenne" a été rédigé en 1992 et 1993, il y donc plus de huit ans. Son ambition est de proposer une vue cohérente sur les relations entre d'une part une économie marquée par la liberté des échanges et, d'autre part, la sécurité collective entendue ici comme les conditions collectives de la sécurité individuelle, cela dans le cadre de la construction européenne.

Le livre a reçu le "prix des ministères" en 1995 et a fait l'objet, entre autres,  d'une très bonne critique de Pierre Drouin dans le journal le Monde.

Avec du recul il apparaît que certains paragraphes de ce livre sont dépassés (par exemple la menace de la concurrence japonaise sur le secteur de l'automobile) ; pourtant  ce texte reste d'actualité pour deux raisons.

Il  propose un cadre d'analyse qui met au premier plan la sécurité de la France, de l'Union européenne et des Etats qui la composent, avant les principes communautaires de libre marché et de concurrence, avant la recherche d'un plus grand bien-être économique. On y verra en particulier l'affirmation qu'il appartient en premier lieu aux Etats d'assurer la sécurité collective ; on y verra aussi  une remarque inquiète sur la montée inéluctable de la surveillance policière, et une réflexion sur le libéralisme.

Et ce livre fait des propositions sur les secteurs économiques essentiels à la sécurité de la nation et sur la façon de continuer la construction européenne, propositions qui pourraient servir à l'élaboration des politiques publiques.

Concernant les secteurs économiques essentiels à la sécurité, le livre avait plaidé par exemple pour une grande prudence dans l'ouverture à la concurrence des télécommunications, ce système nerveux de nos sociétés. L'histoire récente rappelle malheureusement d'autres scénarios déjà vécus : une concurrence très dure suivie de difficultés financières très graves. Suivra-t-on le même modèle pour le gaz et l'électricité ? La lecture du livre peut donner des éléments de réflexion. Plus généralement l'Etat doit pouvoir faire confiance aux entreprises essentielles à la sécurité du pays. Comment faire pour y parvenir ? Est-ce possible dans une atmosphère de concurrence très vive ? J'ai esquissé ce que pourrait être, dans cet esprit, une entreprise "européenne" mais la réflexion n'est certes pas achevée.
Concernant la construction européenne, le livre faisait appel à des coopérations entre Etats sur un mode qui respecte la capacité de décision - d'autres diraient la "souveraineté"  - de ces Etats. Ce genre de coopérations n'est possible que si elles se nouent entre pays qui en décident ainsi. Les accords de Schengen sont un très bon modèle qui respecte la responsabilité des Etats à l'opposé du modèle d'intégration communautaire qui met les Etats sous la coupe de la Communauté. Des coopérations du même mode ont été très efficaces pour la contruction aéronautique et se mettent en place pour la fabrication d'armement. L'histoire récente a montré la pertinence de cette approche.

Le traité de Maastricht avait introduit la possibilité de coopérations intergouvernementales dans le processus de l'Union européenne. Le traité d'Amsterdam introduit la possibilité de coopération à quelques-uns mais avec de telles contraintes que, de fait, elles n'étaient pas réalisables. Le traité de Nice a allégé ces contraintes. Peu à peu il se confirme que, sur les sujets les plus importants pour son avenir et la sécurité des Etats qui la composent, l'Union européenne progressera par ces coopérations à quelques-uns, ouvertes aux autres - comme le propose la conclusion de ce livre.


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Avertissement - juillet 2016

Depuis vingt ans, traité de Lisbonne, désindustrialisation de la France, très lourds déficits publics en France et prospérité allemande retrouvée.
Depuis peu, décision prise par la Grande-Bretagne de quitter l'Union européenne, agressivité de "l'Etat Islamique" et attentats multipliés en France et aussi en Allemagne...
... que peut-on attendre de l'Union européenne dans ce nouveau contexte et comment la faire évoluer ?
Il y a vingt ans, l'opinion publique était plutôt insouciante des questions de sécurité publique et de la relation entre économie et sécurité du pays. Le budget de la défense diminuait (il fallait bénéficier des "dividendes de la paix"). Il était de bon ton de minimiser le rôle de l'Etat. Parler de nation, pire, parler de patrie était la marque d'un esprit rétrograde. Il fallait aller vers les "Etats-unis d'Europe".  A titre de compromis, on parlait de "fédérations d'Etats nations", un oximore prétendument habile qui noie le poisson et ne permet pas d'avancer. On ne voulait pas voir ni prévoir la montée de la pression migratoire.
Après la décision prise par la Grande-Bretagne, le Brexit, on s'interroge sur l'avenir de l'Union européenne. Pour être efficace, la réponse doit tenir pleinement compte des données de fond : la sécurité publique (c'est à dire la sécurité des personnes et la cohésion sociale qui est nécessaire à la sécurité des personnes) est de la responsabilité des Etats nationaux car c'est au sein des nations que s'exerce naturellement la solidarité dont a besoin la sécurité publique ; les citoyens sont inquiets car ils craignant de ne plus savoir qui ils sont ni où ils vont ; les Etats membres de l'Union n'ont pas tous la même vision de leur avenir ; des coopérations et des échanges entre nations sont parfois nécessaires et souvent fructueux.
Or ces données de fond n'ont guère changé depuis vingt ans ; c'est sur elles qu'a été rédigé le livre La France : économie sécurité alors que je travaillais au SGDN, un lieu central, unique pour son approche réaliste et ses perspectives à long terme, loin des médias et des modes du moment.
L'Union européenne pourra s'approfondir sur le mode d'une Europe des nations et d'une Europe des projets - comme cela est résumé dans le toutes dernières lignes du livre : "un nouveau modèle de croissance politique pour l'Union européenne".


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Un hommage au SGDN

Ce live n'aurait pas été possible sans l'apport du SGDN, Secrétariat général de la défense nationale, tel qu'il était  lorsque j'y ai travaillé, de 1991 à 1998, pour réfléchir aux relations entre économie et sécurité du pays dans le cadre de l'Union européenne et d'une économie mondialisée. On trouvait alors au SGDN des fonctionnaires venant de différents ministères, intérieur, défense, affaires étrangères, ministères techniques. Pour ma part, j'étais invité à pratiquement toutes les réunions du SGCI, service du Premier ministre ou était mise au point la position française dans les discussions européennes, j'étais en relation avec les ministères, des universitaires, diverses institutions et je recevais une documentation abondante sur l'action de la commission européenne. De plus j'ai eu la chance de travailler pour le préfet Jean Mingasson, qui m'a  recruté, pour l'amiiral Delangres, Secrétaire général adjoint, très optimiste sur l'avenir d'une Union européenne de plus en plus intégrée et du préfet Fougier qui, lui, était très attaché aux prérogatives de l'Etat.
Le SGDN était un des points nodaux de l'Etat, comme il y en avait peu. Il ne pouvait pas y avoir de contexte plus favorable pour réfléchir à l'avenir de l'Union européenne. Le livre "La France, économie sécurité" présente une analyse et des propositions pour concilier les bienfaits d'une coopération en tenant pleinement compte de la réalité nationale et de la responsabilité des Etats.
Ce livre a été très bien accueilli par l'éditeur (Hachette Pluriel) ; il a fait l'objet d'une très bonne critique, dans le journal Le Monde, de Pierre Drouin et il a reçu le Prix des ministères (accordé à un livre écrit par un agent de l'Etat),

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